Contenu de la décision
Date : 20250121
Dossier : A-100-23
Référence : 2025 CAF 14
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE WEBB
LA JUGE MONAGHAN
LA JUGE WALKER
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ENTRE :
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MARLENE ENNS
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appelante
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et
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SA MAJESTÉ LE ROI
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intimé
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Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 22 octobre 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2025.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE WEBB
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Y ONT SOUSCRIT :
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LA JUGE MONAGHAN
LA JUGE WALKER
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Date : 20250121
Dossier : A-100-23
Référence : 2025 CAF 14
CORAM :
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LE JUGE WEBB
LA JUGE MONAGHAN
LA JUGE WALKER
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ENTRE :
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MARLENE ENNS
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appelante
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et
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SA MAJESTÉ LE ROI
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intimé
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE WEBB
[1] Notre Cour est saisie de l’appel d’un jugement rendu par la Cour canadienne de l’impôt (2023 CCI 28, motifs du juge Russell), lequel rejetait l’appel interjeté par Marlene Enns contre une cotisation établie au titre de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi). En termes généraux, en vertu de cet article, si une personne transfère des biens à son époux ou à son conjoint de fait en échange d’une contrepartie qui est inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés, le ministre du Revenu national peut établir une cotisation à l’égard du bénéficiaire du transfert pour tout ou partie de l’impôt impayé de l’auteur du transfert.
[2] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) a suivi la décision rendue par le juge Graham dans l’affaire Kuchta c. La Reine, 2015 CCI 289 (Kuchta), et a conclu que, pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi, Marlene Enns n’avait pas cessé d’être l’« épouse »
de Peter Enns à son décès. En conséquence, la somme que Marlene Enns a reçue à titre de bénéficiaire désignée du régime enregistré d’épargne-retraite (REER) de Peter Enns après son décès constituait des biens transférés par ce dernier à son « épouse »
. Marlene Enns était donc responsable de la somme la moins élevée entre le montant du REER transféré et la dette fiscale de Peter Enns.
[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel.
I. Contexte
[4] À l’audience devant la CCI, les parties ont présenté un exposé conjoint des faits. Marlene Enns et Peter Enns, à tous les moments pertinents, vivaient en Alberta. Marlene Enns était mariée à Peter Enns. Peter Enns a désigné Marlene Enns à titre de seule bénéficiaire de son REER. Peter Enns est décédé le 22 mai 2013. À cette date, la juste valeur marchande de son REER s’élevait à 102 789,52 $. Peter Enns avait également une dette fiscale qui excédait la juste valeur marchande de son REER.
[5] Marlene Enns a fait l’objet d’une cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi, dont le montant était égal à la juste valeur marchande du REER (102 789,52 $). La cotisation était fondée sur le fait que Marlene Enns était l’« épouse »
de Peter Enns au moment du transfert du REER à la suite du décès de celui-ci.
II. La décision de la CCI faisant l’objet du présent appel
[6] En l’espèce, la CCI devait déterminer si, pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi, Marlene Enns demeurait l’« épouse »
de Peter Enns après son décès. Le juge de la CCI a noté qu’il existait deux décisions antérieures de la CCI sur la question de savoir si, pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi, le survivant demeure l’« époux »
du partenaire décédé et que ces décisions parvenaient à des conclusions opposées.
[7] Dans la décision Kiperchuk c. La Reine, 2013 CCI 60, la juge Lamarre a conclu que la personne cessait d’être un « époux »
au moment du décès :
[25] Si l’on tient pour acquis que l’auteur du transfert est l’ex‐mari, il n’était pas uni à l’appelante par les liens du mariage au moment où elle a commencé à avoir droit aux prestations du REER. En effet, le mariage prend fin à la mort d’un des deux époux ou quand un jugement irrévocable de divorce est prononcé (Kindl Estate, Re 1982 CarswellOnt 340, au paragraphe 10 (Cour supérieure de justice de l’Ontario)).
[26] Par conséquent, l’appelante et son ex‐mari n’étaient plus unis par les liens du mariage au moment du transfert étant donné que l’appelante n’était plus l’épouse de ce dernier (alinéas 251(1)a) et 251(2)a) de la Loi). Elle n’était pas non plus réputée avoir un lien de dépendance avec son ex‐mari au sens de l’alinéa 251(1)b) de la Loi, étant donné que le REER ne lui avait pas été dévolu par succession.
[8] Dans la décision Kuchta, le juge de la CCI a tiré la conclusion contraire. Comme je l’ai noté plus haut, dans la décision visée par le présent appel, le juge de la CCI a adopté le sens du terme « époux »
auquel il avait été conclu dans la décision Kutcha et a conclu que Marlene Enns était encore l’« épouse »
de Peter Enns nonobstant son décès.
[9] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a procédé à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 160(1) de la Loi.
[10] Il a noté que le terme « époux »
n’était pas défini dans la Loi, mais que le sens de ce terme selon le droit et les dictionnaires ne prévoit pas qu’une personne demeure un « époux »
après le décès de la personne avec laquelle elle était mariée :
[22] Dans les dictionnaires, la définition du terme « époux » décrit clairement une relation entre deux personnes vivantes. Ces définitions sont conformes au sens juridique du terme. Toutefois, les dictionnaires ne reflètent pas nécessairement l’utilisation familière d’un mot.
[11] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a ensuite pris en considération le fait que le terme « époux »
est utilisé familièrement dans les conversations, les notices nécrologiques et les articles de journaux pour désigner le conjoint survivant d’un couple. Il a donc conclu qu’« il existe deux façons d’utiliser le terme “époux” : une sur le plan juridique et l’autre plus familière »
(paragraphe 28). Il a également noté que l’article 160 n’apporte aucun éclaircissement sur le sens du terme « époux »
pour l’application de cette disposition.
[12] Dans son analyse contextuelle, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a examiné divers articles de la Loi portant sur le transfert de bien lors du décès. Les paragraphes 146(8.91), 70(6), 72(2) et 148(8.2) de la Loi s’appliquent tous aux transferts de biens lors du décès et renvoient à l’« époux »
de la personne décédée, comme si le partenaire survivant demeurait un « époux »
après le décès de la personne avec laquelle il était marié.
[13] La définition du terme « remboursement de primes »
au paragraphe 146(1) ainsi que les paragraphes 146(5.1), 146(8.8) et 248(23.1) de la Loi renvoient à une personne qui était l’« époux »
d’une autre personne immédiatement avant le décès de celle-ci. Ces dispositions étayent donc la conclusion qu’un « époux »
cesse d’être un « époux »
au décès de l’autre personne.
[14] La version anglaise du paragraphe 147.3(7) de la Loi étaye la conclusion qu’une personne cesse d’être un « époux »
au décès du partenaire. Par contre, la version française indique que le survivant demeure un « époux »
après le décès de la personne avec laquelle il était marié.
[15] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a conclu que l’analyse textuelle et contextuelle montrait qu’il y avait ambiguïté dans l’utilisation du terme « époux »
. Il a ensuite conclu que l’analyse téléologique soutenait la conclusion que, pour l’application du paragraphe 160(1) de la Loi, le survivant demeurait un « époux »
après le décès de la personne avec laquelle il était marié :
[66] L’analyse téléologique du paragraphe 160(1) penche fortement en faveur d’une interprétation du terme « époux » qui inclut la veuve ou le veuf. L’esprit du paragraphe 160(1) montre que son objectif est d’inclure tous les transferts à des personnes ayant un lien de dépendance et d’élargir la portée aux personnes sans lien de dépendance après le décès. Dans le cas plus précis du REER, le contexte du paragraphe 160(1) semble avoir été formulé pour inclure le transfert des REER après le décès.
[16] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a conclu que rien dans la Loi ne soustrayait à l’application de l’article 160 de la Loi les transferts (et en particulier les transferts de REER) lors du décès (au veuf, à la veuve ou à d’autres personnes financièrement dépendantes).
[17] En conséquence, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a conclu que, pour l’application de l’article 160 de la Loi, le terme « époux »
visait les veufs et les veuves. Puisque le juge de la CCI dans la décision faisant l’objet du présent appel a adopté le raisonnement et la conclusion exposés dans la décision Kuchta, il a conclu que Marlene Enns était encore l’« épouse »
de Peter Enns après son décès et l’appel de la cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi a été rejeté.
III. La question et la norme de contrôle
[18] La disposition pertinente en l’espèce est l’alinéa 160(1)a) de la Loi, qui vise les transferts à un « époux »
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[19] La seule question à trancher dans le présent appel est celle de savoir si, pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi, une personne demeure l’« époux »
de son partenaire décédé après le décès de la personne avec laquelle le survivant était marié juste avant le décès de celle-ci.
[20] Puisque la question à trancher dans le présent appel en une d’interprétation des lois, la norme applicable est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33).
IV. Analyse
[21] L’article 160 de la Loi impute au bénéficiaire d’un transfert de biens, dans certaines situations, la responsabilité de la dette fiscale de l’auteur du transfert. Notre Cour, dans l’arrêt Canada c. Livingston, 2008 CAF 89, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 32630 (25 septembre 2008), énonce le critère à appliquer dans l’examen du paragraphe 160(1) de la Loi. La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si Marlene Enns était encore l’épouse de Peter Enns lorsque le REER de ce dernier a été transféré, à son décès, à Marlene Enns en sa qualité de bénéficiaire désignée du REER.
[22] Un aspect important de la présente affaire est que le REER a été transféré directement à Marlene Enns et qu’il n’est pas passé par la succession de Peter Enns. Que le REER passe directement au bénéficiaire désigné (et ne passe pas par la succession du défunt) est une question de droit et, plus encore, de droit de la province concernée. Si le REER faisait partie de la succession de Peter Enns, le REER (ainsi que tout autre bien faisant partie de la succession) aurait pu servir au paiement des dettes de Peter Enns (y compris sa dette fiscale).
[23] La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que, en Ontario, [traduction] « les REER ne font pas partie de la succession du défunt, mais sont plutôt dévolus directement au bénéficiaire désigné »
(Amherst Crane Rentals Ltd. v. Perring (2004), 187 O.A.C. 336, aux paragraphes 3 et 4). Il semble qu’il en va de même en Alberta. Dans la décision Roberts v. Roberts, 2021 ABQB 945, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta a noté, au paragraphe 47, que [traduction] « [l]’article 71 [de la
Wills and Succession Act
(Loi sur les testaments et les successions), S.A. 2010, ch. W-12.2
] dispose expressément que les participants à certains plans définis (pensions, rentes, REER, FERR, CELI ou autres instruments prévus par la Loi) peuvent désigner une personne qui recevra l’avantage payable au titre du plan au décès du participant : art. 71(1)(a)(i)-(v) »
. Cette cour a conclu que [traduction] « le CELI ne fait pas partie de la succession, mais appartient à
Peggy Campbell
, du fait qu’elle est la bénéficiaire désignée »
(paragraphe 60).
[24] Puisque, en Alberta, le CELI passe directement au bénéficiaire désigné, il en va de même pour le REER, car la disposition applicable de la Wills and Succession Act (Loi sur les testaments et les successions), S.A. 2010, ch. W-12.2, vise les REER autant que les CELI. Par conséquent, le REER de Peter Enns a été transféré directement à Marlene Enns, en sa qualité de bénéficiaire désignée du REER, et il n’est pas passé par la succession. La seule question à trancher dans le présent appel est la suivante : Marlene Enns était-elle encore l’« épouse »
de Peter Enns lorsque le REER lui a été dévolu?
[25] Le terme « époux »
n’est pas défini dans la Loi.
[26] Il faut procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique pour déterminer l’interprétation à donner à l’alinéa 160(1)a) de la Loi (Canada Trustco Mortgage Co. c. Canada, 2005 CSC 54, par. 10).
A. Analyse textuelle
[27] Tant dans The New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (New York : Oxford University Press Inc., 1993) que dans le Black’s Law Dictionary, (B. Garner éd., St-Paul : Thomson Reuters, 2024), l’équivalent anglais du terme « époux »
, «
spouse
»
, est défini comme s’entendant d’une [traduction] « personne mariée »
. Cela signifierait que la personne n’est un « époux »
que pour la période pendant laquelle elle est mariée et que, par conséquent, elle cesse d’être un « époux »
lorsque le mariage prend fin.
[28] Dans la décision Rahimi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 758, la Cour fédérale a examiné le sens de l’expression « unie par [...] mariage »
qui figure à l’alinéa 83(5)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. La Cour a conclu que le mariage prend fin lorsque l’une des deux personnes qui étaient mariées décède :
[75] [...] Il me paraît indiscutable qu’un mariage ne peut exister qu’entre deux personnes vivantes. De même, sauf disposition contraire de la législation applicable, j’estime indubitable que le mariage prend fin au décès de l’un des conjoints. Les vœux de mariage traditionnels valent « jusqu’à ce que la mort [...] sépare » les conjoints. Une fois décédé l’un de ceux‐ci, le survivant peut se remarier sans avoir à divorcer. Du point de vue législatif, le législateur a compétence exclusive sur la capacité juridique de contracter mariage. En cette qualité, il s’est prononcé sur le point de savoir si le mariage prend fin au décès de l’un des conjoints. On trouve en effet la disposition prohibitive suivante à l’article 2.3 de la Loi sur le mariage civil, LC 2005, c 33 :
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[29] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a également reconnu que le mariage prend fin au décès :
[19] [...] Il ne fait aucun doute que, sur le plan juridique, le mariage se termine au moment du décès. En l’espèce, les deux parties acceptent que le droit est clair sur ce point, ce qui est reconnu au paragraphe 248(23). Immédiatement après le décès de M. Juba, Mme Kuchta n’était plus l’épouse de celui‐ci.
[30] Puisque, selon le sens ordinaire du mot, « époux »
désigne une personne qui est mariée à une autre et que le mariage prend fin au décès, il s’ensuit que, lorsque le mariage prend fin en raison du décès de l’un des partenaires, le survivant cesse d’être l’« époux »
du défunt.
[31] Dans son analyse textuelle, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a toutefois pris en considération le sens ordinaire du mot « époux »
utilisé dans les conversations, les notices nécrologiques et les articles de journaux. À mon avis, étant donné mes conclusions concernant le contexte pertinent – en particulier la définition du terme « conjoint de fait »
énoncée au paragraphe 248(1) de la Loi –, il n’est pas nécessaire de prendre en considération le sens familier du mot « époux »
afin de l’interpréter pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi.
B. Analyse contextuelle
[32] L’erreur commise par le juge de la CCI en l’espèce apparaît au paragraphe 41 de ses motifs. Lorsqu’il a décidé de faire siennes l’analyse et les conclusions de la décision Kuchta, il a affirmé ceci :
[41] [...] on ne peut dire que le juge, en faisant son analyse dans la décision Kuchta, n’a pas tenu compte « de dispositions législatives ou de décisions antérieures qui auraient entraîné un résultat différent ».
[33] L’analyse contextuelle effectuée dans la décision Kuchta ne tient pas compte de la définition de « conjoint de fait »
figurant au paragraphe 248(1) de la Loi. Le juge de la CCI dans la décision Kuchta a implicitement reconnu que les « époux »
et les « conjoints de fait »
doivent recevoir le même traitement, mais il ne renvoie pas à la définition légale de « conjoint de fait »
:
[34] Le terme « conjoint de fait » au paragraphe 160(1) n’apporte aucune précision. Tout comme le mariage, l’union de fait prend fin au moment du décès. Tout comme les personnes utilisent les mots « femme » et « mari » pour désigner l’époux survivant, les gens utilisent « conjoint de fait » pour désigner le partenaire survivant. En fait, il est encore plus difficile de décrire le conjoint de fait survivant, car il n’existe aucun terme équivalent à « veuve » et « veuf » en anglais ou en français. Le contexte du paragraphe 160(1) appuie autant le sens juridique que le sens familier du terme « conjoint de fait » et, par conséquent, il n’aide pas à déterminer lequel a été utilisé par le législateur.
[Non souligné dans l’original.]
[34] En affirmant que le contexte de l’article 160(1) de la Loi appuyait « autant le sens juridique que le sens familier du terme “conjoint de fait” »
, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a commis une erreur de droit. Puisque le terme « conjoint de fait »
est défini au paragraphe 248(1) de la Loi et puisque ce paragraphe dispose que les définitions qui y figurent s’appliquent à la Loi, il s’agissait d’une erreur que de ne pas prendre en considération la définition légale de « conjoint de fait »
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[35] C’est cette définition de « conjoint de fait »
énoncée au paragraphe 248(1) de la Loi qui est pertinente pour l’application du paragraphe 160(1) de la Loi.
[36] Le début de la définition envisage deux personnes qui vivent ensemble dans une relation conjugale. Deux personnes ne vivraient pas ensemble dans une relation conjugale après la mort de l’une d’elles.
[37] La définition de « conjoint de fait »
comporte le passage suivant :
[...] les personnes qui, à un moment quelconque, vivent ensemble dans une relation conjugale sont réputées, à un moment donné après ce moment, vivre ainsi [...]
[38] Une interprétation littérale de cette présomption mènerait à la conclusion que, si deux personnes vivent ensemble dans une relation conjugale le jour précédant le décès de l’une d’elles, à un moment donné après ce moment (ce qui inclurait tout moment donné après le décès de l’un des partenaires), elles seraient réputées vivre ensemble dans une relation conjugale. Qui plus est, selon une interprétation littérale, si les deux partenaires décédaient, ils continueraient à vivre ensemble dans une relation conjugale, à supposer qu’ils aient vécu ensemble dans une relation conjugale le jour précédant leur décès.
[39] Il faut se demander si le législateur avait l’intention que cette présomption s’applique en cas de décès de l’une des personnes. La conséquence qu’aurait l’application de la présomption est claire. Cependant, la présomption s’applique-t-elle en cas de décès de l’une des personnes? Le législateur avait-il l’intention que le partenaire survivant continue d’être réputé vivre dans une relation conjugale avec le partenaire décédé? À mon avis, pareil résultat n’était pas l’intention du législateur.
[40] La présomption, si elle s’applique, a pour effet que deux personnes sont réputées vivre ensemble dans une relation conjugale « sauf si, au moment donné, elles vivaient séparées, pour cause d’échec de leur relation, pendant une période d’au moins 90 jours qui comprend le moment donné »
. Si l’un des deux partenaires décédait, cette condition éteignant la présomption de cohabitation ne pourrait plus jamais être remplie, car seulement un des deux partenaires serait encore en vie. Par conséquent, si l’un d’eux décédait, les deux partenaires seraient réputés vivre ensemble dans une relation conjugale (et par conséquent être des « conjoints de fait »
) pour l’éternité. Ce ne peut être le résultat que voulait le législateur.
[41] Lorsque le législateur a ajouté la définition de « conjoint de fait »
à la Loi en 2000 (Loi sur la modernisation de certains régimes d’avantages et d’obligations, L.C. 2000, ch. 12), le législateur a également remplacé tous les renvois à l’« époux »
par des renvois à l’« époux ou conjoint de fait »
. De toute évidence, le législateur avait l’intention que la Loi s’applique de manière égale à tous les couples, qu’ils soient unis par le mariage ou l’union de fait.
[42] Compte tenu de cette égalité de traitement, les règles figurant à l’article 251 de la Loi sont utiles pour déterminer si le législateur avait l’intention que la présomption énoncée dans la définition de « conjoint de fait »
s’applique en cas de décès de l’un des partenaires.
[43] Le paragraphe 251(2) de la Loi dispose que les personnes liées sont des particuliers unis par les liens du sang, du mariage ou de l’union de fait. Le paragraphe 251(6) apporte des précisions au sens de « uni[s] par les liens du mariage »
et « uni[s] par les liens d’une union de fait »
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[44] Puisque le mariage prend fin au décès de l’une des personnes mariées ensemble, lorsqu’une personne mariée décède, le survivant n’est plus uni par les liens du mariage aux personnes avec lesquelles leur partenaire décédé était uni par les liens du sang. Pour que les mêmes règles s’appliquent aux personnes unies par les liens d’une union de fait, cette relation doit également prendre fin au décès de l’un des partenaires. Sinon, le partenaire survivant continuerait d’être uni par les liens d’une union de fait aux parents et aux frères et sœurs de son partenaire décédé pour l’éternité, tandis que la personne qui était mariée cesserait d’être unie par les liens du mariage aux parents et aux frères et sœurs de son partenaire décédé au décès de ce dernier.
[45] Pour que les couples reçoivent un traitement identique pour l’application de l’article 251, que les partenaires soient mariés ou vivent en union de fait, il faut que l’union de fait, comme le mariage, prenne fin au décès de l’un des partenaires. Au paragraphe 248(1), l’union de fait est définie comme s’entendant de la relation qui existe entre deux personnes qui sont des « conjoints de fait »
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[46] Puisque l’union de fait est la relation entre deux conjoints de fait, l’intention du législateur doit avoir été que la présomption énoncée dans la définition du terme « conjoint de fait »
ne s’applique que si les deux partenaires sont vivants, c’est-à-dire qu’une personne cesse d’être le « conjoint de fait »
de son partenaire décédé au décès de ce dernier.
[47] Donc, une personne n’est plus un « conjoint de fait »
après le décès de son partenaire. Lorsqu’un REER est transféré au partenaire survivant parce que celui-ci en est le bénéficiaire désigné, il ne s’agit pas d’un transfert de biens à un « conjoint de fait »
. Pour que les « conjoints de fait »
et les couples mariés soient traités de manière égale, le transfert du REER d’une personne décédée à son bénéficiaire désigné (qui était son époux immédiatement avant son décès) ne peut être un transfert de biens à un « époux »
.
[48] Dans l’analyse contextuelle, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a fait observer que les paragraphes 146(8.91), 70(6), 72(2) et 148(8.2) de la Loi s’appliquent tous aux transferts de biens au décès et renvoient à l’« époux »
du défunt comme si l’« époux »
demeurait un « époux »
après le décès de la personne avec laquelle il était marié.
[49] Le paragraphe 146(8.91) de la Loi renvoie à « l’époux ou conjoint de fait du défunt »
. Il ressort donc clairement des termes utilisés que, dans ce paragraphe, l’intention du législateur était que la personne qui était « l’époux ou conjoint de fait »
du défunt immédiatement avant son décès continue d’être considérée comme telle après le décès. L’article 160 de la Loi ne comporte pas de termes semblables.
[50] En ce qui concerne le paragraphe 70(6) de la Loi, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a conclu que cette disposition serait dépourvue de sens si on y appliquait le sens ordinaire et juridique du terme « époux »
:
[42] Le paragraphe 70(6) décrit une acquisition qui se produit après le décès du contribuable par « l’époux [...] du contribuable » ou par une fiducie selon laquelle « l’époux [...] du contribuable » a le droit de recevoir tous les revenus pendant toute sa vie. Ainsi, le paragraphe 70(6) prévoit non seulement qu’un contribuable peut avoir un époux après la mort, mais aussi que cette personne serait considérée comme l’époux pendant le reste de sa vie. Ce paragraphe entier serait dépourvu de sens si on n’acceptait pas que le terme « époux » puisse inclure une veuve ou un veuf. L’objectif de ce paragraphe est de permettre le transfert d’un bien à une veuve, à un veuf ou à une fiducie au profit de cette personne. Si le terme « époux » n’incluait pas la veuve ou le veuf, le bien ne pourrait être transféré à personne. De nouveau, je dois supposer que le législateur voulait que le paragraphe 70(6) ait un sens, et je dois donc conclure qu’il voulait que le terme « époux » englobe les « veuves » et les « veufs » dans ce paragraphe.
[Non souligné dans l’original.]
[51] Le juge de la CCI dans la décision Kuchta, aux paragraphes 47 et 48, ne se penche que brièvement sur les paragraphes 72(2) et 148(8.2) de la Loi. Ces dispositions, renvoyant chacune à l’« époux ou conjoint de fait »
, seraient aussi dépourvues de sens à moins que le survivant, après la mort de la personne dont elles étaient l’« époux »
ou le « conjoint de fait »
immédiatement avant le décès de celle-ci, continue d’être l’« époux »
ou le « conjoint de fait »
de cette personne.
[52] Par contre, le paragraphe 160(1) de la Loi ne serait pas dépourvu de sens si l’on concluait qu’il faut y appliquer le sens ordinaire et juridique du terme « époux »
. La disposition s’appliquerait quand même aux transferts entre « époux »
au cours de leur vie.
C. Analyse téléologique
[53] En ce qui concerne l’objet du paragraphe 160(1) de la Loi, le juge de la CCI dans la décision Kuchta a formulé les observations suivantes :
[67] La situation la plus courante que vise à empêcher le paragraphe 160(1) est qu’un mari qui a une dette fiscale en souffrance transfère ses biens à sa femme. Tout transfert de biens que M. Juba aurait fait à Mme Kuchta pendant sa vie serait visé par le paragraphe 160(1). Pour quelle raison le législateur aurait‐il voulu exclure le transfert du REER de M. Juba après son décès? Serait‐ce pour soustraire les transferts de biens après un décès à l’application du paragraphe 160(1)? Serait‐ce pour soustraire les transferts de biens aux veuves ou aux veufs? Serait‐ce pour soustraire les transferts de biens aux personnes qui, financièrement, sont entièrement ou partiellement dépendantes du débiteur fiscal? Serait‐ce pour soustraire les transferts de REER après le décès? Serait‐ce pour soustraire les transferts de REER après le décès à des personnes entièrement ou partiellement dépendantes financièrement du débiteur fiscal? Comme il est expliqué ci-dessous, je ne vois aucune preuve corroborant l’existence de l’un ou l’autre de ces objectifs au paragraphe 160(1).
[54] Tout d’abord, notons qu’un particulier ne peut transférer son REER à son époux au cours de sa vie, sauf conformément au paragraphe 147.3(5) de la Loi en règlement des droits découlant du mariage ou de l’échec du mariage.
[55] Comme il est indiqué plus haut, si le droit provincial applicable est ainsi conçu, lorsqu’une personne désigne un bénéficiaire pour son REER, le REER est directement dévolu au bénéficiaire désigné et ne fait pas partie de la succession du défunt. Les articles 60 et 146 de la Loi établissent les règles concernant les conséquences fiscales en cas de décès du rentier d’un REER. En général, lorsqu’une personne désigne son époux à titre de bénéficiaire de son REER, elle n’aura pas à payer d’impôt à son décès. Le bénéficiaire désigné, s’il transfère le montant du REER à son propre REER (ou acquiert une rente admissible) (alinéa 60l) de la Loi), reportera l’obligation fiscale relative au montant placé dans le REER jusqu’à ce qu’il le retire du REER (ou de la rente admissible).
[56] En l’espèce, comme il est indiqué dans l’exposé conjoint des faits présenté à l’audience devant la CCI, Marlene Enns a transféré la somme reçue du REER de Peter Enns dans son compte de retraite avec immobilisation des fonds à la Banque Royale. Si elle est encore l’« épouse »
de Peter Enns et si les fonds dans ce compte bancaire sont nécessaires pour payer la dette fiscale de Peter Enns, elle devrait retirer des fonds de ce compte (si elle est capable de le faire). Elle serait alors assujettie à l’impôt applicable en cas de retrait de ces fonds.
[57] La cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi est fondée sur la juste valeur marchande du bien transféré et non sur le montant net après impôt (Canada c. Gilbert, 2007 CAF 136, autorisation de pourvoi à la CSC refusé, 32066 (20 septembre 2007); Kufsky c. Canada, 2022 CAF 66, par. 75).
[58] La cotisation établie en vertu de l’article 160 à l’endroit de Marlene Enns exige le montant total du REER : 102 789,52 $. Si Marlene Enns retire cette somme pour payer la cotisation, elle sera assujettie à une imposition considérable l’année où elle retirera les fonds, car la totalité de la somme de 102 789,52 $ sera incluse dans le calcul de son revenu pour l’application de la Loi. Non seulement elle devra payer les 102 789,52 $ pour s’acquitter de la cotisation établie en vertu de l’article 160, mais elle devra aussi payer l’impôt sur son revenu bonifié de la somme de 102 789,52 $. Il n’est pas du tout manifeste que le législateur avait l’intention d’assujettir le survivant à cette situation après la mort de son partenaire.
[59] Les conséquences fiscales, exposées ci-dessus, se produisant lorsqu’un REER est transféré au bénéficiaire désigné qui était l’époux du défunt immédiatement avant son décès peuvent également expliquer pourquoi le sens juridique et ordinaire du mot « époux »
est celui qu’il faut retenir dans l’interprétation de ce mot pour l’application de l’alinéa 160(1)a) de la Loi.
V. Conclusion
[60] Par conséquent, je conclurais que Marlene Enns n’était pas l’« épouse »
de Peter Enns lorsque, après le décès de ce dernier, son REER lui a été transféré en sa qualité de bénéficiaire désignée du REER.
[61] J’accueillerais l’appel et j’annulerais le jugement de la CCI. J’accueillerais l’appel interjeté par Marlene Enns contre la cotisation établie en vertu de l’article 160 de la Loi et j’annulerais la cotisation. J’adjugerais à Marlene Enns les dépens devant la CCI et dans le présent appel.
« Wyman W. Webb »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
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K. A. Siobhan Monaghan j.c.a. »
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« Je suis d’accord.
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Elizabeth Walker j.c.a. »
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-100-23
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INTITULÉ :
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MARLENE ENNS c.
SA MAJESTÉ LE ROI
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Edmonton (Alberta)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 OCTOBRE 2024
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE WEBB
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Y ONT SOUSCRIT :
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LA JUGE MONAGHAN
LA JUGE WALKER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 21 JANVIER 2025
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COMPARUTIONS :
Chad J. Brown
James Alvarez
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POUR L’APPELANTE
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Courtney Davidson
Ramneek Kaur Sidhu
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POUR L’INTIMÉ
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
TaxCounsel.ca
Edmonton (Alberta)
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POUR L’APPELANTE
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Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
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POUR L’INTIMÉ
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