Dossier : A-114-22
Référence : 2024 CAF 197
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S |
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appelante
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MICHEL THIBODEAU |
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intimé
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COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA et CONSEIL DES AÉROPORTS DU CANADA |
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intervenants
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Audience tenue à Ottawa, Ontario, le 11 avril, 2024.
Jugement rendu à Ottawa, Ontario, le 25 novembre 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE BOIVIN |
Y A SOUSCRIT : |
LE JUGE LEBLANC |
MOTIFS DISSIDENTS : |
LA JUGE GOYETTE |
Date : 20241125
Dossier : A-114-22
Référence : 2024 CAF 197
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S |
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appelante |
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et |
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MICHEL THIBODEAU |
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intimé |
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COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA et CONSEIL DES AÉROPORTS DU CANADA |
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intervenants |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE BOIVIN
I. INTRODUCTION
[1] Les conclusions tirées dans le présent appel sont une illustration de l’interprétation large et généreuse qu’il faut donner à la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e suppl.) (LLO), et de toute autre loi connexe à celle-ci, afin d’assurer la protection des langues officielles au Canada. Toute interprétation indûment restrictive des obligations linguistiques mise de l’avant par une institution fédérale est révolue et ne saurait être retenue.
[2] Cette affaire porte sur une demande formulée par Monsieur Michel Thibodeau (l’intimé) auprès de la Cour fédérale sollicitant réparation en vertu de l’article 77 de la LLO au motif que l’Administration de l’aéroport international de St. John’s (l’AAISJ) aurait manqué aux obligations linguistiques qui lui sont imputées par la LLO. Cette demande de M. Thibodeau intervient à la suite de ses plaintes déposées à l’égard de l’AAISJ auprès du Commissaire aux langues officielles (CLO), lequel conclut à la violation des articles 22 et 23 de la LLO eu égard à la langue des communications et services. Se représentant lui-même devant la Cour fédérale, M. Thibodeau soumet que l’AAISJ ne s’est pas conformée à ses obligations linguistiques en vertu de la Partie IV de la LLO notamment, en communiquant en anglais seulement sur les médias sociaux et en opérant un site web qui n’est pas entièrement bilingue. Auprès de la Cour fédérale, M. Thibodeau sollicite ainsi diverses réparations, soit un jugement déclaratoire, des dommages-intérêts et une lettre d’excuse.
[3] Le 21 avril 2022, la Cour fédérale, sous la plume du juge Grammond, donne raison à M. Thibodeau concluant que l’AAISJ a violé ses obligations linguistiques et octroyant sur cette base une somme de 5 000 $ à M. Thibodeau à titre de dommages-intérêts (2022 CF 563) (Décision). Insatisfaite du jugement de la Cour fédérale, l’AAISJ interjette appel devant notre Cour.
[4] Par Ordonnances rendues le 28 novembre 2022 et le 15 juin 2022, notre Cour a autorisé le CLO ainsi que le Conseil des aéroports du Canada (CAC), une association regroupant des administrations aéroportuaires, à intervenir dans le cadre de cet appel sur des questions de droit limitées à l’interprétation du paragraphe 4(1) de la Loi relative aux cessions d’aéroports, L.C. 1992, c. 5 (LCA) et à celle des articles 22 et 23 de la LLO.
II. CONTEXTE
A. Les administrations aéroportuaires
[5] La présente affaire s’inscrit dans le contexte particulier des administrations aéroportuaires. Au début des années 1990, les aéroports canadiens – incluant l’aéroport de St. John’s – étaient exploités par le ministère des Transports, une institution fédérale assujettie à la LLO.
[6] En 1992, le gouvernement fédéral a souhaité céder l’exploitation de certains de ses aéroports à des organismes locaux afin qu’ils puissent plus facilement concurrencer les aéroports américains et contribuer au développement économique régional. Dans cette perspective, le Parlement a adopté la LCA afin de permettre le « transfert de l’administration des aéroports »
à certaines « entreprises locales »
désignées. Pour les fins de la présente affaire, il convient de souligner que la LCA prévoit, notamment à son paragraphe 4(1), des obligations en matière de langues officielles.
[7] En 1998, suivant l’adoption de la LCA, l’aéroport international de St. John’s a été cédé à l’une de ces administrations aéroportuaires, c’est-à-dire, l’AAISJ. À ce jour, vingt et une (21) administrations aéroportuaires désignées sont assujetties à la LCA. Les administrations aéroportuaires désignées sont des entités privées à but non lucratif qui ont comme mandat d’exploiter les vingt-deux (22) aéroports qui leur ont été cédés par le biais de la LCA.
B. Les plaintes de M. Thibodeau en vertu de la LLO
[8] Les plaintes à l’origine de la présente affaire remontent à janvier 2018. C’est à ce moment que M. Thibodeau a déposé six (6) plaintes au CLO en vertu de l’article 58 de la LLO visant (i) les médias sociaux de l’AAISJ, (ii) le site web de l’AAISJ, (iii) les communiqués de presse de l’AAISJ, (iv) les documents publiés par l’AAISJ sur son site web, (v) le compte Twitter de l’AAISJ et, (vi) les guichets automatiques situés à l’aéroport international de St. John’s.
[9] Il est admis que les violations reprochées à l’AAISJ ont été constatées par M. Thibodeau dans le cadre de recherches effectuées en ligne, notamment par le biais du site web de l’AAISJ, de ses médias sociaux et de photos publiées en ligne par des voyageurs. Ces violations sont décrites par la Cour fédérale au paragraphe 14 de la Décision comme étant basées sur les reproches suivants formulés par M. Thibodeau à l’endroit de l’AAISJ, à savoir :
n’être présente qu’en anglais sur les médias sociaux tels que Facebook, YouTube et Instagram;
avoir un site web dont l’adresse URL n’est qu’en anglais et dont la version française n’est pas de qualité égale à la version anglaise;
publier ses communiqués de presse en anglais seulement;
rendre certains documents, dont ses rapports annuels et son plan de développement, disponibles qu’en anglais sur son site web;
publier du contenu presque exclusivement en anglais sur Twitter;
afficher certaines inscriptions qu’en anglais sur des guichets automatiques situés à l’aéroport.
[10] Par la suite, les plaintes de M. Thibodeau ont fait l’objet de deux rapports du CLO, l’un traitant de la plainte relative aux guichets automatiques situés à l’aéroport et l’autre, traitant des plaintes relatives aux communications de l’AAISJ. Comme ces plaintes portent sur les articles 22 et 23 de la LLO, il convient de les reproduire comme suit :
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[11] Le premier rapport du CLO, communiqué en avril 2019, conclut à une violation du paragraphe 23(2) de la LLO du fait que l’alinéa 12(1) b) du Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services, DORS/92-48 (Règlement sur les langues officielles) identifie le guichet bancaire automatique comme étant un service offert aux voyageurs. Cette violation ne donne cependant pas lieu à une recommandation particulière du Commissaire, car à la lumière d’informations fournies par l’AAISJ, cette dernière avait pris des mesures correctives, soit la substitution de l’inscription unilingue en anglais par des symboles universels illustrant les devises offertes. Le Commissaire ferme donc le dossier.
[12] Le deuxième rapport du CLO, communiqué en mai 2019, conclut d’une part, à l’application de l’article 22 de la LLO à l’AAISJ en tant que « siège »
et non en tant qu’« autre bureau »
et, d’autre part, à l’application de l’article 23 de la LLO à l’aéroport en tant que « bureau »
de l’AAISJ en raison du fait que le nombre annuel de passagers à l’aéroport de St. John’s excède un million, satisfaisant ainsi au critère de la demande importante en vertu du paragraphe 7(3) du Règlement sur les langues officielles. Les faits étant non contestés, le Commissaire conclut que l’AAISJ n’a pas respecté les obligations linguistiques qui lui incombent en vertu de ces dispositions de la LLO et du Règlement sur les langues officielles. Sur cette base, le CLO recommande à l’AAISJ de prendre les mesures nécessaires afin de remédier aux violations de la LLO dans un délai de six mois.
[13] C’est à la suite de ces deux rapports rendus par le CLO que M. Thibodeau a intenté un recours en Cour fédérale contre l’AAISJ en vertu de l’article 77 de la LLO. Il importe de mentionner que M. Thibodeau a continué à déposer des plaintes au CLO à l’encontre de l’AAISJ postérieurement à son recours en Cour fédérale. Une de ces plaintes allègue que les guichets automatiques dans l’aéroport de St. John’s affichaient toujours certaines inscriptions en anglais seulement. Aucun rapport du CLO n’avait été publié au moment de l’audience devant notre Cour relativement à ces plaintes supplémentaires, si bien que notre Cour n’en est pas saisie.
[14] Cela étant, en juin 2021, et donc postérieurement au jugement de la Cour fédérale dont il est question en l’espèce, le CLO a produit un rapport de suivi visant à évaluer la mise en œuvre de ses recommandations par l’AAISJ. Dans son rapport, le CLO conclut que l’AAISJ a négligé de prendre des mesures suffisantes pour se conformer aux recommandations à l’égard du contenu publié sur son site web et sur ses médias sociaux. Le CLO a également pris soin de rappeler à l’AAISJ le principe de l’égalité réelle des deux langues officielles en la matière.
[15] C’est dans ce contexte que la Cour fédérale s’est penchée sur la demande de M. Thibodeau demandant réparation pour les violations linguistiques reprochées à l’AAISJ.
III. DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[16] Saisie de la demande de M. Thibodeau en vertu de la LLO, la Cour fédérale a tout d’abord décrit le contexte législatif en cause en identifiant les principes d’interprétation applicables dans le contexte des droits linguistiques. Faisant référence aux articles pertinents de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (Charte), de la LLO, du Règlement sur les langues officielles ainsi que de la LCA, elle a ensuite brossé le tableau de la trame factuel.
[17] Dans son analyse, la Cour fédérale rappelle que l’objectif du recours prévu à l’article 77 de la LLO est d’assurer son efficacité en lui donnant des « dents »
(Décision au para. 22). Elle note que si la LLO doit obéir à la méthode habituelle d’interprétation qui exige la prise en compte du texte, du contexte, de l’économie de la loi et de l’objectif poursuivi par le législateur, elle rappelle aussi qu’en raison de son caractère quasi constitutionnel, la LLO doit recevoir une interprétation « libérale et téléologique »
. En conséquence, si la méthode habituelle d’interprétation ne permet pas de trancher entre deux interprétations possibles de la LLO, il faut « choisir l’interprétation qui accorde une portée plus large aux droits linguistiques »
(Décision au para. 23).
[18] La Cour fédérale procède ensuite à l’application des principes d’interprétation législative relativement au paragraphe 4(1) de la LCA. Sur la base d’une analyse détaillée du texte et du contexte, de l’économie de la loi et de l’objectif poursuivi par le législateur, elle conclut que l’administration aéroportuaire est assimilée à une institution fédérale pour les fins de la cession et qu’elle doit ainsi respecter les obligations linguistiques qui incombaient auparavant au ministère des Transports, y compris la règle du siège aux fins de l’article 22 de la LLO. En conséquence, la Cour fédérale estime que le siège d’une administration aéroportuaire – telle l’AAISJ – doit communiquer avec le public dans les deux langues officielles et que si elle offre des services, ces derniers doivent être accessibles dans les deux langues officielles. La Cour fédérale rejette ainsi l’interprétation proposée par l’AAISJ selon laquelle les administrations aéroportuaires sont réputées ne pas posséder de siège aux termes de la LCA (Décision aux para. 28–40).
[19] La Cour fédérale aborde également le concept de « services [offerts] aux voyageurs »
(«
services… to the travelling public »
) auquel réfère l’article 23 de la LLO. Elle rejette à nouveau l’interprétation mise de l’avant par l’AAISJ selon laquelle les services offerts aux voyageurs se limiteraient à ceux qui détiennent un document de voyage (Décision au para. 51). La Cour fédérale estime plutôt que pour déterminer si un service ou une communication est destiné aux voyageurs, il faut établir si le service ou la communication en cause est offert ou destiné aux voyageurs, « en ce sens que ses destinataires ou bénéficiaires sont en totalité ou en partie importante des voyageurs »
(Décision au para. 49).
[20] En conséquence, la Cour fédérale conclut que les six (6) plaintes de M. Thibodeau sont fondées, notamment du fait que certaines communications de l’AAISJ n’étaient pas disponibles en français ou n’étaient pas d’une qualité égale dans les deux langues (Décision aux para. 55, 60, 64‒65). Elle décide également qu’un service de l’aéroport, c’est-à-dire le guichet automatique, n’était pas offert en français (Décision au para. 66).
[21] Ayant conclu à de nombreuses violations de la LLO commises par l’AAISJ, la Cour fédérale rappelle par la suite qu’en vertu de l’article 77 de la LLO, la Cour fédérale peut octroyer des dommages-intérêts sur la base de la grille d’analyse élaborée par la Cour suprême dans l’arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28 (Ward). Reconnaissant que M. Thibodeau n’ait pas subi de préjudice personnel, la Cour fédérale se dit néanmoins d’avis, en s’appuyant sur l’arrêt Ward, qu’il est nécessaire en l’espèce d’octroyer des dommages-intérêts aux fins de la défense des droits linguistiques en cause et de la dissuasion. La Cour fédérale note au passage que bien que l’AAISJ ait fait certains efforts pour adopter les recommandations du CLO, sa conduite « donne l’impression que le respect du bilinguisme n’est pas une valeur importante »
et que cette dernière a « consciemment adopté une interprétation étroite de la portée de ses obligations et ignoré les recommandations du Commissaire à cet égard »
(Décision aux para. 84 et 94).
[22] Selon la Cour fédérale, les efforts de l’AAISJ étaient insuffisants pour faire contrepoids aux objectifs de défense des droits en cause et de dissuasion qui sous-tendent l’octroi de dommages-intérêts. En conséquence, la Cour fédérale octroie des dommages-intérêts au montant de 5 000 $ à titre de réparation à M. Thibodeau et se dit d’avis que le jugement déclaratoire sollicité par ce dernier n’ajouterait rien d’utile et qu’une lettre d’excuse de la part de l’AAISJ « ne serait pas sincère »
(Décision aux para. 85–90 et 106).
[23] Outre ces dommages-intérêts, la Cour fédérale ordonne aussi des dépens totalisant 6 000 $ en faveur de M. Thibodeau.
[24] Notre Cour a également été saisie d’un appel connexe logé par l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton contre M. Thibodeau et dont jugement a été rendu simultanément à la présente affaire : Administration des aéroports régionaux d’Edmonton c. Thibodeau, 2024 CAF 196.
IV. LES NORMES DE CONTRÔLE
[25] S’agissant d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, les normes de contrôle applicables sont celles énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision correcte et les questions de fait ou mixtes de fait et de droit sont examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf si une question de droit peut être isolée, auquel cas, elle sera examinée selon la norme de la décision correcte.
V. QUESTIONS EN LITIGE
[26] L’appel de l’AAISJ soulève les questions en litige suivantes :
La Cour fédérale a-t-elle erré en décidant que les administrations aéroportuaires sont assujetties à la
« règle du siège »
énoncée au paragraphe 4(1) de la LCA?La Cour fédérale a-t-elle erré dans son interprétation de l’article 23 de la LLO?
La Cour fédérale a-t-elle erré en octroyant des dommages-intérêts?
La Cour fédérale a-t-elle octroyé une réparation
« convenable et juste »
?La Cour fédérale a-t-elle erré dans l’octroi des dépens?
VI. REMARQUES LIMINAIRES AU SUJET DES DROITS LINGUISTIQUES AU CANADA
[27] La genèse de la consécration du principe des langues officielles au Canada remonte aux années soixante avec la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme qui énonce la vision suivante relativement aux deux langues officielles du Canada, c’est-à-dire le français et l’anglais (Canada, Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Introduction générale, Livre I : les langues officielles, Ottawa, Bureau du Conseil privé, 1967 à la p. 95) :
L’appareil gouvernemental à Ottawa doit être effectivement capable de pouvoir communiquer avec le public dans les deux langues officielles. Toutes les publications gouvernementales de même que les formulaires et les avis, doivent être disponibles simultanément dans l’une et l’autre langue. Les bureaux du gouvernement fédéral et des sociétés de la Couronne à travers le pays doivent pouvoir traiter avec les individus, dans les deux langues officielles. Ainsi, à toutes les entrées du pays, aux services des douanes et de l’immigration, dans les gares de quelque importance, dans les trains des Chemins de fer nationaux, dans les avions d’Air Canada, c'est-à-dire partout où il y a contact avec le public voyageur, on devrait d’office être en mesure de servir ce public dans les deux langues, même dans les régions tout à fait unilingues du pays.
[28] Les travaux de la Commission ont ensuite mené à l’adoption de la LLO en 1969. Il y a donc cinquante-cinq ans, la LLO consacrait le français et l’anglais comme langues officielles du Canada et octroyait au Bureau du commissaire aux langues officielles, devenu le Commissariat aux langues officielles, la tâche de veiller au respect par les institutions fédérales de leurs obligations linguistiques inscrites dans la LLO.
[29] En 1982, lors du rapatriement de la Constitution canadienne, les droits linguistiques ont fait l’objet d’un enchâssement constitutionnel par l’entremise des articles 16 à 20 et 23 de la Charte, consacrant ainsi diverses garanties linguistiques des Canadiens notamment à l’égard du gouvernement fédéral.
[30] En 1988, soit près de 20 ans après sa première mouture, la LLO fait l’objet d’une refonte afin de la moderniser à la lumière des nouveaux droits linguistiques promulgués par la Charte. La même année, la Cour suprême du Canada affirmait que les droits linguistiques relèvent de la catégorie des droits fondamentaux (R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234 à la p. 268). Il importe de mentionner que la LLO a récemment été modifiée en 2023, mais celle-ci a été adoptée postérieurement à la décision de la Cour fédérale. Cette version n’est donc pas en cause dans le présent appel.
[31] Toujours est-il qu’en 1991, notre Cour, dans Canada (Procureur général) c. Viola, [1991] 1 C.F. 373 (Viola), conférait un statut quasi constitutionnel à la LLO en raison de la nature des droits qui y sont énoncés. La décision Viola a par la suite été reprise avec approbation par une Cour suprême unanime dans Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773 (Lavigne); voir aussi Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340 (Thibodeau 2014).
[32] Il convient néanmoins de rappeler que dans ses premières décisions interprétant les droits linguistiques suivant l’adoption de la Charte, la Cour suprême du Canada adoptait une approche restrictive insistant sur le fait que les droits linguistiques étaient issus de « compromis politiques »
. Suivant cette approche, les droits linguistiques devaient être abordés « avec plus de retenue »
comparativement aux autres droits enchâssés dans la Charte, comme, par exemple, ceux à l’article 7 (Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549 aux paras. 63, 64 et 65). Cette approche restrictive de l’interprétation des droits linguistiques par la Cour suprême a perduré pendant plus d’une décennie, mais a depuis été abandonnée au profit d’une interprétation plus généreuse des droits linguistiques au Canada.
[33] En effet, en 1999, la Cour suprême opère un changement de cap préconisant dorénavant une démarche d’interprétation des droits linguistiques large et généreuse « en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada »
(R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768 (Beaulac) au para. 25). L’arrêt Beaulac marque ainsi un nouveau départ déterminant relativement à l’interprétation que font les tribunaux des droits linguistiques dans les années subséquentes (Michel Doucet, Michel Bastarache et Martin Rioux, « Les droits linguistiques : fondements et interprétation »
dans Michel Bastarache et Michel Doucet, dir, Les Droits linguistiques au Canada, 3e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013 à la p. 62).
[34] Depuis lors, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada s’inscrit résolument dans le sillage du raisonnement juridique développé dans l’arrêt Beaulac et réaffirme le principe de l’interprétation large et généreuse des droits linguistiques que doivent adopter les tribunaux. Ainsi, il est désormais établi que les droits linguistiques ne sont pas figés dans un contexte historique et, dans la mesure où une interprétation restrictive puisse être sollicitée, elle doit être écartée (Beaulac au para 25; voir aussi Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard, 2000 CSC 1, [2000] RCS 3; Charlebois c. Mowat, 2001 NBCA 117; Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201; DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194 (DesRochers); Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511; Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc., 2018 CSC 50, [2018] 3 R.C.S. 261 (Mazraani); Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; R. c. Tayo Tompouba, 2024 CSC 16, 491 D.L.R. (4e) 195).
[35] L’interprétation des dispositions législatives pertinentes en l’espèce sera donc abordée conformément aux enseignements de la Cour suprême en matière de droits linguistiques depuis l’arrêt de principe Beaulac.
VII. DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[36] Les dispositions pertinentes de la Loi relative aux cessions d’aéroports, L.C. 1992, c. 5, sont reproduites ci-dessous :
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[
37
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Les dispositions pertinentes de la LLO sont reproduites à nouveau comme suit :
PARTIE IV |
PART IV |
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[38] Finalement, les dispositions pertinentes du Règlement sur les langues officielles se retrouvent aux articles 5 et 7 définissant le concept de demande importante dont il est fait référence aux articles 22 et 23 de la LLO. La référence complète de ces dispositions règlementaires est excessivement détaillée et il n’est pas nécessaire, ni utile, de les reproduire dans leur entièreté. Cela étant, la Cour fédérale résume fidèlement chacun des articles comme suit :
[10] L’article 5 du Règlement prévoit qu’aux fins de l’article 22 de la [LLO], les services offerts par un bureau d’une institution fédérale font l’objet d’une demande importante dans la langue officielle minoritaire, notamment lorsque la population de la minorité linguistique dans la région métropolitaine de recensement en cause est d’au moins 5000 personnes ou lorsqu’au moins 5 p. cent de la demande de service est dans cette langue. Il n’est pas contesté que ces conditions ne sont pas remplies à St. John’s.
[11] L’article 7 du Règlement prévoit qu’aux fins de l’article 23 de la [LLO], les services offerts par un aéroport font l’objet d’une demande importante dans la langue officielle minoritaire lorsqu’au moins 5 p. cent de la demande de service est dans cette langue. Ces services font aussi l’objet d’une demande importante dans les deux langues officielles lorsque le nombre total de passagers par année excède un million. Il n’est pas contesté que, depuis plusieurs années, le nombre total de voyageurs à l’aéroport de St. John’s excède ce seuil. De plus, en 2019, après le dépôt des plaintes de M. Thibodeau, l’article 7 a été modifié par l’ajout du paragraphe 7(5), qui prévoit que les services offerts dans un aéroport situé dans une capitale provinciale ou territoriale – comme St. John’s – font l’objet d’une demande importante dans les deux langues officielles.
[39] C’est donc dans ce cadre législatif que s’inscrit la présente affaire, dont les questions en litige portent principalement sur l’interprétation à donner aux obligations linguistiques découlant des diverses dispositions législatives en cause.
VIII. ANALYSE
A. Observations au sujet de l’exercice d’interprétation en l’espèce
[40] La question de l’interprétation du paragraphe 4(1) de la LCA est soumise à la norme de la décision correcte. Cet exercice doit être effectué conformément à la méthode moderne d’interprétation législative comme tout autre texte de loi en « li[sant] les termes [de la] loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
(Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 (Rizzo) au para. 21 citant Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983 à la p. 87).
[41] En ce qui a trait à l’interprétation de la LLO, elle est également soumise à la norme de la décision correcte. Toutefois, et tel que mentionné précédemment, en raison de son statut quasi constitutionnel, la LLO doit recevoir une interprétation « libérale et téléologique »
afin de lui accorder le poids qu’elle mérite puisque son objectif est de favoriser le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle (Beaulac au para. 25; DesRochers au para. 31). L’interprétation de la LLO doit également obéir à la méthode d’interprétation énoncée dans l’arrêt (Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Canada (Emploi et Développement social), 2022 CAF 14, [2022] 3 R.C.F. 220 au para. 111; Thibodeau 2014 au para. 112; Lavigne au para. 25).
B. La Cour fédérale a-t-elle erré en décidant que les administrations aéroportuaires sont assujetties à la « règle du siège »
énoncée au paragraphe 4(1) de la LCA?
[42] Pour les motifs qui suivent, il y a lieu de confirmer l’interprétation qu’a donnée la Cour fédérale au paragraphe 4(1) de la LCA, si bien que l’ensemble de la Partie IV de la LLO est applicable à l’AAISJ du fait qu’elle est assujettie à la « règle du siège »
. Cette conclusion se confirme suivant l’exercice d’interprétation comprenant (i) l’objet de la LCA, (ii) l’économie de la LCA, (iii) l’intention du législateur et, (iv) le sens ordinaire et grammatical à donner aux mots employés par la LCA.
(i) L’objet de la LCA
[43] Comme le rappelle d’entrée de jeu la Cour fédérale, l’objectif poursuivi par le législateur en adoptant la LCA était de « faciliter la cession d’aéroports exploités par le ministère des Transports à des organisations locales à caractère privé »
(Décision au para. 29). Afin de réaliser cet objectif, la LCA transfère un nombre limité d’obligations qui incombaient auparavant au ministère des Transports. Parmi celles-ci, on retrouve la continuité des obligations linguistiques qui incombaient au gouvernement fédéral au moment de la cession d’un aéroport à une administration aéroportuaire locale. Ce transfert s’avérait nécessaire puisque les administrations aéroportuaires ne sont pas assujetties à la LLO de manière automatique en raison de leur nature privée.
[44] À l’audience devant notre Cour, l’AAISJ et le CAC ont plaidé que l’objet de la LCA était plutôt de favoriser le développement économique et que le transfert des obligations linguistiques devait être nuancé, car il n’existe pas de droit absolu en la matière. En plaidant que le paragraphe 4(1) de la LCA impose des obligations linguistiques liées aux sièges des administrations aéroportuaires, l’AAISJ et le CAC soumettent que la Cour fédérale a erré du fait que les obligations linguistiques qu’elle impose, entrent en conflit avec le développement économique et diminuent d’autant la flexibilité organisationnelle des administrations aéroportuaires.
[45] Or, les prétentions de l’AAISJ et du CAC sont mal fondées car elles confondent les motivations économiques favorisant la cession des aéroports et l’objet très précis du paragraphe 4(1) de la LCA d’assurer la continuité des obligations linguistiques, c’est-à-dire le maintien du bilinguisme et ce maintien n’est pas à géométrie variable selon l’emplacement d’un aéroport cédé par le gouvernement en vertu de la LCA. Surtout, rien au dossier ne permet de conclure que la continuité des obligations linguistiques dévolue aux sièges des administrations aéroportuaires nuit à l’atteinte de leurs objectifs économiques y compris celui du développement économique régional. En tout état de cause, ces objectifs économiques ne peuvent servir de prétexte pour écarter l’objectif clair et précis du paragraphe 4(1) de la LCA.
(ii) L’économie de la loi
[46] En ce qui a trait à l’économie de la loi, les dispositions de la LLO ne s’appliquent aux administrations aéroportuaires que dans la mesure où l’article 4 de la LCA les rend applicables. Il suffit à cet égard de s’en tenir à ce que constate la Cour fédérale au paragraphe 30 :
L’article 4 ne rend pas la totalité de la [LLO] applicable aux administrations aéroportuaires. Le législateur a jugé qu’il fallait adapter la [LLO] à la réalité des administrations locales et que seules certaines parties de la [LLO] leurs seraient applicables. Cependant, rien n’indique que le législateur a voulu effectuer un découpage plus précis. En principe, une administration aéroportuaire doit se conformer à toutes les dispositions d’une partie de la [LLO] qui lui est rendue applicable.
(iii) Les débats parlementaires
[47] Un mot s’impose également au sujet de l’intention du législateur eu égard à la LCA. Les parties et les intervenants en l’espèce ont tour à tour fait référence à plusieurs extraits des débats parlementaires à l’appui de leurs prétentions respectives. Or, s’il est manifeste que la préoccupation des parlementaires quant à l’affaiblissement des protections linguistiques et le maintien du bilinguisme ont alimenté les débats, une lecture attentive entourant l’adoption de la LCA ne permet toutefois pas de dégager une conclusion sans équivoque quant aux modalités d’application de la Partie IV de la LLO aux autorités aéroportuaires.
(iv) Le sens ordinaire et grammatical des mots employés par la LCA
[48] Le libellé du paragraphe 4(1) de la LCA est reproduit ci-dessous à nouveau par souci de commodité :
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[49] Tout d’abord, comme l’a correctement souligné la Cour fédérale, il importe de rappeler que le législateur a expressément utilisé les termes « administration aéroportuaire désignée »
et « aéroport »
au paragraphe 4(1) de la LCA. Ce sont deux termes distincts qui reposent sur la prémisse suivante : l’administration aéroportuaire est une personne morale, alors que l’aéroport est une installation physique (Décision au para. 31).
[50] C’est sur la base de cette distinction que le libellé du paragraphe 4(1) de la LCA prévoit que plusieurs parties de la LLO, dont la Partie IV, « s’appliquent […] à cette administration, pour ce qui est de l’aéroport, au même titre que s’il s’agissait d’une institution fédérale /
apply […] to the authority in relation to the airport »
. Ce libellé reflète la volonté du législateur de maintenir l’application de la LLO malgré la cession d’un aéroport donné. Cette précision s’avère effectivement nécessaire car, tel que mentionné précédemment, la LLO ne s’applique pas d’emblée aux administrations aéroportuaires, ces dernières étant des organismes privés.
[51] Dans le même sens, le texte du paragraphe 4(1) de la LCA prévoit que la partie IV de la LLO s’applique à l’administration aéroportuaire en tant qu’institution fédérale relativement à ses activités liées à l’exploitation de l’aéroport. Le texte anglais est encore plus clair et confirme le sens donné à cette disposition : « Parts IV [of the OLA] to the authority in relation to the airport as if … the authority were a federal institution »
. Comme le note avec justesse la Cour fédérale, le législateur s’assure ainsi que les administrations aéroportuaires comme l’AAISJ soient assimilées à une autorité fédérale et partant, soient assujetties à la LLO (Décision au para. 32).
[52] La partie suivante du texte du paragraphe 4(1) se lit : « l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution [AAISJ], à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale »
(« as if … the airport were an office or facility of that institution, other than its head or central office »
). Malgré le libellé de ce texte énonçant la présomption que l’aéroport est considéré comme un « bureau »
(« office »
dans la version anglaise) et non comme le « siège »
de l’institution en cause, en l’occurrence l’AAISJ, cette dernière soutient que l’intention du législateur traduit sa volonté de ne pas créer de siège social. L’AAISJ avance de plus que le législateur souhaitait plutôt que les administrations aéroportuaires, comme l’AAISJ, soient dépourvues de siège et qu’elles soient tout simplement réputées avoir un « autre bureau »
, soit un aéroport. Selon, l’AAISJ, l’intention du législateur n’était pas d’assujettir les aéroports privatisés à des obligations de communications bilingues plus importantes que celles des aéroports gérés par le gouvernement, c’est-à-dire, le ministère fédéral des Transports (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ aux paras. 13-14, 35, 47, 53 et 54).
[53] Ainsi, toujours selon l’AAISJ, l’article 22 de la LLO ne s’applique pas à l’aéroport, si bien, qu’elle n’a pas l’obligation de communiquer ou d’offrir des services au public dans les deux langues officielles (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ aux paras. 54 et 59). Autrement dit, l’AAISJ réfute la distinction élaborée par la Cour fédérale entre « l’aéroport »
et le « siège »
et soutien que, partant, les administrations aéroportuaires ne disposent pas de « siège »
au sens du paragraphe 4(1) de la LCA pour administrer l’aéroport.
[54] Avec égard, l’interprétation proposée l’AAISJ du paragraphe 4(1) de la LCA est erronée et doit être rejetée pour les raisons suivantes.
[55] Tout d’abord, l’existence d’un siège est exigée pour les organisations à but non lucratif, telles les administrations aéroportuaires. Il s’agit d’un principe élémentaire du droit corporatif. Par exemple, le paragraphe 20(1) de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, L.C. 2009, c. 23, édicte que « [l]’organisation maintient en permanence un siège au Canada »
. Dans le même sens, les lois provinciales contiennent des dispositions semblables (voir par exemple Loi de 2010 sur les organisations sans but lucratif, L.O. 2010, c. 15, art. 14(1) (Ontario); Corporations Act, R.S.N.L. 1990, c. C-36, arts 33, 35, 438(k) et (l) (Terre-Neuve)).
[56] Plus concrètement, pour les fins de la présente affaire, le sens à attribuer au libellé du paragraphe 4(1) de la LCA est très clairement que l’aéroport doit être traité comme un bureau de l’administration aéroportuaire pour les fins de la LLO. En effet, ce libellé comprend les mots « à l’exclusion de son siège ou de son administration centrale »
(« other than its head or central office »
) précisant ainsi que l’aéroport, soit l’installation physique, sera toujours assujetti au critère de la « demande importante »
– telle que définit au Règlement sur les langues officielles – et non à la règle du siège. La Cour fédérale explique au paragraphe 34 :
À mon avis, selon le sens ordinaire des mots employés, ce membre de phrase énonce une présomption selon laquelle l’aéroport est considéré comme un bureau et non comme un siège de l’administration, peu importe où le siège se trouve par rapport à l’aéroport. Pour quiconque connaît la structure et le vocabulaire de la Loi, l’objectif de ce membre de phrase est évident : il s’agit en quelque sorte d’aiguiller l’aéroport vers le régime des bureaux, aux articles 22 et 23 de la [LLO], plutôt que vers celui du siège ou de l’administration centrale, à l’article 22. Par conséquent, l’application de la [LLO] à l’aéroport dépend de l’existence d’une demande suffisante. L’application de la [LLO] ne dépend pas du fait que le siège de l’administration aéroportuaire est situé dans les locaux de l’aéroport ou ailleurs. Lorsqu’une administration se voit confier la gestion d’un aéroport, chacun d’entre eux pourra être assujetti à des obligations linguistiques différentes, selon les critères définissant la demande importante.
[57] Bref, si l’aéroport de St. John’s est assimilé à un bureau de l’AAISJ, son siège, c’est-à-dire l’AAISJ, ne l’est pas. En conséquence, l’AAISJ à titre de « siège »
est soumis à des obligations linguistiques plus étendues imposées sous l’article 22 de la LLO – qui ne sont pas limitées au critère de la demande importante – et ce, au même titre qu’une institution fédérale.
[58] Par ailleurs, la faiblesse de l’argument de l’appelante est d’autant plus apparente dans le cas de figure où l’administration aéroportuaire ne se situe pas nécessairement au sein de l’aéroport qu’elle gère. En effet, comme le soulignent à juste titre M. Thibodeau et le CLO, il suffit de citer l’exemple des entités distinctes suivantes : i) le siège des aéroports de Montréal; ii) l’Aéroport International Montréal-Trudeau et (iii) l’Aérocité Internationale de Mirabel, ces entités illustrant la multiplicité d’aéroports desservant la métropole montréalaise, ce qui démontre la possibilité qu’une administration aéroportuaire gère plus d’un aéroport. La Cour fédérale a d’ailleurs bien noté cet enjeu au paragraphe 34 :
Lorsqu’une administration se voit confier la gestion de plus d’un aéroport, chacun d’entre eux pourra être assujetti à des obligations linguistiques différentes, selon les critères définissant la demande importante.
[59] L’AAISJ concède malgré tout qu’au moment de l’adoption de la LCA l’intention du gouvernement était de préserver le statu quo existant relativement aux services bilingues (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ au para. 50). Or, si le siège de Transports Canada, une institution fédérale, détenait au moment de l’adoption de la LCA des obligations linguistiques, il s’ensuit que le siège des autorités aéroportuaires, qui sont assimilées à des institutions fédérales aux termes du paragraphe 4(1) de la LCA, ont nécessairement les mêmes obligations linguistiques en matière de communication et de services bilingues à la suite de la cession en vertu de la LCA. D’ailleurs, si tant est que le législateur avait souhaité limiter les obligations linguistiques des administrations aéroportuaires liées au siège, je suis d’accord avec l’intimé et le CLO qu’il l’aurait exprimé en explicitant au paragraphe 4(1) de la LCA que ladite administration – et non l’aéroport – est assimilée à un bureau plutôt qu’à une institution fédérale.
[60] En somme, rien ne permet de conclure que l’intention du législateur en adoptant la LCA aurait été de faire un pas de recul en matière linguistique en soustrayant les administrations aéroportuaires des obligations linguistiques se rapportant au siège et en limitant ainsi leurs obligations sous la Partie IV de la LLO.
[61] Il est à noter que l’AAISJ reproche aussi à la Cour fédérale d’avoir omis de spécifiquement mentionner dans ses motifs des documents PowerPoint émanant du Secrétariat du Conseil du Trésor s’adressant aux autorités aéroportuaires en général qui, allègue-t-elle, appuient ses prétentions. Toutefois, ces documents n’ont pas le caractère d’une directive juridique et ne revêtent donc pas l’importance que lui prête l’AAISJ. De plus, les transcriptions démontrent que la Cour fédérale a considéré les documents en question (Transcription devant la Cour fédérale, Dossier d’appel aux pp. 1810, 1811 et 1876) dans son interprétation des articles 22 et 23 de la LLO mais n’a tout simplement pas donné le poids qu’aurait souhaité l’AAISJ. On ne saurait y voir une quelconque erreur manifeste et dominante.
[62] Enfin, lors de l’audience devant notre Cour, le CAC a insisté sur le fait que le libellé du paragraphe 4(1) de la LCA diffère de celui utilisé par le législateur pour assujettir des organismes privés à la LLO, soutenant ainsi que l’intention du législateur n’était donc pas d’assujettir les administrations aéroportuaires à l’intégralité de la LLO. À titre d’exemple, le CAC fait référence à quelques lois, notamment : Loi maritime du Canada, L.C. 1998, c. 10 dont l’article 54 se lit comme suit : « [l]a Loi sur les langues officielles s’applique à l’administration portuaire à titre d’institution fédérale au sens de cette loi »
. Ou encore, la Loi sur la Commercialisation du CN, L.C. 1995, c. 24 dont l’article 15 se lit comme suit : « [l]a Loi sur les langues officielles continue de s’appliquer au CN comme s’il était encore une institution fédérale au sens de celle-ci »
.
[63] À leur face même, les libellés de ces articles de la Loi maritime du Canada et de la Loi sur la commercialisation du CN d’une part, et celui du paragraphe 4(1) de LCA, d’autre part, sont rédigés différemment. Toutefois, la prétention du CAC doit être écartée, car (i) elle ne tient pas compte du contexte qui a mené à l’adoption de chacun de ces articles et, (ii) elle cherche en définitive à faire dire au paragraphe 4(1) de la LCA ce qu’il ne dit pas en esquivant l’exercice d’interprétation législative.
[64] J’ai pris connaissance des motifs dissidents de ma collègue. Avec égard, l’interprétation restrictive qu’elle privilégie relativement au paragraphe 4(1) de la LCA est axée sur la question de la rentabilité des administrations aéroportuaires et, partant, occulte le cœur du débat en l’espèce qui interpelle directement la question des droits des minorités linguistiques de langues officielles. Ce faisant, ma collègue limite indûment la portée des obligations linguistiques incombant aux administrations aéroportuaires et son approche demeure difficilement conciliable avec les enseignements de la Cour suprême affirmant qu’une interprétation large et généreuse doit être privilégiée relativement à l’application de la LLO. Il ne suffit pas d’énoncer les principes régissant l’interprétation des droits linguistiques, comme ma collègue le fait au paragraphe 110; encore faut-il les mettre en application.
[65] Au final, il ressort du texte du paragraphe 4(1) de la LCA que le siège de l’autorité aéroportuaire, en l’espèce l’AAISJ, qui a pris le relais de Transport Canada, est assujetti à l’article 22 de la LLO, peu importe son emplacement. C’est donc à raison que la Cour fédérale conclut que l’AAISJ est soumise aux mêmes obligations linguistiques qu’une institution fédérale et qu’elle doit ainsi communiquer avec le public dans les deux langues officielles.
[66] Quant aux aéroports, tel l’aéroport de St. John’s, ils sont assujettis aux articles 22 et 23 de la LLO en fonction du principe de la « demande importante »
. En ce qui a trait plus particulièrement à l’aéroport de St. John’s, il est admis que son achalandage annuel dépasse le million de passagers, et donc, en vertu du paragraphe 7(3) du Règlement sur les langues officielles, le critère de la « demande importante »
est rencontré et l’article 23 de la LLO trouve application. Il y a donc lieu à ce stade-ci d’aborder l’article 23 de la LLO et plus particulièrement de donner un sens aux termes « services aux voyageurs »
employés dans cette disposition.
C. La Cour fédérale a-t-elle erré dans son interprétation de l’article 23 de la LLO?
[67] Devant la Cour fédérale, l’AAISJ a fait valoir une interprétation du terme « voyageur »
à l’article 23 de la LLO qui n’inclurait que les individus qui détiennent un document de voyage (c.-à-d. un billet d’avion) et a, d’autre part, fait valoir une conception limitée des renseignements et des communications qui seraient utiles à ces mêmes voyageurs.
[68] La Cour fédérale a rejeté l’interprétation de l’article 23 de la LLO mis de l’avant par l’AAISJ concluant que la signification du terme voyageur ne saurait se limiter aux individus qui détiennent un document de voyage et que les services et les communications visés par l’article 23 de la LLO ne sont pas ceux qui sont « utiles aux voyageurs »
mais plutôt ceux qui sont offerts ou destiné aux voyageurs, « en ce sens que ses destinataires ou bénéficiaires sont en totalité ou en partie importante des voyageurs »
(Décision au para. 49).
[69] Devant notre Cour, l’AAISJ maintient que la Cour fédérale a erré dans son interprétation de l’article 23 de LLO. L’AAISJ soutient désormais que l’interprétation du terme voyageur devrait se limiter aux individus qui voyagent d’un aéroport à un autre (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ aux paras. 67 et 68). Cette interprétation avancée par l’AAISJ demeure mal fondée. Pour les motifs exposés ci-dessous, il y a lieu de confirmer l’interprétation retenue par la Cour fédérale, celle que propose l’AAISJ étant indûment étroite et incompatible avec les principes articulés par la Cour suprême en matière de droits linguistiques depuis l’arrêt Beaulac.
[70] Qu’il s’agisse du paragraphe 4(1) de la LCA ou de l’article 23 de la LLO, l’approche interprétative demeure la même (Rizzo). Toutefois, il y a lieu aussi de rappeler que la signification de ce qu’est un voyageur et l’ampleur des services ou communications qui s’adressent à ces derniers au sens de l’article 23 de la LLO doit recevoir une interprétation conforme avec l’objectif de la LLO qui est de favoriser le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle (Beaulac au para. 25; DesRochers au para. 31).
[71] C’est d’ailleurs cette approche interprétative qu’a privilégiée la Cour fédérale en l’espèce. Elle a effectivement bien étayé les objectifs de la LLO poursuivis par le législateur dans le contexte particulier des voyageurs comme suit :
[47] La [LLO] vise à favoriser l’épanouissement des collectivités de langue officielle et la progression vers l’égalité d’usage du français et de l’anglais partout au pays. Afin de réaliser ces objectifs, il est important que les Canadiennes et les Canadiens puissent voyager d’un bout à l’autre du pays en recevant des services dans la langue de leur choix. C’est pourquoi les critères de la demande importante relatifs à l’article 23 tiennent compte non seulement de la population locale, mais aussi de l’achalandage de l’aéroport et du fait qu’au moins un aéroport dans chaque province ou territoire devrait offrir des services dans les deux langues. Il y a donc lieu de favoriser une interprétation généreuse de l’article 23, afin d’assurer, autant que possible, une expérience de voyage dans la langue officielle choisie par le voyageur.
[72] À la lumière du libellé de l’article 23 de la LLO, il est clair que les institutions fédérales ont des obligations linguistiques relativement aux services qu’elles offrent, en l’occurrence, aux voyageurs. Bien que le terme « services »
à l’article 23 de la LLO ne soit pas défini, si le critère de la demande importante est rencontré en vertu de l’article 7 du Règlement sur les langues officielles, comme c’est le cas pour l’aéroport de St. John’s, les voyageurs à titre de destinataires de services ont le droit de recevoir des communications dans une des deux langues officielles. Comme le note avec pertinence la Cour fédérale au paragraphe 48:
[…] L’accent est mis sur le destinataire du service ou de la communication à savoir les voyageurs, et non sur la nature du service ou le contenu de la communication. Rien dans ce libellé ne suggère que seuls sont visés les services ou les communications nécessaires ou utiles pour voyager ou qui sont liés au transport.
[73] Dans le même ordre d’idées, notre Cour a récemment rappelé dans l’affaire Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Bureau du surintendant des institutions financières, 2021 CAF 159, [2022] 1 R.C.F. 105, qu’une interprétation indûment restrictive d’une disposition de la LLO « fait violence aux objectifs des droits linguistiques »
(au para. 46). Cette affaire portait sur l’interprétation d'un article de la Partie V de la LLO qui confère le droit de travailler dans la langue officielle de son choix. À cet égard, notre Cour a affirmé qu’il faut éviter d’imposer des critères « ambigüe[s] et arbitraire[s] »
à l’exercice d’un droit prévu par la LLO puisque de tels critères sont susceptibles de « restrein[dre] arbitrairement la portée de [la LLO] de manière contraire à l’interprétation large, libérale et téléologique requise »
(au para. 79).
[74] L’interprétation restrictive que propose l’AAISJ se heurte donc non seulement aux principes dégagés par la jurisprudence en matière de langues officielles depuis l’arrêt de principe Beaulac mais également au Règlement sur les langues officielles, c’est-à-dire le règlement d’application de l’article 23 de la LLO. Spécifiquement, l’article 7 dudit Règlement tient compte de plusieurs facteurs pour établir la « demande importante »
et pour ce faire, le législateur a notamment utilisé le mot « passager »
. Il va de soi que les passagers possèdent un document de voyage puisqu’ils ont par définition « embarqué et débarqué à l’aéroport »
(« emplaned and deplaned… at that airport »
). Il s’ensuit que le mot « passager »
au Règlement sur les langues officielles est plus restreint que le terme « voyageur »
à l’article 23 de la LLO. Dans ce contexte, l’accès d’un voyageur aux communications et aux services dans la langue officielle de son choix ne peut être limité à la possession d’un document de voyage ou qu’aux seuls individus qui voyagent d’un aéroport à un autre. Si le législateur avait souhaité que l’accès aux communications et aux services dans la langue officielle de son choix prévu à l’article 23 de la LLO soit ainsi limité, il aurait utilisé le mot au sens plus restreint de « passager »
– au même titre qu’il l’a fait au Règlement sur les langues officielles – et non le mot « voyageur »
dont le sens et la portée sont plus larges.
[75] Cette conclusion s’impose d’autant plus que l’expérience de voyage débute avant l’embarquement et se termine après le débarquement. Si l’accès des voyageurs aux communications ou aux services dans la langue de la minorité devait être tributaire d’un document de voyage ou d’un déplacement d’un aéroport à un autre, il s’en suivrait une inégalité marquée entre les services et les communications offerts aux voyageurs de la majorité et ceux de la minorité (Mémoire des faits et du droit de M. Thibodeau au para. 52). Exiger la présentation d’un document de voyage ou qu’un individu soit en déplacement d’un aéroport à un autre afin d’obtenir une communication ou un service dans la langue officielle de son choix, impose un fardeau supplémentaire et limite ainsi la capacité des membres de la minorité linguistique à planifier et entreprendre leur voyage.
[76] Il est à noter que l’AAISJ s’attaque particulièrement au paragraphe 51 de la Décision de la Cour fédérale et au raisonnement formulé par cette dernière lorsqu’elle précise qu’une personne ne détenant pas de document de voyage pourrait quand même bénéficier de communications et services dans la langue de la minorité, par exemple, lorsqu’elle se rend à l’aéroport « afin d’accueillir un membre de sa famille »
(Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ au para. 63). L’AAISJ soumet qu’en se prononçant ainsi, la Cour fédérale a indûment élargi la définition de voyageur. Or, sans me prononcer sur le bien-fondé de cet exemple choisi par la Cour fédérale, lorsque la décision est lue dans son ensemble, je suis d’avis que le propos de la Cour fédérale ne sert qu’à illustrer que le concept de voyageur ne saurait se limiter qu’aux seules personnes qui détiennent un document de voyage, en ce sens qu’un voyageur ne devrait pas à devoir présenter un document de voyage pour obtenir un service ou une communication dans la langue officielle de son choix.
[77] En résumé, l’interprétation retenue par la Cour fédérale est à la fois appuyée par l’objet de la LLO et le libellé de son article 23 : l’accès aux communications et aux services dans la langue officielle de la minorité n’est pas limité qu’aux individus détenant un document de voyage et n’est pas limité qu’aux individus qui se déplacent d’un aéroport à un autre. Ces individus forment un segment du public cible visé par les communications ou les services en cause. Il n’est pas nécessaire que les voyageurs forment l’entièreté du public cible, dès lors qu’ils sont visés, ce qui est le cas avec la plupart des communications et services émanant d’une administration aéroportuaire et de ses bureaux : ils tombent sous le coup de l’application de l’article 23 de la LLO. Sur cette question, le commentaire de ma collègue au paragraphe 139 de sa dissidence, impose des critères non-exhaustifs à un droit prévu à la LLO qui en restreint la portée alors que la Cour fédérale a pris soin de baliser la portée de l’article 23 en soulignant qu’en principe, les communications qui ne sont pas dirigées à l'intention des voyageurs ou qui ne seront pas vus par ces derniers ne seront pas visés par l’article 23 – comme par exemple les communications liées à la « régie interne de l’administration aéroportuaire ou aux relations avec [l]es fournisseurs ou les compagnies aériennes »
(Décision au para. 52). Dans les faits, on peut ajouter que, toute proportion gardée, les communications non visées par l’article 23 seront beaucoup moindres vu la mission et la nature même des activités exercées par une administration aéroportuaire.
[78] Ayant conclu que l’AAISJ a violé la LLO, la Cour fédérale a ensuite déterminé que la réparation appropriée était l’octroi de dommages-intérêts.
D. La Cour fédérale a-t-elle erré en octroyant des dommages-intérêts?
[79] Il est de jurisprudence constante que le paragraphe 77(4) de la LLO donne une large discrétion au juge pour octroyer une réparation lorsqu’une institution fédérale a manqué à ses obligations en vertu de la LLO.
[80] Le paragraphe 77(4) de la LLO se lit comme suit :
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[81] La Cour suprême a reconnu que le paragraphe 77(4) de la LLO s’apparente au paragraphe 24(1) de la Charte en ce qu’il « confère un vaste pouvoir de réparation et devrait recevoir une interprétation généreuse afin que se réalise son objet »
(Thibodeau 2014 au para. 112).
[82] L’octroi de dommages-intérêts en cas de violation d’un droit protégé par la Charte est encadré par la grille d’analyse élaborée par la Cour suprême dans Ward. Dans cet arrêt, la Cour suprême a notamment établi qu’il n’est pas nécessaire de démontrer un préjudice personnel pour être éligible à des dommages-intérêts si « ceux‑ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense du droit ou de dissuasion »
(Ward au para. 30).
[83] L’AAISJ ne remet pas en question l’application de la grille d’analyse émanant de l’affaire Ward au paragraphe 77(4) de la LLO. Cependant, l’AAISJ allègue que la Cour fédérale n’avait pas la discrétion d’octroyer des dommages-intérêts à M. Thibodeau, car ce dernier n’était pas un voyageur et n’aurait donc pas subi de violations personnelles de ses droits. L’AAISJ apporte toutefois un bémol : elle concède au paragraphe 81 de son mémoire des faits et du droit que sa prétention ne viserait pas des violations confirmées à titre de « siège »
aux termes de l’article 22 de la LLO et que ces violations pourraient ouvrir la porte à l’octroi de dommages.
[84] Quoi qu’il en soit, l’AAISJ invoque plusieurs décisions à l’appui de sa prétention selon laquelle la Cour fédérale a erré en octroyant des dommages-intérêts à M. Thibodeau alors qu’il n’ait pas personnellement subi de violation de ses droits ni de préjudice. Or, ces décisions ne lui sont d’aucun soutien en l’espèce.
[85] D’abord, dans l’affaire Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481 (Brunette), un arrêt relatif aux principes fondamentaux du droit procédural et du droit des sociétés, la Cour suprême affirme qu’un actionnaire doit démontrer un manquement à une obligation distincte et un préjudice direct pour obtenir un droit d’action distinct de celui de la société à l’endroit de laquelle les fautes ont été commises (Brunette au para. 28 et 29). S’appuyant sur cet énoncé, l’AAISJ affirme qu’il est impossible pour M. Thibodeau d’obtenir des dommages-intérêts, car il n’a pas personnellement subi de violation de ses droits, ni de préjudices (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ au para. 74). L’argument de l’AAISJ rate la cible. À la différence de l’arrêt Brunette, le paragraphe 77(1) de la LLO octroie spécifiquement un droit d’action pour M. Thibodeau. Ce dernier a donc l’intérêt pour agir, ouvrant ainsi la voie à une demande de dommages-intérêts.
[86] En ce qui a trait aux autres arrêts cités par l’AAISJ soit les affaires Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534 et Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940, il s’agit d’arrêts ne traitant pas des principes propres à l’octroi de dommages-intérêts à titre de réparation en vertu de la Charte ou de la LLO. Ils ne lui sont donc d’aucune utilité pour contester l’octroi de dommages-intérêts en l’espèce.
[87] En réalité, l’AAISJ cherche à mettre de l’avant une conception indûment étroite de l’intérêt pour agir en vertu de l’article 77 de la LLO. Une telle conception est non seulement irréconciliable avec la jurisprudence de la Cour suprême et celle de notre Cour (DesRochers; Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d'inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276 (Forum des Maires) mais aussi contraire à l’esprit même de l’objectif premier de la LLO en termes de protection des droits linguistiques. Cette conception rendrait illusoire le recours envisagé à la LLO par le législateur, notamment l’octroi de dommages-intérêts, comme le note avec raison la Cour fédérale au paragraphe 84:
[E]n effet, les articles 22 et 23 de la [LLO] n’énoncent pas un droit, mais plutôt une obligation des institutions fédérales de s’assurer que les membres du public ou les voyageurs […] puissent communiquer avec l’institution ou en recevoir les services dans l’une ou l’autre des langues officielles. Le créancier de cette obligation est le grand public ou l’ensemble des voyageurs. […D]ans la plupart des cas, les mesures qu’une institution fédérale doit prendre pour se conformer à la [LLO] profitent simultanément à tous les membres du public ou à tous les voyageurs. Dans ce contexte, et alors que l’on sait fort bien que la plupart des violations de la [LLO] ne causent pas de préjudice indemnisable, la conception étroite de l’intérêt pour agir mise de l’avant par l’AAISJ rendrait en pratique impossible l’octroi de dommages-intérêts et découragerait le recours à l’article 77. […] elle aurait pour effet d’édenter la [LLO].
[88] Bref, la Cour fédérale n’a pas erré en reconnaissant que des dommages-intérêts pouvaient être octroyés à M. Thibodeau pour les violations de la LLO commises par l’AAISJ. En l’espèce, la question qui doit maintenant être abordée est celle de savoir si, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, l’octroi de 5 000 $ à titre de dommages-intérêts à M. Thibodeau représente une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.
E. La Cour fédérale a-t-elle octroyé une réparation « convenable et juste »
?
[89] Tel qu’observé par notre Cour, de même que par la Cour suprême, le recours prévu au paragraphe 77(4) de la LLO a été introduit pour donner des « dents »
à la LLO (Forum des Maires au para. 17) et pour « faire respecter certaines parties de la nouvelle LLO, à la différence de la disposition à caractère purement déclaratoire qui l’a précédée »
(Thibodeau 2014 au para. 115). Puisque le recours prévu au paragraphe 77(4) de la LLO s’apparente dorénavant à celui du paragraphe 24(1) de la Charte, la grille d’analyse qui doit être adoptée pour établir la réparation « convenable et juste »
est celle développée dans l’arrêt Ward. C’est d’ailleurs l’approche qu’à adoptée la Cour fédérale en l’espèce, modelant ainsi son approche sur d’autres décisions de la Cour fédérale ayant également octroyé des dommages-intérêts en guise de réparation pour des violations à la LLO (voir Thibodeau c. Air Canada, 2019 CF 1102; Thibodeau c. Canada (Sénat), 2019 CF 1474; Thibodeau c. Autorité aéroportuaire du Grand Toronto, 2024 CF 274).
[90] Ladite grille d’analyse développée par la Cour suprême dans l’arrêt Ward se décline en quatre étapes qui peuvent être résumées ainsi :
- La preuve de la violation d’une disposition de la LLO;
- La démonstration que l’octroi de dommages-intérêts dessert une fonction ou un but utile selon les objectifs suivants:
(i)l’indemnisation d’un préjudice subi par le demandeur;
(ii)la défense des droits linguistiques;
(iii)la dissuasion contre toute nouvelle violation.
- L’examen des facteurs faisant contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables, ni justes;
- La fixation, le cas échéant, du quantum approprié des dommages-intérêts.
[91] Bien que la Cour fédérale ait établi en l’espèce que l’AAISJ a violé les articles 22 et 23 de la LLO, la violation de la LLO n’est pas en soi un facteur déterminant dans le contexte des langues officielles puisque le préjudice individuel causé par la violation est plus difficile à cerner (Décision au para. 75). En effet, une violation de la LLO a des répercussions collectives et systémiques qui vont bien au-delà de la violation individuelle brimant et freinant l’épanouissement des communautés de langue officielle (Beaulac au para. 25).
[92] Dans le contexte d’une telle violation des droits linguistiques, les objectifs de défense des droits et de dissuasion jouent donc un rôle accru. Comme le souligne la Cour fédérale, « [s]e concentrer uniquement sur l’indemnisation d’un préjudice individuel risque fort de négliger les véritables répercussions d’une violation de la [LLO]. C’est pourquoi l’octroi de dommages-intérêts visera, dans la plupart des cas, les objectifs de défense des droits et de dissuasion »
(Décision au para. 76).
[93] En ce qui concerne la défense des droits, des dommages-intérêts peuvent s’avérer adéquats dans la mesure où la violation de la LLO par les institutions fédérales sape le statut des communautés de langue officielle. Comme le rappelle la Cour suprême dans Mazraani au paragraphe 51 :
[…] les droits linguistiques comportent un aspect systémique et […] le droit individuel existe aussi en faveur de la communauté. Une violation qui semble mineure sur le plan individuel aura néanmoins un certain poids du seul fait qu’elle contribue à freiner la pleine et égale participation des membres des communautés linguistiques officielles aux institutions du pays et à miner l’égalité de statut des langues officielles.
[94] Ainsi, l’octroi en l’espèce de dommages-intérêts par la Cour fédérale sert non seulement à assurer le respect des droits linguistiques en cause mais aussi à rappeler l’importance des obligations qui incombent aux institutions fédérales en vertu de la LLO eu égard aux communautés de langues officielles.
[95] Pour ce qui est de l’objectif de la dissuasion, la Cour fédérale a réitéré la violation d’un droit par l’AAISJ, car cette dernière n’avait pas respecté ses obligations en vertu des articles 22 et 23 de la LLO. L’AAISJ a prétendu devant notre Cour que M. Thibodeau n’avait pas subi de préjudice personnel et, qu’en conséquence, ce dernier ne pouvait réclamer de dommages-intérêts. Elle soumet cet argument malgré que la Cour suprême dans l’arrêt Ward ait affirmé au paragraphe 30 que l’octroi de dommages-intérêts n’est pas obligatoirement lié à un préjudice personnel :
[…] l’absence de préjudice personnel subi par le demandeur n’empêche pas l’octroi de dommages-intérêts si ceux-ci sont par ailleurs manifestement exigés par les objectifs de défense de droit ou de dissuasion.
[96] À ce chapitre, il y a lieu de rappeler qu’en 2004, et dans le même esprit que les principes énoncés dans l’arrêt Ward, notre Cour avait d’ores et déjà reconnu qu’un recours en vertu de l’article 77 « peut être entrepris par une personne ou un groupe qui peut n’être pas ‘directement touché par l’objet de la demande’ »
(Forum des Maires au para 18). S’inspirant des principes énoncés dans l’arrêt Ward, la Cour fédérale a souligné avec justesse que la grande majorité des violations de la LLO ne causent pas de préjudice indemnisable en soi (Décision au para. 88).
[97] Sachant en outre que les recommandations du CLO ne sont pas contraignantes, toute interprétation étroite du paragraphe 77(4) de la LLO telle que celle mise de l’avant par l’AASIJ aurait pour conséquence de mettre en échec son application et de le rendre, pour ainsi dire, futile. Comme l’a noté la Cour fédérale, l’interprétation avancée par l’AASIJ est « incompatible avec la structure de la [LLO] et les fonctions de dissuasion et de défense des droits qui sous-tendent également l’octroi de dommages-intérêts en vertu de la [LLO] »
(Décision au para. 83). Du reste, le législateur n’a certes pas adopté le paragraphe 77(4) de la LLO avec l’intention qu’il demeure ensuite sans effet pratique.
[98] Dans le cadre de la présente affaire, conformément à la preuve administrée, la Cour fédérale conclut que le comportement de l’AAISJ porte à croire que cette dernière minimise les efforts requis pour respecter la LLO en conformité avec le respect de la valeur du bilinguisme. La Cour fédérale souligne notamment que « l’AAISJ a choisi d’ignorer certaines recommandations du Commissaire »
et que « [l]’AAISJ se plaint d’ailleurs du coût associé à ses efforts pour se conformer partiellement à la Loi »
(Décision aux paras. 86 et 87). Confrontés à la résistance d’une institution à respecter ses obligations linguistiques en vertu de la LLO, les tribunaux ont le devoir de rassurer non seulement les minorités de langues officielles mais également le public de l’importance d’assurer le respect de la LLO. En l’espèce, un jugement déclaratoire aurait été insuffisant, si bien qu’une réparation plus contraignante était nécessaire, c’est-à-dire l’octroi de dommages-intérêts, pour souligner le désintérêt manifeste de l’AAISJ à respecter ses obligations imposées par la LLO.
[99] Quant aux facteurs qui font contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts, la Cour fédérale a d’emblée reconnu que l’AAISJ a fait certains efforts pour corriger le tir et remédier à certaines violations de la LLO mais qu’en définitive, ses efforts demeuraient insuffisants pour faire contrepoids à ses violations persistantes de la LLO. À titre d’exemple, et s’appuyant sur le rapport du CLO de 2021, la Cour fédérale a relevé l’inégalité marquée entre le contenu anglais et français notamment pour les comptes Instagram et YouTube. Pareillement, certaines sections du site Web de l’AAISJ n’étaient disponibles qu’en anglais (Décision aux paras. 86, 91–92). La Cour fédérale s’appuie aussi sur l’affidavit d’une des dirigeantes de l’AAISJ qui, pour l’essentiel, minimise la portée des obligations linguistiques de l’AAISJ et dont les critiques envers le rapport du CLO sont « dépourvues de fondement »
(Décision aux paras. 92 et 93). Au final, en ignorant la plupart des recommandations du CLO, l’AAISJ aborde à tort les droits linguistiques comme une mesure d’accommodement plutôt que comme une obligation juridique qui lui incombe et à laquelle il faut donner un sens véritable (DesRochers au para. 31).
[100] Vu que les mesures correctives nécessaires n’ont pas été apportées par l’AAISJ, celle-ci ne saurait prétendre que la situation a changé entre le moment où une plainte a été déposée et le moment où la Cour fédérale a rendu sa décision, et partant « une réparation qui aurait pu être appropriée au départ pourra ne l’être plus en bout d’exercice »
(Forum des maires au para. 62). Bien au contraire, d’où la pertinence de l’octroi de dommages-intérêts en l’espèce.
[101] Finalement, l’AAISJ soutient que la Cour fédérale a erré en fixant le même montant de dommages-intérêts, soit 5 000 $, que celui octroyé dans la décision connexe Thibodeau c. Administration des aéroports régionaux d'Edmonton, 2022 CF 565 (Edmonton). L’AAISJ affirme que les faits dans la présente affaire et ceux dans Edmonton peuvent être distingués, et qu’en conséquence, la Cour fédérale a erré en octroyant des dommages-intérêts équivalents de l’ordre de 5 000 $ dans les deux dossiers (Mémoire des faits et du droit de l’AAISJ aux paras. 98 et 99).
[102] Pourtant, il est manifeste à la lecture des motifs de la Cour fédérale que cette dernière a procédé à une évaluation de la gravité des violations au cas par cas, basée sur les faits qui sont propres à chaque affaire. Plus particulièrement, dans le dossier qui nous occupe, et contrairement aux prétentions de l’AAISJ, la Cour fédérale a pris en compte des facteurs atténuants tels que la mise en place de certaines recommandations du CLO par l’AAISJ, reconnaissant du même souffle que l’AAISJ avait partiellement – mais insuffisamment – corrigé le tir en traitant certaines plaintes de M. Thibodeau.
[103] Il importe de mentionner que la Cour fédérale a également correctement rejeté toute méthode d’octroi selon laquelle des dommages-intérêts seraient versés selon la manière dont un demandeur aurait choisi de diviser ses plaintes pour ensuite octroyer un montant fixe correspondant à chacune des plaintes déposées. La Cour fédérale a plutôt tenu compte de l’ensemble des circonstances pour déterminer un montant relativement à l’ensemble des plaintes. La démarche suivie par la Cour fédérale est entièrement fondée. J’ajouterais que toute démarche consistant à octroyer un montant fixe déterminé correspondant à chacune des plaintes déposées par un demandeur est à proscrire. Ainsi, au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour fédérale a tenu compte des quelques efforts de l’AAISJ mais a décidé que ces efforts étaient insuffisants pour faire contrepoids à l’octroi de dommages-intérêts de l’ordre de 5 000$ à M. Thibodeau « afin d’assurer la dissuasion et la défense des droits »
(Décision aux paras. 91 et 94). Aucune erreur n’a été commise à cet égard et il n’y a donc pas lieu d’intervenir.
[104] Il reste à déterminer si la Cour fédérale a erré dans l’octroi des dépens.
F. La Cour fédérale a-t-elle erré dans l’octroi des dépens?
[105] La Cour fédérale a ordonné le versement d’une somme de 6 000 $ à M. Thibodeau à titre de dépens, incluant « les déboursés et des honoraires modestes en faveur de M. Thibodeau »
(Décision au para. 104). L’AAISJ demande à notre Cour de soustraire un montant de 1 864,77 $ des dépens, ce montant correspondant au coût d’un billet d’avion aller-retour à St. John’s ainsi que deux nuits à l’hôtel. Ces coûts ont été engagés, car M. Thibodeau a lui-même effectué la signification de l’avis de demande.
[106] L’attribution des dépens relève du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance. Celle-ci ne peut être annulée en appel que si le juge « a commis une erreur de principe ou si cette attribution est nettement erronée »
(Hamilton c. Open Window Bakery Ltd., 2004 CSC 9, [2004] 1 R.C.S. 303 au para. 27; voir aussi Canada c. Martin, 2015 CAF 95 au para. 13; Tazehkand c. Banque du Canada, 2023 CAF 208 au para. 92).
[107] Or, bien que M. Thibodeau aurait pu se prévaloir des services d’un huissier pour faire la signification de l’avis de demande à St. John’s, il reste qu’au regard de toutes les circonstances entourant la présente affaire, notamment le fait que M. Thibodeau ait demandé à plusieurs reprises à l’AAISJ de lui donner l’adresse pour la signification sans que cette dernière ne lui réponde (Dossier d’appel à la p. 1276) et de la centaine d’heures qu’il a investie dans ce dossier (Dossier d’appel aux pp. 1252 et 1253), la Cour fédérale n’a pas erré dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en lui allouant un montant de 6 000$ à titre de dépens. Il n’y a pas lieu pour notre Cour d’intervenir à cet égard non plus.
IX. CONCLUSION
[108] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens en faveur de M. Thibodeau.
« Richard Boivin »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
LeBlanc j.c.a. »
|
LA JUGE GOYETTE (motifs dissidents en partie)
[109] Je suis d’accord avec mon collègue, sauf en ce qui a trait à deux éléments. À mon avis, les administrations aéroportuaires ne sont pas assujetties à la « règle du siège »
. De plus, j’estime qu’une précision s’impose quant à l’analyse de l’article 23 de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e supp.) (LLO).
[110] Il n’y a aucun doute que la LLO doit recevoir une interprétation généreuse afin de favoriser le maintien et l’épanouissement des collectivités de langues officielles : R. c. Beaulac, [1999] 1 RCS 768 au para. 25; Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67 (Thibodeau 2014) au para. 112. Toutefois, les administrations aéroportuaires ne sont assujetties à la LLO que dans la mesure où le paragraphe 4(1) de la Loi relative aux cessions d’aéroports, L.C. 1992, c. 5 (Loi sur les cessions) les y assujettit. Dans le cas présent, il faut donc se demander lesquelles des obligations de la LLO ce paragraphe impose aux administrations aéroportuaires. Plus précisément, leur impose-t-il les obligations du siège? Pour répondre à cette question, il faut appliquer la « bonne méthode d’interprétation des lois »
et examiner le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions : Thibodeau 2014 au para. 112; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27 au para. 21.
I. Le texte
[111] Pour fins de commodité, je reproduis à nouveau le texte du paragraphe 4(1) :
[112] Le paragraphe 4(1) est constitué d’une seule phrase qui contient trois membres. Le premier membre (en jaune) prévoit que, dès la cession d’un aéroport à une administration aéroportuaire, la partie IV de la LLO s’applique à cette administration. Crucialement, le deuxième membre (en vert) précise que l’application de la partie IV ne vaut que « pour ce qui est de l’aéroport »
. Le dernier membre (en bleu) précise que la partie IV s’applique à l’administration comme s’il s’agissait d’une institution fédérale et que l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution, à l’exclusion de son siège.
[113] Ainsi, le texte du paragraphe 4(1) révèle que l’assimilation des administrations aéroportuaires aux institutions fédérales n’est pas totale : elle ne vaut que « pour ce qui est de l’aéroport »
. De plus, l’aéroport est considéré comme un bureau. Autrement dit, selon le texte du paragraphe 4(1), l’administration aéroportuaire n’est assimilée à une institution fédérale que pour ce qui est de l’aéroport, et non pas pour ce qui est de son siège. En effet, le paragraphe 4(1) ne fait référence à la notion du siège que pour l’écarter. Cela ne signifie pas que l’administration aéroportuaire est dépourvue de siège. Plutôt, cela signifie que l’administration aéroportuaire n’est pas assimilée à une institution fédérale en ce qui a trait à son siège.
[114] Il s’ensuit que la Partie IV de la LLO s’applique à l’administration aéroportuaire lorsque celle-ci rend des services ou émet des communications en lien avec l’aéroport. Si l’administration aéroportuaire est responsable de plus d’un aéroport, par exemple Aéroport A et Aéroport B, les services que l’administration rend ou les communications qu’elle émet en lien avec l’Aéroport A devront être bilingues selon l’application des critères de demande importante de l’article 22 ou de l’article 23. Le même test devra être appliqué aux services que l’administration aéroportuaire rend ou aux communications qu’elle émet en lien avec l’Aéroport B. La portée des obligations pourra donc varier selon l’aéroport concerné.
[115] Aux paragraphes 49 et 57 de ses motifs, mon collègue reconnaît que le législateur distingue l’administration aéroportuaire de l’aéroport et que seul l’aéroport est assimilé à un bureau pour les fins des obligations qu’impose la LLO. Il en déduit que l’administration aéroportuaire, elle, est soumise aux obligations du siège.
[116] Avec égard, cette interprétation fait fi du membre « pour ce qui est de l’aéroport [in relation to the airport] »
. Si le législateur avait voulu que les obligations du siège s’appliquent aux administrations aéroportuaires, il n’aurait pas eu besoin du membre « pour ce qui est de l’aéroport »
. Sans ce membre, le paragraphe 4(1) se lirait « À la date de cession […] à une administration aéroportuaire désignée, […] la Loi sur les langues officielles [s’applique] à cette administration […] au même titre que s’il s’agissait d’une institution fédérale, et l’aéroport est assimilé aux bureaux de cette institution, à l’exclusion de son siège […] »
. Ainsi rédigé, le paragraphe 4(1) indiquerait clairement que tant les obligations du bureau que celles du siège s’appliquent à l’administration aéroportuaire et que l’aéroport est considéré être un bureau. Or, ce n’est pas ainsi que le paragraphe 4(1) est rédigé.
[117] L’emploi du membre « pour ce qui est de l’aéroport »
ne se voulait pas tautologique : il sert à exprimer qu’une administration aéroportuaire n’est pas assimilée à une institution fédérale en ce qui a trait à son siège. Conclure autrement, en faisant abstraction du membre « pour ce qui est de l’aéroport »
, irait à l’encontre de la présomption selon laquelle le législateur ne parle pas pour ne rien dire (aussi appelée le principe de l’effet utile de la loi) : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42 au para. 37; Municipalité de Saint-Joseph-du-Lac c. Séguin, 2023 QCCA 950 au para. 35. Je suis d’avis que l’interprétation que mon collège prête au paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions mène précisément à ce résultat.
II. Le contexte
[118] Le contexte renforce la conclusion selon laquelle les obligations du siège ne s’appliquent pas aux administrations aéroportuaires.
[119] L’analyse du contexte législatif exige que l’on tienne compte de toute loi ou disposition législative traitant du même sujet que la disposition en question : Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd (LexisNexis Canada, 2022) à §13.04 [1]. Comme l’explique la Cour suprême : « selon le principe de la présomption de cohérence des lois qui portent sur des sujets analogues, l’interprète doit chercher l’harmonisation entre ces lois »
: Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 RCS 1015 au para. 61.
[120] Plusieurs dispositions législatives portent sur des sujets analogues à celui du paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions, à savoir l’imposition des obligations de la LLO à des institutions qui ne sont pas des institutions fédérales. Je reproduis ces dispositions :
10 (1) La Loi sur les langues officielles s’applique à la Société.
Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, L.R.C. (1985), ch. 35 (4e supp.), art. 10(1).
96 La Loi sur les langues officielles s’applique à la société comme si elle était une institution fédérale.
Loi sur la commercialisation des services de navigation aérienne civile, L.C. 1996, ch. 20, art. 96.
15 La Loi sur les langues officielles continue de s’appliquer au CN comme s’il était encore une institution fédérale au sens de celle-ci.
Loi sur la commercialisation du CN, L.C. 1995, ch. 24, art. 15.
54 La Loi sur les langues officielles s’applique à l’administration portuaire à titre d’institution fédérale au sens de cette loi.
Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10, art. 54.
9 (1) Les clauses modificatrices des statuts de Petro-Canada comportent obligatoirement :
[…]
e) des dispositions obligeant Petro-Canada à garantir au public le droit de communiquer avec son siège social et d’en recevoir les services dans l’une ou l’autre des langues officielles, cette obligation valant également pour tous autres lieux où soit Petro-Canada soit une de ses filiales à cent pour cent offre des services, ainsi que pour le siège social de cette dernière, lorsque Petro-Canada estime que l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante eu égard au public à servir et aux lieux;
[Je souligne et met en gras.]
Loi sur la participation publique au capital de Petro-Canada, L.C. 1991, ch. 10, art. 9(1)e).
[121] Le libellé de ces dispositions démontre que si l’intention du législateur était d’imposer toutes les obligations de la LLO aux administrations aéroportuaires, incluant celles du siège, il l’aurait fait en utilisant un langage différent de celui utilisé au paragraphe 4(1). Pour le moins, la lecture de ces dispositions rend évidente la conclusion selon laquelle le membre « pour ce qui est de l’aéroport »
, au paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions, sert à limiter la portée des obligations linguistiques incombant aux administrations aéroportuaires.
III. L’objet
[122] L’objet du paragraphe 4(1) renforce les conclusions textuelle et contextuelle.
[123] La Loi sur les cessions a été adoptée dans le cadre de la cession d’aéroports à des institutions privées. L’objet de cette cession était de « permettre aux aéroports de mieux servir les intérêts de leur communauté, d’améliorer le potentiel de développement économique régional et de permettre au réseau national d’aéroports de fonctionner d’une façon plus commerciale et plus efficace sur le plan économique »
: Edmonton Regional Airports Authority c. Alta Flights (Charters) Inc., 2003 ABQB 791 au para. 38, citant Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85 (Loi relative aux cessions d’aéroports), 34-2, nº 1 (4 mars 1991) à la p 11 (L’hon Doug Lewis, ministre des Transports); Greater Toronto Airports Authority c. International Lease Finance Corp., 2004 CanLII 32169 (ON CA) au para. 40, inf pour d’autres motifs par 2006 CSC 24 [Canada 3000], citant Débats de la Chambre des communes, 34-3, nº 1 (3 juin 1991) à la p 942 (M. Richardson, secrétaire parlementaire du ministre des Transports); voir aussi Débats de la Chambre des communes, 34-2, n º 11 (7 novembre 1990) à la p 15262 (L’hon Doug Lewis, ministre des Transports); Débats du Sénat, 34-3, nº 1 (13 juin 1991) à la p 188 (L’hon Normand Grimard).
[124] Quant à l’objet de la Loi sur les cessions, son préambule prévoit qu’elle « règle certaines questions soulevées par les cessions d’aéroports »
. À cette fin, les onze articles de la Loi sur les cessions assurent que certaines règles applicables aux aéroports opérés par le gouvernement fédéral — telles certaines règles concernant les langues officielles, les prestations de retraite, l’exonération d’impôt, et la saisie d’aéronefs — s’appliquent aux administrations aéroportuaires.
[125] Cette description de l’objet de la Loi sur les cessions, bien qu’éclairante, ne suffit pas à déterminer si le paragraphe 4(1) impose aux administrations aéroportuaires les obligations incombant au siège en vertu de l’article 22 de la LLO. Cette détermination nécessite une analyse plus approfondie de l’intention du législateur.
A. Résultats incongrus
[126] L’examen des conséquences d’une interprétation aide les tribunaux à déterminer la signification réelle recherchée par le législateur. Ainsi, « [c]omme l’on peut présumer que le législateur ne cherche pas à créer par ses lois des résultats injustes ou inéquitables, il faut adopter les interprétations judiciaires qui permettent d’éviter [des résultats absurdes] »
: Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 RCS 1031 au para. 65.
[127] En l’espèce, l’interprétation selon laquelle le paragraphe 4(1) impose les obligations du siège crée des résultats incongrus si elle est appliquée aux administrations aéroportuaires de petits aéroports qui ne remplissent pas le critère de la demande importante. Prenons l’exemple d’un aéroport régional qui ne remplit pas ce critère tant pour les fins de l’article 22 (p. ex. région métropolitaine comptant moins de 5 000 personnes de langue minoritaire) que pour celles de l’article 23 (p. ex. moins d’un million de passagers à l’aéroport par année) : voir paragraphe 38 ci-dessus résumant les règles du critère de la demande importante.
[128] Selon l’interprétation de la Cour fédérale partagée par mon collègue, l’administration de cet aéroport, en tant qu’administration assujettie aux obligations du siège, aurait l’obligation de publier toute information sur son site ou ses médias sociaux dans les deux langues sans égard à la demande provenant du public ou des voyageurs, alors que ses communications sur les lieux de l’aéroport ne seraient pas assujetties à cette obligation de bilinguisme : Thibodeau c. Administration de l’aéroport international de St. John’s, 2022 CF 563 [Décision CF] au para. 42. Ainsi, les communications de l’administration sur internet telles les offres d’emploi, les appels d’offre aux fournisseurs, et les messages de félicitations à l’équipe locale de hockey pour sa victoire lors d’un récent tournoi devraient être affichées dans les deux langues officielles et ce, même en l’absence de demande importante pour une des deux langues : Décision CF aux para. 52, 57, 59. Par contre, cette absence de demande importante ferait en sorte que l’administration n’aurait aucune obligation de bilinguisme en ce qui a trait à la signalisation sur les lieux de l’aéroport.
[129] À mon avis, le législateur ne peut avoir voulu un tel résultat incongru. Il faut donc interpréter le paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions de manière à éviter ce résultat.
B. Les objectifs recherchés par le législateur
[130] Il n’y a aucun doute que l’intention du législateur en adoptant le paragraphe 4(1) de la Loi sur les cessions était de faire en sorte que les administrations aéroportuaires continuent à fournir au public des services bilingues dans les aéroports : Débats du Sénat, 34-3, n º 1 (5 décembre 1991) à la p 711 (L’hon Jean-Maurice Simard); Débats de la Chambre des communes, 34-2, n º 11 (7 novembre 1990) à la p 15263 (L’hon Doug Lewis, ministre des Transports); Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15 (Loi relative aux cessions d’aéroports), 34-3, nº 4 (27 novembre 1991) aux pp 20–23 (L’hon Shirley Martin, ministre d’État (Transports)); Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº 1 (4 mars 1991) à la p 12 (L’hon Doug Lewis, ministre des Transports). Or, interpréter le paragraphe 4(1) comme n’imposant pas aux administrations aéroportuaires les obligations du siège n’affecte en rien le droit du public à des communications et services bilingues dans les aéroports dans la mesure où il y a une demande importante pour ces services et communications.
[131] Par ailleurs, en interprétant une loi, on ne peut s’attarder à un seul objectif au détriment des autres : McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au para. 60. Il en est ainsi parce que « les objectifs premiers d’une loi que vise le législateur ne le sont presque jamais de façon absolue ou résolue; diverses politiques ou divers principes secondaires sont inévitablement inclus de telle sorte que la poursuite des objectifs premiers s’en voit nuancée ou modifiée »
: Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 6e éd (LexisNexis Canada, 2014) à la p 271 cité dans R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51 au para. 30. Or, dans le cas présent, la prise en compte de tous les buts ou objectifs recherchés par le législateur par l’adoption de la Loi sur les cessions et de son paragraphe 4(1) mène à la conclusion que le législateur ne cherchait pas à imposer les obligations du siège aux administrations aéroportuaires. Plutôt, le législateur souhaitait favoriser la viabilité financière des administrations aéroportuaires et leur imposer des obligations linguistiques adaptées à leur réalité.
(1) Favoriser la viabilité financière
[132] Un des objectifs poursuivis par la Loi sur les cessions est que les administrations aéroportuaires soient financièrement autonomes et viables : Canada 3000 au para. 38. Le gouvernement poursuivait cet objectif pour que:
les administrations aéroportuaires puissent lui payer un loyer, et ainsi réduire la dette publique et subventionner les aéroports déficitaires non privatisés : Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 3 (21 novembre 1991) aux pp 8–9 (M. Farquhar, directeur exécutif adjoint, Groupe de travail sur la cession des aéroports, Transports Canada), nº 4 (27 novembre 1991) à la p 12 (M. Farquhar), 15 (M. Farquhar); Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº1 (4 mars 1991) à la p 35 (M. Barbeau, ministère des Transports, sous-ministre adjoint, Groupe des aéroports); Débats de la Chambre des communes, 34-2, nº 11 (19 novembre 1990) à la p 15426 (M. Comuzzi, député de Thunder Bay—Nipigon);
les administrations aéroportuaires puissent investir dans leurs immobilisations : Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 3 (21 novembre 1991) à la p 12 (M. Auger, président et chef de la direction, Aéroports de Montréal); Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº 2 (5 mars 1991) à la p 39 (M. Johnson, président, Administration de l’aéroport international de Vancouver); et pour que
la viabilité financière des aéroports cédés profite à leurs communautés : Débats de la Chambre des communes, 34-2, n º 11 (7 novembre 1990) aux pp 15262–15263 (L’hon Doug Lewis, ministre des Transports), (19 novembre 1990) aux pp 15412 (M. Reid, député de St. John’s-Est), 15424 (Mr. Comuzzi, député de Thunder Bay—Nipigon); Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 3 (21 novembre 1991) à la p 18 (L’hon Finlay MacDonald, président), nº 4 (27 novembre 1991) à la p 13 (L’hon Shirley Martin, ministre d’État (Transports)); Débats du Sénat, 34-3, nº 1 (13 juin 1991) aux pp 188, 190 (L’hon Normand Grimard).
(2) Limiter le fardeau administratif
[133] En parallèle, le gouvernement voulait limiter le fardeau administratif des administrations aéroportuaires sachant qu’un tel fardeau est coûteux et que ces administrations sont des organisations privées à but non lucratif, lesquelles doivent concurrencer des administrations aéroportuaires privées non assujetties à la LLO : Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº 2, (5 mars 1991) à la p 41 (MM. Auger, président et chef de la direction, Aéroports de Montréal; Earle, président du Conseil, Aéroports de Montréal; Sobeski, député de Cambridge; et Johnson, président, Administration de l’aéroport international de Vancouver), nº 3 (7 mars 1991) à la p 24 (M. Belsher, député de Fraser Valley-Est), nº 5 (13 mars 1991) à la p 16 (M. Langlois, député de Manicouagan); Débats du Sénat, 34-3, n º 1 (13 juin 1991) aux pp 190–191 (L’hon Normand Grimard), (4 décembre 1991) aux pp 682–683 (L’hon Normand Grimard), n º 2 (18 mars 1992) à la p 1089 (L’hon Normand Grimard); Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 3 (21 novembre 1991) aux pp 11–12, 38 (M. Auger), nº 4 (27 novembre 1997) aux pp 9–10 (L’hon Shirley Martin, ministre d’État (Transports)).
(3) Ne pas imposer la totalité de la LLO
[134] Dans le but d’atteindre les objectifs précités, le législateur a fait le choix de ne pas imposer la totalité des obligations de la LLO aux administrations aéroportuaires, et ce, malgré les critiques qui lui ont été faites : Débats du Sénat, 34-3, nº 1 (13 juin 1991) aux pp 190–191 (L’hon Normand Grimard), (4 décembre 1991) à la p 683 (L’hon Normand Grimard), n º 2 (18 mars 1992) à la p 1089 (L’hon Normand Grimard); Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 4 (27 novembre 1991) à la p 9 (L’hon Shirley Martin, ministre d’État (Transports)); voir les critiques suivantes : Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 4 (27 novembre 1991) aux pp 19–22, 26 (L’hon Gildas Molgat), 22–23 (L’hon Keith Davey), 23 (L’hon Peter Stollery), 28 (L’hon Eymard Corbin); Débats de la Chambre des communes, 34-2, n º 11 (7 novembre 1990) aux pp 15270– 71 (M. Marchi, député de York-Ouest), (19 novembre 1990) à la p 15430 (Mme Catterall, député de Ottawa-Ouest); Débats de la Chambre des communes, 34-3, n º 1 (3 juin 1991) aux pp 951 (M. Angus, député de Thunder Bay-Atikokan), 953 (M. Allmand, député de Notre-Dame-de-Grâce), 959 (M. Keyes, député de Hamilton Ouest), 993 (M. Kilger, député de Stormont-Dundas); Débats du Sénat, 34-3, n º 1 (9 décembre 1991) aux pp 724–725 (L’hon Eymard Corbin).
[135] Le législateur a aussi refusé d’acquiescer à la demande du Commissaire des langues officielles d’appliquer l’ensemble de la LLO aux administrations aéroportuaires comme c’est le cas pour Air Canada au motif qu’« [Air Canada] est une entité nationale unique alors que les administrations aéroportuaires sont des entités locales multiples »
: Débats du Sénat, 34-3, n º 1 (4 décembre 1991) aux pp 682, 684 (L’hon Normand Grimard); Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº 3 (7 mars 1991) à la p 6 (M. D’Iberville Fortier, Commissaire aux langues officielles); voir également Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Transports et des Communications, Projet de loi C-15, 34-3, nº 4 (27 novembre 1991) aux pp 19–20 (L’hon Shirley Martin, ministre d’État (Transports)), nº 3 (21 novembre 1991) aux pp 50–51 (L’hon Normand Grimard). Ce raisonnement, appliqué dans le contexte du siège social, est révélateur pour la présente affaire. Tout comme l’est Air Canada, Transports Canada, qui opérait auparavant les aéroports cédés et qui est assujetti aux obligations du siège, est une entité nationale unique. À l’opposé, les administrations aéroportuaires ne sont pas uniques et n’ont pas une portée nationale. Il serait donc contraire à l’intention du législateur de conclure que le paragraphe 4(1) leur impose les obligations du siège.
(4) Ne pas imposer les obligations du siège
[136] D’ailleurs, même s’il n’y est nulle part discuté explicitement de l’imposition des obligations du siège aux administrations aéroportuaires, les débats qui ont entouré l’adoption de la Loi sur les cessions portent à croire que des députés et représentants d’administrations aéroportuaires ont compris que le paragraphe 4(1) n’imposait pas cette obligation. Par exemple, lorsqu’interrogé sur comment les administrations aéroportuaires allaient s’assurer d’être financièrement viables, le directeur de l’Administration des aéroports régionaux d’Edmonton a répondu que cela résulterait du fait que cette administration n’aurait pas à consacrer une « énorme quantité d’argent […] à l’administration du bureau central »
: Chambre des Communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet C-85, 34-2, nº 2 (5 mars 1991) à la p 20 (M. Hansen). Dans la même veine, lors des débats, le chef de l’opposition a constaté que « [l’]administration centrale fonctionnera dans une seule langue, car la loi l’exclut […] Elle n’est pas soumise de la même façon à la Loi sur les langues officielles »
: Débats de la Chambre des communes, 34-2, n º 11 (7 novembre 1990) à la p 15281 (M. Gauthier, député de Ottawa-Vanier).
(5) Conclusion sur l’objet
[137] Privilégiant une interprétation qui évite les résultats incongrus, et considérant les objectifs poursuivis par le législateur avec l’adoption de la Loi sur les cessions et de son paragraphe 4(1), une seule conclusion s’impose : cette disposition n’impose pas aux administrations aéroportuaires les obligations du siège.
IV. Commentaire sur l’interprétation de l’article 23 de la LLO
[138] Avant de conclure, j’ajoute un commentaire sur l’interprétation de l’article 23 de la LLO. Ce commentaire n’altère pas la conclusion de violation de l’article 23 en l’espèce, mais répond à une préoccupation soulevée par un des intervenants, le Conseil des aéroports du Canada.
[139] Je suis d’accord avec mon collègue qu’il y a lieu de confirmer l’interprétation retenue par la Cour fédérale selon laquelle les communications et services aux voyageurs prévus à l’article 23 sont ceux dont les « destinataires ou bénéficiaires sont en totalité ou en partie importante des voyageurs »
: Décision CF aux para. 49, 52 et paragraphes 68-69 ci-dessus. Par contre, cela ne signifie pas que les communications en ligne sur un site web ou dans les médias sociaux satisfont ce test dès lors qu’elles « s’adressent à un public qui inclut des voyageurs »
tel que le laisse entendre la Cour fédérale: Décision CF au para. 50. Ce passage brouille l’interprétation de l’article 23 en contredisant le test de « totalité ou partie importante »,
et en éliminant la distinction entre les voyageurs et le grand public. En effet, pratiquement tout le contenu qu’une administration aéroportuaire affiche en ligne sera vu par un public qui inclut des voyageurs. Par exemple, les offres d’emploi, les offres de publicité, et les messages à la communauté locale – telles les félicitations à l’équipe de hockey victorieuse – qu’une administration aéroportuaire publie en ligne sont à la vue de tous. Même si ce public inclut des voyageurs, cela ne fait pas de ces publications des communications destinées ou bénéficiant en totalité ou en partie importante à des voyageurs.
V. Conclusions et dispositif proposé
[140] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’Administration de l’aéroport international de St. John’s n’a commis aucune violation de l’article 22 de la LLO puisque les obligations du siège ne lui incombent pas, et que le critère de la demande importante n’est pas satisfait pour les fins de l’article 22. Étant donné mon accord avec mon collègue sur les autres questions en litige, j’accueillerais l’appel en partie. Ainsi, j’infirmerais le jugement rendu par la Cour fédérale en ce qui a trait à la violation de l’article 22 et confirmerais le reste du jugement. Enfin, je n’imposerais pas de dépens vu ce résultat partagé.
« Nathalie Goyette »
j.c.a.
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-114-22 |
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INTITULÉ :
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ADMINISTRATION DE L’AÉROPORT INTERNATIONAL DE ST. JOHN’S c. MICHEL THIBODEAU ET COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA et CONSEIL DES AÉROPORTS DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa, Ontario |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 11 avril 2024 |
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MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LE JUGE BOIVIN |
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Y a SOUSCRIT :
|
LE JUGE LEBLANC |
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MOTIFS DISSIDENTS :
|
LA JUGE GOYETTE |
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 25 novembre 2024 |
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COMPARUTIONS :
Michael Shortt |
Pour l’appelante |
Nicolas M. Rouleau |
Pour l’intimé |
Isabelle Hardy Élie Ducharme |
Pour l’intervenant COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA |
Guy J. Pratte Patrick Plante Julien Boudreault |
Pour l’intervenant CONSEIL DES AÉROPORTS DU CANADA |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Fasken Martineau Dumoulin LLP Montréal (Québec) |
Pour l'appelante |
Nicolas M. Rouleau
Professional Corporation / Société Professionnelle
Toronto (Ontario)
|
Pour l'intimé |
Commissaire aux langues officielles du Canada Gatineau (Québec) |
Pour l'intervenant COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES DU CANADA |
Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.
Montréal (Québec)
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Pour l'intervenant CONSEIL DES AÉROPORTS DU CANADA |