Date : 20241106
Dossier : A-184-23
Référence : 2024 CAF 182
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM:
|
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
|
|
ENTRE : |
|
|
POWER WORKERS' UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART et THOMAS SHIELDS
|
|
|
appelants |
|
|
et |
|
|
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D'ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK et LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS |
|
|
intimés |
|
|
Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2024.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LEBLANC |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE BOIVIN |
Date : 20241106
Dossier : A-184-23
Référence : 2024 CAF 182
CORAM:
|
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY
LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
|
||
|
ENTRE : |
|
|
|
POWER WORKERS' UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART et THOMAS SHIELDS
|
|
|
|
appelants |
|
|
|
et |
|
|
|
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D'ÉNERGIE DU NOUVEAU-BRUNSWICK et LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS |
|
|
|
intimés |
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LEBLANC
I. Introduction
[1] Il s'agit de l'appel de la décision rendue le 6 juin 2023 par le juge Diner de la Cour fédérale (le Juge) dans l’affaire Power Workers' Union c. Canada (Procureur général), 2023 CF 793 (la Décision). Le Juge devait décider de la validité des tests préalables à l'affectation et des tests aléatoires obligatoires de dépistage d'alcool et de drogue imposés par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (la Commission) comme condition du permis attribué aux personnes autorisées à exploiter des installations nucléaires à sécurité élevée - ou de catégorie I (les Titulaires de permis I).
[2] Les exigences de tests préalables à l'affectation et de tests aléatoires de dépistage d'alcool et de drogue (les Exigences contestées) s'appliquent aux travailleurs qui ont à ces installations — et aux personnes qui ont demandé avec succès d'y avoir — ce qu'on appelle des « postes essentiels sur le plan de la sûreté »
. Il s'agit des employés dont les décisions et les actes ont l'incidence la plus directe et immédiate sur la sûreté et la sécurité aux installations de catégorie I. Aux époques pertinentes, moins de 10 % des travailleurs aux installations nucléaires avaient des postes essentiels sur le plan de la sûreté (Décision au para. 16).
[3] Les appelants - six travailleurs visés par les Exigences contestées et leurs syndicats - ont soutenu devant le Juge que les Exigences contestées violaient leurs droits protégés par les articles 7, 8 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, soit l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) (la Charte), et que ces violations n’étaient pas justifiées aux termes de l'article premier de la Charte. Ils affirmaient, de façon subsidiaire, que la décision de la Commission d'adopter et de mettre en place les Exigences contestées à l'égard des Titulaires de permis I était déraisonnable selon les principes du droit administratif.
[4] Le recours des appelants, entrepris sous forme d’une demande de contrôle judiciaire, visait le Procureur général du Canada (le Procureur général). Il visait également les trois principaux détenteurs de permis au Canada (les Titulaires intimés). Tous les intimés (les Intimés) ont fait valoir que les Exigences contestées étaient valides.
[5] Le Juge a rejeté toutes les prétentions des appelants. Les appelants demandent à cette Cour d'infirmer sa décision. Après avoir examiné avec soin les observations des parties et le droit pertinent, j'estime qu'il convient de rejeter l'appel.
II. Le contexte
[6] On peut résumer ainsi les éléments qui constituent la toile de fond des questions dont nous sommes saisis.
A. Le cadre législatif pertinent
[7] La Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, L.C. 1997, ch. 9 (la Loi), et ses règlements d'application régissent la sûreté nucléaire au Canada. L'article 3 de la Loi énonce son double objet :
la limitation des risques liés au développement, à la production et à l'utilisation de l'énergie nucléaire, ainsi qu'à la production, la possession et l'utilisation des substances nucléaires, de l'équipement réglementé et des renseignements réglementés, tant pour la préservation de la santé et de la sécurité des personnes et la protection de l'environnement que pour le maintien de la sécurité nationale; et
la mise en œuvre au Canada des mesures de contrôle international du développement, de la production et de l'utilisation de l'énergie nucléaire que le Canada s'est engagé à respecter, notamment celles qui portent sur la non‑prolifération des armes nucléaires et engins explosifs nucléaires.
[8] L'article 8 de la Loi constitue la Commission. Celle-ci a une double fonction réglementaire et décisionnelle. Conformément à l'objet de la Loi, la Commission a pour mission de réglementer le développement, la production et l'utilisation de l'énergie nucléaire ainsi que la production, la possession et l'utilisation des substances nucléaires et de l'équipement réglementé afin que : a) le niveau de risque inhérent à ces activités pour la santé et la sécurité des personnes, pour l'environnement et pour la sécurité nationale demeure « acceptable »
; b) ces activités soient exercées en conformité avec les mesures de contrôle et les obligations internationales que le Canada a assumées (alinéa 9a)).
[9] La Commission est l'unique organisme de réglementation nucléaire au Canada. Elle peut délivrer un permis à quiconque souhaite exercer une activité réglementée qui serait par ailleurs interdite. Elle peut notamment délivrer, renouveler, suspendre en tout ou en partie, modifier, révoquer ou remplacer une licence ou un permis ou en autoriser le transfert (articles 24-26). Elle peut également assortir les licences et les permis « des conditions que la Commission estime nécessaires à l'application de la [...] loi »
(alinéa 24(5)).
[10] La Commission a également un pouvoir réglementaire assez vaste, quoiqu'uniquement avec l'agrément du gouverneur en conseil (paragraphe 44(1)). Elle peut notamment, par règlement, régir la préservation de la santé et de la sécurité des personnes et la protection de l'environnement contre les dangers liés aux activités réglementées (alinéa 44(1)f)) et régir les conditions de compétence et de formation des travailleurs du secteur nucléaire (alinéa 44(1)k)).
[11] La Commission a pris un nombre considérable de règlements qui portent sur des sujets allant de la sûreté nucléaire en général (Règlement général sur la sûreté et la réglementation nucléaires, D.O.R.S./2000‑202), la radioprotection (Règlement sur la radioprotection, D.O.R.S./2000‑203), et l'emballage et le transport des substances nucléaires (Règlement sur l'emballage et le transport des substances nucléaires (2015), D.O.R.S./2015‑145) au classement des installations nucléaires (Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I, D.O.R.S./2000‑204, et Règlement sur les installations nucléaires et l'équipement réglementé de catégorie II, D.O.R.S./2000‑205).
[12] Le Règlement général sur la sûreté et la réglementation nucléaires (le Règlement général) établit plus précisément le cadre général pour l'émission, le renouvellement, la modification, l'abandon, la révocation et le remplacement d'un permis (articles 3-6), et énonce les cas dans lesquels la Commission peut, de sa propre initiative, renouveler, suspendre, modifier, révoquer ou remplacer un permis (article 8), notamment lorsque « le titulaire de permis ne s'est pas conformé à la Loi, à ses règlements ou au permis »
(alinéa 8(2)c)).
[13] Le Règlement général énonce également les obligations des détenteurs de permis, notamment de prendre « toutes les précautions raisonnables pour protéger l'environnement, préserver la santé et la sécurité des personnes et maintenir la sécurité des installations nucléaires et des substances nucléaires »
(alinéa 12(1)c)). De même, il oblige les travailleurs à se conformer « aux mesures prévues par le titulaire de permis pour protéger l'environnement [et] préserver la santé et la sécurité des personnes »
(paragraphe 17b)).
[14] En ce qui concerne les installations nucléaires de catégorie I en particulier, le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I (le Règlement sur la catégorie I) dispose que la demande de permis visant une telle installation comprend, outre les renseignements exigés au Règlement général, les renseignements sur « le programme de performance humaine proposé pour l'activité visée, y compris les mesures qui seront prises pour assurer l'aptitude au travail des travailleurs »
(alinéa 3d.1)).
[15] Aucune partie au présent appel ne conteste que l'industrie nucléaire canadienne est fortement réglementée.
B. Les exigences relatives aux tests préalables à l'affectation et aux tests aléatoires de dépistage d'alcool et de drogue
[16] Les exigences relatives aux tests préalables à l'affectation et aux tests aléatoires de dépistage d'alcool et de drogue se trouvent dans ce qu'on appelle un « document d'application de la réglementation »
. Celui en cause en l'espèce est le document 2.2.4, Aptitude au travail, tome 2 : Gérer la consommation d'alcool et de drogues, version 3 (le document 2.2.4). Il établit les exigences et donne des lignes directrices pour s'assurer de l'aptitude au travail des travailleurs qui ont aux installations de catégorie I — et des personnes qui ont demandé avec succès d'y avoir — des « postes essentiels sur le plan de la sûreté »
. Le document 2.2.4 fait partie de la série de documents d'application de la réglementation portant sur la « gestion de la performance humaine »
. Selon la Commission, le document 2.2.4 est un [TRADUCTION] « élément essentiel contribuant à la sécurité et à la sûreté des installations nucléaires »
(Dossier d'appel, à la p. 4321, Affidavit de Lynda Hunter au para. 34 (l'Affidavit de Mme Hunter)).
[17] Le document 2.2.4 dispose notamment que les Titulaires de permis I doivent mettre en place cinq formes de dépistage d'alcool et de drogue : les tests préalables à l'affectation (section 5.1), les tests pour des motifs raisonnables (section 5.2), les tests à la suite d'un incident (section 5.3), les tests de suivis (section 5.4) et les tests aléatoires (section 5.5). Il décrit également un certain nombre de processus de dépistage d'alcool et de drogue et de seuils de résultats et prescrit ce qu'il faut faire si un travailleur qui a un poste essentiel à la sûreté échoue un test de dépistage d'alcool ou de drogue (section 6).
[18] Il faut souligner que les appelants ne contestent pas la validité de l'ensemble du document 2.2.4. Ils ne contestent que les obligations des Titulaires de permis I en ce qui a trait aux tests préalables à l'affectation (section 5.1) et aux tests aléatoires (section 5.5). Voici le texte de ces dispositions :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
[19] Les documents d'application de la réglementation ne sont pas des règlements au sens propre, comme le sont les règlements pris en application du paragraphe 44(1) de la Loi. Selon la preuve de la Commission, les documents d'application de la réglementation [TRADUCTION] « expliquent aux détenteurs de permis et aux demandeurs de permis ce qu'ils doivent faire pour satisfaire aux exigences de la Loi et de ses règlements »
. Ils comprennent à la fois des obligations et des lignes directrices. Ils sont [TRADUCTION] « habituellement mis en place à la suite d’un long processus de consultation, et la Commission les utilise souvent pour établir des normes et des exigences applicables à divers secteurs de l'industrie nucléaire »
(Affidavit de Mme Hunter aux paras. 27-30).
[20] Les documents d'application de la réglementation qui font partie d'un permis sont ceux auxquels on renvoie dans le « fondement d'autorisation »
, un document qui [TRADUCTION] « établit les limites des activités nucléaires réglementées d'un détenteur de permis et établit les critères selon lesquels la Commission évalue si le titulaire respecte les exigences de son permis »
(Affidavit de Mme Hunter au para. 22).
[21] La Commission se sert du « fondement d'autorisation »
et donc des documents d'application de la réglementation auxquels il renvoie pour lui permettre de [TRADUCTION] « réglementer l'industrie nucléaire d'une façon souple qui peut s'adapter aux découvertes scientifiques, à l'expérience acquise et aux obligations internationales qui peuvent changer »
(Affidavit de Mme Hunter au para. 24).
[22] Le document 2.2.4 fait partie du « fondement d'autorisation »
des permis des Titulaires de permis.
[23] Je souligne que les Exigences contestées n'ont pas encore été mises en place en raison d'une ordonnance de sursis rendue d'abord par la Cour fédérale (Power Workers Union v. Canada (Attorney General), 2022 FC 73), puis par notre Cour (Power Workers' Union c. Procureur général, 2023 CAF 215), jusqu'au règlement définitif de l'appel.
III. La Décision
[24] Après avoir exposé le contexte de l'affaire et discuté de ce qui a mené à l’adoption du document 2.2.4, le Juge s'est penché sur la constitutionnalité des Exigences contestées et sur leur validité du point de vue du droit administratif. Il a utilisé le critère de la décision correcte pour la première question et celui de la décision raisonnable pour la seconde question.
A. Les prétentions fondées sur la Charte
[25] Le Juge a conclu que les Exigences contestées ne violaient pas les articles 7, 8 et 15 de la Charte. Sa conclusion était fondée en grande partie sur le « contexte unique »
de l'industrie nucléaire hautement réglementée, où « la sûreté est la priorité la plus importante »
, puisqu'un « incident nucléaire peut avoir des effets dévastateurs et durables sur la collectivité et l'environnement »
(Décision au para. 56).
[26] Pour ce qui est de l'article 8 de la Charte, comme il n'y avait eu jusqu'alors aucune fouille en raison des ordonnances de sursis successives, et qu’on lui demandait de « radier les dispositions réglementaires habilitant les Titulaires de permis I à autoriser une saisie »
, le Juge a suivi le cadre analytique qu'avait utilisé notre Cour dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234 (le Renvoi sur le transport maritime), et qu'elle a récemment suivi dans l'arrêt Union of Canadian Correctional Officers – Syndicat des agents correctionnels du Canada – CSN (UCCO‑SACC‑CSN) c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 212, [2020] 1 R.C.F. 675 (Agents correctionnels), suivant les « enseignements de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt [Goodwin c. Colombie‑Britannique (
Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250] »
(Goodwin) (Décision au para. 77). En suivant ce cadre analytique, le Juge s'est penché sur les questions suivantes :
a)L'article 8 s'applique‑t‑il aux Exigences contestées, si on tient compte de l'attente raisonnable des travailleurs ayant des postes essentiels à la sûreté au respect de leur vie privée?
b)Si c'est le cas, les Exigences contestées sont‑elles
« autorisées par la loi »
? etc)Si c'est le cas, sont‑elles raisonnables?
[27] Pour ce qui est de la première question, le Juge a conclu que l'exigence que les Titulaires de permis I prélèvent des échantillons de substances corporelles (haleine, urine ou salive) comprend nécessairement le fait de recueillir des données personnelles, ce qui correspond à une fouille ou une saisie au sens de l'article 8 (Décision au para. 82). Pour ce qui est de l'intérêt en matière de protection de la vie privée, le Juge a conclu que bien que les travailleurs ayant un poste essentiel à la sûreté aient une attente réduite en matière de vie privée lorsqu'ils travaillent aux installations nucléaires, parce que le milieu de travail nucléaire est très réglementé, leur droit à la protection de la vie privée en ce qui a trait au prélèvement d'échantillons de substances corporelles « n'est en aucune manière aboli »
. Par conséquent, si les Exigences contestées permettent aux Titulaires de permis I de recueillir des renseignements biographiques de ces travailleurs sans leur consentement, l'article 8 de la Charte s’applique (Décision aux paras. 97-98).
[28] Pour ce qui est de la deuxième question, le Juge a conclu que les Exigences contestées étaient « autorisées par la loi »
. Il n'a pas retenu la thèse des appelants selon laquelle le prélèvement de substances corporelles devait être autorisé par une disposition légale explicite et non par un pouvoir général de prendre des règlements, comme en l'espèce. Il en est ainsi, a‑t‑il dit, parce que la thèse des appelants « fait abstraction du contexte réglementaire dans lequel la saisie est autorisée »
, contexte qui exige « une interprétation plus souple en ce qui concerne le critère relatif à ‟l'autorisation légale”, comme l'indique la Cour suprême du Canada »
(Décision au para. 104).
[29] Selon le Juge, le pouvoir de la Commission d'imposer les Exigences contestées découle du Règlement général et du Règlement sur la catégorie I, qui obligent tous deux « les Titulaires de permis I à mettre en œuvre des programmes de performance humaine qui comprennent un souci constant de réduire la probabilité d'incidents d'origine humaine liés à la sécurité »
et du pouvoir général de la Commission « d'imposer des exigences en matière de licences et de permis en vertu du paragraphe 24(2) de la Loi [...] comme elle l'entend »
(Décision au para. 105).
[30] Pour ce qui est de la troisième question, le Juge était convaincu que « les dispositions relatives aux tests de dépistage [étaient] raisonnables compte tenu de tous les facteurs contextuels en cause, y compris le contexte réglementaire, l'intérêt du public pour la sûreté nucléaire, le besoin de renforcer les programmes d'aptitude au travail, la fiabilité de la méthode utilisée pour les tests et la possibilité de recourir à un contrôle judiciaire »
(Décision au para. 151). Il a convenu avec les intimés que « dans l'industrie nucléaire, il n'est pas possible de ‟laisser faire” compte tenu des répercussions graves qui découlent souvent des incidents nucléaires »
(Décision aux paras. 127-128). Les appelants lui ont demandé de se fonder sur la jurisprudence arbitrale, selon laquelle « l'intérêt d'un employeur en matière de sécurité ne justifie pas la violation du droit à la vie privée d'un employé sans motif raisonnable, même dans un milieu de travail intrinsèquement dangereux »
; le juge a plutôt conclu que la jurisprudence arbitrale ne faisait pas autorité « en ce qui concerne l'analyse relative à l'article 8 »
et que, quoi qu'il en soit, il y avait un certain nombre de différences entre cette jurisprudence et l'espèce (Décision aux paras. 109-112).
[31] Le Juge a ensuite examiné la question de l'article 7. Bien qu’il était d'avis que les revendications des appelants cadraient mieux avec l'article 8, il s'est néanmoins penché sur l'article 7 et a conclu que les appelants n'avaient fait la démonstration d'aucun des deux volets du critère applicable à la sécurité de la personne au sens de l'article 7. Selon lui, pour satisfaire à ce critère, il faut prouver soit une atteinte à l'intégrité corporelle et à l'autonomie, y compris la privation de la maîtrise de son propre corps, soit une atteinte grave à l'intégrité psychologique résultant de l'atteinte de l'État (Décision aux paras. 163-164).
[32] Selon le Juge, l'exigence minimale pour établir une violation de l'article 7 sur le fondement de l'emploi « est considérable et nécessite davantage que le prélèvement non intrusif d'échantillons de salive, d'urine ou d'haleine pour vérifier la présence de drogue ou d'alcool en vue de protéger le public en général »
. Il a affirmé que l'article 7 ne protège pas le droit à la propriété ou d'autres droits principalement économiques, pas plus que « la conséquence fâcheuse de ne pas occuper le poste de son choix dans une centrale nucléaire »
(Décision aux paras. 164-166).
[33] Enfin, le Juge a conclu que la revendication des appelants fondée sur l'article 15 échouait à la première étape du critère de cet article, c'est‑à‑dire que les appelants n'avaient pas établi que les Exigences contestées avaient un effet disproportionné ou créaient une distinction fondée sur un motif de discrimination énuméré ou analogue (Décision au para. 170, qui renvoie à l'arrêt R. c. Sharma, 2022 CSC 39 (Sharma) au para. 28). Il a souligné que les Exigences contestées visent uniquement une catégorie d'employés aux installations nucléaires, lesquels ne forment pas un « groupe protégé »
pour les besoins de l'article 15. Il a aussi signalé que les appelants n'avaient présenté aucune preuve pour démontrer que les Exigences contestées pourraient faire que les travailleurs ayant des postes essentiels à la sûreté qui souffrent de dépendance à la drogue ou à l’alcool formeraient un groupe de personnes défavorisées ou de personnes subissant un désavantage (Décision au para. 172).
[34] Le Juge a souligné qu'on ne peut conclure à l'existence d'un motif analogue de discrimination pour les besoins de l'article 15 sans raison impérieuse. Les motifs analogues renvoient à des caractéristiques personnelles qui sont soit immuables, soit considérées comme immuables. Il a souligné que dans l'arrêt R. c. Malmo‑Levine, R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571 (Malmo‑Levine), la Cour suprême avait refusé de reconnaître le « statut professionnel »
ou l'« orientation liée à la substance »
comme motifs de discrimination analogues au titre de l'article 15 (Décision aux paras. 173-179).
[35] Le Juge a également affirmé que si une analyse complète au titre de l'article 15 avait été faite, on aurait conclu qu'il n'était pas satisfait à la seconde étape du test de l’article 15, laquelle aurait exigé la démonstration que les Exigences contestées ont pour effet de renforcer, de perpétuer ou d'accentuer le désavantage (Décision aux paras. 170 et 180). Le Juge a mis en relief à cet égard « quelques lacunes »
dans la thèse des appelants, par exemple l'absence d'élément de preuve, statistique ou autre, pour établir qu'un nombre disproportionné de travailleurs ayant des postes essentiels à la sûreté souffrent de toxicomanie et seraient touchés par les Exigences contestées. Il a aussi affirmé que les appelants n'avaient pas expliqué comment les dispositions en cause entraîneraient un désavantage arbitraire pour les travailleurs qui occupent un poste essentiel à la sûreté et qui souffrent de toxicomanie (Décision aux paras. 181-182).
[36] Puisqu'il avait conclu que l'ajout des Exigences contestées au document 2.2.4 n’avait pas entraîné de violation des articles 7, 8 et 15 de la Charte, le Juge ne s'est pas penché sur les observations des parties au sujet de l'article premier.
B. La demande subsidiaire fondée sur le droit administratif
[37] Le Juge a rejeté les deux thèses des appelants voulant que les Exigences contestées soient déraisonnables. Il a d'abord conclu que, contrairement à ce qu'affirmaient les appelants, la Loi accordait à la Commission le « pouvoir discrétionnaire nécessaire pour choisir l'instrument applicable à la mise en œuvre des Exigences contestées »
. Il a affirmé que la Commission avait choisi d'établir lesdites exigences au moyen d'un document d'application de la réglementation « en raison de son caractère souple et de sa capacité d'adaptation »
. Il s'agissait d'une décision raisonnable, « motivée par des circonstances changeantes comme les directives données par l'[Agence internationale de l'énergie atomique] suivant l'accident nucléaire de Fukushima, les pratiques internationales en évolution, la légalisation du cannabis au Canada, l'évolution de la recherche sur l'exactitude et l'efficacité des tests de dépistage d'alcool et de drogues, et les demandes divergentes des intervenants »
(Décision au para. 195).
[38] Le Juge a conclu plus précisément que la Commission « était en droit d'avoir recours à ses pouvoirs plus étendus en vertu du paragraphe 24(5) de la Loi pour ajouter des conditions obligatoires aux permis »
(Décision au para. 198). Il était également convaincu que l'ajout des Exigences contestées au document 2.2.4, après une campagne de sensibilisation et de consultations pendant une décennie qui ont mené à la publication de ce document, était conforme aux droits de participation des intéressés, notamment les appelants (Décision au para. 199).
[39] Pour ce qui est de la thèse des appelants voulant que la Commission n'ait pas donné d'explications suffisantes pour l'ajout des Exigences contestées au document 2.2.4, le Juge a conclu que les documents au dossier certifié du tribunal exposaient une analyse rationnelle qui justifiait cet ajout. Il a affirmé que l'ajout des Exigences contestées répondait « à un besoin établi de renforcer les programmes d'aptitude au travail, surtout en ce qui concerne la détection de l'altération des facultés causée par l'alcool ou la drogue »
(Décision au para. 209). Il était en outre persuadé que le dossier démontrait que la Commission avait examiné les préoccupations à l'égard de la Charte soulevées pendant ses consultations préalables à l'ajout des Exigences contestées et en avait tenu compte (Décision aux paras. 211-213).
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle
[40] Le présent appel soulève deux questions :
a)Le Juge a-t-il erré lorsqu'il a conclu que les Exigences contestées ne violaient pas les articles 7, 8 et 15 de la Charte?
b)Subsidiairement, le Juge a‑t‑il commis une erreur susceptible de révision lorsqu'il a conclu que ces exigences n'étaient pas déraisonnables sur le plan du droit administratif?
[41] Il est bien établi que lorsque notre Cour est saisie d'un appel d'une décision de la Cour fédérale lors d'un contrôle judiciaire, elle doit examiner si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et, si c'est le cas, si elle l'a appliquée correctement. Il est également bien établi que cette « approche n'accorde aucune déférence à l'application de la norme de contrôle par le juge de révision »
, faisant en sorte que la cour d'appel est appelée à « procéder à un examen de novo de la décision administrative »
(Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, [2021] 3 R.C.S. 107 (Horrocks) au para. 10; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira) aux paras. 45-47; Groupe Maison Candiac inc. c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 88, [2020] 3 R.C.F. 645 aux paras. 27-28; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 (Mason) au para. 36; Ontario (Procureur général) c. Ontario (Commissaire à l'information et à la protection de la vie privée), 2024 CSC 4 au para. 15).
[42] Comme on l'affirme dans l'arrêt Mason au paragraphe 36, l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov) n’a pas atténué la portée de ces principes.
[43] En l'espèce, le Juge a utilisé la norme de la décision correcte pour la première question et la norme présomptive de la décision raisonnable pour la seconde question.
[44] Les normes de contrôle choisies par le Juge pour ces deux questions ne sont pas en litige. Comme la Cour suprême l'a affirmé dans l'arrêt Vavilov, « le respect de la primauté du droit exige que les cours de justice appliquent la norme de la décision correcte à l'égard de certains types de questions de droit »
, notamment les questions constitutionnelles, y compris celles de la conformité à la Charte (Vavilov aux paras. 53-55). Pour ce qui est de la seconde question, je ne vois rien qui écarte la présomption de l'application de la norme de la décision raisonnable, présomption réaffirmée dans Vavilov (Vavilov aux paras. 23-25).
[45] Par conséquent, notre Cour doit examiner si le Juge a appliqué ces normes adéquatement. Pour ce qui est de la première question, les appelants se fondent sur l'arrêt Guérin c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 272 au para. 23, pour affirmer qu'il faut examiner les conclusions du juge « de façon rigoureuse et sans aucune déférence »
. Le Procureur général affirme, pour sa part, que si le juge a [TRADUCTION] « tiré une conclusion en première instance »
sur cette question, c'est la norme de contrôle applicable lors d'un appel, soit celle dégagée dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), qui s'applique. Selon Housen, la norme de contrôle de la décision correcte s'applique aux conclusions de droit et la norme moindre de l'erreur manifeste et dominante s'applique aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit s'il n'y a pas de question de droit isolable.
[46] Puisque le Juge a été saisi de nouveaux éléments de preuve sur la question de la Charte et qu'il en a tenu compte, la jurisprudence étaye la thèse du Procureur général (Gordillo c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para. 59; Smith c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 221 au para. 9; Singh Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2024 CAF 114 au para. 49). L'arrêt le plus récent dans lequel la Cour suprême a appliqué de norme de contrôle applicable lors d'un appel est Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17 (Conseil canadien pour les réfugiés). Il s'agissait d'une affaire portant sur une décision de la Cour fédérale prise en matière d'immigration lors d’un contrôle judiciaire qui mettait en cause la validité constitutionnelle de dispositions statutaires qui interdisaient à certains demandeurs d'asile de présenter leur demande au Canada. Puisque le juge de la Cour fédérale avait, dans cette affaire, « examiné la preuve directement »
, la Cour suprême a contrôlé les « questions de fait en appel »
selon la norme de l'erreur manifeste et dominante (Conseil canadien pour les réfugiés aux paras. 5-85, 98).
[47] À l'audition du présent appel, les appelants ont reconnu que la norme de l'erreur manifeste et dominante s'applique aux conclusions du Juge sur les éléments de preuve qu'il a lui‑même examinés. Il ne s'agit cependant pas d'un cas où le fait d'appliquer la norme de contrôle de l'erreur manifeste et dominante exposée dans l'arrêt Housen à ces conclusions a un effet déterminant sur l'issue de l'appel.
[48] Puisque la plus grande partie des observations écrites et orales en l'espèce portent sur la réclamation fondée sur l'article 8 de la Charte, j'examinerai d'abord cette question.
V. Analyse
A. La réclamation fondée sur la Charte
(1) L'article 8
[49] L'article 8 de la Charte assure une protection constitutionnelle « contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives »
. Lors du premier examen de cette protection par la Cour suprême dans l'arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 (Hunter), cette Cour a relevé les trois éléments essentiels de cette protection :
elle a pour but de protéger les particuliers
« contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée »
;elle ne s'applique cependant qu'aux
« expectatives raisonnables [...] en matière de vie privée »
; etelle exige que l'on apprécie, lorsqu'on examine si l'intrusion de l'État est justifiée dans une situation donnée, si
« le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'application de la loi »
.
(Hunter aux pp. 159-160)
[50] Ces principes fondamentaux ont donné naissance à une analyse en deux étapes. On doit d'abord établir si la fouille, la perquisition ou la saisie porte atteinte à l'expectative raisonnable en matière de vie privée du particulier. Dans la négative, l'article 8 de la Charte ne s’applique pas et l'analyse prend fin. S’il s’applique, il faut alors établir si la fouille, la perquisition ou la saisie est raisonnable (Goodwin au para. 48).
[51] Il est maintenant bien établi que cette analyse s'applique peu importe s'il s'agit d'une affaire pénale ou non (Goodwin au para. 60; voir aussi Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l'élémentaire de l'Ontario, 2024 CSC 22 (Conseil scolaire de York) au para. 101). Cela dit, les deux étapes de l'analyse doivent être adaptées « aux réalités du monde du travail »
. Ainsi, les cours doivent notamment adopter une approche souple qui peut « s'appliquer à une grande variété de régimes législatifs »
, et éviter de « transpos[er] sans discernement aux affaires non criminelles »
la jurisprudence en droit criminel (Conseil scolaire de York au para. 99; Goodwin au para. 53; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425 (Thomson Newspapers) aux pp. 506-508; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627 (McKinlay Transport) aux pp. 644-647; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3 (BC Securities) à la p. 35).
[52] Comme la Cour suprême l'a affirmé dans l'arrêt Thomson Newspapers à la page 506, une telle approche, qui invite à l'application « d'une norme du caractère raisonnable moins sévère et plus souple dans le cas des fouilles, des perquisitions et des saisies en matière administrative ou réglementaire »
, est « tout à fait conforme à une interprétation fondée sur l'objet de l'art. 8 »
.
[53] Les appelants affirment que le Juge a commis une erreur en rejetant leur réclamation fondée sur l'article 8 :
lorsqu'il a conclu que les travailleurs essentiels à la sûreté n'ont qu'un droit résiduel à la protection de la vie privée pour ce qui est de leur urine, de leur salive ou de leur haleine;
lorsqu'il a interprété de façon erronée le critère selon lequel les Exigences contestées doivent être
« autorisées par la loi »
; etlorsqu'il a omis d’effectuer une mise en balance appropriée des facteurs pertinents afin de décider si les saisies visées par lesdites exigences sont raisonnables.
(i) L'expectative raisonnable à la vie privée des travailleurs essentiels à la sûreté
[54] Nul ne nie que le fait de prendre des échantillons de substances corporelles – que ce soit un échantillon d’haleine, de salive ou d’urine - est une « saisie »
au sens de l'article 8. Le Juge a conclu dans ce sens et les intimés l'ont reconnu.
[55] Cependant, la question que le Juge devait trancher était de savoir si cette saisie contrevient aux expectatives raisonnables à la vie privée des travailleurs essentiels à la sûreté (Décision au para. 78).
[56] Le Juge a conclu que la saisie contrevenait effectivement à ces expectatives raisonnables, quoique dans une moindre mesure que ce qu'affirmaient les appelants. Le Juge a conclu en définitive que bien que la saisie d'échantillons de substances corporelles ne mène pas nécessairement à une attente élevée en matière de respect de la vie privée, « la collecte des renseignements biographiques d'une personne sans son consentement relève directement de l'article 8 »
. Les appelants contestent la conclusion du Juge voulant que l'expectative soit moins élevée et affirment que cette erreur a vicié l’ensemble de son analyse portant sur l'article 8.
[57] Les appelants affirment plus précisément que les travailleurs essentiels à la sûreté n'ont pas qu'un intérêt « résiduel »
en matière de vie privée à l'égard de leur corps. Ils affirment que le Juge a eu tort de conclure que la nature réglementaire des Exigences contestées [TRADUCTION] « fait qu'on puisse supposer que l'expectative raisonnable est moindre »
. Cette conclusion, disent‑ils, a teinté toute l'analyse de l'article 8 par le Juge, alors que les substances corporelles font rarement l'objet de fouilles, de perquisitions ou de saisies réglementaires, contrairement aux endroits et aux documents, qui soulèvent des préoccupations beaucoup moins sérieuses en matière de vie privée. Les appelants affirment que le Juge n'a pas tenu compte des différentes préoccupations qui surgissent lorsqu'une saisie porte atteinte à l'intégrité corporelle d'une personne, ce qui constitue, selon la jurisprudence, « l'atteinte la plus grave à la dignité humaine »
.
[58] Les appelants affirment en outre que le Juge a erré en refusant de suivre la décision de la Cour supérieure de l'Ontario dans l’affaire Gillies (Litigation Guardian of) v. Toronto District School Board (2015), 125 R.J.O. (3e) 17, 2015 ONSC 1038 (Gillies), qui, affirment‑ils, est la décision la plus semblable à l'espèce. Dans cette décision, la Cour supérieure de l'Ontario a conclu que les alcootests imposés par le directeur d'une école secondaire comme condition d'entrée au bal des finissants des élèves était une fouille déraisonnable au sens de l'article 8.
[59] Enfin, les appelants affirment que le Juge a [TRADUCTION] « fondamentalement mal appliqué »
l'arrêt Goodwin. Dans cet arrêt, la Cour suprême devait se pencher sur la validité constitutionnelle d'un système de tests routiers de l'haleine mis en place par la Colombie‑Britannique à l'appui de ses efforts pour retirer les conducteurs aux facultés affaiblies de ses routes. Les appelants affirment qu'on peut établir deux distinctions importantes avec l'arrêt Goodwin. D'abord, contrairement aux tests de dépistage préalables à l'affectation et aux tests aléatoires mis en place par le document 2.2.4, le régime en cause dans l'arrêt Goodwin était un régime réglementaire explicite et complet. Deuxièmement, l'urgence et la portée de l'objectif de l'État à l'égard des contrôles routiers, soit de [TRADUCTION] « faire échec au terrible carnage causé par la conduite avec facultés affaiblies »
, étaient évidentes. Par contre, il n'y a en l'espèce aucune preuve qu'il y ait des préoccupations quant à la sûreté des centrales nucléaires au Canada en raison de la consommation d'alcool et de drogue. Selon les appelants, c'est donc dans une situation tout à fait différente que l'on a conclu dans l'arrêt Goodwin que le contrôle de l'haleine était une atteinte minimale.
[60] Avec égards, je ne peux souscrire à ces prétentions.
[61] Le critère de l'« expectative raisonnable à la vie privée »
est normatif. Il « reflète le niveau de protection de la vie privée auquel nous devrions, en tant que société, raisonnablement nous attendre dans une situation donnée »
(Goodwin au para. 48).
[62] L'expectative raisonnable à la vie privée d'une personne dans une situation donnée dépendra donc de l'expectative subjective de la personne, à condition toutefois que cette expectative subjective soit raisonnable. Selon ce critère, qu'on a appelé « examen à deux volets »
, il faut établir l'expectative raisonnable à la vie privée d'une personne dans une situation donnée en tenant compte de l'« ensemble des circonstances »
(Goodwin au para. 48; voir également Conseil scolaire de York au para. 102, qui renvoie à R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67 (Tessling) aux paras. 31-32; R. c. Gomboc, [2010] 3 R.C.S. 211, 2010 CSC 55 aux paras. 18 et 78; R. c. Patrick, [2009] 1 R.C.S. 579, 2009 CSC 17 au para. 27).
[63] C'est exactement ce qu'a fait le Juge, et je ne vois aucune erreur dans la conclusion qu'il a tirée. Plus particulièrement, je ne crois pas que le Juge ait commis d'erreur en se fondant sur l'arrêt Goodwin. Il importe de souligner que le Juge a tiré ces conclusions lors de l'examen du premier élément du test de l'article 8, c'est‑à-dire celui de savoir si l’article 8 s’applique à une situation donnée ce qui à son tour exige que l'on évalue l'expectative raisonnable à la vie privée.
[64] À mon avis, l'arrêt Goodwin étaye effectivement la conclusion du Juge selon laquelle les employés essentiels à la sûreté ont une expectative raisonnable réduite à la vie privée en raison de la nature de leurs tâches et de l'endroit très particulier où ils les exécutent (Décision au para. 97).
[65] Dans l'arrêt Goodwin, la Cour suprême a conclu que les conducteurs de véhicules sur la voie publique ont une attente réduite à la vie privée puisque la saisie (le contrôle routier de l'haleine) avait eu lieu « dans le contexte très réglementé de la conduite automobile sur la voie publique [...] et est relativement peu envahissante »
. La protection de l'article 8 entrait néanmoins en jeu, car les conducteurs « ont une certaine attente en matière de vie privée concernant leur haleine »
.
[66] Je ne vois aucune raison justifiée d'établir de distinction entre l'arrêt Goodwin et l'espèce. II s'agit dans les deux cas de saisies au moyen de tests aléatoires. Dans les deux cas, il ne faut ni autorisation judiciaire, ni motif raisonnable de croire que les facultés sont affaiblies par l'alcool ou la drogue pour effectuer la saisie. Dans un cas, la saisie a lieu dans un véhicule; dans l'autre, en milieu de travail. Ni l'une ni l'autre n'a lieu à la résidence de la personne, endroit où on a toujours accordé « la plus haute importance à la vie privée »
(Tessling aux paras. 44-45).
[67] En outre, les deux saisies sont relativement peu envahissantes. L'arrêt Goodwin le confirme dans le cas de la saisie d'haleine, et c'est également vrai dans le cas d'une saisie d'urine (Mazzei v. Director of Adult Forensic Services and Attorney General of British Columbia, 2006 BCCA 321 au para. 58).
[68] Cela m'amène à R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607 (Stillman), un jugement rendu en matière pénale sur lequel les appelants s’appuient largement. Cet arrêt portait sur les limites du pouvoir découlant de la Common Law de procéder à une fouille accessoirement à une arrestation. On soupçonnait M. Stillman de meurtre. Après sa seconde arrestation, qui a éventuellement mené au dépôt d’accusations, la police a prélevé sur la personne de M. Stillman des échantillons de ses cheveux et de ses poils pubiens, fait des empreintes dentaires et procédé à des prélèvements dans sa bouche (Stillman au para. 9). Tout cela a duré deux heures (Stillman au para. 44). Il fallait décider si le fait de saisir des échantillons de cheveux, de faire des empreintes dentaires et de faire des prélèvements dans la bouche violait l'article 8, et s'il fallait écarter ces éléments de preuve au titre de l'article 24 de la Charte. Je mentionne en passant que l'échantillon de salive n'était pas en litige.
[69] Ce que je retiens de l'arrêt Stillman, c'est que le degré de justification d’une saisie d'échantillons corporels dépendra de la mesure dans laquelle la fouille corporelle est envahissante. Plus la fouille est envahissante, par exemple l'examen d'une cavité corporelle plutôt qu'une fouille sommaire habituelle, plus la protection constitutionnelle doit être vigoureuse (Stillman aux paras. 42-44; voir également R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353 aux paras. 109-111, R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678 au para. 44).
[70] La jurisprudence indique clairement que la saisie d'échantillons d'haleine, d'urine ou de salive est parmi les fouilles corporelles les moins envahissantes. Cela étaye la conclusion du Juge selon laquelle la saisie de ces échantillons « ne commande pas automatiquement une attente élevée en matière de respect de la vie privée »
(Décision au para. 98). Corollairement, cela étaye la conclusion voulant que la saisie de tels échantillons puisse ne donner lieu qu'à une attente réduite en matière de respect de la vie privée dans une situation donnée, comme en l'espèce.
[71] Pour revenir à l'arrêt Goodwin, il y était question, comme en l'espèce, d'une activité manifestement très réglementée. Comme je le dis ci‑dessus, on ne nie pas que l'industrie nucléaire canadienne est également très réglementée, l'objet principal du cadre réglementaire étant la protection de la santé et de la sécurité des personnes, la protection de l'environnement et le maintien de la sécurité nationale, comme l'énonce l'article 3 de la Loi.
[72] Pour atteindre cet objectif, la performance humaine, notamment les programmes et les exigences pour assurer l'aptitude au travail, joue un rôle essentiel, en particulier pour réduire les risques à la sûreté liés à ces incidents mettant en cause l'alcool ou la drogue. Je signale que cet aspect du programme et des exigences d'aptitude au travail existait bien avant l'adoption des Exigences contestées et prévoyait également des vérifications d'alcool et de drogue. Le dossier indique que la légalisation du cannabis au Canada en octobre 2018 a aussi confirmé le besoin de mettre en place des programmes plus stricts pour assurer l'aptitude au travail pour ce qui est de l'alcool et de la drogue.
[73] Comme je l'indique ci‑dessus, la Décision est fondée en grande partie sur le « contexte unique »
de l'industrie nucléaire, où « la sûreté est la priorité la plus importante »
, puisqu'un « incident nucléaire peut avoir des effets dévastateurs et durables sur la collectivité et l'environnement »
(Décision au para. 56). Il s'agit, à mon avis, d'un aspect essentiel et incontournable du contexte pour établir les attentes raisonnables à la vie privée des travailleurs essentiels à la sûreté.
[74] Je crois juste de dire que l'industrie nucléaire est différente de toutes les autres industries intrinsèquement dangereuses au Canada, comme les chemins de fer ou les installations chimiques, vu la gravité et la durée du préjudice que peut causer un accident nucléaire à la collectivité et à l'environnement. Je crois que les travailleurs essentiels à la sûreté d’installations à sécurité élevée, et donc essentiels à la sécurité de la collectivité et de l'environnement, ne peuvent prétendre avoir des attentes raisonnables élevées à la vie privée pour ce qui est des contrôles exigés, comme conditions légalement requises des permis émis pour exploiter ces installations, à l’égard de sujets tels l’impact des facultés affaiblies par l'alcool ou la drogue en milieu de travail.
[75] Les appelants affirment toutefois que l'État avait un but urgent lorsqu'il a autorisé les contrôles routiers d’haleine sur les voies publiques de la Colombie‑Britannique en raison du grand nombre d'accidents tragiques causés par la conduite avec facultés affaiblies, alors qu'il n'y a pas d'urgence en l'espèce car rien n'indique qu'il y ait des préoccupations au sujet de la sûreté des installations nucléaires canadiennes en raison de l'alcool ou de la drogue.
[76] Écarter les conducteurs aux facultés affaiblies des routes afin de réduire les accidents mortels causés par l'alcool est certes un objectif important et convaincant. Je crois toutefois que l'objectif des Exigences contestées, soit d'aider à réduire davantage les dangers à la santé et à la sécurité des collectivités et à l'environnement liés au développement, à la production et à l'utilisation de l'énergie nucléaire, est tout aussi important et convaincant.
[77] En effet, bien qu'il n'y ait aucune preuve de problème lié aux facultés affaiblies aux installations nucléaires, il y a des indications dans la preuve qu’il existait des lacunes dans les programmes d'aptitude au travail en place lorsqu'on a établi les Exigences contestées, notamment quant à la mise en place de méthodes fiables, uniformes et précises pour déceler les facultés affaiblies par l'alcool ou la drogue, y compris par l'observation des comportements. Tout comme le Juge, je reconnais qu'il faut adopter une approche préventive — et non une approche de « laisser faire »
— aux mesures de sûreté à l'encontre des dangers connus aux installations nucléaires, où la sûreté prime sur tout, où un seul accident est un accident de trop en raison des conséquences particulièrement graves qu'il peut avoir. Je suis donc convaincu que chercher à combler ces lacunes au moyen des Exigences contestées est un objectif valable et convaincant.
[78] Je souhaite faire un dernier commentaire au sujet de l'arrêt Goodwin. La Cour suprême y a conclu que bien que les saisies d'haleine dont il y était question s’inséraient dans un cadre réglementaire, elles avaient « des caractéristiques qui s'apparentent au droit criminel »
, de sorte « qu'un examen plus attentif est nécessaire pour empêcher que l'État porte abusivement atteinte au droit d'un conducteur à la vie privée »
. Je note que bien que cette caractéristique particulière du régime des tests routiers aléatoires d’haleine était pertinente aux fins d’établir si les saisies en découlant étaient raisonnables, elle n’a eu aucune incidence sur l'attente raisonnable des conducteurs à la vie privée, qui était « réduite »
. Les Exigences contestées en l'espèce n'ont aucune caractéristique qui s'apparente au droit pénal.
[79] Enfin, le Juge a conclu qu'on pouvait établir une distinction entre Gillies et l'espèce parce que la Cour supérieure de l'Ontario avait recouru « à un critère très précis relatif à l'article 8 établi par la Cour suprême du Canada, à appliquer en vue de décider si les fouilles effectuées par un enseignant ou un directeur en milieu scolaire sont raisonnables »
(Décision au para. 95, qui renvoie à Gillies au para. 129). Dans la décision Gillies, la Cour supérieure de l'Ontario a utilisé un [TRADUCTION] « critère modifié »
, celui énoncé dans l'arrêt R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, pour décider si une fouille est raisonnable [TRADUCTION] « dans un milieu scolaire »
(Gillies au para. 104).
[80] En ce sens, on pourrait dire que l'arrêt Gillies est peu utile pour décider, lors de la deuxième étape de l'analyse au titre de l'article 8, si les Exigences contestées sont raisonnables. Pour nos fins immédiates, cet arrêt n’aide cependant en rien les appelants en l'espèce. De fait, bien qu'elle estimait que les élèves avaient une attente plus élevée en matière de vie privée quant à leur propre corps, la Cour supérieure de l'Ontario a encore une fois renvoyé à l'arrêt R. c. M. (M.R.) et a conclu que cette attente est [TRADUCTION] « considérablement réduite »
dans un milieu scolaire [TRADUCTION] « du fait que les autorités scolaires doivent assurer un environnement sûr et maintenir l'ordre et la discipline à l'école »
(Gillies au para. 90).
[81] En fin de compte, comme le Juge l'a bien dit, une approche souple tient compte des différentes attentes à la vie privée dans différents contextes (Décision au para. 92). Dans le contexte de l'espèce, une approche souple justifie qu’on ne reconnaisse aux travailleurs essentiels à la sûreté qu’une attente moindre. Le Juge n'a pas commis d'erreur en arrivant à cette conclusion. Cela dit, je rappelle que le Juge a conclu que ces travailleurs avaient néanmoins droit à la protection de l'article 8. Il a donc procédé à la deuxième étape de l'analyse au titre de l'article 8.
[82] Le critère de la deuxième étape est clair. Pour qu'elles soient raisonnables, les Exigences contestées : i) doivent être autorisées par la loi; ii) la loi elle‑même doit être raisonnable; et iii) la fouille, perquisition ou saisie ne doit pas être effectuée d'une manière abusive (Goodwin au para. 48, qui renvoie à R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51 (Caslake) au para. 10, et à R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265 (Collins) au para. 23). Il est également bien établi que les fouilles, perquisitions et saisies effectuées sans mandat, comme en l'espèce, sont en principe déraisonnables. L'État supporte donc le fardeau d'établir que la fouille est raisonnable (Goodwin au para. 56, Collins au para. 22, Caslake au para. 11).
[83] Comme je l’ai mentionné précédemment, les appelants affirment que les Exigences contestées ne sont ni autorisées par la loi ni raisonnables et que le Juge s'est trompé lorsqu'il a conclu le contraire. Pour les motifs qui suivent, je suis en désaccord avec eux aux deux égards.
(ii) Les Exigences contestées sont autorisées par la loi
[84] Selon les appelants, lorsque le législateur autorise la saisie d'échantillons corporels, il le fait explicitement et établit, à cette fin, des normes et des balises. Ils affirment qu'il en est de même lorsque la saisie a lieu dans un contexte réglementaire, comme le démontrent l'arrêt Goodwin et l'arrêt Royer c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 25, de notre Cour. Ils affirment en outre que lorsque le législateur avait l'intention d'autoriser la Commission à fouiller les renseignements des travailleurs et à les saisir, il l'a fait directement et expressément, comme par exemple à l'alinéa 44h) de la Loi. Cet alinéa stipule que la Commission peut, par règlement, déterminer « les examens médicaux et les tests »
à faire subir aux travailleurs et déterminer la façon de « mesurer et contrôler les doses de rayonnement »
qu'ils ont reçues. Cet alinéa aurait pu donner un fondement légal aux Exigences contestées, selon les appelants, mais la Commission n'y a pas eu recours, même si elle aurait pu le faire.
[85] Les appelants se fondent sur l'arrêt R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399 (Shoker), dans lequel la Cour suprême a constaté que lorsque « le législateur autorise le prélèvement d'échantillons de substances corporelles, il le dit clairement et il établit des normes et des garanties applicables au prélèvement de ces échantillons »
(Shoker au para. 23). Cependant, il s'agit d'un arrêt en matière pénale, c'est‑à‑dire dans un contexte où la fouille, la perquisition et la saisie font partie d'une enquête criminelle ou constituent une mesure d'exécution de la loi.
[86] En matière non pénale, l'exigence de la deuxième étape de l’analyse selon laquelle la mesure doit être autorisée par la loi est plus souple. Par exemple, dans l'arrêt R. c. M. (M.R.), la loi de la Nouvelle-Écosse intitulée Education Act (Loi sur l'Éducation), S.N.S. 2018, ch. 1, annexe A, et ses règlements n'autorisaient pas explicitement les fouilles. La Cour suprême a néanmoins conclu que « la responsabilité qui incombe aux enseignants et aux directeurs de maintenir l'ordre et la discipline dans l'école et de veiller à la santé et au bien‑être des élèves autorise, par déduction nécessaire, les fouilles d'élèves »
(R. c. M. (M.R.) au para. 51). Autrement dit, le fondement légal découlait « implicitement »
d'un libellé large et général (R. c. M. (M.R.) au para. 64).
[87] L’arrêt R c. M. (M.R.) confirme qu'une approche souple est essentielle, puisque la Cour suprême a souligné que l'analyse du caractère raisonnable aurait été différente si les autorités scolaires avaient agi en qualité de mandataires de la police, comme l'affirmaient les élèves. La Cour a dit que dans ce cas, les autorités scolaires auraient eu besoin d'une autorisation préalable fondée sur des motifs raisonnables et probables pour fouiller les élèves (R. c. M. (M.R.) au para. 56). La Cour estimait cependant que les autorités scolaires n'avaient pas agi comme mandataires de la police.
[88] L'arrêt R. c. M. (M.R.) semble toujours faire jurisprudence, puisqu'on y a renvoyé dans l'arrêt Conseil scolaire de York au paragraphe 104.
[89] Le Procureur général invoque l'arrêt Deacon c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 265, [2007] 2 R.C.F. 607 (Deacon), de notre Cour pour affirmer que l'article 8 n'exige pas qu'il y ait une autorisation légale explicite pour qu'une fouille, une perquisition ou une saisie soit raisonnable. Cet arrêt portait sur le pouvoir de la Commission nationale des libérations conditionnelles d'exiger qu'un délinquant à contrôler prenne des médicaments comme condition de sa libération. On ne contestait pas que le fait d'obliger la personne à prendre des médicaments constituait une violation de son droit à la « liberté »
et à la « sécurité de sa personne »
visé par l'article 7 de la Charte (Deacon au para. 49).
[90] Dans l'arrêt Deacon, le contrevenant affirmait que les principes de justice fondamentale exigeaient une autorisation explicite du législateur avant que la Commission puisse imposer un traitement médical à un délinquant à contrôler sans son consentement (Deacon au para. 55). Il était clair qu'on n'avait pas conféré ce pouvoir à la Commission (Deacon au para. 29). La Cour était néanmoins convaincue que ce pouvoir découlait du « pouvoir discrétionnaire large et souple »
conçu pour permettre à la Commission « d'atteindre les objectifs des dispositions relatives aux délinquants à contrôler »
sans qu'il doive y avoir de disposition légale explicite pour les besoins de l'article 7 de la Charte (Deacon aux paras. 37 et 56).
[91] Ce qui est pertinent à l'espèce est que la Cour a affirmé que sa conclusion voulant que les principes de justice fondamentale ne requièrent pas une autorisation explicite du législateur était confirmée « par la jurisprudence sur l'article 8 concernant les fouilles et perquisitions »
(Deacon au para. 57). Elle a déclaré n'avoir « connaissance d'aucun précédent relatif à l'article 8 où il serait question de la nécessité constitutionnelle d'une autorisation explicite du législateur »
pour que la fouille, la perquisition ou la saisie soit raisonnable. Elle a conclu : « Manifestement donc, il n'y a dans l'article 8 aucune règle constitutionnelle selon laquelle l'atteinte à l'intégrité corporelle doit être explicitement autorisée par le législateur pour pouvoir répondre à cette norme de l'article 8 »
(Deacon aux paras. 62-63).
[92] L'arrêt Deacon a été rendu quelques mois avant l'arrêt Shoker. En conséquence, le caractère général de ces commentaires au sujet de l'article 8, du moins en contexte pénal, doit être considéré avec prudence. Dans un contexte non pénal, cependant, l'arrêt Deacon continue de faire jurisprudence, comme le démontre l'arrêt R. c. M. (M.R.), et notre formation doit en tenir compte.
[93] L'arrêt Royer n'étaye pas non plus la thèse des appelants. D'abord, il précède l'arrêt Deacon de trois ans. Deuxièmement, je suis d'accord avec le Procureur général que cet arrêt n'étaye pas l'affirmation voulant que la loi doit explicitement autoriser toutes les fouilles et saisies de substances corporelles dans un cadre réglementaire. L'arrêt Royer ne fait qu'affirmer, en renvoyant à l'arrêt Stillman, qu'un prélèvement d'urine est une « fouille »
au sens de l'article 8 et que pour qu'une fouille ne soit pas déclarée abusive, elle doit être autorisée par la loi et la fouille elle‑même ne doit pas être effectuée d'une manière abusive (Royer au para. 17).
[94] Ce n'est là qu'un rappel du test applicable en cette matière. L'arrêt Royer ne dit rien de nouveau. Ce qu'il étaye, à mon avis, c'est que lorsque le législateur établit « un code législatif complet relativement à la ‟fouille des détenus” »
afin d'« encadrer de façon rigoureuse la prise d'échantillons d'urine »
et que ce code comprend une liste exhaustive des circonstances dans lesquelles un prisonnier doit donner un échantillon d'urine (Royer aux paras. 9, 11 et 17), le gouverneur en conseil ne peut, par règlement, ajouter à cette liste sans heurter « de front la lettre et l'esprit de la »
loi (Royer au para. 24).
[95] L'arrêt Royer ne dit donc rien qui soit pertinent à l'espèce, sauf le rappel quant au critère pour décider du caractère raisonnable.
[96] L'affirmation dans l'arrêt Goodwin voulant que l'analyse contextuelle du caractère raisonnable d'une fouille « exige qu'il soit tenu compte de l'objet pour lequel la saisie est faite et des dispositions législatives qui établissent les motifs, les moyens et les conséquences de la saisie »
(Goodwin au para. 53) n'est également pas utile pour les appelants. Je crois qu'il faut tenir compte du contexte de cette affirmation. La province affirmait que ce n'était pas les contrôles routiers de l'haleine établis par le régime statutaire provincial qui faisaient intervenir l'article 8, mais plutôt les dispositions du Code criminel qui autorisent les saisies. La province affirmait donc que la contestation constitutionnelle du conducteur était dirigée contre la mauvaise loi.
[97] La Cour suprême a rejeté cet argument, affirmant qu'une « interprétation aussi étroite de la question de savoir si la saisie est ‟autorisée par la loi” mettrait la province à l'abri de l'examen, fondé sur l'art. 8, de tout exercice d'un pouvoir de fouille prévu par le Code criminel »
(Goodwin au para. 53). Au contraire, l'« objet et les conséquences de la saisie »
étaient plutôt établis dans la loi provinciale, faisant en sorte que la saisie « tir[ait] donc son caractère de la loi provinciale »
et ne pouvait être considérée indépendamment du régime provincial (Goodwin au para. 54). La Cour a donc conclu que le régime statutaire provincial pouvait valablement faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte dans ce dossier.
[98] La question que la Cour suprême devait trancher dans cette affaire n'était donc pas de savoir si la loi autorisait explicitement les saisies d’haleine lors des contrôles routiers. Elle devait plutôt décider si la loi échappait à la Charte parce que la province se fondait sur le Code criminel pour autoriser ces contrôles. Ainsi, l'arrêt Goodwin n'est pas particulièrement utile pour les appelants.
[99] Avec cette jurisprudence à l’esprit, je suis donc convaincu, en appliquant une approche souple à l'industrie nucléaire hautement réglementée où la sûreté prime sur tout, que les Exigences contestées au document 2.2.4 sont implicitement, ou par déduction nécessaire, autorisées par la loi. Le point d’ancrage statutaire de ces exigences, pour reprendre les termes des appelants, découle de la responsabilité statutaire fondamentale de la Commission, énoncée à l'alinéa 9a) de la Loi, de réglementer le développement, la production et l'utilisation de l'énergie nucléaire afin que le niveau de risque inhérent à ces activités tant pour la santé et la sécurité des personnes que pour l'environnement et pour la sécurité nationale, demeure acceptable, et afin que ces activités soient exercées en conformité avec les mesures de contrôle et les obligations internationales que le Canada a assumées.
[100] Ces exigences découlent plus précisément d'abord des obligations qui incombent aux Titulaires de permis I aux termes du Règlement général et du Règlement sur la catégorie I d'établir des programmes sur la performance humaine qui ont notamment pour objectif de réduire en tout temps les risques d'accident nucléaire en raison de la performance humaine, puis du pouvoir de la Commission au titre du paragraphe 24(5) de la Loi d'assortir les permis « des conditions que la Commission estime nécessaires »
(Décision au para. 105).
[101] Ces deux aspects intimement liés entre eux du régime mis en place par la Loi, procurent, à mon avis, le fondement légal nécessaire pour que la Commission puisse adopter les Exigences contestées et assurer leur mise en œuvre via les conditions des permis. Ces conditions obligatoires lient juridiquement les titulaires de permis et, selon l'alinéa 17b) du Règlement général, les travailleurs également, puisqu'elles visent à protéger l'environnement et la santé et la sécurité des personnes. Le dossier indique clairement que les Exigences contestées ont toujours été considérées comme ayant un caractère obligatoire, et non comme ayant un caractère purement facultatif, au même titre que des politiques ou des lignes directrices.
[102] Tout bien pesé, je crois juste de dire que la mission de la Commission, dont un aspect essentiel est de voir à ce que le risque d'accident nucléaire en raison de la performance humaine demeure acceptable dans l'intrinsèquement dangereuse industrie nucléaire, est tout aussi importante que celle des autorités scolaires lorsque celles-ci sont appelées à maintenir l'ordre et la discipline dans l'école et veiller à la santé et au bien‑être des élèves.
[103] Les appelants affirment toutefois que pour qu'elles soient autorisées par la loi, la Commission n’avait d’autre choix que d’adopter les Exigences contestées en application de son pouvoir, prévu à l'alinéa 44(1)h) de la Loi, de faire des règlements en matière d’examens médicaux et de tests, seul moyen, selon eux, mis en place par le législateur permettant des atteintes aux droits des travailleurs en matière de vie privée.
[104] Cette prétention ne me convainc pas. Je conviens avec le Juge que la Loi donne « divers outils à la [Commission] pour lui permettre d'adapter les exigences et les spécifications aux Titulaires de permis I régis par la Loi et ses règlements »
(Décision au para. 107). Ces outils comprennent à la fois le pouvoir de la Commission de prendre des règlements et le pouvoir d'assortir les permis des « conditions que la Commission estime nécessaires à l'application »
de la Loi. La disposition sur les conditions est libellée de façon vaste et générale et indique que le législateur souhaitait donner à la Commission une souplesse considérable lorsqu'elle interprète son pouvoir d'accorder des permis. Le libellé signale aussi que la cour de révision doit respecter cette souplesse considérable (Citizens Against Radioactive Neighbourhoods c. BWXT Nuclear Energy Inc., 2022 CF 849 (CARN) aux paras. 57-58, qui renvoie à Vavilov aux paras. 68-110).
[105] Je ne vois pas comment le pouvoir de la Commission d’adopter des règlements prescrivant des examens médicaux limite en l'espèce le vaste pouvoir d'assortir les permis des conditions nécessaires à l'application de la Loi. Un pouvoir n'exclut pas l'autre. En fait, rien dans la Loi n'empêche que l'un complète l'autre.
(iii) Les Exigences contestées sont raisonnables
[106] Une fouille, perquisition ou saisie autorisée par la loi est raisonnable si la loi qui l'autorise est elle‑même raisonnable et si la fouille, perquisition ou saisie est effectuée d'une manière qui n'est pas abusive (Goodwin au para. 48). Pour juger du caractère raisonnable ou non abusif d’une saisie, il faut notamment tenir compte de « la nature et l'objet du régime législatif [...] le mécanisme employé [...] et le degré d'empiétement possible de ce mécanisme; et l'existence d'une supervision judiciaire »
. Une approche souple demeure avérée, puisqu'il n'y a pas de critère de raisonnabilité « absolu »
(Goodwin au para. 57). Les appelants reconnaissent que le caractère raisonnable d’une fouille, perquisition ou saisie [TRADUCTION] « dépend des faits »
(Mémoire des faits et du droit des appelants, au para. 60).
[107] Les appelants affirment que le Juge a commis les erreurs suivantes lors de cette analyse : (i) il a refusé de suivre la jurisprudence arbitrale; (ii) il a conclu que les Exigences contestées sont raisonnables bien qu'il ne faille ni mandat ni motif raisonnable pour procéder à une saisie; et (iii) il n'a pas convenablement évalué l'incidence de ces exigences sur la dignité et l'intégrité physique des travailleurs essentiels à la sûreté.
(a) La jurisprudence arbitrale
[108] Contrairement à ce qu'affirment les appelants, je crois que le Juge avait raison d'être prudent quant à l'application de la jurisprudence arbitrale au motif qu’elle n'est pas déterminante dans le contexte d’une analyse découlant de l'article 8.
[109] La jurisprudence arbitrale découle d'un régime légal complètement différent et applique une grille d’analyse différente. La jurisprudence arbitrale invoquée par les appelants traite de la portée des clauses sur le droit de gestion de l'employeur dans les conventions collectives et de l’utilisation par les employeurs pour imposer unilatéralement des mesures de sûreté, comme des contrôles aléatoires d'alcool et de drogue, dans un milieu de travail dangereux.
[110] Il faut examiner la validité de mesures unilatérales de ce genre selon le critère précis établi en droit du travail. Il faut dans chaque cas mettre en balance l'intérêt à assurer la sécurité publique et la protection de la vie privée (Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458 (Irving) aux paras. 4, 22 et 23). Un aspect important dont il faut tenir compte dans le cas d'une mesure unilatérale de ce genre est le droit des travailleurs de ne pas être congédiés et de ne pas se voir imposer de mesure disciplinaire sans « motif valable »
ou « motif raisonnable »
lorsque la mesure contestée a des conséquences disciplinaires.
[111] Selon ce critère, appelé le critère « KVP »
, « la règle ou la politique imposée unilatéralement par l'employeur, à laquelle le syndicat n'a pas donné son aval par la suite, [doit être] conforme à la convention collective et raisonnable »
(Irving au para. 24).
[112] Comme on le voit ci‑dessus, le critère du caractère raisonnable de l'article 8 ne fait pas intervenir des facteurs tout à fait identiques. Il exige une approche souple qui tienne compte de l'ensemble des circonstances. Ce qui est en cause en l'espèce est manifestement différent de l'invocation unilatérale du droit de gestion de l'employeur selon la convention collective : il s'agit plutôt de la validité d'une obligation imposée aux employeurs par un organisme de réglementation fédéral en l'ajoutant comme une condition obligatoire au permis qu'ils doivent avoir pour exercer l'activité réglementée. Cela exige une analyse différente et plus nuancée du caractère raisonnable.
[113] Mais même selon la jurisprudence arbitrale, les tests aléatoires dans un milieu de travail dangereux ne sont pas toujours interdits. Au contraire, s'il « s'agit d'une réponse proportionnée, à la lumière tant des préoccupations légitimes quant à la sécurité que du droit à la vie privée, une telle politique pourrait fort bien être justifiée »
(Irving au para. 52). Je souligne que selon l'arrêt Irving, en l'absence d'un motif raisonnable comme, par exemple, un problème généralisé d'utilisation d'alcool ou de drogue dans un milieu de travail, c'est l'imposition unilatérale de tests aléatoires « à tous les employés d'un lieu de travail dangereux »
que les arbitres ont rejetée (Irving au para. 6, souligné dans l'original). Ce n'est pas le cas en l'espèce : les tests aléatoires ne s'appliquent qu'aux travailleurs essentiels à la sûreté, lesquels représentent moins de 10 % de tous les employés de l'industrie nucléaire.
[114] À mon avis, le Juge a eu raison de s'écarter de la jurisprudence arbitrale au motif qu’elle avait peu de valeur de précédent aux fins de l’analyse selon l'article 8 qu'il devait faire.
(b) L'absence de motif raisonnable
[115] Les appelants affirment qu'il faut des balises supplémentaires dans le cas de fouille, de perquisition ou de saisie sans mandat pour s'assurer qu'on n'en abuse pas. Une de ces balises est que l'État doit avoir des motifs raisonnables de mener la fouille. Les appelants reconnaissent que des motifs moins pressants peuvent suffire lorsque l'intérêt à la protection de la vie privée est plus faible, mais affirment que si la fouille porte atteinte à l'intégrité corporelle, il doit exister au moins un soupçon raisonnable pour mener la fouille. Ils affirment qu'il n'y a pas cette balise minimale en l'espèce, puisque les Exigences contestées n'exigent aucun motif raisonnable.
[116] Selon les appelants, le Juge s'est trompé en estimant que leurs observations sur les motifs raisonnables équivalaient à contester l'existence du droit de demander le contrôle judiciaire. Ils affirment qu'il a confondu de façon inadmissible deux conditions préalables lors de l'analyse du caractère raisonnable.
[117] Avec égards, je ne vois aucune erreur fatale dans l'analyse du caractère raisonnable par le Juge. Il a suivi à la lettre le cadre d'analyse établi par la jurisprudence en examinant l'objet du document 2.2.4 et des Exigences contestées, la nature du régime réglementaire, la méthode utilisée pour obtenir les échantillons corporels, incluant son caractère intrusif, et la possibilité de contrôle judiciaire (Décision au para. 113).
[118] Le Juge a conclu que l'objet du document 2.2.4 et des Exigences contestées était d'« uniformiser et [...] améliorer les programmes d'aptitude au travail des titulaires de permis en matière de tests de dépistage de drogue et d'alcool »
(Décision au para. 114). Il a soigneusement examiné le dossier, notamment certains rapports clés rédigés « au cours de la décennie qui a précédé la mise en œuvre prévue du [document 2.2.4] en 2021 »
, et a conclu que « les dispositions sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l'affectation ont été raisonnablement intégrées dans le [document 2.2.4] après que des années de recherche eurent mis en lumière des lacunes dans les programmes d'aptitude au travail en vigueur, plus particulièrement en ce qui concerne l'application de méthodes fiables, cohérentes et précises de détection de l'altération des facultés par la drogue ou l'alcool dans les installations nucléaires »
(Décision au para. 125).
[119] Il a conclu que le « renforcement des programmes d'aptitude au travail des titulaires de permis »
qui a mené à l'adoption des Exigences contestées « constitue un objectif impératif compte tenu des lacunes existantes dans les mesures de protection contre les risques établis »
. Cet objectif « pèse en faveur du caractère raisonnable de la saisie accomplie sous le régime des tests aléatoires de dépistage et des tests de dépistage préalables à l'affectation »
(Décision au para. 126).
[120] Le Juge a aussi signalé que l'objectif des Exigences contestées concorde « avec le principe de défense en profondeur »
selon lequel « l'existence de multiples méthodes et couches de détection de la présence de facultés altérées par l'alcool ou les drogues ne constitue pas une mesure superflue, mais plutôt un résultat escompté »
. Il a convenu avec les intimés que « dans l'industrie nucléaire, il n'est pas possible de ‟laisser faire” compte tenu des répercussions graves qui découlent souvent des incidents nucléaires »
(Décision aux paras. 127-128).
[121] J'ajouterais qu'en adoptant le document 2.2.4, la Commission a tenu compte de la recommandation de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIÉA), dont le Canada est membre, que les installations nucléaires établissent et mettent en place des programmes d'aptitude au travail qui visent l'utilisation d'alcool et de drogue. Elle a également tenu compte des recommandations précises du Service consultatif international sur la protection physique de l'AIÉA que ces programmes comprennent [TRADUCTION] « au minimum des contrôles aléatoires d'alcool et de drogue pour les travailleurs qui accèdent à la zone protégée pour s'assurer qu'ils puissent accomplir leurs tâches en toute sûreté »
(Affidavit de Mme Hunter au para. 125).
[122] Le Juge s'est ensuite penché sur le deuxième aspect du caractère raisonnable, soit la nature du régime réglementaire. Il s'est fondé sur la jurisprudence de la Cour suprême et sur l'arrêt Agents correctionnels et a conclu que la nature hautement réglementée de l'industrie nucléaire étayait la nature raisonnable des Exigences contestées, puisqu'on estime en général que les fouilles en vertu d'un régime réglementaire sont moins envahissantes que les fouilles effectuées dans le contexte du droit criminel (Décision aux paras. 130-131).
[123] Pour ce qui est du troisième aspect, le Juge a affirmé devoir tenir compte de deux éléments, soit le degré d'atteinte à l'intégrité physique du travailleur et la fiabilité des résultats des tests. Puisqu'il avait déjà examiné l'atteinte à l'intégrité physique, le Juge s'est attardé sur la fiabilité des résultats. Il a rejeté l'affirmation des appelants selon laquelle la méthode de vérification énoncée au document 2.2.4 ne pouvait mesurer de manière fiable le niveau d'altération des facultés en raison de l'alcool ou de drogue. Il était plutôt convaincu que les tests « peuvent mesurer correctement la concentration de la substance dans le corps d'une personne ou le caractère récent de la consommation d'une substance, qui sont tous deux de puissants indicateurs d'altération des facultés lorsqu'ils sont examinés de pair avec les études disponibles portant sur les répercussions et la durée des effets de la drogue sur la performance. »
Il a en outre conclu que les seuils fixés par le document 2.2.4 et fondés sur des études ont été établis « de manière à ce qu'un résultat de test positif signale une consommation très récente et soit un meilleur indicateur d'une altération possible des facultés »
(Décision aux paras. 138-140).
[124] Le Juge était donc convaincu que les tests prévus par le document 2.2.4 reflétaient des méthodes de détection raisonnables.
[125] Enfin, le Juge a examiné la possibilité et l'efficacité du contrôle, notant qu’« un contrôle moins rigoureux »
peut suffire dans un contexte réglementaire (Décision au para. 146, qui renvoie à l'arrêt Goodwin au para. 71).
[126] Le Juge a signalé que le document 2.2.4 dispose que les travailleurs essentiels à la sûreté peuvent contester un résultat positif auprès d'un médecin examinateur, ce qui pourrait faire qu'un résultat positif ne soit pas signalé au Titulaire de permis I (Décision au para. 147). Pour ce qui est du contrôle judiciaire des conséquences indésirables découlant d'un résultat positif, le Juge a convenu avec les intimés que le document 2.2.4 ne prévoit pas de conséquences disciplinaires. Il a reconnu que le document ne prévoyait pas de procédure d'appel, comme un contrôle judiciaire ou une plainte à une personne indépendante, mais il a estimé qu'en cas de décision administrative défavorable aux droits et aux intérêts des travailleurs par les Titulaires de permis I aux termes du régime réglementaire du document 2.2.4, le travailleur pourrait faire une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale (Décision au para. 150). Il a donc conclu qu'il était également satisfait à ce quatrième aspect du critère.
[127] Il est vrai que le Juge a fait mention de la prétention des appelants concernant le fait qu’une saisie effectuée au titre des Exigences contestées peut l’être sans motif raisonnable, lorsqu'il a discuté du contrôle judiciaire. Cependant, il s'est effectivement penché sur le bien‑fondé de cette prétention et a souligné que notre Cour, dans le Renvoi sur le transport maritime, avait rejeté une observation semblable sur l'absence de moyen efficace de prévenir l'abus d'un pouvoir réglementaire (Décision au para. 144). Le Juge s'est également fondé sur l'arrêt Goodwin pour affirmer qu'il est particulièrement important qu'on puisse contester une fouille, une perquisition ou une saisie effectuée sans autorisation préalable (Décision au para. 146).
[128] À cet égard, l'arrêt Goodwin est utile de deux autres façons. D'abord, ces quatre aspects « peuvent être utiles dans l'analyse du caractère raisonnable »
. Même si la saisie est effectuée sans mandat (et donc sans qu'il doive y avoir au préalable de motifs raisonnables pour l’effectuer), l'analyse doit être souple (Goodwin au para. 57). Deuxièmement, « le caractère criminel ou réglementaire attribué à une fouille [...] est pertinent lorsqu'il s'agit d'en apprécier le caractère raisonnable »
, et dans le cas d'une fouille réglementaire, « des normes moins sévères peuvent s'appliquer »
(Goodwin au para. 60).
[129] La Décision révèle que le Juge connaissait bien ces principes directeurs lorsqu'il a analysé le caractère raisonnable. Tout comme dans l'arrêt Goodwin, il a examiné le caractère raisonnable d'une fouille et d'une saisie d'échantillons corporels aléatoire, sans mandat et sans motif raisonnable (et contrairement à l'arrêt Goodwin, sans élément pénal) dans un contexte réglementaire. Dans l'arrêt Goodwin, le régime des contrôles routiers d'haleine a été annulé non pas parce qu'il n’était pas requis d’avoir un motif raisonnable pour demander un échantillon d'haleine, mais parce qu'on ne pouvait pas contester les résultats du test, alors que les conséquences d'un résultat d'échec étaient automatiques et immédiates — la suspension du permis et une peine pécuniaire — et qu'on savait que l'appareil de test avait de graves problèmes de fiabilité (Goodwin au para. 76).
[130] Je ne vois aucune erreur dans la conclusion du Juge au sujet des saisies sans motif raisonnable autorisées par les Exigences contestées.
(c) L'effet sur la dignité et l'intégrité corporelle des travailleurs essentiels à la sûreté
[131] Les appelants affirment que dans son analyse du caractère raisonnable, le Juge:
n'a pas [TRADUCTION]
« reconnu ou accordé de poids à l'intérêt considérable des employés à leur vie privée »
;ne s'est pas penché sur la question de savoir si la
« défense en profondeur »
satisfaisait déjà à l'intérêt de l'État dans l'aptitude au travail;n'a pas établi si l'effet des saisies sur les travailleurs essentiels à la sûreté l'emportait sur l'intérêt de l'État en raison du niveau élevé de justification qu'exigent les fouilles qui empiètent sur l'intégrité corporelle d'un particulier;
n'a pas tenu compte de l'intérêt des travailleurs essentiels à la sûreté dans la nature et la qualité des renseignements saisis; et
n'a pas examiné si les Exigences contestées comprenaient des balises procédurales suffisantes.
[132] J'estime que ces prétentions ne sont pas fondées. D'abord, le Juge s'est penché sur l'intérêt à la vie privée des travailleurs essentiels à la sûreté, mais a conclu que ces travailleurs ne pouvaient aspirer qu’à une attente réduite vu l'ensemble des circonstances, notamment la nature relativement peu envahissante des saisies visées par les Exigences contestées. Comme le Juge l'a dit, une approche souple tient compte du fait qu'il y a différentes attentes dans différentes situations. Comme je l'explique ci‑dessus dans les présents motifs, le caractère unique de l'industrie nucléaire où, pour des raisons évidentes, la sûreté est la principale préoccupation fait en sorte que ceux qui ont un poste essentiel à la sûreté peuvent difficilement prétendre à un niveau élevé ou important de protection de leur vie privée. C'est particulièrement vrai dans le cas de vérifications mises en place comme conditions du permis légalement requis pour exploiter une centrale nucléaire à sécurité élevée, lesquelles portent sur des questions, comme les facultés affaiblies en milieu de travail, qui peuvent avoir une incidence directe sur la sûreté des installations, des autres travailleurs, du public et de l'environnement.
[133] Ensuite, le Juge a effectivement tenu compte de la « défense en profondeur »
dans son analyse du caractère raisonnable et a conclu qu'il n'est pas superflu d'avoir plusieurs méthodes et couches pour déceler les facultés affaiblies par l'alcool ou la drogue et pour assurer l'aptitude au travail : il s'agit plutôt d'un résultat escompté qui, loin de contrecarrer l'objet des Exigences contestées, y contribue en mettant en place d'autres moyens afin de prévenir les échecs et assurer la sûreté (Décision aux paras. 127-128).
[134] Encore une fois, si on accepte, comme je le fais, que des mesures de sûreté préventives conviennent mieux qu'une approche de « laisser faire »
pour la prévention des risques connus dans le cas d'installations nucléaires à sécurité élevée où la sûreté prime sur tout, et qu'une approche souple lors de l'analyse du caractère raisonnable est justifiée dans ces circonstances, alors les conclusions du Juge au sujet du rôle de la « défense en profondeur »
sont défendables tant en droit qu’en fait. Cela est d'autant plus vrai en raison des lacunes qu'ont révélées des années de recherche sur les programmes d'aptitude au travail et de détection d'alcool et de drogue qui existaient avant l'adoption des Exigences contestées. Je ne vois donc aucune raison de modifier les conclusions du juge sur cette question.
[135] Troisièmement, il n'est pas fondé de dire que le Juge n'a pas établi si l'effet des saisies sur les travailleurs essentiels à la sûreté, vu la justification élevée nécessaire pour les fouilles qui empiètent sur l'intégrité corporelle d'un particulier, l'emportait sur l'intérêt de l'État sur l'aptitude au travail. Cette observation se fonde essentiellement sur la jurisprudence pénale sur l'article 8 et, encore une fois, il faut éviter de transposer la « jurisprudence en droit criminel [...] sans discernement aux affaires non criminelles »
(Conseil scolaire de York au para. 99). Comme la Cour suprême l'a fait remarquer dans l'arrêt Goodwin, lorsque « l'objet de la loi contestée est de nature réglementaire et non criminelle, des normes moins sévères peuvent s'appliquer »
(Goodwin au para. 60). En d'autres termes, la norme de la justification dans un cas donné « doit être souple si on veut qu'elle soit réaliste et ait du sens »
(McKinlay Transport à la p. 645; voir également BC Securities à la p. 35, Agents correctionnels au para. 29). Il ne serait ni réaliste ni utile d'appliquer la norme du droit pénal dans la situation hautement réglementée et particulière de l'espèce comme les appelants nous demandent de le faire.
[136] Comme je l'ai indiqué ci‑dessus, le Juge a suivi à la lettre le critère sur la nature raisonnable et je ne vois aucune lacune dans l’équilibrage qu'il a fait de l'intérêt public général que visent les Exigences contestées et l'intérêt résiduel à la vie privée des travailleurs essentiels à la sûreté.
[137] Quatrièmement, le Juge a bien tenu compte de l'intérêt des travailleurs essentiels à la sûreté dans les renseignements biographiques obtenus par la saisie. C'est justement pour cela qu'il a conclu qu'il y avait eu violation des droits des travailleurs protégés par l'article 8. Dans son analyse du caractère raisonnable du régime en cause dans l'arrêt Goodwin, la Cour suprême a conclu qu'un contrôle routier de l'haleine avait « des répercussions beaucoup moins importantes sur l'intégrité physique et le droit à la vie privée d'une personne »
« que bien d'autres fouilles, perquisitions ou saisies qui peuvent être effectuées aux fins d'application de la loi »
. Elle a conclu que l'atteinte minimale des contrôles routiers « étaye le caractère raisonnable de la saisie faite »
(Goodwin au para. 65, je souligne).
[138] Sur la base de l'arrêt Goodwin, à mon avis, le Juge n'avait rien d'autre à faire au sujet de l'intérêt des travailleurs essentiels à la sûreté dans leurs données biographiques que de conclure que les saisies effectuées en application des Exigences contestées n’entraînaient qu’une atteinte minimale. Cet aspect du contexte, qui existait également dans Goodwin, étayait la conclusion que ces exigences étaient raisonnables sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter. Après tout, l'arrêt Goodwin faisait que le Juge devait tenir compte du degré d'empiétement de la saisie des échantillons corporels, et c'est ce qu'il a fait (Goodwin au para. 57). Je ne vois donc aucune erreur dans l'analyse qu'a faite le Juge de l'intérêt des travailleurs dans les renseignements biographiques.
[139] Cinquièmement, et pour finir, pour ce qui est des garanties procédurales, le Juge a reconnu que « la possibilité de recourir à la surveillance après coup est particulièrement importante lorsque, comme en l'espèce, une fouille, une perquisition ou une saisie a lieu sans autorisation préalable »
. Cependant, il a souligné que la Cour suprême avait conclu au paragraphe 71 de l'arrêt Goodwin qu'un « contrôle moins rigoureux »
pouvait suffire dans le contexte d’un régime réglementaire (Décision au para. 146). En fait, « la nature administrative du régime justifie la nature administrative du contrôle »
(Goodwin au para. 75).
[140] Comme j’ai eu l’occasion de le dire, le Juge a déterminé que le document 2.2.4 précise qu'en cas de résultat positif à un test de drogue, on peut contester le résultat auprès d'un médecin examinateur selon une procédure administrative (Décision au para. 147). Il avait raison. Je souligne également que les meilleures pratiques recommandées aux détenteurs de permis les incitent, en cas d'échec à un test d'haleine pour l'alcool, de procéder à un second test confirmatif (Décision au para. 140).
[141] Dans l'arrêt Goodwin, des conséquences sérieuses pour le conducteur suivaient immédiatement le résultat d'échec. L'espèce est différente puisque, comme nous l'avons vu, un test positif doit être confirmé par un second test ou peut faire l'objet d'une contestation administrative. De plus, comme le signale le Juge, un test positif confirmé n'entraîne pas de conséquence préjudiciable à la personne concernée. La personne est plutôt libérée de ses tâches essentielles à la sûreté et soumise à une évaluation médicale obligatoire de toxicomanie. Il n'y a pas de conséquence disciplinaire défavorable.
[142] Les appelants contestent la conclusion du Juge selon laquelle un test positif n'a pas de conséquence préjudiciable. Ils affirment qu'un test positif confirmé pourrait mener à un renvoi ou à une accusation de ne pas avoir pris les précautions nécessaires pour assurer la sûreté à une installation nucléaire, comme l'exige le Règlement général. Cependant, ces conséquences sont purement spéculatives et nous sommes loin de cette situation. Les Exigences contestées n'ont encore été appliquées à personne en raison des ordonnances de sursis. Ainsi, comme l'a dit le Juge, cela relève « davantage de la conjecture que de la réalité »
(Décision au para. 149).
[143] Quoi qu'il en soit, le Juge a conclu qu'une décision administrative, disciplinaire ou non, prise par l'employeur à l'encontre d'un travailleur essentiel à la sûreté en raison d'un test positif à l'alcool ou à la drogue pourrait éventuellement faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Je n'y vois aucune erreur.
[144] Les appelants affirment enfin que le document 2.2.4 ne précise pas que les tests d'urine auront lieu « dans un lieu privé et sûr »
, comme l'a dit le Juge. Je signale d'abord que cette affirmation du Juge n’a pas été faite alors qu'il examinait s'il y avait des balises suffisantes. Il l'a plutôt faite lorsqu'il se penchait sur l'empiétement sur la vie privée de la saisie autorisée par les Exigences contestées (Décision au para. 134).
[145] Par conséquent, même si le juge s'est trompé lorsqu'il a fait cette affirmation, cela n'a aucune importance pour les appelants, puisque l'affirmation ne faisait partie ni du raisonnement, ni des motifs qui l’ont amené à conclure que le document 2.2.4 protège convenablement les employés essentiels à la sûreté. Je signale aussi qu'on recommande dans ce document que les détenteurs de permis demandent aux travailleurs choisis pour un contrôle aléatoire de se rendre au « lieu de prélèvement »
. Cela laisse penser que le test aura lieu à un endroit autre que celui où le travailleur exécute ses tâches.
[146] Par conséquent, même si l'affirmation du juge n'est pas tout à fait juste, elle n'est pas sans fondement. Encore une fois, cependant, la faille essentielle de la prétention des appelants est que l'affirmation est sans pertinence pour décider si le Juge s'est trompé en arrivant à sa conclusion au sujet des garanties procédurales.
[147] Pour tous ces motifs, je conclus que le Juge ne s'est pas trompé lorsqu'il a conclu que les Exigences contestées ne contreviennent pas à l'article 8 de la Charte. Je suis tout à fait d'accord avec sa conclusion générale sur cette question au paragraphe 151 des motifs :
En somme, les dispositions du [document 2.2.4] relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l'affectation font entrer en jeu l'article 8 de la Charte, mais ne l'enfreignent pas. Les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté ont, du fait de leur appartenance à un effectif hautement réglementé, une attente réduite en matière de respect de la vie privée, et les dispositions relatives aux tests de dépistage sont raisonnables compte tenu de tous les facteurs contextuels en cause, y compris le contexte réglementaire, l'intérêt du public pour la sûreté nucléaire, le besoin de renforcer les programmes d'aptitude au travail, la fiabilité de la méthode utilisée pour les tests et la possibilité de recourir à un contrôle judiciaire.
[148] En d'autres mots, dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce, je conclus que l'intérêt des travailleurs essentiels à la sûreté à ne pas être importuné par l'État, ne l'emporte pas, justement puisque leur travail est essentiel à la sûreté, sur l'intérêt de l'État à porter atteinte à leur vie privée pour atteindre ses objets, c'est‑à‑dire de limiter les risques à la sécurité nationale, la santé et la sécurité des personnes et l’environnement, associés au développement, à la production et à l'utilisation de l'énergie nucléaire, y compris ceux pouvant être causés par les altérations des capacités liées à la consommation d'alcool ou de drogue.
(2) L'article 7
[149] Les appelants affirment que le Juge a commis [TRADUCTION] « deux erreurs fondamentales »
lorsqu'il a conclu que les Exigences contestées ne contrevenaient pas à l'article 7, d'abord en centrant son analyse sur les intérêts pécuniaires des travailleurs essentiels à la sûreté, question qu'ils n'avaient pas soulevée, puis en concluant que la prise d'échantillons corporels ne portait pas atteinte à l'intégrité corporelle.
[150] Ils affirment en outre que les Exigences contestées ne respectent pas les principes de justice fondamentale parce que :
a)elles n'exigent pas qu'il y ait de motif raisonnable et sont donc arbitraires et ont une portée excessive, puisqu'elles s'appliquent aux travailleurs pour lesquels il n'y a pas de motif de croire qu'ils ont des facultés affaiblies; et
b)elles sont exagérément disproportionnées en raison des mesures déjà en place dans les installations nucléaires pour détecter si un travailleur a des facultés affaiblies.
[151] Je ne suis pas d'accord. Le Juge a bien tenu compte des prétentions des appelants selon lesquelles les Exigences contestées contreviennent à l'article 7 parce qu'elles portent atteinte à leur intégrité corporelle, et ainsi à la sécurité de leur personne. Il a d'abord conclu que les deux décisions invoquées par les appelants pour appuyer leurs prétentions, soit Jackson c. Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 C.F. 55 (C.F. 1re inst.) (Jackson) et Cruikshank v. Stephen (1992), 16 B.C.A.C. 59 (C.A. C.‑B.) (Cruikshanks), pouvaient soit être distinguées (Jackson) ou n'avait aucune valeur de précédent parce que le tribunal ne s'était pas penché sur l'article 7 (Cruikshank) (Décision aux paras. 158-162). De toute façon, Cruikshanks n'a pas été invoqué devant notre Cour.
[152] Pour ce qui est de la décision Jackson, le Juge a noté que les principales préoccupations dans cette décision étaient que les prisonniers qui refusaient de donner un échantillon d'urine pouvaient être punis au bon plaisir des gardiens et que les résultats ainsi obtenus pourraient servir à forcer les prisonniers à faire certains actes ou pourraient mener à une forme de peine qui échappe au régime disciplinaire statutaire. Il a conclu que c'est dans cette situation précise que les droits des prisonniers à la liberté et à la sécurité de la personne étaient engagés.
[153] Je suis d'accord. La situation des travailleurs essentiels à la sûreté en l'espèce est tout à fait différente. Bien que les actes de l'État ayant une incidence sur l'intégrité psychologique d'une personne peuvent porter atteinte à la sécurité de la personne protégée par l'article 7, pour ce faire, les répercussions doivent alors être « graves et profondes »
selon une évaluation « objective »
, c'est‑à‑dire du point de vue d'une personne « ayant une sensibilité raisonnable »
(Kazemi (Succession) c. République islamique d'Iran, [2014] 3 R.C.S. 176, 2014 CSC 62 au para. 125, où l'on cite l'arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46 au para. 60; voir également l'arrêt Conseil canadien pour les réfugiés au para. 90).
[154] Je ne crois pas que du point de vue de la personne ayant une sensibilité raisonnable, la nature relativement peu envahissante de la saisie permise par les Exigences contestées, jumelé au fait qu’un test positif n’entraîne aucune conséquence disciplinaire, enclenche l’application de la protection de l’article 7 relative à la sécurité de la personne.
[155] Dans l'arrêt Deacon, par exemple, l'État a reconnu que le fait d'obliger un délinquant à contrôler à prendre des médicaments comme condition de sa libération constituait une atteinte à son intégrité corporelle et contrevenait à son droit à la « liberté »
et à la « sécurité de sa personne »
à l'article 7 de la Charte (Deacon au para. 49). À mon sens, à sa face même, cela équivaut, pour la personne ayant une sensibilité raisonnable, à niveau différent de stress psychologique imposé par l’État qu’une saisie relativement peu envahissante d'un échantillon d'haleine, d'urine ou de salive.
[156] Bien que le Juge ait aussi examiné les prétentions des appelants quant à l'article 7 du point de vue du droit du travail, sans doute par souci d'exhaustivité, je suis d’avis qu'il a néanmoins examiné leur thèse principale au sujet de la sécurité de la personne et qu'il n'a pas commis d'erreur qui justifierait notre intervention lorsqu'il a conclu que l'article 7 ne s'appliquait pas.
[157] Puisqu'il avait conclu qu'il n'y avait pas eu de violation du droit des travailleurs essentiels à la sûreté à la sécurité de leur personne, le Juge n'a pas poursuivi l'analyse de l'article 7. Il avait raison (Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44 au para. 47). Je ne vois donc aucune raison de me pencher sur la deuxième étape de l'analyse au titre de l'article 7, soit de voir si l'atteinte alléguée à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est conforme aux principes de justice fondamentale, comme les appelants nous le demandent. C’est d’autant le cas lorsque, comme en l’espèce, la cour d'appel ne peut tirer profit de l'examen de la question par la cour de première instance.
[158] À mon avis, il est également inutile de se pencher sur la question de savoir si les préoccupations des appelants à l'égard de l'article 7 auraient dû uniquement être débattues dans le cadre de l’analyse sous l’article 8 au motif que ces préoccupations sont forcément comprises parmi celles dont l'article 8 requiert l’examen, et sont donc superflues. Il vaut mieux laisser la question à une autre occasion.
(3) L'article 15
[159] L'article 15 dispose que la loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination. Il y a violation de l'article 15 si le demandeur démontre que la loi ou la mesure de l'État d'une part; i) crée à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et ii) d'autre part impose un fardeau ou nie un avantage d'une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d'accentuer le désavantage (Sharma au para. 28). Lors de l'analyse du premier élément du test, il faut démontrer que l'effet est « disproportionné »
, puisque toutes « les lois sont censées avoir un certain effet sur les personnes »
(Sharma au para. 40).
[160] Le Juge a conclu que les prétentions des demandeurs échouaient au premier stade de l’analyse. Les appelants prétendent que le Juge a commis les erreurs suivantes en concluant de la sorte: i) il a concentré son analyse sur la catégorie d’emploi des travailleurs essentiels à la sûreté aux installations nucléaires plutôt que sur la toxicomanie comme forme de déficience, l'un des motifs interdits de discrimination énoncés à l'article 15; ii) il a conclu, sans mener d'analyse propre aux droits de la personne, que la toxicomanie n'est pas une déficience au sens de l'article 15; et iii) il a refusé d'envisager qu'il aurait pu y avoir eu discrimination en assimilant l'« orientation liée à la substance »
à la « toxicomanie »
.
[161] Ces observations ne me convainquent pas. Le fait que le Juge se soit concentré sur la catégorie d’emploi des travailleurs essentiels à la sûreté est tout à fait conforme au premier élément de l'analyse au titre de l'article 15, qui exige que l'on démontre que la mesure de l'État crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. En l'espèce, à première vue, les Exigences contestées créent une distinction fondée sur la catégorie d’emploi des travailleurs. Le dossier est clair : on a ciblé les travailleurs essentiels à la sûreté parce qu'ils ont des tâches essentielles à la sûreté dans un milieu de travail hautement réglementé où la sûreté prime sur tout et où il y a des risques uniques de préjudices extraordinaires au public et à l'environnement. Il est bien établi qu'une distinction fondée sur le statut professionnel n'est pas fondée sur un motif de discrimination énuméré à l'article 15 ou un motif analogue (Baier c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 673, 2007 CSC 31 aux paras. 65-66, où l'on cite l'arrêt Delisle c. Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989 au para. 44). Il n'y a aucune erreur.
[162] Il faut alors se demander si les Exigences contestées créent une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue en raison de leurs effets allégués sur les travailleurs souffrant de toxicomanie. Le Juge s'est demandé si la toxicomanie pouvait constituer une distinction au titre de l'article 15 justifiant dès lors de passer à la deuxième étape de l'analyse, mais il a rejeté cette thèse (Décision au para. 172).
[163] L'aspect essentiel de la conclusion du Juge à cet égard, à mon avis, n'est pas qu'il hésitait à analyser la question du point de vue des droits de la personne, comme le lui demandaient les appelants, mais que les appelants n'avaient produit aucun élément de preuve « pour étayer l'existence de la toxicomanie chez les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté »
(Décision aux paras. 172 et 175). Plus précisément, les appelants n'avaient « mis en preuve aucun élément, statistique ou autre, concernant la démographie de l'effectif des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté [...] pour appuyer leur prétention selon laquelle un nombre disproportionné de ces travailleurs souffrent de toxicomanie et seraient touchés par les dispositions contestées »
du document 2.2.4 (Décision au para. 181).
[164] Comme je l’ai dit lors de l'analyse de l'article 8, un aspect important — sinon l'aspect le plus important — de la prétention des appelants voulant que les Exigences contestées correspondent à une saisie déraisonnable est le fait que rien n'indique qu'il y a des problèmes de toxicomanie aux installations nucléaires. Encore une fois, personne ne le nie.
[165] Tel qu’énoncé dans l’arrêt Sharma, pour avoir gain de cause à cet égard, les appelants devaient présenter une preuve suffisante que les Exigences contestées, de par leur effet, créent un effet disproportionné en raison d'une distinction fondée sur un motif protégé ou contribuent à cet effet (Sharma au para. 42). Il faut comparer le groupe que les appelants affirment être protégé à d'autres groupes (Sharma au para. 50), notamment en l'espèce aux travailleurs dans l'industrie nucléaire au Canada qui ne souffrent pas de toxicomanie. Comme le Juge le dit avec raison, il n'y avait pas d'élément de preuve à ce sujet, alors que les appelants devaient s'acquitter du fardeau de la preuve (Sharma au para. 50).
[166] Nous ne pouvons donc que faire des hypothèses sur l'existence possible d'un groupe de travailleurs toxicomanes essentiels à la sûreté qui formeraient un groupe protégé et sur l'effet qu'auraient les Exigences contestées sur eux comparativement à l'effet sur d'autres groupes, d'autant plus qu'aucun de ces travailleurs n'a encore été exposé aux Exigences contestées en raison des sursis.
[167] Je conviens avec le Juge qu'il faut rejeter les prétentions des appelants au sujet de l'article 15 dès la première étape de l'analyse, quoique pour des raisons quelque peu différentes. Il n'est donc pas nécessaire d'examiner si on peut comparer l'« orientation liée à une substance »
(ce qui n'est pas un motif analogue selon l'arrêt Malmo‑Levine) et la « toxicomanie »
en tant que motifs analogues de discrimination pour les besoins de l'article 15.
[168] Même si la « toxicomanie »
était un motif analogue de discrimination, je conviens avec le Juge que les appelants n'ont pas établi que les Exigences contestées « [imposent] un fardeau ou [nient] un avantage d'une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d'accentuer le désavantage subi par le groupe touché »
(Sharma au para. 51). Autrement dit, les appelants n'ont pas démontré que les Exigences contestées sont, sur le plan substantif, discriminatoires, c'est-à‑dire qu'elles sont arbitraires ou fondées sur un préjugé ou un stéréotype.
[169] Comme le Procureur général le souligne, le document 2.2.4 exige uniquement que les travailleurs essentiels à la sûreté ayant une dépendance à la drogue ou à l’alcool reçoivent une évaluation en vue d'un traitement; ils ne sont pas punis. Je conviens aussi qu'il n'est pas arbitraire de libérer ces travailleurs de leurs tâches essentielles à la sûreté jusqu'à ce qu'ils soient aptes au travail.
[170] Comme le Procureur général le souligne également, l'article 2 du document 2.2.4 invite les Titulaires de permis I à satisfaire à leur obligation d'adaptation aux besoins personnalisés des travailleurs toxicomanes, pourvu que cela n'impose pas de contrainte excessive. Je conviens que cette approche personnalisée est « l'antithèse même de la logique d'un stéréotype »
(Mémoire des faits et du droit du Procureur général, qui cite l'arrêt Winko c. Colombie‑Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625 au para. 88). En d'autres mots, rien ne démontre que le libellé actuel du document 2.2.4 « ne répond pas aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe et leur impose plutôt un fardeau ou leur nie un avantage d'une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d'accentuer le désavantage dont ils sont victimes »
(Sharma au para. 53, souligné dans l'original).
[171] Pour tous ces motifs, je ne vois aucune erreur dans la conclusion du Juge que les appelants n'ont pas démontré qu'il y avait eu violation de la Charte, que ce soit de l'article 7, 8 ou 15. Comme je l'ai noté précédemment, le Juge a ainsi refusé de se pencher sur l'article premier. Encore une fois, sans le bénéfice des observations du Juge sur cette question, notre Cour devrait s’abstenir de se pencher sur l'article premier.
B. La demande subsidiaire fondée sur le droit administratif
[172] Les appelants affirment, pour l’essentiel, que les Exigences contestées sont déraisonnables parce que : i) leur adoption et leur mise en œuvre ne sont pas étayées par des motifs suffisants; et ii) elles contreviennent au principe de droit administratif voulant qu'un organisme de réglementation ne peut adopter des directives sous-règlementaires et les considérer comme correspondant à une loi ou un règlement.
[173] Le Juge a examiné les prétentions des appelants selon la norme de la décision raisonnable. Comme je l'ai indiqué ci‑dessus, le choix de la norme de contrôle n’est pas contesté faisant en sorte que la question que la Cour a à résoudre est celle de savoir si le Juge a correctement appliqué cette norme aux faits de l'espèce. Nous devons donc, en fait, nous pencher sur la décision de la Commission (Horrocks au para. 10, qui cite Agraira aux paras. 45-47).
[174] Il faut cependant souligner que notre Cour doit s’abstenir de trancher la question elle‑même. Notre Cour « ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l'‟éventail” des conclusions qu'aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution ‟correcte” au problème »
. Notre Cour « n'est plutôt appelée qu'à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu »
(Vavilov au para. 83).
[175] J'en viens donc aux deux prétentions des appelants fondées sur le droit administratif.
(1) Le caractère suffisant des motifs
[176] Les appelants affirment que les seuls documents faisant état de la décision de la Commission d’approuver l'ajout des Exigences contestées au document 2.2.4 sont les procès‑verbaux de réunions tenues en 2017 et en 2020. Ils affirment que ces procès‑verbaux consignent la décision de la Commission, mais non les motifs à l'appui. Ils affirment plus précisément que les procès‑verbaux n'indiquent pas le fondement de la compétence de la Commission d'ajouter les Exigences contestées et n'indiquent pas comment la Commission s'est assurée que ces exigences soient conformes à la Charte, bien que les appelants aient exprimé des préoccupations à ce sujet. Ils affirment aussi que le Juge a commis une erreur lorsqu'il a examiné les travaux des fonctionnaires de la Commission afin de combler les lacunes des motifs. Quoi qu'il en soit, ces travaux ne démontrent pas qu'on avait effectué de véritable analyse, notamment sur la question de la pertinence de l'arrêt Irving, qui, selon les appelants, limitait les conclusions auxquelles la Commission pouvait en arriver de façon raisonnable en l'espèce.
[177] Je ne suis pas d'accord.
[178] Il est bien établi qu'une décision administrative n’a pas toujours à être accompagnée de motifs écrits. Cela dépend des circonstances et du contexte. Il faut notamment tenir compte de la nature de la décision, de la procédure suivie pour y arriver et du régime légal. « Parmi les cas où des motifs écrits sont généralement nécessaires, on compte les situations où le processus décisionnel accorde aux parties le droit de participer, où une décision défavorable aurait une incidence considérable sur l'intéressé, ou encore celles où il existe un droit d'appel »
(Vavilov au para. 77).
[179] En l'espèce, les facteurs dont il faut tenir compte sont contradictoires. On ne peut interjeter appel d'une décision de la Commission d'adopter un document d'application de la réglementation et la Loi ne prévoit pas de processus décisionnel où les intéressés auraient un droit de participation lors de l'adoption d'un document d'application de la réglementation. La preuve indique cependant que la Commission a mis en place un vaste processus de consultation avant l'adoption du document définitif et que plusieurs intéressés, dont quelques‑uns des appelants, ont pu donner leur avis sur les différentes ébauches du document. On pourrait aussi dire que l'adoption des Exigences contestées et leur incorporation subséquente comme conditions de permis aux fondements d'autorisation des Titulaires de permis I a eu une incidence sur les intérêts d'une catégorie d'employés d'installations nucléaires de catégorie I.
[180] Cela dit, il n'est pas nécessaire que je décide si la Commission avait l'obligation de donner des motifs parce que, même si elle l'avait, je suis persuadé qu'elle a donné des motifs suffisants pour adopter les Exigences contestées et en faire des conditions de permis. J'arrive à cette conclusion essentiellement pour les motifs que le Juge a exprimés aux paragraphes 208 à 214 de la Décision.
[181] Comme notre Cour l'a affirmé dans l'arrêt Banque de Montréal c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 189 au para. 4, lorsque la Cour fédérale semble avoir donné des réponses complètes à tous les arguments avancés par la partie déboutée lors d'un contrôle judiciaire, cette partie « a le fardeau tactique d'établir en appel que le raisonnement de la Cour fédérale est erroné »
.
[182] Les appelants ne se sont pas déchargés de ce fardeau.
[183] Comme l'a noté le Juge, l'arrêt Vavilov nous enseigne qu'il faut « interpréter des motifs écrits eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés »
et qu'une décision sera déraisonnable si, « lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d'une analyse rationnelle »
(Vavilov au para. 103). J'ajoute que les motifs écrits fournis par un organisme administratif « ne doivent pas être jugés au regard d'une norme de perfection »
et qu'il n'est pas nécessaire de renvoyer à « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire »
(Vavilov au para. 91). En outre, il n'est pas nécessaire qu'on y déploie « toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s'attendre de la part d'un avocat ou d'un juge »
(Vavilov au para. 92).
[184] Je conclus ainsi que la Commission pouvait se fonder sur le travail de ses fonctionnaires tout au long du processus de consultation pour justifier sa décision. Comme l'a signalé le Procureur général, le document intitulé « Principes fondamentaux de la réglementation »
décrit les principes de la Commission en matière de réglementation et sa façon d'appliquer la Loi et souligne qu'elle dispose « d'un effectif administratif et professionnel, technique et scientifique hautement compétent »
pour exécuter « les tâches nécessaires à la réalisation [de son] mandat »
(Dossier d'appel à la p. 4381, Mémoire des faits et du droit du Procureur général au para. 86). Le paragraphe 16(1) de la Loi dispose que « la Commission peut engager les dirigeants et employés ayant les compétences, notamment professionnelles, scientifiques et techniques, qu'elle juge nécessaires à l'application de la présente loi »
.
[185] Dans l'arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392 (Sketchley), notre Cour a conclu que les motifs du tribunal administratif — dans ce cas, la Commission canadienne des droits de la personne — se trouvaient par renvoi dans le rapport de l'enquêteur qui avait fait enquête sur la plainte déposée à la Commission, même si la Commission et l'enquêteur sont deux entités distinctes « à bien des égards »
. Notre Cour a estimé qu'il en était ainsi parce que l'enquêteur établit son rapport « à l'intention de la Commission »
et qu'« il mène l'enquête en tant que prolongement de la Commission »
(Sketchley aux paras. 37-39, souligné dans l'original; voir également Kemp c. Canada (Finances), 2022 CAF 198 au para. 18).
[186] On a utilisé cette approche souple dans d'autres contextes, par exemple les griefs du travail (Andruszkiewicz c. Canada (Procureur général), 2024 CAF 105 au para. 4), le harcèlement en milieu de travail (Haynes c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 158 au para. 55) et les décisions définitives au titre de la très complexe Loi sur les mesures spéciales d'importation, L.R.C. (1985), ch. S‑15 (Association canadienne du contreplaqué et des placages de bois dur c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 74 au para. 60).
[187] Je conviens avec le Procureur général que le dossier révèle clairement que la Commission communiquait activement avec ses fonctionnaires tout au long de l'élaboration des Exigences contestées, notamment en soulevant des préoccupations au sujet du libellé des versions antérieures au fur et à mesure de leur rédaction, en exigeant des modifications et en demandant aux fonctionnaires de donner plus de renseignements, notamment sur l'équilibre entre les risques à la sûreté et les droits de la personne et la Charte.
[188] Il est manifeste que lorsque la Commission a ultimement adopté les Exigences contestées, elle avait accepté le travail de ses fonctionnaires et leur raisonnement. Bien qu'on puisse dire que le travail des fonctionnaires ne démontre pas qu'on a déployé toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s'attendre d'un avocat ou d'un juge et qu'il n'y a pas tous les détails qu'un juge siégeant en révision aurait voulu y lire, cela ne suffit pas pour conclure que la décision est déraisonnable.
[189] Je suis également d'accord avec le Procureur général que les arrêts de notre Cour Administration de l'aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 R.C.F. 425 (Aéroport de Vancouver), et Safe Food Matters Inc. c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 (Safe Food Matters), n'étayent pas la thèse des appelants.
[190] Dans l'arrêt Safe Food Matters, la loi constitutive du décideur administratif lui imposait l'obligation de fournir des motifs écrits (Safe Food Matters au para. 54). Dans l'arrêt Aéroport de Vancouver, on ne pouvait remédier à l'absence de motifs parce que « rien dans la preuve documentaire, y compris dans le rapport d'enquête, n'aide à justifier [la] décision »
du décideur administratif (Aéroport de Vancouver au para. 27). Pour ce qui est de l'arrêt Irving, les fonctionnaires de la Commission en ont expressément tenu compte en réponse à certains des commentaires reçus lors du processus de consultation qui a précédé l'adoption des Exigences contestées (Dossier d'appel aux pp. 4814-4815).
[191] En somme, rien n'étaye la prétention des appelants qu'il faut annuler la décision de la Commission d'adopter les Exigences contestées parce qu'elle n'aurait pas donné de motifs suffisants.
(2) L'entrave du pouvoir discrétionnaire
[192] Les appelants contestent l'affirmation du Juge selon laquelle on n'a jamais voulu que les Exigences contestées soient une politique ou une directive sans force obligatoire et donc que la Commission n'a pas entravé son pouvoir discrétionnaire. Ils prétendent que si l'affirmation est juste, alors la Commission n'avait pas la compétence légale d'adopter les obligations et de les mettre en place parce que, disent‑ils, elle ne peut adopter de règles obligatoires qu'au moyen de la procédure légale de délivrance de permis.
[193] Cette prétention n'est pas fondée. Ce n'est qu'une autre façon de dire que les Exigences contestées n'ont pas de fondement légal. J'ai rejeté cet argument lors de l'examen de la réclamation des appelants fondée sur l'article 8. La Loi ne comprend pas la restriction que proposent les appelants au sujet de la façon dont la Commission peut assortir les permis de conditions.
[194] Pour ce qui est du processus suivi, comme je l’ai indiqué précédemment, les Exigences contestées ont été adoptées au moyen d'une vaste consultation de dix ans pendant laquelle on a demandé au public de donner ses commentaires au sujet des documents de discussion et des différentes ébauches du document 2.2.4. De plus, la Commission a demandé des observations orales lors de sa réunion publique du 5 novembre 2020 lorsqu'on lui a présenté le document 2.2.4 pour approbation (Affidavit de Shaun Cotman, Laboratoires nucléaires canadiens, Dossier d'appel, à la p. 8409, au para. 76; Procès‑verbal et transcription de la réunion, Affidavit de Mme Hunter, pièces AA et BB).
[195] Il est juste de dire que la Loi dispose que la Commission doit permettre qu'on lui présente des observations avant de modifier un permis ou de modifier une condition d'un permis. Cependant, selon l'alinéa 40(1)b) de la Loi, seul le titulaire du permis dispose du droit d'être entendu. C'est également le cas lorsqu'on demande à la Commission de réviser la décision de modifier un permis ou les conditions d'un permis : alinéas 43(2)c) et 43(2)d) de la Loi.
[196] En l'espèce, la Commission a accordé un droit de participation au public et je ne vois pas comment, en l'espèce, cela pourrait avoir entravé son pouvoir par ailleurs manifeste d'adopter le document 2.2.4 et de le mettre en place.
[197] Tel que mentionné ci‑dessus, la compétence de la Commission d'assortir les permis « des conditions que la Commission estime nécessaires à l'application de la »
Loi est vaste et donne à la Commission une souplesse considérable lorsqu'elle interprète ce pouvoir (CARN aux paras. 57-58).
[198] J'ai déjà conclu que ce vaste pouvoir, jumelé aux obligations des titulaires de permis au titre du Règlement général et du Règlement sur la catégorie I d'avoir des programmes de performance humaine qui comprennent une attention continue pour réduire les risques d'accidents en raison de la performance humaine, procurait la compétence nécessaire d'adopter et de mettre en place les Exigences contestées. Cette compétence est encore plus claire lorsqu'on tient compte de la mission la plus importante de la Commission, soit de réglementer le développement, la production et l'utilisation de l'énergie nucléaire afin que le niveau de risque pour la santé et la sécurité des personnes et pour l'environnement demeure « acceptable »
.
[199] Dans ce sens, comme le dit le Procureur général, le principe de l'entrave au pouvoir discrétionnaire selon le droit administratif ne s'applique tout simplement pas au régime des Exigences contestées.
[200] Pour ces motifs, je conclus que les appelants n'ont pas démontré le bien‑fondé de leur demande subsidiaire à l'encontre des Exigences contestées fondées sur le droit administratif.
[201] Je rejetterais donc le présent appel. Le Procureur général et les Titulaires intimés demandent les dépens. Puisqu'ils ont eu gain de cause dans l'appel, je leur adjugerais les dépens.
« René LeBlanc »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
Yves de Montigny j.c. » |
« Je suis d’accord. |
Richard Boivin j.c.a. »
|
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
A-184-23 |
|
INTITULÉ :
|
POWER WORKERS' UNION et al. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et al. |
|
LIEU DE L'AUDIENCE :
|
Ottawa (Ontario)
|
|
DATE DE L'AUDIENCE :
|
le 31 janvier 2024
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT :
|
le juge LEBLANC
|
|
Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE BOIVIN |
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 6 NOVEMBRE 2024 |
COMPARUTIONS :
Richard Stephenson
Emily Lawrence
Douglas Montgomery
|
POUR LES APPELANTS Power Workers' Union, Chris Damant et Paul Catahno |
Michael Wright Brendan McCutchen |
POUR LES APPELANTS
Society of United Professionals, Matthew Stewart et Thomas Shields
|
Michael H. Morris Elizabeth Koudys James Schneider |
POUR L'INTIMÉ Procureur général du Canada |
Henry Y. Dinsdale
Frank J. Cesario
Dianne E. Jozefacki Amanda P. Cohen |
POUR LES INTIMÉeS Ontario Power Generation, Bruce Power, Société d'énergie du Nouveau‑Brunswick et Laboratoires nucléaires canadiens |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP
Toronto (Ontario)
|
POUR LES APPELANTS Power Workers' Union, Chris Damant et Paul Catahno |
Wright Henry LLP
Toronto (Ontario)
|
POUR LES APPELANTS
Society of United Professionals, Matthew Stewart et Thomas Shields
|
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
POUR L'INTIMÉ Procureur général du Canada |
Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP
Toronto (Ontario) |
POUR LES INTIMÉeS Ontario Power Generation, Bruce Power, Société d'énergie du Nouveau‑Brunswick et Laboratoires nucléaires canadiens |