Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20240812


Dossier : A-193-23

Référence : 2024 CAF 127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

 

Dossier : A-193-23

 

 

ENTRE :

 

 

SHAUNA BUFFALOCALF

 

 

appelante

 

 

et

 

 

LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO

 

 

intimées

 

 

Dossier : A-276-23

 

 

ET ENTRE :

 

 

LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO

 

 

appelantes

(intimées dans l’appel incident)

 

 

et

 

 

SHAUNA BUFFALOCALF

 

 

intimée

(appelante dans l’appel incident)

 

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 19 juin 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 août 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

 


Date : 20240812


Dossier : A-193-23

Référence : 2024 CAF 127

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

 

 

Dossier : A-193-23

 

 

ENTRE :

 

 

SHAUNA BUFFALOCALF

 

 

appelante

 

 

et

 

 

LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO

 

 

intimées

 

 

Dossier : A-276-23

 

 

ET ENTRE :

 

 

LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO

 

 

appelantes

(intimées dans l’appel incident)

 

 

et

 

 

SHAUNA BUFFALOCALF

 

 

intimée

(appelante dans l’appel incident)

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

[1] Après l’élection tenue le 29 mars 2023 pour élire le chef et le conseil de la Première Nation de Nekaneet (la Première Nation ou Nekaneet), Mme Shauna Buffalocalf (ou l’appelante), candidate défaite au poste de conseillère, a interjeté appel de l’élection de la nouvelle chef Carolyn Wahobin au motif que cette dernière était inéligible en vertu de la loi de Nekaneet en raison d’une dette alléguée envers la Première Nation. En plus de la chef qui a été élue, les demanderesses Roberta Francis et Christine Mosquito ainsi que le défendeur Wesley Daniels ont été élus conseillers au sein du gouvernement de Nekaneet.

[2] En vertu de la Nekaneet Constitution (la Constitution de Nekaneet) et de la Nekaneet Governance Act (la Loi sur la gouvernance de Nekaneet), le tribunal d’appel de Nekaneet serait habituellement l’instance habilitée à trancher un tel appel. Cependant, le mandat des trois membres de ce tribunal avait expiré. Mme Buffalocalf a insisté pour que les sièges vacants soient [traduction] « immédiatement » pourvus. Peu après, elle a décidé de procéder autrement. Le 26 avril 2023, s’appuyant sur l’article 8.07 de la Constitution de Nekaneet, elle a remis aux conseillères Roberta Francis et Christine Mosquito une déclaration prononçant la destitution du gouvernement de Nekaneet et déclenchant une nouvelle élection générale (la déclaration). Deux jours plus tard, la chef et le conseil ont nommé les trois membres du tribunal d’appel de Nekaneet et ont déposé devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire et une requête en injonction provisoire.

[3] La Cour fédérale (le juge Grammond) a accordé l’injonction provisoire (Première Nation de Nekaneet c. Louison, 2023 CF 709) et a finalement conclu que la déclaration était déraisonnable au motif qu’elle reposait sur une interprétation erronée de la Constitution de Nekaneet : Première Nation de Nekaneet c. Louison, 2023 CF 897. Nous sommes saisis de l’appel de cette dernière décision. Dans le dossier A-193-23, Mme Buffalocalf interjette appel de la décision de la Cour fédérale sur le fond, alors que, dans le dossier A-276-23, la Première Nation de Nekaneet et les appelantes désignées, ainsi que Mme Buffalocalf en tant qu’appelante incidente, contestent l’adjudication des dépens, qui a fait l’objet d’une décision distincte de la Cour fédérale.

[4] Dans l’appel sur le fond, Mme Buffalocalf a soulevé plusieurs questions sur le contrôle selon la norme de la décision raisonnable auquel a procédé le juge saisi de la demande, notamment sur l’interprétation de la Constitution de Nekaneet, et plus particulièrement sur le délai de nomination des nouveaux membres du tribunal d’appel de Nekaneet après l’expiration du mandat de leurs prédécesseurs. Cependant, je suis d’avis que nous ne devons pas, et ne pouvons pas, examiner ces questions, car ni la Cour fédérale ni notre Cour n’ont compétence sur le fondement du litige entre les parties.

I. FAITS ET DÉCISION DE L’INSTANCE INFÉRIEURE

[5] Comme je le mentionne ci-dessus, les intimées, la chef Wahobin et les conseillères Francis et Mosquito, ont été élues au sein du gouvernement de la Première Nation de Nekaneet le 29 mars 2023. L’appelante, Mme Buffalocalf, a occupé le poste de conseillère de 2017 à 2023, mais n’a pas été réélue à ce poste.

[6] En vertu des articles 5.04, 19.01 et 19.10 de la Loi sur la gouvernance de Nekaneet, le candidat non élu a le droit d’interjeter appel de l’élection d’un candidat dans les 30 jours suivant son élection si ce candidat élu n’a pas satisfait aux conditions d’éligibilité prévues par cette loi. La demande doit être déposée auprès du tribunal d’appel de Nekaneet, dont la composition et les pouvoirs sont régis par l’article 8 de la Constitution de Nekaneet. Ce tribunal est toujours censé être formé d’au moins trois membres qui exercent des mandats échelonnés. Il ressort du dossier que le tribunal d’appel ne siégeait pas entre 2017 et le 3 mars 2020, date à laquelle trois membres ont été nommés en même temps. Le mandat de ces derniers expirait le 2 mars 2023.

[7] Par conséquent, Mme Buffalocalf a demandé si les membres du tribunal d’appel avaient été nommés et, si non, a exigé que la chef et le conseil procèdent aux nominations au plus tard le 21 avril 2023. À défaut, elle recueillerait des signatures à l’appui d’une déclaration qui déclencherait une nouvelle élection générale le 2 juin 2023. Je reproduis intégralement l’article 8.07 de la Constitution de Nekaneet sur lequel s’appuie Mme Buffalocalf, puisqu’il est essentiel à la compréhension du présent appel :

[traduction]

8.07 Dans le cas où le gouvernement de Nekaneet omettrait de nommer les membres du tribunal d’appel de Nekaneet ou de pourvoir les postes vacants conformément à la Constitution ou aux lois de Nekaneet, de telle sorte qu’il n’y aurait plus de tribunal d’appel de Nekaneet, le gouvernement de Nekaneet cesse d’exercer ses fonctions à la date à laquelle une déclaration est signée par au moins 35 pour 100 des électeurs de Nekaneet et énonce ce qui suit :

a) le gouvernement de Nekaneet a violé la Constitution de Nekaneet ou une loi de Nekaneet en omettant de nommer les membres du tribunal d’appel de Nekaneet et le gouvernement de Nekaneet doit par conséquent cesser ses fonctions;

b) une élection générale est déclenchée;

c) la date de l’élection générale, la date de l’assemblée de mise en candidature et la nomination du président d’élection et du président d’élection adjoint en vue de l’élection générale;

Dans un tel cas, le gouvernement de Nekaneet en poste cesse ses fonctions à la date à laquelle la déclaration ou une copie de celle‑ci est remise au chef qui était en poste ou à au moins deux des conseillers qui étaient en poste, et une élection générale est tenue sous la direction du président d’élection qui possède les pouvoirs nécessaires à la tenue d’une élection générale; les honoraires et les frais associés à cette élection générale sont à la charge de la Première Nation de Nekaneet.

[8] Comme le gouvernement n’avait nommé aucun membre du tribunal d’appel au 21 avril 2023, Mme Buffalocalf a recueilli 148 signatures (environ 38 % des électeurs admissibles) et a remis la déclaration le 26 avril 2023 aux conseillères Francis et Mosquito (la chef Wahobin était à l’extérieur du pays pour participer à une réunion du Conseil tribal). Peu après, le 28 avril 2023, la chef et le conseil ont pourvu les trois postes vacants du tribunal d’appel et ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la déclaration auprès de la Cour fédérale.

[9] Le délai de nomination des membres du tribunal d’appel est au cœur du litige concernant le caractère raisonnable de la déclaration. Les arguments des parties dans le présent litige portent sur le libellé des divers alinéas de l’article 8. Mme Buffalocalf invoque l’article 8.01, aux termes duquel le gouvernement de Nekaneet nomme [traduction] « sans délai » les membres du tribunal d’appel de Nekaneet et pourvoit les postes vacants [traduction] « en temps opportun ». La chef et le conseil, pour leur part, estiment plutôt que le délai pour pourvoir les postes vacants est de 60 jours.

[10] À la Cour fédérale, le juge Grammond a tranché en faveur de la chef et du conseil et a conclu que les expressions [traduction] « sans délai » et [traduction] « en temps opportun » figurant à l’article 8.01, lues dans leur contexte, doivent être interprétées comme signifiant dans les 60 jours. Pour tirer cette conclusion, le juge saisi de la demande s’est fondé sur les articles 8.04 (les membres du premier tribunal d’appel [traduction] « doivent être nommés au plus tard soixante (60) jours après la date de l’élection de Nekaneet de 2008 ») et 8.05 (le poste devenu vacant par suite de la destitution, du décès ou de la démission d’un membre [traduction] « doit être pourvu par le gouvernement dans les soixante (60) jours suivant cet événement »). Bien qu’il ait reconnu que ces deux articles ne fussent pas applicables à l’affaire dont il était saisi, le juge Grammond a jugé qu’il serait étrange d’interpréter l’expression « en temps opportun » de manière à donner des résultats différents selon le type de poste vacant. Comme il l’a déclaré, « [i]l faudrait que l’article 8.01 soit formulé de façon beaucoup plus précise pour qu’il soit raisonnable de conclure que l’expression “en temps opportun” signifie 60 jours dans certains cas, mais que dans d’autres cas sa portée soit laissée à l’interprétation des auteurs d’une déclaration » (par. 25 de ses motifs). Par conséquent, la Cour fédérale a conclu que la déclaration était invalide, puisqu’il n’était pas raisonnable de faire fi du délai de nomination de 60 jours.

[11] Dans des motifs distincts, le juge Grammond a adjugé des dépens de 5 000 $ aux défendeurs. Ainsi, il a rejeté leur requête en dépens majorés ainsi que les requêtes des deux parties pour que les dépens soient payés par la Première Nation.

II. QUESTIONS EN LITIGE

[12] Comme je l’indique plus haut, Mme Buffalocalf a soulevé plusieurs questions concernant le bien-fondé de la décision de la Cour fédérale. D’abord et avant tout, elle conteste l’interprétation donnée par la Cour fédérale à l’article 8.01. Selon elle, il existe deux types de nomination assortis de délais différents. En 2008, les membres du premier tribunal devaient être nommés dans les 60 jours, alors que les nominations subséquentes doivent être faites [traduction] « en temps opportun ». Pourvoir les postes vacants et nommer les membres du tribunal sont deux types de nomination différents, le premier ayant lieu au milieu du mandat et le second, au début du mandat. Même si l’on supposait que nommer de nouveaux membres après l’expiration du mandat des prédécesseurs revient à pourvoir des postes vacants pour l’application de l’article 8.01, ce que l’appelante conteste, le remplacement devrait se faire [traduction] « en temps opportun », et non [traduction] « dans les soixante (60) jours », puisque les nominations effectuées par suite de l’expiration du mandat d’un prédécesseur ne découlent pas de cas [traduction] « de destitution, de décès ou de démission d’un membre » au sens de l’article 8.05. Le terme [traduction] « destitution » tel qu’il est utilisé dans cet article suppose un renvoi par le gouvernement. D’ailleurs, les rédacteurs auraient ajouté les mots [traduction] « expiration du mandat » à l’article 8.05 s’ils avaient voulu que le délai de 60 jours s’applique à cette situation, puisqu’ils étaient manifestement au courant d’un tel scénario, comme le démontre l’article 8.06.

[13] Mme Buffalocalf fait également valoir que le juge saisi de la demande a commis une erreur en appliquant, en fait, la norme de la décision correcte sous le couvert d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Dans le même ordre d’idées, elle soutient que le juge Grammond n’a pas tenu compte des principes de retenue à l’égard des décideurs autochtones, de sorte qu’il a fait abstraction non seulement de principes de common law, mais également de l’adoption par le législateur de la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, L.C. 2021, ch. 14.

[14] Pour les motifs que j’expose ci-dessous dans mon analyse, je ne me penche pas sur ces arguments. Les seules questions à trancher sont les suivantes :

  • 1)Notre Cour (et la Cour fédérale) a-t-elle compétence pour contrôler la déclaration et connaître de la demande présentée par les intimées dans le dossier A-193-23?

  • 2)La demande de contrôle judiciaire dans le dossier A-193-23 était-elle prématurée?

  • 3)La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et déterminante dans l’adjudication des dépens?

III. ANALYSE

1) La compétence des Cours fédérales sur les litiges et les questions électorales touchant les Premières Nations

[15] En tant que cours créées par une loi en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. (1985), appendice II (la Loi constitutionnelle), il est bien établi que la compétence de la Cour fédérale et de notre Cour se limite à celle que lui confère la loi. De plus, cette compétence doit être liée à l’application d’une loi du Canada au sens de l’article 101 de la Loi constitutionnelle : voir, entre autres, ITO-Int’l Terminal Operators c. Miida Electronics, [1986] 1 R.C.S. 752; Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (Windsor). Les articles 18 et 28 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la LCF), imposent également une limite à la compétence exclusive des Cours fédérales pour connaître des demandes de contrôle judiciaire. En effet, le contrôle demandé doit viser les décisions d’un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la LCF, à savoir tout « [c]onseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ».

[16] Dans leurs observations initiales devant notre Cour, les deux parties semblent tenir pour acquis que la Cour fédérale et notre Cour ont compétence pour connaître de la demande de contrôle judiciaire déposée par les intimées. L’appelante, surtout, soutient que les signataires de la déclaration avaient le pouvoir, en vertu de l’article 8.07 de la Constitution de Nekaneet, de prendre la décision collective de signer et de remettre la déclaration et qu’ils sont donc un « office fédéral » lorsqu’ils exercent ce pouvoir. Quant aux intimées, elles semblent être du même avis. Bien qu’elles ne traitent pas expressément de la question de la compétence dans leur mémoire initial, elles ont souligné au paragraphe 31 de leur avis de demande qu’un « office fédéral » s’entend d’une personne ou d’un groupe de personnes « censé » exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale et que, par conséquent, la déclaration avait été signée par un tel groupe de personnes. Elles se sont également appuyées sur le fait que la présidente d’élection que la déclaration vise à nommer pour la tenue d’une élection générale est un « office fédéral » en soi.

[17] Comme aucune des parties (ni la Cour fédérale, d’ailleurs) n’a traité de façon satisfaisante de la question de la compétence, notre Cour a émis une directive le 9 mai 2024 pour demander des observations supplémentaires sur les deux questions suivantes : 1) celle de savoir si la situation factuelle à l’origine du contrôle judiciaire relève de la compétence fédérale, dans la mesure où elle suppose l’exercice d’un pouvoir par un « office fédéral »; et 2) celle de savoir si l’espèce concerne une « décision » ou un « objet » qui peut être à l’origine d’une demande de contrôle judiciaire pour l’application des paragraphes 18.1(1) et (3) de la LCF. Les parties se sont dûment pliées à la directive et ont déposé des observations écrites concernant ces deux questions, dont je traite ci-après.

[18] Il existe trois voies principales par lesquelles les aux Cours fédérales fondent leur compétence sur les questions électorales touchant les Premières Nations : a) le conseil de bande qui agit à titre d’office fédéral; b) le pouvoir de contrôle sur les élections d’une Première Nation; et c) le bref de quo warranto.

[19] Le conseil de bande constitué en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, est un « office fédéral » dont les décisions sont susceptibles de contrôle judiciaire lorsqu’il exerce ses pouvoirs sur les membres de la bande en vertu d’une loi fédérale : Première nation Saugeen no 29 c. Sebastian, 2003 CAF 28, par. 51; Sioui c. Conseil de la Nation Huronne-Wendat, 2023 CF 1731, par. 30. Selon la définition de « conseil de la bande » figurant au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, un conseil de bande n’est pas nécessairement constitué au moyen d’une élection tenue conformément à la procédure particulière prévue par une loi fédérale (p. ex. le paragraphe 74(1) de la Loi sur les Indiens) ou par la Loi sur les élections au sein de premières nations, L.C. 2014, ch. 5. Il peut également être constitué conformément à la coutume non écrite de la bande ou à son propre code électoral, comme c’est le cas en l’espèce : Ratt c. Matchewan, 2010 CF 160, par. 104 à 106 (Ratt).

[20] Lorsque les conseils de bande sont constitués selon la coutume, les pouvoirs exercés par les Premières Nations relativement à la sélection de leurs dirigeants sont intégrés par renvoi dans la Loi sur les Indiens. Ils sont donc prévus par une loi fédérale et exercés par un « office fédéral » : Canatonquin c. Gabriel, [1980] 2 C.F. 729 (CAF), 1980 CanLII 4125; Première Nation d’Ermineskin c. Minde, 2008 CAF 52, par. 33 (Minde); Bellegarde c. Première Nation de Carry the Kettle, 2024 CF 699, par. 50 à 52 (Bellegarde).

[21] Dans les cas où les pouvoirs exercés par les conseils de bande sont délégués à d’autres organismes décisionnels, mandataires ou personnes, l’exercice de ces pouvoirs demeure visé par l’article 18.1 de la LCF. Par exemple, les décisions d’expulsion rendues par une régie du logement qui agit en tant que mandataire de la Première Nation sont susceptibles de contrôle au titre de l’article 18.1. Un conseil électoral qui examine des appels et des plaintes concernant les élections est également considéré comme un « office fédéral », pourvu que ses pouvoirs découlent d’une loi appliquée en vertu de la Loi sur les Indiens. De même, la décision d’un conseil des anciens portant qu’un représentant élu a « quitté » son poste est visée par l’article 18 de la LCF, car le conseil des anciens était habilité à rendre cette décision conformément à la Constitution de la bande : voir Cyr c. Première Nation Ojibway de Batchewana, 2022 CAF 90, par. 44; Nation Crie Opaskwayak c. Cook, 2023 CF 505, par. 30; Minde, par. 33; Bellegarde, par. 29 et la jurisprudence citée.

[22] Il existe également un deuxième courant jurisprudentiel voulant que les Cours fédérales aient un pouvoir de contrôle sur les élections au sein des bandes lorsqu’elles se tiennent selon leurs coutumes. Ce pouvoir s’étend aux décisions rendues par les tribunaux d’appel électoraux : voir Minde; Francis c. Conseil mohawk de Kanesatake, [2003] 4 C.F. 1133, par. 11 à 18; Première nation de Grand Rapids c. Nasikapow, [2000] A.C.F. no 1896, par. 5 et 6; Ratt, par. 96 à 100. Ce type de pouvoir a même été élargi de manière à également viser les décisions qui sont « intimement liées à la procédure électorale », par exemple lorsqu’un agent électoral retire le nom d’un candidat du bulletin de vote, lorsque le conseil décide de ne prendre aucune autre mesure après que l’organisme désigné pour régler le différend a refusé d’intervenir et lorsque le chef refuse de démissionner : voir Thomas c. Première Nation One Arrow, 2019 CF 1663, par. 13 et 14.

[23] Le pouvoir d’examiner les litiges où aucune décision n’a été prise par un « office fédéral », mais où une demande de bref de prérogative de quo warranto a été déposée est également lié au pouvoir de contrôle des Cours sur les élections au sein des bandes. Il s’agit de la troisième voie permettant de fonder la compétence des Cours fédérales sur les questions électorales touchant les Premières Nations. Le bref de quo warranto est un recours applicable lorsque la contestation vise le droit du titulaire d’une charge publique d’exercer cette charge ou le pouvoir en vertu duquel une personne déclare agir : voir Nation Ojibwée de Saugeen c. Derose, 2022 CF 531, par. 26; Marie c. Wanderingspirit, 2003 CAF 385, par. 20 (Wanderingspirit); Première Nation de Key c. Lavallée, 2021 CAF 123, par. 59; Bande indienne de Lake Babine c. Williams, [1996] A.C.F. no 173, par. 3 et 4; Standingready c. Première Nation Ocean Man, 2021 CF 434, par. 13. L’illégalité alléguée doit concerner l’éligibilité d’une personne à une charge ou le processus électoral lui-même. Le recours ne s’étend pas aux cas d’illégalités alléguées qui ne sont pas liées à l’éligibilité d’une personne et il n’est pas un outil pour l’expression de doléances politiques. On ne peut se prévaloir de ce recours pour affirmer que les titulaires de charge ont pris des décisions imprudentes ou ont abusé des pouvoirs qui leur étaient conférés.

[24] L’affaire qui nous occupe ne cadre pas vraiment avec l’un ou l’autre des trois fondements permettant aux Cours fédérales de revendiquer leur compétence.

[25] Dans leurs observations supplémentaires déposées en réponse à la directive de notre Cour datée du 9 mai 2024, l’appelante et les intimées s’appuient largement sur le raisonnement qu’a exposé le juge Grammond dans son ordonnance accordant l’injonction provisoire. Il est intéressant de remarquer que l’appelante avait soutenu devant la Cour fédérale que cette dernière n’avait pas compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire des intimées et qu’elle ne pouvait donc pas accorder l’injonction provisoire demandée. Le juge Grammond a rejeté cet argument dans son ordonnance accordant l’injonction provisoire :

[15] Mme Buffalocalf s’oppose à la compétence de la Cour. Elle affirme que, contrairement aux faits dans l’affaire Bellegarde, les demanderesses en l’espèce ne contestent pas une décision rendue par un « office fédéral », mais plutôt une décision prise par les électeurs de la Première Nation de Nekaneet. À mon avis, cela ne fait pas de différence. Il ne fait aucun doute que notre Cour peut procéder au contrôle des décisions prises par les électeurs d’une Première Nation lorsqu’ils prétendent exercer un pouvoir conféré par une loi électorale de la Première Nation : voir, par exemple, Marie c Wanderingspirit, 2003 CAF 385; Oakes c Pahtayken, 2010 CAF 169; Narte c Gladstone, 2021 CF 433.

[26] Je suis d’avis que le paragraphe cité ci-dessus et les arguments présentés devant nous par les parties confondent les diverses compétences des Cours fédérales en ce qui a trait aux élections au sein des bandes et brouillent la ligne entre ce qui constitue respectivement une question électorale et une question de gouvernance. En effet, il faut garder à l’esprit que l’article 8 de la Constitution de Nekaneet ne peut être considéré comme une loi électorale. Il s’agit plutôt d’une disposition qui établit le tribunal d’appel de Nekaneet, les règles de nomination de ses membres et sa compétence. Advenant que le tribunal ne soit pas dûment constitué, l’article 8.07 prévoit un mécanisme automatique et démocratique permettant de remédier à cette violation de la Constitution de Nekaneet. Certes, le processus mis en place comprend un vote, la destitution du gouvernement de Nekaneet et l’élection d’un nouveau gouvernement. Toutefois, l’article 8.07 ne peut être assimilé à une loi électorale, comme c’est le cas dans les décisions citées par le juge Grammond dans le paragraphe reproduit ci-dessus. Une brève analyse de ces décisions le démontre.

[27] L’affaire Wanderingspirit concernait une réunion de la bande tenue pour voter la destitution de certains conseillers élus et, par la même occasion, élire les nouveaux conseillers qui allaient les remplacer. Aucun avis n’avait été donné aux membres de la bande avant la réunion pour les informer que cette élection aurait lieu. Le groupe destitué avait sollicité le contrôle judiciaire du vote de destitution les visant et de l’élection des nouveaux conseillers. La Section de première instance avait accueilli la demande et conclu que les deux votes étaient nuls.

[28] En appel, les appelants ont soutenu que la [traduction] « volonté du peuple » devait être respectée dans le choix des représentants élus. Notre Cour a souscrit à cette affirmation, mais en précisant que la [traduction] « volonté du peuple » devait respecter la coutume électorale de la bande et la procédure établie. Le vote tenu lors de la réunion n’était pas conforme aux coutumes électorales de la Première Nation et ne respectait pas les principes de justice naturelle, puisqu’aucun avis n’avait été donné.

[29] Il est intéressant de souligner que notre Cour a reconnu qu’aucune « décision » n’avait été prise. Cependant, une telle décision n’était pas nécessaire dans les circonstances, car c’était le pouvoir des conseillers nouvellement élus d’exercer les fonctions du groupe destitué qui était contesté. Notre Cour s’est donc appuyée sur sa compétence lui permettant de délivrer un bref de quo warranto : « [m]ême si, par leur demande, ils souhaitaient obtenir un jugement déclaratoire et non expressément un bref de quo warranto, les intimés ont, au fond, demandé à la Cour de rendre un jugement déclaratoire équivalant à un bref de prérogative de quo warranto » (par. 17). Par conséquent, la Cour avait compétence en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la LCF. Comme je l’indique plus haut, notre Cour a souligné que le bref de quo warranto est une exception à la règle habituelle selon laquelle le contrôle judiciaire concerne une décision prise par un office fédéral (par. 20).

[30] À la lumière de ce bref résumé, il est facile de comprendre les grandes différences qui existent entre l’espèce et l’affaire Wanderingspirit. La demande de contrôle judiciaire visant la déclaration et déposée par le conseil et la chef nouvellement élus ne constitue pas une contestation du droit du titulaire d’une charge publique d’exercer cette charge, de sorte qu’elle ne peut être assimilée à une demande de bref de quo warranto. Il est vrai que la personne nommée à titre de présidente d’élection est mentionnée dans l’avis de demande, mais l’issue ne reposait en rien sur cette nomination, et ni l’appelante ni les intimées n’ont fait grand cas de cette nomination ou n’ont véritablement analysé sa position.

[31] La propre conduite de l’appelante confirme cette interprétation de la demande de contrôle judiciaire déposée devant la Cour fédérale. Le 17 avril 2023, elle a déposé une demande devant le tribunal d’appel de Nekaneet en vue d’obtenir diverses réparations, dont un jugement déclarant l’intimée Carolyn Wahobin inéligible comme candidate au poste de chef, contestant ainsi son élection. L’appelante semblait comprendre que la seule manière de contester l’élection de la chef était le dépôt d’une demande devant le tribunal d’appel de Nekaneet. Comme le tribunal n’avait pas dûment été constitué dans le délai de 30 jours prévu pour contester l’élection, Mme Buffalocalf a eu recours au mécanisme constitutionnel qu’est la déclaration. Il importe de souligner, cependant, que la déclaration produit automatiquement ses effets une fois signée par au moins 35 p. 100 des électeurs admissibles. Elle ne repose pas sur une contestation du droit du titulaire d’une charge publique d’exercer cette charge, mais plutôt sur l’idée que les membres du gouvernement de Nekaneet étaient éligibles à exercer une charge, mais avaient violé la Constitution de Nekaneet en ne nommant pas les membres du tribunal d’appel de Nekaneet ou en ne pourvoyant pas les postes vacants. La contestation d’une déclaration ne s’apparente donc pas à une demande de bref de quo warranto.

[32] Certaines des observations formulées par la chef et le conseil à titre d’appelants dans l’appel à l’égard des dépens renforcent également mon analyse quant au fond. Ils ont reconnu que l’objet de la déclaration prévue à l’article 8.07 est de produire ses effets uniquement s’il n’y a pas de tribunal d’appel de Nekaneet. Contrairement à ce qu’ils ont affirmé dans leurs observations formulées dans l’appel sur le fond, ils soutiennent également qu’une seule décision fait l’objet de l’appel : la déclaration. Enfin, fait important pour la question de la compétence, ils font valoir que l’appel interjeté contre l’élection et la déclaration sont distincts l’un de l’autre.

[33] Malheureusement, le juge saisi de la demande a passé sous silence cette différence fondamentale entre ce qui s’est produit en l’espèce et les caractéristiques essentielles du bref de quo warranto. Il est sans doute vrai que l’appelante a commencé à recueillir des signatures afin d’obtenir la déclaration peu après la tenue de l’élection et que cette déclaration a eu pour effet d’annuler les résultats de cette élection. Cependant, il n’en demeure pas moins que la déclaration n’était pas une contestation directe de l’élection et qu’elle constituait une étape antérieure à celle-ci. Même si l’on souhaitait interpréter une demande en fonction de son fondement sous-jacent, les Cours fédérales doivent se garder d’outrepasser leur compétence.

[34] Les décisions Pahtayken c. Oakes, 2009 CF 134 (Pahtayken), et Narte c. Gladstone, 2021 CF 433 (Narte), illustrent également cette confusion conceptuelle. La première affaire porte sur la présentation par la Première Nation de Nekaneet de deux équipes de chef et de conseillers. Il était donc nécessaire de déterminer qui était légalement en poste. Les demanderesses avaient tenu un référendum pour adopter la Constitution de Nekaneet et la Loi sur la gouvernance de Nekaneet, puis avaient été élues conformément à la procédure électorale prévue dans ces deux documents constitutifs. Les défendeurs, quant à eux, avaient boycotté le référendum et avaient été élus conformément à la coutume préexistante de la bande. La Cour fédérale a conclu que les demanderesses avaient été légalement élues, puisque le référendum tenu en vue d’adopter les documents constitutifs traduisait un consensus « suffisant » : Pahtayken, par. 66. Notre Cour a confirmé cette décision de la Cour fédérale : Oakes c. Pahtayken, 2010 CAF 169. Bien que notre Cour n’ait pas traité de la question de la compétence, il est intéressant de souligner qu’en première instance, les demandeurs avaient sollicité un bref de quo warranto en vertu du paragraphe 18(1) de la LCF. Là encore, la situation en l’espèce n’est pas la même.

[35] Enfin, dans la décision Narte, les demandeurs sollicitaient la destitution de membres du conseil d’une Première Nation, car ces derniers n’avaient pas divulgué des renseignements financiers et n’avaient pas fourni les résultats de tests de dépistage de drogue. Ils ont demandé à la Cour de rendre une ordonnance destituant les conseillers et déclenchant une nouvelle élection. Là encore, comme l’a fait remarquer le juge Grammond dans sa décision, les demandeurs sollicitaient un jugement déclaratoire et un bref de quo warranto « ayant pour effet de destituer » les conseillers du conseil de la bande. Il ne s’agit pas de la réparation que les intimées en l’espèce ont demandée devant la Cour fédérale.

[36] En résumé, je suis d’avis que ni notre Cour ni la Cour fédérale ne peuvent revendiquer compétence sur la présente affaire en vertu du paragraphe 18(1) de la LCF au motif qu’il s’agit d’une demande de quo warranto. Peut-être à la demande des intimées (les demanderesses en première instance), qui cherchaient clairement à fonder leur demande sur la compétence de la Cour fédérale de délivrer un bref de quo warranto, le juge Grammond a tenu pour acquis qu’il s’agit d’une affaire portant sur la validité d’une élection. Bien qu’il avait certainement le droit de lire les documents dont il disposait pour en saisir le véritable contenu, il a néanmoins déclaré que la seule décision faisant l’objet du contrôle judiciaire était la déclaration. Comme je le mentionne plus haut, cette déclaration est un mécanisme constitutionnel visant à réparer une violation constitutionnelle. Cette violation constitutionnelle – omettre de nommer les membres du tribunal d’appel de Nekaneet – n’est pas directement liée à la validité d’une élection, même si elle a été commise dans un contexte électoral. En effet, les intimées ont explicitement reconnu que l’objet de l’article 8.07 n’est [traduction] « pas de démettre ou de destituer [les élus] ni d’annuler le résultat d’une élection » (par. 74 de leur mémoire).

[37] Compte tenu de ce qui précède, je ne vois pas comment notre Cour (ni la Cour fédérale) peut avoir compétence sur la demande présentée par les intimées. Dans l’exercice de leur pouvoir de contrôle au titre de l’article 18.1 de la LCF, les Cours fédérales n’ont compétence que sur les décisions ou les mesures prises par les offices fédéraux. Dans un contexte semblable, notre Cour a souscrit à la décision par laquelle la Cour fédérale a conclu que le vote d’un conseil de bande ne pouvait être considéré comme une « décision » pour l’application de l’article 18.1 de la LCF : Wanderingspirit, par. 17. S’il en est ainsi pour un vote tenu lors d’une réunion (certes tenue de façon irrégulière) d’un conseil de bande, il doit également en être ainsi pour une pétition signée par au moins 35 % des électeurs admissibles.

[38] Même s’il était possible de soutenir que la déclaration est une « décision » en ce sens qu’elle porte atteinte à des droits et entraîne des effets préjudiciables, il serait exagéré et inadmissible d’assimiler une pétition citoyenne visant à dissoudre le gouvernement pour des raisons non électorales à un office fédéral. En effet, ni le juge Grammond ni les parties n’ont étayé cette affirmation par un quelconque précédent. Bien que la jurisprudence ait élargi la notion d’« office fédéral » à divers types d’organismes décisionnels exerçant un pouvoir délégué par les conseils de bande, je n’ai connaissance d’aucune décision où un groupe d’électeurs admissibles (encore moins de pétitionnaires), d’une taille minimale donnée, a été considéré comme un office fédéral. Il n’est pas suffisant que la déclaration (et la nouvelle élection prévue) découle d’un droit coutumier intégré dans une loi fédérale. Pour qu’il puisse y avoir contrôle judiciaire devant la Cour fédérale ou la Cour d’appel fédérale, il doit tout de même y avoir une « décision » rendue par un « office fédéral ».

[39] Pour tous les motifs qui précèdent, je juge que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’elle avait compétence pour procéder au contrôle judiciaire de la déclaration ayant entraîné la dissolution du gouvernement de Nekaneet.

2) Le processus administratif n’a pas été épuisé

[40] Même si, aux fins de la discussion, j’étais prêt à reconnaître que la Cour fédérale avait compétence pour entendre la demande, il existe une autre raison impérieuse pour laquelle elle aurait dû refuser de le faire. Il est bien établi que le contrôle judiciaire est un recours discrétionnaire. Lorsqu’elles existent, les voies de recours ouvertes par le processus administratif doivent habituellement être épuisées avant que les cours puissent intervenir. Il s’agit d’une règle fondamentale du droit administratif canadien, qui n’a jamais été aussi clairement expliquée que dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 (C.B. Powell), où notre Cour a déclaré ce qui suit (par. 31) :

La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[41] Voir aussi les arrêts cités au paragraphe 30 de l’arrêt C.B. Powell ainsi que les arrêts suivants : Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, par. 40 et 42; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, par. 35 à 37 (Halifax); Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, par. 37; Viaguard Accu-Metrics Laboratory c. Conseil canadien des normes, 2023 CAF 63, par. 4 et 5.

[42] Comme il ressort de la jurisprudence, la retenue judiciaire se justifie sur les plans pratique et théorique, notamment par le fait qu’une intervention prématurée de la part de la cour de révision risquerait de priver celle-ci d’un dossier complet ainsi que des conclusions tirées des faits et de la preuve par le décideur administratif. Ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe et par une expérience en matière réglementaire : C.B. Powell, par. 32. En effet, une intervention judiciaire hâtive pourrait ouvrir la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qu’un tribunal administratif aurait pu raisonnablement interpréter différemment : Halifax, par. 36. Il est d’autant plus crucial de faire preuve d’une telle prudence dans un contexte autochtone, et surtout lorsqu’il s’agit de litiges en matière de gouvernance et d’élection, où les cours sont désavantagées comparativement aux décideurs qui connaissent bien la culture et les traditions de la bande au sein de laquelle le litige a pris naissance.

[43] En l’espèce, il ressortait clairement de l’article 8.08 de la Constitution de Nekaneet que le tribunal d’appel de Nekaneet devait avoir compétence exclusive sur toutes les questions régies par une loi adoptée par Nekaneet. Cet article est ainsi libellé :

[traduction]

8.08 Le tribunal d’appel de Nekaneet a compétence pour entendre et résoudre tout conflit ou litige concernant une question régie par une loi de Nekaneet ou pour traiter des manquements à une loi de Nekaneet au moyen de recours et de procédures justes et équitables, conformément aux lois de Nekaneet.

[44] L’appelante soutient qu’elle n’avait aucun autre recours administratif et que le tribunal d’appel de Nekaneet ne peut avoir compétence pour contrôler une déclaration, puisque la raison d’être même d’une telle déclaration est de dissoudre le gouvernement lorsqu’aucun tribunal d’appel de Nekaneet n’est formé. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce.

[45] Avec égards, cet argument ne tient pas la route. Tout d’abord, je souligne en passant que l’appelante ne sollicite pas devant notre Cour une ordonnance confirmant la destitution de la chef et du conseil actuels à la date de la déclaration, mais seulement à la date du jugement en l’espèce. Elle accepte que la validité de la déclaration a été suspendue dans l’attente de la décision sur le fond par suite des injonctions prononcées par la Cour fédérale, lesquelles n’ont pas fait l’objet d’un appel. L’avocat de l’appelante l’a indiqué encore plus clairement en affirmant, dans un courriel envoyé le 9 août 2023 aux membres du tribunal d’appel de Nekaneet, que sa cliente ne conteste pas devant notre Cour la validité de leur nomination.

[46] Même si l’on reconnaissait que la nomination des membres du tribunal d’appel de Nekaneet par la chef et le conseil le 28 avril 2023 était possiblement litigieuse, l’instance à laquelle il convenait de s’adresser pour contester la légalité de ces nominations était le tribunal d’appel de Nekaneet. C’est exactement ce qu’a fait Mme Buffalocalf. Elle a présenté une demande devant le tribunal d’appel de Nekaneet en vertu de la Constitution de Nekaneet et de la Loi sur la gouvernance de Nekaneet en vue d’obtenir diverses mesures de réparation, dont une déclaration portant que l’intimée Carolyn Wahobin était inéligible comme candidate au poste de chef et que M. Alvin Francis était élu chef.

[47] Le 25 juillet 2023, le tribunal d’appel de Nekaneet a rendu une décision préliminaire portant sur certaines questions de compétence et, le 8 août 2023, elle a décidé de suspendre la demande. Bien que cette décision ne fasse pas partie du dossier, on nous a dit à l’audience que le tribunal d’appel de Nekaneet devait examiner la légalité de la nomination de ses propres membres avant de se pencher sur le fond de la demande. C’est exactement la bonne manière de procéder. Si l’appelante souhaitait contester cette décision, elle aurait pu déposer une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Cette procédure aurait été celle à suivre, celle qui respecte le processus administratif établi dans la Constitution de Nekaneet. Les intimées ont tenté de court-circuiter ce processus en déposant une demande de contrôle judiciaire de la déclaration devant la Cour fédérale, mais cette demande ne pouvait se substituer à la compétence exclusive qu’a le tribunal d’appel de Nekaneet pour déterminer s’il y a eu violation et juger de l’éligibilité de la chef nouvellement élue.

3) L’appel à l’égard des dépens et l’appel incident

[48] Dans le dossier A-276-23, les deux parties appellent de l’ordonnance enjoignant à Mme Buffalocalf de verser des dépens de 5 000 $. Dans l’appel qu’elles ont interjeté, la Première Nation de Nekaneet, la chef Carolyn Wahobin et les conseillères Roberta Francis et Christine Mosquito font valoir que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit susceptibles de contrôle, premièrement en décidant que l’article 420 des Règles des Cours fédérales, DORS 98‑106, ne s’applique pas aux offres de règlement qui prévoient un compromis uniquement sur les dépens et deuxièmement en interprétant l’article 16.04 de la Loi sur la gouvernance de Nekaneet, lequel interdit à un chef ou à un conseiller d’utiliser les fonds de Nekaneet pour payer les frais juridiques liés à une contestation d’élection. Dans l’appel incident, Mme Shauna Buffalocalf demande l’annulation de l’ordonnance de la Cour fédérale et soutient notamment qu’il était erroné de conclure qu’elle n’agissait pas dans l’intérêt public et qu’elle devrait donc pouvoir se faire rembourser ses frais par la Première Nation, et ce, indépendamment de l’issue.

[49] Compte tenu de ma conclusion sur le fond dans le dossier A-193-23, aucune ordonnance quant aux dépens ne devrait être rendue. La présente affaire est quelque peu inhabituelle, puisque les deux parties ont soutenu que la Cour fédérale avait compétence pour entendre la demande déposée par les intimées dans ce dossier. Après avoir conclu que ce n’était pas le cas et que la Cour fédérale avait commis une erreur en souscrivant aux observations des parties à cet égard, notre Cour n’a donné gain de cause à ni l’une ni l’autre des deux parties. Par conséquent, chaque partie doit assumer ses propres frais.

[50] En ce qui concerne l’ordonnance quant aux dépens rendue par la Cour fédérale, elle devrait être annulée, car l’affaire n’aurait initialement jamais dû être entendue. Il est vrai qu’en appel, notre Cour s’abstient habituellement de modifier les décisions de la Cour fédérale concernant les dépens en raison de leur nature intrinsèquement discrétionnaire. Ce n’est qu’en présence d’une erreur de principe ou d’une attribution nettement erronée que les cours d’appel modifieront les ordonnances quant aux dépens : voir, par exemple, Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, par. 247; Tazehkand c. Banque du Canada, 2023 CAF 208, par. 92.

[51] Cependant, la situation de l’espèce est différente, car l’affaire n’aurait jamais dû être entendue par la Cour fédérale. En pareil cas, il peut être approprié d’annuler l’ordonnance du tribunal de première instance lorsque ce dernier s’est déclaré à tort compétent ou a décliné à tort compétence : Windsor, par. 72; Canada (Gouverneur général en conseil) c. Première Nation Crie Mikisew, 2016 CAF 311, par. 64 (conf. par 2018 CSC 40).

[52] Le fait que les deux parties prétendent avoir des difficultés financières vient également renforcer mon avis selon lequel aucuns dépens ne devraient être adjugés. Bien que ce facteur ne devrait évidemment pas être déterminant en soi, il peut être pris en considération dans une affaire comme celle qui nous occupe, où aucune partie n’a incontestablement gain de cause et où aucune allégation de mauvaise foi n’est formulée.

[53] Pour tous les motifs qui précèdent, j’annulerais la décision de la Cour fédérale dans le dossier A-193-23 et l’ordonnance de la Cour fédérale dans le dossier A-276-23, sans dépens. Les deux parties devraient donc assumer leurs propres frais devant notre Cour et la Cour fédérale.

« Yves de Montigny »

Juge en chef

« Je suis d’accord

René LeBlanc j.c.a. »

« Je suis d’accord

Elizabeth Walker j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-193-23

 

INTITULÉ :

SHAUNA BUFFALOCALF c. LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO

 

ET DOSSIER :

A-276-23

 

INTITULÉ :

LA PREMIÈRE NATION DE NEKANEET, LA CHEF CAROLYN WAHOBIN, LA CONSEILLÈRE ROBERTA FRANCIS ET LA CONSEILLÈRE CHRISTINE MOSQUITO c. SHAUNA BUFFALOCALF

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE EN LIGNE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 juin 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

12 AOÛT 2024

COMPARUTIONS :

Jeff Howe

Jamie Cockburn

POUR L’APPELANTE/INTIMÉE

Joshua Morrison

Michael Marschal

POUR LES INTIMÉES/APPELANTES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Howe Legal Professional Corporation

Avocats

Regina (Saskatchewan)

Smith Valeriote Law Firm LLP

Guelph (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

MTL Aikins LLP

Regina (Saskatchewan)

POUR LES INTIMÉES

 

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