Date : 20240503
Dossier : A-10-22
Référence : 2024 CAF 86
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LA JUGE ROUSSEL
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE :
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LA FONDATION SIERRA CLUB CANADA,
LE FONDS MONDIAL POUR LA NATURE CANADA et
L’ECOLOGY ACTION CENTRE
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appelants
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et
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LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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intimés
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et
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LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE‑NEUVE-ET-LABRADOR
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intervenants
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Audience tenue à Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 21 mars 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 mai 2024.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE GOYETTE
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE BOIVIN
LA JUGE ROUSSEL
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Date : 20230503
Dossier : A-10-22
Référence : 2024 CAF 86
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LA JUGE ROUSSEL
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE :
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LA FONDATION SIERRA CLUB CANADA,
LE FONDS MONDIAL POUR LA NATURE CANADA et L’ECOLOGY ACTION CENTRE
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appelants
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et
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LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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intimés
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et
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LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE‑NEUVE-ET-LABRADOR
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intervenants
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE GOYETTE
I. Résumé
[1] Les appelants interjettent appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale dans lequel elle rejette deux demandes de contrôle judiciaire (2021 CF 1367 [jugement de la CF]). La première portait sur la validité d’un rapport rédigé à l’issue d’une évaluation régionale effectuée sous le régime de la Loi sur l’évaluation d’impact, L.C. 2019, ch. 28 (la Loi), à l’égard d’un projet de forage de puits d’exploration extracôtiers pétroliers et gaziers. La seconde avait pour objet l’annulation d’un règlement pris en vertu de la Loi et ayant pour effet d’exempter certaines activités relatives au forage de puits d’exploration de conditions liées à l’évaluation d’impact.
[2] Après la tenue de l’audience dans le présent appel, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur la constitutionnalité de la Loi (Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23 [le Renvoi]). Selon la Cour suprême, le régime fédéral d’évaluation d’impact, qui est constitué de la Loi et de son Règlement sur les activités concrètes, DORS/2019-285 (le Règlement), est inconstitutionnel en partie.
[3] Pour les motifs qui suivent et à la lumière du Renvoi, je rejetterais l’appel.
II. Genèse de l’instance
A. Cadre législatif
[4] Le Renvoi présente une analyse exhaustive du régime fédéral d’évaluation d’impact constitué de la Loi et du Règlement. Le résumé qui suit souligne les dispositions qui intéressent le présent appel. À moins d’indication contraire, les dispositions mentionnées se trouvent dans la Loi. Par souci de commodité, les dispositions légales pertinentes sont reproduites à l’annexe des présents motifs.
[5] La Loi et le Règlement font partie d’un régime de règlementation ayant pour objet l’évaluation des effets négatifs d’activités concrètes sur l’environnement ou sur les conditions sanitaires, sociales ou économiques et leurs répercussions ainsi que la protection contre de tels effets. Ce régime a aussi pour objet (1) de favoriser la durabilité; (2) de veiller au respect des droits des peuples autochtones; (3) de mettre en place un processus d’évaluation d’impact équitable, prévisible et efficace qui crée des possibilités de développement économique durable; (4) de veiller à ce que les évaluations d’impact prennent en compte l’information scientifique, les connaissances autochtones et d’autres sources; et (5) d’évaluer les effets cumulatifs dans une région (préambule, article 6).
(1) Projets désignés
[6] Pour prévenir les effets négatifs d’une activité concrète, il est notamment possible de « désigner »
une activité concrète (projet désigné), soit en application du Règlement, soit par arrêté ministériel (voir l’art. 2, para. 9(1) et l’al. 109b)). Le promoteur souhaitant réaliser un projet désigné qui risque d’entraîner l’un des effets énumérés au paragraphe 7(1) est susceptible d’avoir à le soumettre à une évaluation dite propre au projet (para. 7(1) et (3)). Le forage de puits d’exploration extracôtiers est prévu au titre des projets désignés énumérés au Règlement (art. 2 du Règlement et art. 34 de l’annexe du Règlement). Le processus d’évaluation d’impact des projets désignés compte trois principales étapes, à savoir l’étape préparatoire, l’étape de l’évaluation d’impact et l’étape de prise de décision. J’explique brièvement chacune.
(a) L’étape préparatoire
[7] Une fois que le promoteur d’un projet désigné a fourni à l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (l’Agence) les renseignements voulus, l’Agence détermine si le projet doit faire l’objet d’une évaluation d’impact (art. 10 à 16). Si c’est le cas, le processus d’évaluation d’impact est lancé (Renvoi, aux para. 38 à 41).
(b) L’étape d’évaluation d’impact
[8] L’évaluation est effectuée par l’Agence ou par une commission d’examen. L’évaluation porte sur les effets possibles du projet proposé sur l’environnement ou les conditions sanitaires, sociales ou économiques ainsi que sur les avantages escomptés (art. 18, 22, 41 et 42). L’Agence ou la commission d’examen, selon le cas, rédige un rapport d’évaluation d’impact sur le fondement des renseignements fournis (art. 28 et 51; Renvoi, aux para. 42 à 45).
(c) L’étape de la prise de décision
[9] Le décideur est soit le ministre de l’Environnement (le ministre), soit le gouverneur en conseil. Le gouverneur en conseil est chargé de la prise de décision si l’évaluation a été effectuée par une commission d’examen ou si le ministre lui renvoie la décision (art. 60 à 62). Le décideur, à la lumière du rapport d’évaluation d’impact, décide « si les effets relevant d’un domaine de compétence fédérale qui sont négatifs – ou les effets directs accessoires négatifs – identifiés dans le rapport sont […] dans l’intérêt public »
(al. 60(1)a) et b)). Dans l’affirmative, le ministre fixe toute condition qu’il estime indiquée que le promoteur est tenu de respecter relativement à ces effets (art. 64; Renvoi, au para. 46).
(2) Mécanisme d’évaluation régionale
[10] Lorsque plusieurs projets désignés sont réalisés ou envisagés dans une même région, la Loi prévoit un mécanisme d’évaluation régionale susceptible de se substituer à l’évaluation propre au projet. À l’instar du régime visant les projets désignés, ce mécanisme d’évaluation régionale compte trois étapes, à savoir la planification, l’évaluation et la prise de décision.
(a) Étape de planification
[11] Aux termes des articles 92 et 93, le ministre est habilité, de son propre chef ou en collaboration avec le gouvernement d’une province, à constituer un comité ou à demander à l’Agence de procéder à l’évaluation régionale. S’il constitue un comité, le ministre en nomme le ou les membres et en fixe le mandat (para. 96(1)).
(b) Étape de l’évaluation
[12] Une fois les membres du comité nommés, les règles suivantes s’appliquent à la tenue d’une évaluation régionale :
•Le comité prend en compte l’information scientifique et les connaissances autochtones fournies à l’égard de l’évaluation (para. 97(2));
•Le comité veille à ce que le public ait accès aux renseignements qu’il utilise dans le cadre de l’évaluation (art. 98);
•Le comité veille à ce que le public ait la possibilité de participer de façon significative à l’évaluation (art. 99);
•Au terme de l’évaluation, le comité présente un rapport au ministre. Le rapport indique de quelle manière le comité a pris en compte et utilisé les connaissances autochtones (art. 102).
(c) Étape de la prise de décision
[13] Après avoir pris connaissance de l’évaluation régionale, le ministre peut, par voie de règlement, exclure une activité concrète dans une région d’une évaluation propre au projet si les conditions prescrites par règlement sont respectées : (al. 112(1)a.2), para. 112(2) et art. 112.1 de la Loi).
[14] Le ministre a opté pour une évaluation régionale dans la présente affaire, qui implique un projet de forage de puits d’exploration extracôtiers pétroliers et gaziers dans une zone définie à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador (zone d’étude).
B. Faits
[15] Les faits en l’espèce peuvent se résumer en suivant l’ordre des trois étapes de l’évaluation régionale.
(1) Étape de préparation
[16] En mars 2019, le gouvernement du Canada, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador ainsi que l’Office Canada-Terre-Neuve-et-Labrador des hydrocarbures extracôtiers (l’Office) ont conclu l’Entente pour la réalisation d’une évaluation régionale concernant des forages exploratoires d’hydrocarbures extracôtiers à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador (l’évaluation régionale) (entente, dossier d’appel, p. 123 à 137).
[17] L’Entente définit l’évaluation régionale comme étant « une étude ou une évaluation des effets des activités concrètes actuelles ou futures exercées dans une région »
, et prescrit les facteurs que l’évaluation doit prendre en compte (entente, définition de l’évaluation régionale et annexe A, dossier d’appel, p. 124, 131 et 132).
[18] L’Entente prévoit la constitution d’un comité composé de cinq membres (le Comité) chargé de l’évaluation régionale (entente, définition de comité et clause 3.1, dossier d’appel, p. 125). Elle prévoit également le mandat du Comité, les paramètres de l’évaluation régionale et les éléments devant être inclus dans le rapport du Comité au ministre après la tenue de l’évaluation (entente, clauses 4.14 et 4.15 et annexes A et D, dossier d’appel, p. 126, 131 à 132 et 135 à 137).
[19] Comme il est énoncé dans l’Entente, un « groupe de travail »
a été constitué pour épauler le Comité. Il était composé de techniciens issus de l’Agence, de l’Office et de divers ministères (entente, clauses 4.1 à 4.8, dossier d’appel, p. 125 à 126; affidavit de Stephen B. Chapman, dossier d’appel, p. 1481, au para. 34). Le Comité pouvait également compter sur l’apport d’un groupe consultatif technique (GCT), constitué notamment des appelants, d’agences et de ministères concernés, de groupes autochtones ainsi que des organisations du secteur et des regroupements d’intervenants (entente, clauses 4.9 à 4.13, dossier d’appel, p. 126; affidavit de Stephen B. Chapman, dossier d’appel, p. 1481, au para. 34).
(2) Étape d’évaluation
[20] Des groupes autochtones ont été consultés selon un plan de consultation en trois étapes (rapport d’évaluation régionale, rubrique 2.2.4, dossier d’appel, p. 169 à 172).
[21] Dès le printemps de 2019, le Comité a procédé à l’évaluation régionale, qui s’est conclue par la mise au point d’un système d’information géographique (SIG) au mois de mai 2020. Cet outil fournit des données techniques à l’appui de l’évaluation régionale (jugement de la CF, au para. 13).
[22] Au cours de cette période, le Comité a tenu plusieurs réunions, dont (1) une série de rencontres ayant pour objet la planification et la définition des questions visées (mai 2019); (2) des séances du GCT sur divers thèmes, comme la mise au point du SIG (mai 2019), les connaissances autochtones (septembre 2019) et des recensions d’écrits sur les effets environnementaux du forage de puits d’exploration extracôtiers (octobre 2019); et (3) des ateliers visant à favoriser les discussions et à solliciter les avis sur la version préliminaire de ses recommandations avant la publication de son rapport provisoire (décembre 2019).
[23] Les appelants ont participé activement à l’évaluation régionale. Le Conseil des Innu de Ekuanitshit (Conseil des Innu), l’un des intervenants en l’espèce, a participé aux activités intéressant les questions d’importance pour les Autochtones (jugement de la CF, aux para. 4 à 13).
[24] À l’exclusion de certains documents, le Comité a publié dans le registre affiché sur le site Internet de l’Agence les renseignements ayant étayé l’évaluation régionale et les commentaires qu’il a reçus (affidavit de Stephen B. Chapman, dossier d’appel, p. 1488, aux para. 67 et 68).
[25] Le 23 janvier 2020, le Comité a rendu public son rapport provisoire et a prévu une période de trente jours à l’intention du public – et des appelants – pour les commentaires. Les appelants et le Conseil des Innu ont présenté des commentaires (jugement de la CF, au para. 13; affidavit de Gretchen Fitzgerald, dossier d’appel, p. 875 et 876, au para. 23; affidavit de Sigrid Kuehnemund, dossier d’appel, p. 1082, au para. 32; affidavit de Keith Edward MacMaster, dossier d’appel, p. 1355 à 1357, au para. 37; réponse au rapport provisoire du Conseil des Innu datée du 21 février 2020, dossier d’appel, p. 2437).
[26] Le Comité a présenté son rapport final (le rapport) au ministre le 29 février 2020 et l’a rendu public le 4 mars 2020 (jugement de la CF, au para. 13).
(3) L’étape de prise de décision
[27] Le jour de la publication du rapport, l’Agence a publié le Document de travail sur un projet de règlement ministériel visant à désigner le forage exploratoire extracôtier à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador aux fins d’exclusion en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact (le document de travail sur le projet de règlement) (affidavit de Stephen B. Chapman, dossier d’appel, p. 1500 à 1501, au para. 122; document de travail sur le projet de règlement, dossier d’appel, p. 1023 à 1049).
[28] Le public avait jusqu’au 30 avril 2020 pour présenter des commentaires sur le projet de règlement (affidavit de Stephen B. Chapman, dossier d’appel, p. 1501, au para. 125). Les appelants et le Conseil des Innu ont fourni des commentaires (affidavit de Gretchen Fitzgerald, dossier d’appel, p. 892 et 893, aux para. 63 et 64; affidavit de Sigrid Kuehnemund, dossier d’appel, p. 1087 et 1088, au para. 44; affidavit de Keith Edward MacMaster, dossier d’appel, p. 1360 à 1361, au para. 48; commentaires du Conseil des Innu sur le projet de règlement, dossier d’appel, p. 2460).
[29] Le 3 juin 2020, le ministre a pris le Règlement visant des activités concrètes exclues (puits d’exploration au large des côtes Terre-Neuve-et-Labrador) (le Règlement sur les activités exclues) pour l’application de l’alinéa 112(1)a.2) et de l’article 112.1 de la Loi. Le Règlement sur les activités exclues est entré en vigueur le 4 juin 2020. Il a pour effet d’exclure du régime des projets désignés décrits à l’article 34 de l’annexe du Règlement les activités concrètes pourvu qu’elles remplissent les conditions prévues à l’annexe 2 du Règlement sur les activités exclues. Les activités concrètes exclues ne sont donc pas assujetties à une évaluation propre au projet.
[30] Le 4 juin 2020, l’Agence a publié deux documents. Il s’agissait tout d’abord du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (Résumé de l’étude), qui énonce les répercussions du Règlement sur les activités exclues (Résumé de l’étude, dossier d’appel, p. 834 à 865). Ensuite, l’Agence a publié la réponse ministérielle à l’évaluation régionale, intitulée Réponse ministérielle au rapport du Comité de l’évaluation régionale pour les projets de forage exploratoire extracôtiers à l’est de Terre-Neuve-et-Labrador (réponse ministérielle). Le ministre y affirme que l’évaluation régionale « a permis au gouvernement du Canada de recueillir des renseignements permettant d’exclure, de manière crédible et bien fondée, les puits d’exploration extracôtière (dans la zone d’étude définie par l’évaluation régionale) de l’évaluation [projet propre] »
. Le ministre ajoute que « [c]ela ne peut se produire que lorsqu’un projet est conforme aux conditions énoncées dans le [Règlement sur les activités exclues] »
. Il a essentiellement accepté les 41 recommandations du Comité. Il a aussi accepté en grande partie les recommandations du Comité visant à prescrire dans le Règlement sur les activités exclues certaines mesures auxquelles serait subordonné tout projet futur de forage exploratoire dans la zone d’étude. Par conséquent, il a incorporé ces mesures dans le Règlement sur les activités exclues, sous réserve de certaines exceptions et ajouts, qu’il explique dans la réponse ministérielle (réponse ministérielle, dossier d’appel, p. 348 à 370).
C. Historique judiciaire
(1) Appel interjeté avant le prononcé du Renvoi
[31] Les appelants ont déposé deux demandes de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale pour contester, d’une part, la validité du rapport et, d’autre part, la validité du Règlement sur les activités exclues. La Cour fédérale a rejeté les deux demandes. Dans un premier temps, elle a conclu que le rapport échappait au contrôle judiciaire. Dans un deuxième temps, elle a jugé raisonnable le Règlement sur les activités exclues, car (1) il cadre avec l’objet de la Loi, (2) il tombe sous le coup du pouvoir prévu dans la Loi en matière de réglementation et (3) il respecte les conditions prescrites au paragraphe 112(2), étant donné qu’il a été pris après l’examen par le ministre d’une évaluation régionale qui ne comportait pas de lacunes importantes.
[32] Les appelants interjettent appel du jugement de la CF. Selon eux, l’évaluation régionale et le Règlement sur les activités exclues sont issus d’une démarche rétroactive, car la décision quant à l’action réglementaire a précédé la tenue de l’évaluation. En procédant ainsi à rebours, le Comité a effectué une évaluation déraisonnable et n’a pas assuré aux appelants l’équité procédurale. En outre, le ministre n’a pas comblé ces lacunes quand il a pris le Règlement sur les activités exclues au terme d’une filière elle-même lacunaire sur le plan procédural.
[33] La Cour a entendu l’appel le 21 mars 2023.
(2) Le Renvoi
[34] Dans le cadre du Renvoi, la Cour suprême était appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de la Loi et du Règlement. Elle a conclu que la Loi dans son ensemble, à l’exception des articles 81 à 91, est ultra vires du Parlement et est donc invalide. Partant, le Règlement était également invalide. Sa conclusion est le fruit d’une analyse fondée sur le partage des pouvoirs, qui s’effectue en deux étapes, à savoir la qualification et la classification.
[35] En premier lieu, à l’étape de la qualification, la Cour suprême examine l’objet et les effets de la Loi pour en déterminer le caractère véritable. Elle arrive à la conclusion que la Loi comporte deux composantes distinctes (Renvoi, au para. 109). La première concerne les « projets désignés »
et a pour objet d’évaluer et de réglementer les projets désignés afin d’atténuer ou de prévenir les répercussions négatives à l’environnement ou aux conditions sanitaires, sociales ou économiques. La seconde, qui est prévue aux articles 81 à 91, prescrit la façon dont les autorités fédérales qui réalisent ou financent un projet sur un territoire domanial (fédéral) ou à l’étranger évaluent les effets environnements négatifs importants.
[36] En second lieu, à l’étape de la classification, la Cour suprême est appelée à déterminer à quel chef de compétence se rattache le caractère véritable de la Loi. Elle confirme la validité de la seconde composante de la Loi (les articles 81 à 91) pour trois motifs : (1) sa constitutionnalité n’est pas contestée; (2) elle s’apparente au régime légal que la Cour suprême a confirmé dans l’arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 [Oldman River] et (3) il est possible de la dissocier du reste de la Loi (Renvoi, aux para. 207 à 211). En revanche, le régime des projets désignés, qui est constitué des autres dispositions de la Loi, est inconstitutionnel. Le régime des projets désignés ne relève pas d’un chef de compétence fédérale, et ce pour deux raisons (Renvoi, aux para. 131 à 139). Primo, le mécanisme de prise de décision du régime n’est pas axé sur les effets relevant véritablement d’une compétence fédérale (Renvoi, aux para. 141 à 178). Autrement dit, il est loisible au décideur de tenir compte également d’effets négatifs ne relevant pas d’un domaine de compétence fédérale. Secundo, les décisions sont prises à la lumière de considérations que l’on définit comme « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale »
. Or, malgré l’utilisation du terme « effets relevant d’un domaine de compétence fédérale », les considérations vont bien au-delà des limites de la compétence législative fédérale (Renvoi, aux para. 179 à 203). Pour ces motifs, la Cour suprême estime que la Loi, à l’exception des articles 81 à 91, et le Règlement, outrepassent les limites de la compétence fédérale.
(3) Thèses des parties après le Renvoi
[37] Après la publication du Renvoi, la Cour a demandé aux parties, par voie de directive, de présenter des observations écrites sur les répercussions de cette décision sur le présent appel, s’il en est.
(a) Thèse des appelants et du Conseil des Innu
[38] Les appelants et le Conseil des Innu affirment que le Renvoi n’a pas d’incidence sur les questions en litige en l’espèce. Selon eux, le Renvoi porte sur d’autres dispositions de la Loi que la présente instance et intéresse des domaines de compétence partagée. En revanche, l’appel dont la Cour est saisie concerne un « territoire domanial »
qui relève de la compétence fédérale. Subsidiairement, les appelants soutiennent que, si la Cour conclut que le Renvoi a invalidé les dispositions régissant les évaluations régionales (art. 92 à 103 et 112 à 112.1), le Règlement sur les activités exclues est dépourvu de disposition habilitante et doit être annulé. Selon eux, même si l’annulation de ce texte réglementaire rend l’instance théorique, la Cour devrait néanmoins user de son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur les questions de droit administratif que soulève l’appel.
[39] Les appelants ont par ailleurs déposé un avis de question constitutionnelle conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7. Ils soulèvent l’inconstitutionnalité du Règlement sur les activités exclues. Le procureur général de l’Ontario (l’Ontario) et le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador (Terre-Neuve), à titre d’intervenants, ont déposé des observations écrites en réponse à l’avis de question constitutionnelle.
(b) Thèse des intimés et du procureur général de l’Ontario
[40] De l’avis des intimés, on peut déduire du Renvoi que l’évaluation régionale n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. Par conséquent, la seule question à trancher est celle de savoir si le Règlement sur les activités exclues est valide. Or, comme la Cour suprême a conclu à l’inconstitutionnalité du régime des projets désignés prévu dans la Loi, le Règlement sur les activités exclues ne saurait avoir pour objet d’exclure des activités du régime des projets désignés. Partant, point n’est besoin de se prononcer sur la constitutionnalité du Règlement sur les activités exclues, et la question de sa validité est dorénavant théorique.
[41] La thèse de l’Ontario va plus loin; selon elle, la Cour est tenue de déclarer invalides les dispositions en litige de la Loi, le Règlement et le Règlement sur les activités exclues. Elle doit déclarer invalide le Règlement sur les activités exclues, car il a été pris en vertu de l’alinéa 112(1)a.2) et de l’article 112.1, qui font partie du régime jugé inconstitutionnel dans le Renvoi. Selon l’Ontario, étant donné que la Cour suprême n’a pas ordonné la suspension de sa déclaration d’invalidité à l’égard de la Loi et du Règlement, notre Cour doit prononcer une déclaration d’invalidité ayant effet sur-le-champ.
(c) Thèse de Terre-Neuve
[42] Terre-Neuve est d’avis que le Règlement sur les activités exclues relève d’un domaine de compétence fédérale. Premièrement, ce règlement s’applique au plateau continental, une zone de compétence fédérale exclusive (Renvoi relatif au plateau continental de Terre-Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86, p. 97. Deuxièmement, ce règlement est le fruit d’une collaboration entre les gouvernements de Terre-Neuve-et-Labrador et du Canada ainsi que de leurs agences respectives. Autrement dit, le Règlement sur les activités exclues est issu du fédéralisme coopératif, un principe dont l’importance est reconnue par la Cour suprême dans le Renvoi. Il s’ensuit que l’application de l’analyse et du raisonnement énoncés dans le Renvoi à la matrice factuelle de la présente instance mène à la conclusion que le Règlement sur les activités exclues est constitutionnel. Subsidiairement, Terre-Neuve soutient que la présente affaire justifie le prononcé d’une déclaration d’invalidité suspendue.
III. Questions
[43] Les appelants soulèvent les questions suivantes :
L’évaluation régionale est-elle susceptible de contrôle judiciaire?
L’évaluation régionale était-elle déraisonnable?
Dans le cadre de l’évaluation régionale, a-t-on manqué au devoir d’équité procédurale?
La décision du ministre de prendre le Règlement sur les activités exclues était-elle déraisonnable?
IV. Analyse
A. L’évaluation régionale est-elle susceptible de contrôle judiciaire?
[44] L’évaluation régionale a donné lieu au rapport que les appelants contestent. Selon la Cour fédérale, le rapport n’est pas susceptible de contrôle judiciaire (jugement de la CF, au para. 32). Devant notre Cour, les parties conviennent que la norme de la décision correcte s’applique à la question de savoir si le rapport échappe bel et bien au contrôle judiciaire. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que tant l’évaluation régionale que le rapport y échappent.
[45] Comme je le mentionne plus haut, le mécanisme d’évaluation régionale compte essentiellement trois étapes, à savoir l’étape préparatoire, l’étape d’évaluation régionale et l’étape de la prise de décision.
[46] Le terme « évaluation régionale »
n’est pas défini dans la Loi. Il l’est toutefois dans l’Entente, qui le définit comme une « étude »
ou une « évaluation » des effets des activités concrètes actuelles ou futures exercées dans une région. Il ressort clairement de cette définition que l’évaluation régionale et le rapport qui en découle ne sont pas des décisions, car ils n’ont pas pour effet « de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables »
(Sganos c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 84, au para. 6).
[47] En fait, il y a atteinte à des droits ou imposition d’obligations lorsque le ministre décide s’il y a lieu de prendre un règlement qui exempte des projets potentiels d’une évaluation propre à chaque projet. La Loi exige que le ministre tienne compte de l’évaluation régionale avant de prendre un tel règlement, mais la décision de donner suite à cette évaluation revient au ministre, et non au comité (para. 112(2)).
[48] Le mécanisme d’évaluation régionale à trois étapes est calqué sur le régime des projets désignés, décrit plus haut. Le régime des projets désignés comprend une étape d’évaluation, au cours de laquelle l’Agence ou une commission d’examen recueille des renseignements en vue de rédiger un rapport. Il comprend également une étape de prise de décision, dans le cadre de laquelle le ministre ou le gouverneur en conseil examine le rapport et détermine si les effets du projet sont dans l’intérêt public, auquel cas, le ministre impose des conditions à la réalisation du projet désigné. La Cour suprême considère que le régime visant les projets désignés « instaure un processus de collecte de renseignements au service d’une fonction de prise de décisions »
(Renvoi, au para. 81). De plus, elle souligne que l’étape de l’évaluation est clairement distincte de l’étape de la prise de décision et que les deux étapes soulèvent des questions constitutionnelles différentes (Renvoi, aux para. 155 à 161).
[49] Appliquant l’analyse énoncée par la Cour suprême au mécanisme d’évaluation régionale, je conclus que l’évaluation régionale (l’étape d’évaluation), bien qu’elle fasse « partie intégrante d’un processus éclairé de prise de décisions »
(Oldman River, p. 71), ne nécessite aucune prise de décision et n’entraîne aucune conséquence juridique.
[50] Par conséquent, j’estime à l’instar de la Cour fédérale que la présente affaire n’est pas différente de celles analysées précédemment par notre Cour et appelle la même conclusion, à savoir que l’évaluation régionale et le rapport ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire (jugement de la CF, aux para. 29 et 30; Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, au para. 125 [Gitxaala]; Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 153, au para. 202 [Trans Mountain]; Taseko Mines Ltd. c. Canada (Environnement), 2019 CAF 319, au para. 43 [Taseko no 1]; Première Nation crie Mikisew c. Agence canadienne d’évaluation environnementale, 2023 CAF 191, au para. 107 [Mikisew].
[51] Devant notre Cour, les appelants invoquent trois arguments pour justifier une conclusion contraire.
(1) L’argument fondé sur le droit de participer de façon significative
[52] Les appelants font valoir que le droit du public de participer de façon significative à une évaluation régionale (al. 6(1)h) et art. 99) impose au Comité une obligation juridique correspondante. Si le public est privé de son droit de participer de façon significative et que l’évaluation régionale n’est pas susceptible de contrôle, la personne ou l’entité lésée est alors privée de tout recours, ce qui est contraire à la Loi (mémoire des faits et du droit des appelants, au para. 110).
[53] Je ne suis pas de cet avis.
[54] Il ressort du dossier que les appelants ont participé au processus et ont eu de nombreuses occasions de formuler des observations lors de séances en personne et par écrit. Soit, les appelants sont déçus de l’évaluation régionale, mais ils n’ont pas démontré qu’ils ont été privés du droit de participer de façon significative.
(2) L’argument fondé sur l’objet de la Loi
[55] Selon les appelants, obliger les intéressés à attendre le prononcé d’une décision avant de contester les lacunes de l’évaluation régionale minerait l’un des objets de la Loi, énoncé à l’alinéa 6(1)(b.1), qui consiste à mettre en place un processus d’évaluation d’impact équitable, prévisible et efficace (mémoire des faits et du droit des appelants, au para. 115).
[56] Là encore, je ne suis pas de cet avis.
[57] Permettre aux intéressés de contester une évaluation régionale qui ne mènera peut‑être à aucune décision constituerait un gaspillage de ressources judiciaires et serait donc inefficace. De plus, je ne vois pas en quoi contester une évaluation régionale – une étude qui ne donnera pas forcément lieu à des mesures – rendrait le processus équitable ou prévisible.
(3) L’argument fondé sur les changements législatifs
[58] Enfin, les appelants présentent un argument fondé sur les changements législatifs. De ce que je comprends, ils font valoir que le rapport établi sous le régime précédent, énoncé dans la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52 (la LCEE), était « définitif et sans appel »
et échappait au contrôle judiciaire. Il est donc différent de celui établi sous le régime de la Loi; ce dernier n’étant pas à l’abri d’un contrôle judiciaire. Selon les appelants, comme la Cour fédérale n’a pas tenu compte de ces différences, elle a tranché à mauvais droit sur le fondement des arrêts Gitxaala, Trans Mountain et Taseko no 1, qui ont été rendus sous le régime de la LCEE (mémoire des faits et du droit des appelants, aux para. 115 à 119).
[59] Je ne peux partager cet avis. Puisqu’un rapport établi sous le régime de la LCEE – lequel selon les appelants s’assimile à une « décision définitive et sans appel »
– échappe au contrôle judiciaire, raison de plus pour qu’un rapport établi sous le régime de la Loi, – lequel s’apparente encore moins à une décision « définitive et sans appel »
– y échappe lui aussi.
(4) Conclusion sur l’assujettissement au contrôle judiciaire
[60] Le rapport échappe au contrôle judiciaire. Il en va de même pour l’évaluation régionale, un document provisoire qui a mené simplement au rapport. Par conséquent, la Cour fédérale a rendu une décision correcte en rejetant la demande de contrôle judiciaire du rapport présentée par les appelants.
[61] Cela dit, ce n’est pas parce qu’une évaluation régionale, prise isolément, n’est pas susceptible de contrôle qu’elle est toujours à l’abri d’un contrôle judiciaire. Si l’évaluation régionale comporte des lacunes importantes (c’est‑à‑dire qu’elle est déraisonnable ou ne respecte pas l’équité procédurale), le règlement qui en découle peut être annulé au motif que le ministre n’a pas respecté la condition légale énoncée au paragraphe 112(2) pour prendre ce règlement (jugement de la CF, aux para. 26, 31, renvoyant à l’arrêt Trans Mountain, au para. 201; Mikisew, au para. 108 et 109).
[62] L’affaire soulève trois autres questions en litige. L’évaluation régionale était-elle raisonnable? L’évaluation régionale respectait-elle l’équité procédurale? La décision du ministre de prendre le Règlement sur les activités exclues était-elle raisonnable? Toutefois, trancher ces questions ne servirait à rien si le Renvoi suppose que le ministre n’avait pas le pouvoir de prendre ce règlement. Par conséquent, je dois déterminer si le Renvoi rend ces questions théoriques.
B. Le Renvoi a-t-il rendu les autres questions en litige théoriques?
(1) La doctrine du caractère théorique
[63] Selon la doctrine du caractère théorique, le tribunal peut refuser d’instruire une affaire lorsque sa décision n’aura aucun effet pratique sur les droits des parties. Il peut tout de même choisir d’instruire une affaire théorique s’il estime que les circonstances le justifient (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353 [Borowski]). Ainsi, l’analyse du caractère théorique se fait en deux temps.
[64] Dans un premier temps, le tribunal détermine si l’affaire est théorique, ce qui est le cas lorsqu’elle ne présente aucun litige actuel ayant des conséquences sur les droits des parties (Borowski, p. 353 à 356; Peckford c. Canada (Procureur général), 2023 CAF 219, au para. 9 [Peckford]).
[65] Dans un deuxième temps, le tribunal détermine s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire l’affaire malgré son caractère théorique. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême formule trois facteurs pour guider le tribunal dans l’exercice de ce pouvoir :
la présence d’un débat contradictoire;
l’économie des ressources judiciaires; et
la nécessité pour le tribunal de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
(Borowski, p. 358 à 363; Peckford, au para. 10)
(2) Application de la doctrine du caractère théorique au présent appel
[66] Comme je le mentionne plus haut, les appelants soulèvent trois autres questions en litige. L’évaluation régionale était-elle raisonnable? L’évaluation régionale respectait-elle l’équité procédurale? La décision du ministre de prendre le Règlement sur les activités exclues était-elle raisonnable? À la lumière des observations utiles des parties et des intervenants en ce qui concerne le Renvoi, je conclus que ces questions sont théoriques, car la Cour suprême a statué que, outre quelques dispositions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, la Loi est ultra vires du Parlement.
[67] En principe, la réponse de la Cour suprême à la question qui lui est posée par renvoi est de nature consultative et non contraignante; en pratique, les tribunaux la suivent et la traitent comme une décision judiciaire (Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, aux para. 151 et 152; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, au para. 40; Reference Re Certification in the Manitoba Health Sector, 2019 MBCA 18). Selon cette jurisprudence, je dois suivre l’avis de la Cour suprême selon lequel la Loi dans son ensemble est inconstitutionnelle, sauf les articles 81 à 91. Bien que, dans le Renvoi, la Cour suprême n’examine pas précisément le régime d’évaluation régionale créé par la Loi, celui‑ci demeure invalide parce qu’il est impossible de le dissocier du régime visant les projets désignés (Renvoi, au para. 210).
[68] De plus, selon la Cour suprême, le tribunal doit refuser de donner effet à une loi inconstitutionnelle (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, au para. 88).
[69] Puisqu’un règlement valide ne peut reposer sur une loi invalide, il va de soi que le Règlement sur les activités exclues, à l’instar du Règlement, est invalide (Elmer A. Driedger, « Subordinate Legislation » (1960), 38 Can Bar Rev 1, p. 7). Pour les fins du présent appel, comme la Cour suprême a conclu que la Loi (hormis les articles 81 à 91) est inconstitutionnelle, le ministre n’avait pas le pouvoir de prendre le Règlement sur les activités exclues (Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées, 2006 CSC 14, au para. 16; Brown c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130, au para. 40; Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, au para. 88; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 300, au para. 16).
[70] De plus, l’alinéa 112(1)a.2) de la Loi confère au ministre le pouvoir d’exclure par règlement les activités concrètes qui ont fait l’objet d’une évaluation régionale de celles énumérées à titre de « projets désignés »
dans le Règlement. Puisque la Cour suprême conclut que le Règlement est inconstitutionnel, il n’y a plus d’activités concrètes à exclure, et ce même si le cadre factuel concerne un domaine de compétence fédérale exclusive. Par conséquent, suivant le premier volet de l’analyse établie dans l’arrêt Borowski, je conclus que les autres questions en litige sont théoriques.
[71] Suivant le second volet de cette analyse, je dois déterminer si notre Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire l’habilitant à examiner les autres questions en litige malgré leur caractère théorique. Les appelants et les intimés s’entendent pour dire qu’il existe toujours un litige les opposant. Bien qu’il s’agisse là d’une bonne raison d’examiner les trois autres questions, les deux facteurs suivants militent fortement contre un tel examen.
(a) Économie des ressources judiciaires
[72] Le présent appel ne constitue pas la première étape du litige entre les appelants, le Comité et le ministre. Le litige a débuté il y a environ cinq ans, lorsque l’évaluation régionale était en cours. Il ressort du contexte factuel, de la preuve et des observations des parties que celles‑ci ont investi énormément d’efforts et de ressources dans l’évaluation régionale et le Règlement sur les activités exclues.
[73] Je ne saurais trop insister sur l’ampleur du travail accompli par les parties et les intervenants dans le cadre de l’appel et de la demande de contrôle judiciaire qui l’a précédé. Les frais relatifs à l’instance ont déjà été engagés, et la Cour n’a plus qu’à statuer sur les trois autres questions en litige. Dans ce contexte, les appelants font valoir que, si notre Cour refuse de se prononcer sur ces trois autres questions, ils devront présenter une troisième demande à la Cour fédérale dans le cas où le ministre s’appuie sur le rapport pour prendre un nouveau Règlement sur les activités exclues.
[74] Or, même si notre Cour statue sur les trois autres questions en litige, rien ne garantit qu’il n’y aura pas une troisième demande ou une autre contestation judiciaire. L’évaluation régionale, qui a mené à la rédaction du rapport, présentait un intérêt en l’espèce, car le paragraphe 112(2) de la Loi prévoit que le ministre doit tenir compte d’une telle évaluation avant de prendre un règlement. Il fallait donc s’assurer que le rapport ne comportait pas de lacunes importantes, ce qui a donné lieu aux deuxième et troisième questions soulevées par les appelants. Toutefois, on ne sait pas si le législateur maintiendra, dans une version modifiée de la Loi, l’obligation pour le ministre de tenir compte d’une évaluation régionale avant de prendre un règlement. Peut‑être que le ministre devra également prendre d’autres éléments en considération. Vu l’incertitude de la situation, à quoi bon statuer sur les trois autres questions en litige? En quoi trancher la question de savoir si l’évaluation régionale est raisonnable ou si elle respecte l’équité procédurale permettrait d’éviter la multiplication des litiges si la Loi n’exige plus la prise en compte d’une telle évaluation, à elle seule ou au nombre d’autres conditions?
[75] La question de l’utilité d’une décision sur les autres questions en litige se pose même si le législateur, dans une version modifiée de la Loi, maintient l’obligation pour le ministre de tenir compte d’une évaluation régionale avant de prendre un règlement. En effet, rien ne garantit que le ministre tiendra compte de l’évaluation régionale en cause qu’il a examinée avant de prendre le Règlement sur les activités exclues. Et même s’il le faisait, une décision par laquelle notre Cour conclurait que l’évaluation régionale est raisonnable et respecte l’équité procédurale pourrait n’être d’aucune utilité pour les appelants. Par exemple, le passage du temps ou l’évolution du contexte pourraient donner lieu à d’autres arguments qui n’ont pas été avancés en l’espèce et qui appuieraient la conclusion que l’évaluation régionale est déraisonnable ou ne respecte pas l’équité procédurale, ce qui justifierait une nouvelle contestation judiciaire. Dans le même ordre d’idées, une décision par laquelle notre Cour conclurait que l’évaluation régionale n’était pas raisonnable ou ne respectait pas l’équité procédurale pourrait n’être d’aucune utilité pour les appelants si le ministre envisage une version améliorée de l’évaluation régionale avant de prendre des règlements à l’avenir.
[76] Par conséquent, rien n’indique qu’une décision sur les trois autres questions en litige fera obstacle à de futurs litiges. En outre, une telle décision n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties et ne servirait à rien. Je ne vois aucune utilité à me prononcer sur le caractère raisonnable ou non de la décision du ministre de prendre le Règlement sur les activités exclues. De même, une décision sur la question de savoir si l’évaluation régionale était raisonnable et respectait l’équité procédurale n’aurait qu’une valeur limitée, car elle serait rendue dans un contexte précis qui a peu de chances de se reproduire (Peckford, au para. 31).
(b) Rôle de notre Cour
[77] Compte tenu de la décision de la Cour suprême dans le Renvoi, mieux vaut laisser au législateur le soin de décider de la suite des choses.
V. Conclusion
[78] À la lumière de ce qui précède, je rejetterais l’appel. La Cour fédérale a rejeté à bon droit la demande de contrôle judiciaire du rapport présentée par les appelants, et les trois autres questions en litige sont théoriques.
« Nathalie Goyette »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
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Richard Boivin, j.c.a. »
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« Je suis d’accord.
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Sylvie E. Roussel, j.c.a. »
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ANNEXE
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DoSSIER :
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A-10-22
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INTITULÉ :
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LA FONDATION SIERRA CLUB CANADA, LE FONDS MONDIAL POUR LA NATURE CANADA et L’ECOLOGY ACTION CENTRE c. LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Halifax (NOUVELLE‑ÉCOSSE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 MARS 2023
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MOTIFS DU JUGEMENT :
|
LA JUGE GOYETTE
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Y ONT SOUSCRIT :
|
LE JUGE BOIVIN
LA JUGE ROUSSEL
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 3 MAI 2024
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COMPARUTIONS :
James Gunvaldsen Klaassen
Ian Miron
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POUR LES APPELANTS
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Sarah Drodge
Mary Anne MacDonald
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POUR LES INTIMÉS
LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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David Schulze
Sara Andrade
Sarah-Maude Belleville-Chénard
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POUR L’INTERVENANT
LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
James Gunvaldsen Klaassen
Ian Miron
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POUR LES APPELANTS
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Sarah Drodge
Mary Anne MacDonald
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POUR LES INTIMÉS
LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Josh Hunter
Yashoda Ranganathan
Hera Evans
Waleed Malik
Emily Graham
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POUR L’INTERVENANT
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ontario
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Colm St. Roch Seviour
K.C. & G. John Samms
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POUR L’INTERVENANT
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR
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David Schulze
Sara Andrade
Sarah-Maude Belleville-Chénard
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POUR L’INTERVENANT
LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ecojustice
Halifax (Nouvelle‑Écosse)
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POUR LES APPELANTS
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Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureur général du Canada
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POUR LES INTIMÉS
LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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Dionne Schulze
Montréal (Québec)
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POUR L’INTERVENANT
LE CONSEIL DES INNU DE EKUANITSHIT
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Doug Downey
Procureur général de l’Ontario
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POUR L’INTERVENANT
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ontario
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Stewart Mckelvey
St. John’s (Terre-Neuve)
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POUR L’INTERVENANT
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR
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