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Date : 20240201


Dossier : A-205-22

Référence : 2024 CAF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

PHARMASCIENCE INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

 

intimées

 

Appel entendu à Toronto (Ontario), les 5 et 6 décembre 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er février 2024.

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20240201


Dossier : A-205-22

Référence : 2024 CAF 23

CORAM :

LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

PHARMASCIENCE INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

 

intimées

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT

Il s’agit d’une version publique des motifs du jugement confidentiels remis aux parties. Les deux versions sont identiques, puisqu’aucun renseignement confidentiel n’a été divulgué dans les motifs du jugement confidentiels.

LE JUGE LOCKE

I. Contexte

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’une décision rendue par la Cour fédérale (2022 CF 1218, motifs du juge Michael D. Manson) dans une action intentée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Dans cette action, les intimées, Janssen Inc. et Janssen Pharmaceutica N.V. (collectivement, Janssen), ont demandé une déclaration selon laquelle l’appelante, Pharmascience Inc. (Pharmascience), porterait atteinte au brevet canadien no 2 655 335 (le brevet 335) si elle fabriquait, utilisait ou vendait sa version générique du médicament breveté de Janssen appelé INVEGA SUSTENNA.

[2] L’INVEGA SUSTENNA est un ester de palmitate de palipéridone pour le traitement de la schizophrénie et de troubles connexes. Le brevet 335 décrit un schéma visant à produire un profil de concentration plasmatique optimal. Il indique l’administration d’une première dose d’attaque dans le muscle deltoïde le jour 1, l’administration d’une deuxième dose d’attaque dans le muscle deltoïde le jour 8 puis l’administration de doses d’entretien mensuelles dans le muscle deltoïde ou le muscle fessier. Pour les patients ayant une fonction rénale normale, la première et la deuxième doses d’attaque sont de 150 milligrammes équivalents (mg éq.) et de 100 mg éq., respectivement, et les doses d’entretien mensuelles sont de 75 mg éq. chacune. Pour les patients ayant une fonction rénale défaillante, la première et la deuxième doses d’attaque sont de 100 mg éq. et de 75 mg éq. respectivement, et les doses d’entretien mensuelles sont de 50 mg éq. chacune.

[3] Pharmascience s’est défendue contre l’action de Janssen en invoquant plusieurs motifs. Le seul motif qui demeure utile dans le présent appel est l’allégation selon laquelle les revendications du brevet 335 sont invalides parce qu’elles visent un objet non brevetable, à savoir des méthodes de traitement médical. La Cour fédérale a rejeté cette allégation et a conclu que les revendications du brevet 335 sont valides.

[4] Pour les besoins de la présente décision, il est nécessaire d’examiner un peu l’histoire et la nature de l’interdiction de breveter des méthodes de traitement médical. Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le présent appel.

II. La décision de la Cour fédérale

[5] La Cour fédérale a examiné la question des méthodes de traitement médical aux paragraphes 160 à 172 de ses motifs.

[6] Après avoir noté que l’interdiction de breveter des méthodes de traitement médical tire son origine de l’arrêt Tennessee Eastman Co. et al. C. Commissaire des Brevets, [1974] R.C.S. 111 (Tennessee Eastman), de la Cour suprême du Canada, puis fait observer que la jurisprudence dans ce domaine n’est pas constante, la Cour fédérale a affirmé que le point de départ consiste à se demander : « que disent les revendications? » (voir les motifs de la Cour fédérale, par. 161, renvoyant à la décision Bayer Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 1061, [2013] A.C.F. no 1152 (QL), par. 162 (Bayer)).

[7] La Cour fédérale a ensuite examiné l’argument de Pharmascience selon lequel le fait que la dose d’entretien prévue s’inscrive dans une gamme (de 25 mg éq. à 150 mg éq., selon la monographie de produit de l’INVEGA SUSTENNA) indique qu’aucune dose précise n’aura le même effet sur tous les patients et que le choix de la dose appropriée pour un patient donné exigera que le médecin prescripteur exerce sa compétence et son jugement.

[8] La Cour fédérale a noté qu’il est bien établi que les revendications visant un produit vendable ne sont pas interdites au motif qu’elles constitueraient des méthodes de traitement médical. Elle a ensuite conclu que l’analyse relative aux méthodes de traitement médical ne concerne que les revendications d’utilisation qui, comme elle l’a indiqué, étaient les revendications 17 à 32 du brevet 335 (utilisation d’une forme médicamenteuse) et non les revendications du produit qui, comme elle l’a indiqué, étaient les revendications 1 à 16 (seringues préremplies), les revendications 33 à 48 (préparation d’un médicament) et les revendications 49 à 63 (forme posologique).

[9] Au paragraphe 164 de ses motifs, la Cour fédérale a noté qu’il fallait mettre l’accent sur la question de savoir s’il est nécessaire que le professionnel exerce sa compétence et son jugement pour mettre en œuvre l’invention revendiquée et elle a renvoyé à la jurisprudence selon laquelle :

les revendications qui se limitent à des posologies et à des calendriers d’administration sont brevetables si les doses et les intervalles d’administration sont fixes […] tandis […] que les revendications relatives à des fourchettes posologiques ou des intervalles d’administration qui exigent du médecin qu’il fasse appel à ses compétences et à son jugement visent un produit non commercial et sont donc non brevetables […] [Renvois omis.]

[10] Toutefois, la Cour fédérale a également noté que la dichotomie qu’elle a posée (entre les posologies et fréquences fixes et les posologies et fréquences variables) a un fondement discutable. À cet égard, elle cite le passage suivant de l’arrêt de notre Cour Corporation de soins de santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30, par. 52 (Hospira) :

Cet état de la jurisprudence présente une simplicité attirante. Toutefois, il ne me paraît pas évident que les décisions de la Cour suprême du Canada qui constituent le fondement du principe voulant que les méthodes de traitement médical ne soient pas brevetables justifient de faire une distinction entre une posologie (ou une fréquence) fixe et une gamme de posologies (ou de fréquences). Il semblerait qu’un professionnel de la santé serait limité dans l’exercice de sa compétence dans l’un ou l’autre des cas. Aussi, on pourrait soutenir qu’un médicament n’est pas moins vendable simplement parce que sa posologie ou sa fréquence d’administration n’est pas fixe.

[11] La Cour fédérale a conclu que les revendications 17 à 32 du brevet 335 n’exigent pas que le professionnel exerce sa compétence ou son jugement parce qu’il n’y a aucun choix à faire concernant la posologie, qui est entièrement fixe. Elle a conclu que les choix relatifs aux fenêtres posologiques et aux sites d’injection n’avaient aucune incidence clinique et n’entravaient donc pas l’exercice par le médecin de sa compétence et de son jugement. La Cour fédérale a noté que le médecin peut choisir de prescrire le schéma posologique revendiqué, mais qu’il n’a pas à exercer sa compétence ou son jugement pour le mettre en œuvre.

[12] La Cour fédérale a conclu que le brevet 335 vise un objet brevetable.

III. Les questions en litige

[13] Pharmascience fait valoir que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit à deux égards :

  1. en excluant les revendications 1 à 16 et 33 à 63 du brevet 335 de l’analyse relative aux méthodes de traitement médical au motif qu’elles visaient un produit vendable;

  2. en concluant que les revendications en cause sont brevetables en raison de la dichotomie entre les schémas posologiques fixes et variables.

[14] J’examine chacun de ces arguments à tour de rôle, mais je commence par passer en revue la jurisprudence clé sur l’exclusion des méthodes de traitement médical.

IV. La norme de contrôle

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision correcte et les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, lorsqu’il n’y a aucune question de droit isolable, sont examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. L’erreur manifeste est l’erreur qui est évidente. L’erreur dominante est l’erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et de laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier (Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2012] A.C.F. no 669, par. 46, cité avec approbation dans l’arrêt Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38).

[16] Pharmascience soutient que toutes les questions en litige sont des questions de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Pharmascience ne soutient pas que la Cour fédérale a commis des erreurs susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Je souscris à l’approche de Pharmascience.

V. Analyse

A. Jurisprudence concernant l’interdiction de breveter les méthodes de traitement médical

[17] La Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, ne contient aucune interdiction explicite à l’égard des revendications visant des méthodes de traitement médical. De plus, le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets prévoit que les brevets sont présumés valides. Les revendications sont présumées ne pas viser des méthodes de traitement médical et il incombe à la partie qui les met en doute (Pharmascience, en l’espèce) d’établir le contraire.

[18] Comme il est indiqué plus haut, l’origine de cette interdiction au Canada est l’arrêt Tennessee Eastman rendu par la Cour suprême du Canada en 1974. Cet arrêt concernait une tentative de breveter une méthode chirurgicale de réunion ou de conglutination des bords d’incisions ou de blessures de tissus organiques vivants par l’application à l’état liquide des composés adhésifs décrits dans les revendications, directement sur l’un au moins des bords du tissu que l’on veut réunir. À l’époque, le paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets interdisait, de façon générale, les revendications de « substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l’alimentation ou à la médication ». Par conséquent, les composés adhésifs visés dans la demande de brevet en question ne pouvaient pas être revendiqués en tant que tels.

[19] La Cour suprême a confirmé le rejet de la demande de brevet par le commissaire aux brevets. Son analyse portait sur la définition d’« invention » énoncée dans la Loi sur les brevets. À la page 118, la Cour a écrit ce qui suit :

Il est clair qu’une nouvelle substance utile dans le traitement médical ou chirurgical des hommes et des animaux est une « invention ». Il est également évident qu’un procédé de fabrication d’une telle substance est aussi une « invention ». En fait, la substance peut être revendiquée comme une invention seulement lorsqu’elle est « préparée ou produite par » un tel procédé. Mais que dire de la méthode de traitement médical ou chirurgical qui utilise la substance nouvelle? Peut-elle aussi être revendiquée comme une invention? Pour en établir l’utilité, il faut la définir dans une certaine mesure. Dans le cas d’un médicament, les effets souhaités aussi bien que les effets secondaires à redouter doivent être établis, de même que la posologie convenable, les modes d’administration et les contre-indications. Peut-on revendiquer ces données thérapeutiques par elles‑mêmes comme une invention distincte consistant en une méthode de traitement qui comporte l’utilisation du nouveau médicament? Je ne le crois pas, et il me semble que l’art. 41 indique sans équivoque que tel n’est pas le cas.

[20] À la page 119, la Cour a ajouté que, « [é]tant arrivé à la conclusion que les méthodes de traitement médical ne sont pas visées comme “procédés” par définition d’“invention”, le même raisonnement doit, pour les mêmes motifs, s’appliquer aux méthodes de traitement chirurgical ».

[21] La Cour suprême du Canada a eu l’occasion de commenter l’arrêt Tennessee Eastman dans son arrêt subséquent Shell Oil Co. c. Commissaire des brevets, [1982] 2 R.C.S. 536, p. 554 (Shell) :

Dans l’arrêt Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des brevets (1970), 62 C.P.R. 117 (C. de l’É.), confirmé par [1974] R.C.S. 111, la requérante demandait un brevet à l’égard d’une méthode de suture après une intervention chirurgicale qui consiste à utiliser une substance adhésive à laquelle on avait découvert la propriété d’adhérer fermement au tissu vivant. Le commissaire a refusé le brevet parce qu’il ne s’agissait pas de la sorte de découverte (l’adhésif lui-même n’étant pas nouveau) qui répond à la définition d’« invention » au sens de la Loi. Il a conclu notamment qu’il ne s’agissait pas d’une « réalisation » parce qu’elle ne servait qu’à l’occasion de traitements médicaux ou chirurgicaux et qu’elle n’avait pas d’incidence sur le commerce ou l’industrie. La requérante a interjeté appel à la Cour de l’Échiquier où la seule question à déterminer était celle de savoir si cette utilisation de l’adhésif était visée par l’expression « réalisation ou procédé présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité » au sens de la Loi sur les brevets. On a conclu qu’elle ne l’était pas pour les motifs donnés par le commissaire. En effet la substance n’était pas brevetable parce qu’elle était essentiellement de nature non économique et non reliée au commerce ou à l’industrie. Elle appartenait plutôt au domaine de la compétence professionnelle.

[22] L’interdiction explicite des revendications de « substances préparées ou produites par des procédés chimiques et destinées à l’alimentation ou à la médication », prévue au paragraphe 41(1) de la Loi sur les brevets, a plus tard été supprimée par l’abrogation de cette disposition. Toutefois, cette modification n’a pas eu pour effet de lever l’interdiction de breveter des méthodes de traitement médical. En effet, la Cour suprême du Canada a confirmé fait dans les observations sur l’arrêt Tennessee Eastman qu’elle a formulées dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, par. 49 (Wellcome), où elle a cité l’explication présentée dans l’arrêt Shell Oil selon laquelle une revendication d’une méthode de traitement médical n’est pas brevetable parce qu’elle est « essentiellement de nature non économique et non reliée au commerce ou à l’industrie » et « appart[ient] plutôt au domaine de la compétence professionnelle ».

[23] L’arrêt Wellcome concernait un brevet revendiquant l’utilisation de l’AZT dans le traitement du VIH. La Cour a conclu que le brevet ne portait pas sur une méthode de traitement médical, affirmant ce qui suit au paragraphe 50 :

Le brevet pour l’AZT ne cherche pas à « circonscrire » un secteur de traitement médical. Il vise à obtenir le droit exclusif de commercialiser l’AZT. La question de savoir comment et quand, s’il y a lieu, employer l’AZT est laissée à la compétence et au jugement des membres de la profession médicale.

[24] Les arrêts de la Cour suprême du Canada Tennessee Eastman, Shell Oil et Wellcome sont des précédents que, de toute évidence, notre Cour est tenue de suivre. Il est important de se rappeler ce qu’ils indiquent et ce qu’ils n’indiquent pas. Ce qu’ils indiquent, c’est que les méthodes de traitement médical ne sont pas brevetables parce qu’elles ne constituent pas une « invention » au sens de la Loi sur les brevets. Cela s’explique par le fait que les méthodes de traitement médical ne sont pas liées au commerce ni à l’industrie et qu’elles concernent des compétences professionnelles de nature non économique. Les brevets ne doivent pas viser à circonscrire l’exercice de ces compétences (y compris la façon dont un médicament doit être administré et le moment où il doit l’être), mais il peut couvrir la commercialisation.

[25] La jurisprudence qui s’est développée au-delà de ce qui est discuté dans ces arrêts de la Cour suprême (c’est-à-dire ce qu’ils n’indiquent pas) ne lie pas notre Cour de la même façon, bien que cette dernière doive suivre ses propres arrêts, à moins que ceux-ci ne soient manifestement erronés (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, par. 10). Je me penche maintenant sur cette jurisprudence pour examiner les principes qui en découlent.

[26] Les renvois « au commerce ou à l’industrie » et à la « commercialisation » par la Cour suprême semblent expliquer pourquoi de nombreux arrêts et décisions portent sur la question de savoir si une invention concerne un « produit vendable » : voir l’arrêt Hospira, par. 53, ainsi que l’arrêt Wellcome rendu par la Cour d’appel fédérale ([2000] A.C.F. no 1770, par. 74). Cette question centrale est également examinée dans les décisions suivantes de la Cour fédérale : Merck Frosst Canada & Co. c. Apotex Inc., 2005 CF 755, par. 136 et 137; Merck & Co., Inc. c. Pharmascience Inc., 2010 CF 510, par. 110 et 114 (Merck 2010); Janssen Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2010 CF 1123, par. 53 (Mylan); Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 985, par. 78, 91 et 98 (Novartis), conf. par 2014 CAF 17; Bayer, par. 162; AbbVie Biotechnology Ltd. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1251, par. 115 et 125 (AbbVie); et Biogen Canada Inc. c. Taro Pharmaceuticals Inc., 2020 CF 621, [2020] A.C.F. no 611, par. 211. L’idée, à laquelle je souscris, est qu’un produit vendable a une valeur économique et se distingue du travail spécialisé d’un médecin et, par conséquent, ne constitue pas une méthode de traitement médical tel que l’entend la Cour suprême du Canada.

[27] En ce qui concerne les inventions liées à l’administration d’un médicament, la Cour fédérale a établi, dans sa jurisprudence, une approche selon laquelle les revendications peuvent être jugées comme visant un objet brevetable ou une méthode de traitement médical non brevetable suivant que celles-ci prévoient une posologie (ou un intervalle d’administration) fixe ou une gamme de posologies (ou d’intervalles). Cette approche semble tirer son origine de la décision Axcan Pharma Inc. c. Pharmascience Inc., 2006 CF 527, aux paragraphes 45 à 51 (Axcan), puis avoir été développée dans les décisions Merck 2010 aux paragraphes 111 à 114 et Novartis aux paragraphes 82 à 99.

[28] Comme le montre le passage de l’arrêt Hospira cité au paragraphe 10 ci‑dessus, la distinction entre les posologies (ou les fréquences) fixes et variables a un fondement discutable, puisque cette distinction semble n’avoir aucune incidence sur le fait que le médicament en question est ou non un produit vendable. Toutefois, la distinction est plus logique si l’on tient compte des lignes directrices fournies dans la décision Bayer et mentionnées au paragraphe 6 ci-dessus, selon lesquelles ce qui importe, c’est ce que disent les revendications; le produit que le titulaire du brevet met en marché est accessoire. À mon avis, il est permis de mettre l’accent sur la question de savoir si le schéma posologique est fixe ou variable, à condition que l’analyse demeure liée à la question essentielle de savoir si l’utilisation de l’invention demande qu’un professionnel exerce sa compétence. C’est ce qui ressort de la décision Mylan, où est pris note de l’attention portée, dans les décisions Axcan et Merck 2010, aux gammes de posologies et où était affirmé ce qui suit, au paragraphe 26 :

Je retiens de la jurisprudence précitée qu’une revendication de brevet visant une méthode de traitement médical qui, de par sa nature, appartient à un domaine pour lequel on peut penser que la compétence ou le jugement du médecin est nécessaire n’est pas brevetable au Canada. Cela comprend l’administration d’un médicament lorsque le médecin, bien qu’il se fie à la recommandation de dosage du breveté, doit tout de même prêter attention au profil du patient et à la réaction de ce dernier au composé.

[29] Dans la décision Mylan, au paragraphe 4, la Cour fédérale a noté que, « l’idée originale du brevet [en cause] se limite à la découverte dont se réclame Janssen, soit qu’un lent ajustement de la posologie de la galantamine a amélioré la tolérance des patients au médicament en réduisant les effets secondaires et a permis l’utilisation d’une dose d’entretien plus faible que celle qui s’était déjà révélée efficace ». La Cour a conclu que les revendications en question concernaient une méthode de traitement médical non brevetable parce qu’elles décrivaient un « ajustement posologique » (voir par. 50) qui exigeait du médecin qu’il exerce constamment sa compétence et son jugement professionnels. Le monopole revendiqué par les revendications aurait donc entravé la capacité du médecin à exercer cette compétence et ce jugement.

[30] Malgré cela, à mon avis, ce serait passer les bornes que d’affirmer que tout schéma posologique exigeant que le médecin surveille le patient est non brevetable. Une telle interdiction serait trop vaste et toucherait potentiellement presque tous les médicaments.

[31] Dans la décision AbbVie, la Cour fédérale a examiné en détail la jurisprudence sur les méthodes de traitement médical. Aux paragraphes 110 et 121, la Cour a fait la distinction, à juste titre à mon avis, entre l’exercice de la compétence et du jugement pour décider s’il y a lieu d’utiliser une invention revendiquée (ce qui n’est pas indicatif d’une méthode de traitement médical) et l’exercice de la compétence et du jugement pour décider comment utiliser l’invention (ce qui est indicatif d’une méthode de traitement médical visée par l’interdiction).

[32] Comme dans la décision Mylan, la décision AbbVie met en garde contre la simple distinction entre les posologies et intervalles fixes et les posologies et fréquences variables. Les paragraphes 112 à 114 sont rédigés ainsi :

[112] L’intimé nous met en garde contre le recours à des formules toutes faites plutôt qu’à des principes. À mon avis, la jurisprudence traduit bien cette approche et le principe a été appliqué, peu importe le fait que les tribunaux aient employé des expressions telles que « circonscrire » ou « doses précises ». Dans chaque cas, il s’agit de déterminer si le brevet revendique une méthode de traitement médical. En appliquant les mêmes principes, des revendications portant sur des doses et des intervalles posologiques précis qui n’impliquent pas une prise de décision professionnelle ont été considérées comme brevetables.

[113] Ce n’est cependant pas parce qu’une revendication vise une dose fixe et une fréquence d’administration précise qu’elle est automatiquement brevetable ou qu’elle constitue un objet non brevetable. Une dose fixe et une fréquence d’administration précise peuvent être un bon indice ou un bon point de départ, mais la preuve présentée en ce qui concerne le schéma posologique – y compris la fréquence d’administration – revendiqué peut indiquer que ce dernier ne correspond pas exactement à ce qui est revendiqué et que des ajustements faisant appel à la compétence et au jugement du professionnel peuvent être nécessaires.

[114] L’examen des décisions pertinentes confirme l’interprétation que les appelantes font des principes tirés de la jurisprudence et démontre que les tribunaux ont constamment jugé qu’une revendication visant l’exercice de la compétence ou du jugement professionnel n’est pas brevetable. Toutefois, une revendication qui ne limite pas l’exercice de la compétence ou du jugement professionnel, n’empiète pas sur eux ni ne les fait par ailleurs intervenir – notamment une revendication portant sur une dose fixe ou une fréquence d’administration ou un intervalle posologique précis – n’est pas un objet interdit lorsqu’il n’y a aucun élément de preuve contredisant la posologie revendiquée. Contrairement à la conclusion tirée par le commissaire et à la thèse de l’intimé, la décision [Mylan] n’a aucunement changé l’état du droit.

[33] Pharmascience soutient que les observations formulées dans la décision AbbVie au sujet d’éléments de preuve pouvant contredire la posologie ou la fréquence fixes revendiquées concerne les affaires où la posologie ou la fréquence en question pouvaient ne pas être efficaces pour tous les patients, de sorte que le médecin aurait parfois à exercer sa compétence et son jugement pour déterminer la posologie appropriée. Pharmascience fait valoir qu’un schéma posologique revendiqué qui ne convient pas à tous les patients constitue une méthode de traitement médical non brevetable. À l’appui de cet argument, Pharmascience invoque le passage suivant de la décision AbbVie, au paragraphe 121 :

Dans le cas qui nous occupe, la revendication ne suppose pas que le médecin fera appel à sa compétence. Les pratiques de prescription ne sont pas assujetties à des limites. Le médecin doit exercer sa compétence et son jugement pour décider si l’utilisation revendiquée convient à son patient. Le médecin décide de prescrire le médicament tel quel ou de ne pas le prescrire. S’il le prescrit, l’exercice de sa compétence et de son jugement ne s’en trouve pas restreint. Suivant la preuve, l’administration de la dose prévue à des intervalles de deux semaines convient à toutes les personnes auxquelles le médicament est administré.

[34] À mon sens, la décision AbbVie n’exclut pas, au motif qu’il s’agirait d’une méthode de traitement médical non brevetable, toutes les revendications visant un schéma posologique qui pourraient ne pas être efficaces pour tous les patients. Cette approche rigide serait incompatible avec la jurisprudence. En réalité, je m’attendrais à ce que peu de schémas posologiques prévoyant une dose particulière soient efficaces pour tous les patients. À mon avis, la décision AbbVie portait essentiellement, à juste titre, sur la question de savoir si l’on s’attendait à ce que l’exercice de compétence et de jugement professionnels soit requis pour utiliser l’invention brevetée. Dans cette affaire, la Cour n’a trouvé aucun élément de preuve en ce sens (voir par. 111).

[35] La Cour fédérale est arrivée à la conclusion contraire dans la décision Hoffmann-La Roche Limited c. Sandoz Canada Inc., 2021 CF 384 (Hoffmann). Dans cette décision, la Cour a conclu, au paragraphe 204, que « la preuve a établi qu’il était toujours nécessaire que le médecin fasse preuve de compétence et de jugement ». De toute évidence, cette question est tributaire des faits; elle dépend des éléments de preuve et porte sur la façon dont l’invention brevetée est destinée à être utilisée.

[36] Il semble qu’une autre difficulté possible découle de la décision Novartis. En concluant que les revendications du brevet en cause étaient invalides, la Cour fédérale a noté, au paragraphe 99, que les revendications englobaient « le traitement au moyen d’une administration de doses par intermittence et que certaines revendications précisent un intervalle posologique et d’autres, des doses précises; étant donné que certaines revendications revendiquent des intervalles posologiques plus courts et d’autres, plus longs ». La Cour fédérale a ajouté que les revendications englobaient donc « ce qui relève de la compétence du médecin ». Ce raisonnement donne à penser que la Cour, dans la décision Novartis, était consciente que, même si certaines revendications individuelles décrivaient une posologie et des fréquences fixes, les revendications du brevet mises bout à bout couvraient une gamme de posologies ou de fréquences possibles, de sorte que l’utilisation de l’invention brevetée telle qu’elle était revendiquée nécessitait effectivement l’exercice de compétence et de jugement. Bien que des paragraphes précédents de cette décision aient discuté la variabilité de la fréquence des doses par intermittence (dans la partie sur la divulgation du brevet), cette variabilité dans une revendication donnée n’est pas mentionnée au paragraphe 99.

[37] En résumé, on ne peut déterminer si une revendication visant un schéma posologique se rapporte ou non à une méthode de traitement médical en se fondant exclusivement sur la question de savoir si sa posologie et sa fréquence sont fixes ou non. La bonne question à poser demeure celle de savoir si l’utilisation de l’invention (c’est-à-dire comment l’utiliser, et non s’il y a lieu de l’utiliser) nécessite l’exercice de compétence et de jugement, et le fardeau d’en faire la preuve incombe à la partie qui conteste le brevet. Il est difficile de fournir des lignes directrices plus détaillées aux parties à de futurs litiges et aux tribunaux saisis d’allégations d’invalidité des revendications au motif que ces dernières viseraient un objet non brevetable, à savoir des méthodes de traitement médical. Ces allégations reposent généralement sur les faits de l’espèce et sur les éléments de preuve au dossier.

B. Question 1 : Les revendications 1 à 16 et 33 à 63 auraient-elles dû être prises en compte dans l’analyse relative aux méthodes de traitement médical?

[38] Au paragraphe 34 de ses motifs, la Cour fédérale a divisé les revendications du brevet 335 en quatre groupes :

i. les revendications 1 à 16 concernent des seringues préremplies adaptées à l’administration selon les schémas posologiques revendiqués;

ii. les revendications 17 à 32 concernent l’emploi d’une « forme médicamenteuse » conformément aux schémas posologiques revendiqués;

iii. les revendications 33 à 48 concernent l’emploi de palipéridone sous forme de palmitate de palipéridone dans la fabrication et la préparation d’un « médicament » adapté à l’administration conformément aux schémas posologiques revendiqués;

iv. les revendications 49 à 63 concernent l’emploi d’une « forme médicamenteuse » adaptée à l’administration selon les schémas posologiques revendiqués.

[39] Au paragraphe 163, la Cour fédérale a conclu que toutes les revendications à l’exception des revendications 17 à 32 (les autres revendications) étaient des revendications relatives au produit et non à des méthodes de traitement médical.

[40] Pharmascience fait valoir que la Cour fédérale a commis une erreur en tirant une conclusion sur ce fondement. Elle fait valoir que les autres revendications ne concernent pas un simple produit (des seringues préremplies ou une forme posologique), mais plutôt un schéma posologique comprenant l’administration constante de doses d’entretien. Pharmascience fait valoir que ces revendications n’auraient pas dû être exclues de l’analyse relative aux méthodes de traitement médical.

[41] À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de droit en concluant que les autres revendications ne décrivaient pas des méthodes de traitement médical parce qu’il s’agissait de revendications relatives au produit. Il n’est pas contesté qu’un produit vendable n’est pas une méthode de traitement médical. Par conséquent, la question est en fait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les autres revendications visaient un produit vendable. À mon avis, une revendication peut concerner un produit vendable même si un de ses éléments essentiels est un schéma posologique.

[42] La Cour fédérale a expressément exposé ses conclusions selon lesquelles les autres revendications étaient des revendications de produit aux paragraphes 99, 109 et 111 de ses motifs. Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale a commis une erreur à cet égard. Les revendications 1 à 16 concernent des seringues préremplies, qui sont manifestement des produits vendables. Les revendications 33 à 48 concernent l’utilisation de la palipéridone, mais dans la préparation d’un médicament, qui est aussi un produit vendable. Enfin, les revendications 49 à 63 concernent une forme posologique, qui est encore une fois un produit vendable. Je ne vois aucune raison de modifier la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle ces revendications ne visent pas des méthodes de traitement médical. Je reconnais le bien-fondé de l’argument de Pharmascience selon lequel il serait erroné de mettre l’accent sur la forme plutôt que sur le fond, mais je ne vois rien dans le fond de ces revendications qui soit incompatible avec leur forme en tant que revendications relatives à des produits vendables.

[43] Je ne retiens pas non plus l’allégation de Pharmascience selon laquelle ces revendications avaient été exclues de l’analyse relative aux méthodes de traitement médical. Si les conclusions de la Cour fédérale au paragraphe 163 peuvent le donner à penser, j’estime néanmoins qu’elle a examiné ces revendications et qu’elle a conclu qu’elles concernaient un produit vendable et qu’elles visaient donc un objet brevetable. Quoi qu’il en soit, l’analyse relative aux méthodes de traitement médical effectuée par la Cour fédérale à l’égard des revendications 17 à 32 du brevet 335 s’appliquerait également aux autres revendications.

C. Question 2 : La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que les revendications en question sont brevetables en raison de la dichotomie entre les schémas posologiques fixes et variables?

[44] La thèse de Pharmascience à l’égard de cette question comporte deux éléments. Premièrement, Pharmascience fait valoir que la Cour fédérale a commis une erreur dans sa description de la manière dont les schémas posologiques fixes ou variables sont pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer s’il s’agit d’une méthode de traitement médical. Deuxièmement, Pharmascience soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les revendications 17 à 32 du brevet 335 décrivaient des posologies et des fréquences fixes. J’examine ces deux éléments séparément.

(1) Pertinence des posologies fixes ou variables

[45] J’ai analysé la jurisprudence applicable à cet élément de la question 2 aux paragraphes 27 à 37 ci-dessus. À la lumière de cette analyse, la description que fait la Cour fédérale du droit concernant les posologies et les fréquences fixes, au paragraphe 164 de sa décision (voir la citation au paragraphe 9 ci-dessus), est incomplète. Déterminer si un objet est brevetable ou non ne repose pas nécessairement sur la seule question du caractère fixe de la posologie et des fréquences décrites dans la revendication en cause. En fait, la question à laquelle il faut répondre est de savoir si l’utilisation de l’invention brevetée requiert l’exercice de compétence et de jugement professionnels. Bien qu’une posologie et des fréquences fixes puissent être un bon indice qu’un tel exercice ne serait pas requis, des éléments de preuve peuvent montrer le contraire.

[46] Pharmascience attire également l’attention de notre Cour sur le paragraphe 167 de la décision de la Cour fédérale :

Comme l’a reconnu l’expert de Pharmascience, le Dr Jeffries, les revendications 17 à 32 n’empêchent pas les médecins d’utiliser le brevet 335 avec le palmitate de palipéridone pour traiter la schizophrénie comme ils le faisaient auparavant, [traduction] « parce qu’ils ne faisaient rien avant ».

[47] Je suis plutôt porté à convenir avec Pharmascience que cette observation peut être utile à la question de l’évidence, mais qu’elle n’est pas utile à la question de savoir si les revendications en cause décrivent un objet brevetable.

[48] Néanmoins, je considère que ni le paragraphe 164 ni le paragraphe 167 ne présente d’erreur susceptible de contrôle. À mon sens, le paragraphe 167 est un aparté qui n’est pas essentiel à la décision de la Cour fédérale. Pour ce qui est du paragraphe 164 et du fait que de la Cour fédérale ait omis de mentionner la pertinence potentielle d’éléments de preuve contredisant la nature fixe de la posologie et des fréquences décrites dans les revendications, je conclus que cela n’a eu aucune incidence sur le résultat. Premièrement, le même juge (le juge Manson) connaissait cette question précise, puisqu’il l’avait examinée l’année précédente dans la décision Hoffmann, au paragraphe 202. Deuxièmement, comme il est expliqué ci-dessous en ce qui concerne le deuxième élément de la question 2, Pharmascience ne m’a pas convaincu que les éléments de preuve au dossier étaient suffisants pour démontrer que la posologie et les fréquences décrites dans les revendications du brevet 335 étaient de nature fixe. Il aurait été préférable que la Cour fédérale fasse état de cette nuance dans le critère juridique, mais je ne considère pas que cette omission constitue une erreur susceptible de contrôle.

[49] Aux paragraphes 168 à 171 de sa décision, la Cour fédérale a dûment examiné la question de savoir si l’utilisation des revendications nécessitait l’exercice de compétence et de jugement. Au paragraphe 171, la Cour fédérale a dûment reconnu la distinction entre l’exercice de compétence et de jugement pour décider s’il y a lieu d’utiliser l’invention et l’exercice de la compétence et du jugement pour décider comment utiliser l’invention.

(2) La conclusion que les revendications 17 à 32 décrivent des posologies et des fréquences fixes

[50] Pharmascience souligne qu’au paragraphe 162 de ses motifs, la Cour fédérale reconnaît que des doses différentes peuvent être nécessaires pour différents patients et que, par conséquent, le brevet 335 ne décrit pas un schéma posologique fixe. Pharmascience soutient que le schéma breveté n’est pas une solution et constitue donc une méthode de traitement médical. Comme il est indiqué plus haut, dans la discussion sur la décision AbbVie, je ne souscris pas à l’idée que, parce que la posologie fixe n’est pas efficace pour certains patients, il s’ensuit automatiquement que l’invention constitue une méthode de traitement médical non brevetable. Comme je l’indique à plusieurs reprises dans les présents motifs, la question qu’il faut poser est de savoir si l’exercice d’une compétence et d’un jugement est nécessaire pour utiliser l’invention.

[51] Pharmascience renvoie également à d’autres éléments des revendications du brevet 335 où la posologie et les fréquences sont variables pour soutenir qu’il faut conclure que l’invention ne se limite pas à une posologie et à des fréquences fixes. Un exemple est la fenêtre prévue dans les revendications 17 à 32 pour la deuxième dose d’attaque ([traduction] « une semaine ± 2 jours après la première dose d’attaque ») et pour les doses d’entretien ([traduction] « administration chaque mois ± 7 jours après la deuxième dose d’attaque »). Pharmascience fait valoir que les revendications indiquent donc en fait que la deuxième dose doit être administrée entre le jour 6 et le jour 10 et que la dose d’entretien doit être administrée de 23 à 37 jours après la deuxième dose.

[52] La Cour fédérale s’est penchée sur cet argument au paragraphe 170 de ses motifs, mais a conclu que ces choix n’ont aucune incidence clinique et sont là pour permettre une certaine souplesse dans l’administration du médicament. Sur ce fondement, la Cour a conclu que les revendications n’entraveraient pas l’exercice par un médecin de sa compétence et de son jugement. Je ne vois là aucune erreur de droit, et Pharmascience n’affirme pas qu’une erreur manifeste et dominante ou une erreur mixte de fait et de droit a été commise. Dans l’arrêt Wellcome, il a été jugé que les revendications qui définissaient la posologie prévue par les termes de [traduction] « quantité efficace » visaient des objets brevetables bien qu’elles aient clairement présenté une certaine variabilité.

[53] Pharmascience fait valoir un argument semblable en ce qui concerne la souplesse quant à l’emplacement de l’injection de la dose d’entretien mensuelle, qui peut être dans [traduction] « un muscle deltoïde ou un muscle fessier ». La Cour fédérale est arrivée à la même conclusion – qu’il lui était loisible de tirer – selon laquelle ce choix n’a aucune incidence clinique et n’entrave pas l’exercice par un médecin de sa compétence et de son jugement.

[54] Pharmascience fait également valoir que la partie sur la divulgation du brevet 335 indique qu’il était prévu que les médecins exercent leur compétence et leur jugement concernant l’utilisation de l’invention. Elle met en évidence le passage suivant de la divulgation, à la page 12, lignes 23 à 25 :

[traduction]

Les personnes versées dans l’art comprendront que la dose d’entretien peut être ajustée à la hausse ou à la baisse en fonction de l’état des patients (réponse au médicament et fonction rénale).

[55] Dans la jurisprudence, l’ajustement est invoqué comme fondement de la conclusion selon laquelle l’utilisation d’une invention exige l’exercice de compétence et de jugement : voir les décisions Mylan et Hoffmann. Toutefois, à mon avis, cette phrase est insuffisante pour que je conclus à l’erreur susceptible de contrôle en l’espèce. Même si la Cour fédérale était tenue d’examiner l’effet de cette phrase dans son examen du brevet 335 dans son ensemble, cette phrase n’exige pas que la Cour fédérale conclue que l’utilisation de l’invention revendiquée exige l’exercice de compétence et de jugement. Encore une fois, je ne vois là aucune erreur de droit, et Pharmascience n’affirme pas qu’une erreur manifeste et dominante de fait ou mixte de fait et de droit a été commise.

[56] Un autre argument potentiel lié à la variabilité prévue dans le brevet 335 est la différence entre les posologies pour les patients atteints d’insuffisance rénale et les posologies pour les patients non atteints d’insuffisance rénale. Toutefois, il semble qu’il s’agisse d’une distinction objective qui n’implique pas l’exercice par un médecin de sa compétence et de son jugement. Cela montre en fait que le brevet prévoit un schéma posologique différent pour les patients atteints d’insuffisance rénale.

D. Portée de l’injonction

[57] Une dernière question qui a été soulevée à titre d’argument subsidiaire dans le mémoire des faits et du droit de Pharmascience concerne la portée de l’injonction qu’a accordée la Cour fédérale dans son jugement. Cette question n’a pas été abordée verbalement à l’audience, mais elle n’a pas non plus été abandonnée.

[58] Pharmascience fait valoir que l’injonction est d’une portée trop vaste, en ce sens qu’elle couvre des activités qui ne relèvent pas des droits exclusifs conférés par les brevets et énumérés à l’article 42 de la Loi sur les brevets, à savoir le droit de fabriquer, de construire, d’exploiter et de vendre l’invention.

[59] L’injonction accordée par la Cour fédérale figure au paragraphe 4 de son jugement :

Par injonction accordée jusqu’à l’expiration du brevet 335, le 17 décembre 2028, il est interdit à Pharmascience, ainsi qu’à ses filiales et sociétés affiliées, dirigeants, administrateurs, employés, mandataires, licenciés, successeurs, cessionnaires et toute autre personne sur qui Pharmascience exerce une autorité légitime :

  1. de fabriquer, de construire, d’exploiter ou de vendre du pms‑PALIPERIDONE PALMITATE au Canada, selon ce qui est indiqué aux PADN nos 244641 et 251767;

  2. de mettre en vente, commercialiser ou faire commercialiser le pms‑PALIPERIDONE PALMITATE au Canada, selon ce qui est indiqué aux PA[DN] nos 244641 et 251767;

  3. d’importer, d’exporter, de distribuer ou de faire distribuer le pms‑PALIPERIDONE PALMITATE au Canada, selon ce qui est indiqué aux PA[DN] nos 244641 et 251767.

[60] En fait, Pharmascience s’oppose à ce que l’injonction lui interdise les actes suivants à l’égard de l’objet breveté en cause : (i) le mettre en vente; (ii) le commercialiser; (iii) le mettre en marché; (iv) l’importer; (v) l’exporter; (vi) le distribuer; et (vii) le faire distribuer.

[61] Pharmascience n’a pas vraiment expliqué en quoi ces activités ne relèveraient pas des droits exclusifs du breveté. Je note que notre Cour a récemment accordé une injonction de portée semblable contre Apotex Inc. dans une action parallèle impliquant Janssen et le brevet 335 (Janssen Inc. v. Apotex Inc., 2023 CAF 253). Les paragraphes 64 à 70 de cet arrêt expliquent les motifs pour lesquels une injonction de cette portée a été accordée.

[62] Je fais également observer, tout comme Janssen, que Pharmascience n’a pas soulevé cette question dans son avis d’appel.

[63] Je rejetterais l’argument subsidiaire de Pharmascience concernant la portée de l’injonction, tant parce qu’il n’a pas été soulevé dans l’avis d’appel que pour les motifs exposés aux paragraphes 64 à 70 de l’arrêt mentionné au paragraphe 61 ci-dessus.

VI. Conclusion

[64] Compte tenu de ce qui précède, je rejetterais le présent appel. J’adjugerais à Janssen des dépens de 10 000 $, tout compris.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-205-22

 

 

INTITULÉ :

PHARMASCIENCE INC. c. JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 5 et 6 décembre 2023

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

 

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GOYETTE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER FÉVRIER 2024

 

COMPARUTIONS :

Andrew Brodkin

Daniel Cappe

 

Pour l’appelante

PHARMASCIENCE INC.

 

Peter Wilcox

Marian Wolanski

Megan Pocalyuko

Oleyna Strigul

 

Pour les intimées

JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

PHARMASCIENCE INC.

 

Belmore Neidrauer LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimées

JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V.

 

 

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