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Date : 20231005


Dossier : A-269-22

Référence : 2023 CAF 204

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE BIRINGER

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

SABET IBRAHIM

défendeur

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 18 septembre 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BIRINGER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20231005


Dossier : A-269-22

Référence : 2023 CAF 204

CORAM :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

LA JUGE BIRINGER

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

SABET IBRAHIM

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE BIRINGER

I. Les faits

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale [TSS] : 2022 TSS 1237 [motifs]. Cette décision a trait à l’admissibilité du défendeur à une pension d’invalidité aux termes du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 [RPC].

[2] Le défendeur, M. Sabet Ibrahim, est âgé de 65 ans et a travaillé comme pharmacien durant de nombreuses années. En janvier 2010, il a cessé de travailler en raison de douleurs chroniques au dos à la suite d’un accident de voiture. Il a demandé une pension d’invalidité du RPC. Le ministre de l’Emploi et du Développement social [le ministre] a reconnu que M. Ibrahim était atteint d’une invalidité grave et avait droit à des prestations. Une invalidité n’est dite « grave » que si elle rend la personne à qui elle se rapporte « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice » (sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC).

[3] En 2020, le ministre a mis fin à la pension d’invalidité de M. Ibrahim en date de juillet 2016. L’état de santé de M. Ibrahim ne s’était pas amélioré. Il avait toujours des limitations fonctionnelles nuisant à sa capacité de travailler, mais à partir de juillet 2016, il a reçu un salaire pour un travail à temps partiel d’expert-conseil dans l’entreprise de son fils. En 2016, 2017 et 2018, M. Ibrahim a reçu des sommes qui dépassaient la somme maximale « véritablement rémunératrice » prévue au paragraphe 68.1(1) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385 [le Règlement].

[4] Le ministre a conclu qu’en raison de ces gains, l’invalidité de M. Ibrahim n’était plus « grave » en date de juillet 2016 et qu’une pension d’invalidité de 30 438,88 $ lui avait été versée en trop. M. Ibrahim a demandé la révision de la décision d’interrompre les prestations, et sa demande a été rejetée par le ministre. La division générale du TSS a rejeté l’appel interjeté par M. Ibrahim : 2022 TSS 1238.

[5] La division d’appel du TSS a infirmé la décision de la division générale. La division d’appel a conclu que la division générale avait commis une erreur de droit en omettant d’évaluer correctement la question de savoir si M. Ibrahim travaillait pour un employeur bienveillant, et a jugé que ce dernier ne détenait pas une « occupation véritablement rémunératrice », malgré ses gains.

[6] La division d’appel a rendu la décision que la division générale aurait dû rendre, et a conclu que M. Ibrahim travaillait pour un employeur bienveillant et qu’il ne s’agissait pas d’une « occupation ». Par conséquent, malgré des gains « véritablement rémunérateurs », M. Ibrahim continuait d’être atteint d’une invalidité « grave » et avait droit à une pension d’invalidité.

[7] Le demandeur demande l’annulation de la décision de la division d’appel et le rétablissement de la décision de la division générale.

[8] Pour tous les motifs qui suivent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

II. Dispositions législatives pertinentes

[9] Pour être admissible à une pension d’invalidité du RPC, une personne doit être atteinte d’une invalidité à la fois « grave » et « prolongée » (RPC, alinéa 42(2)a)). L’unique question sur laquelle s’est penchée la division d’appel est celle de savoir si l’invalidité dont était atteint M. Ibrahim continuait d’être « grave », en date de juillet 2016.

[10] L’alinéa 42(2)a) du RPC prévoit ce qui suit :

42(2) Pour l’application de la présente loi :

42(2) For the purposes of this Act,

(a) une personne n’est considérée comme invalide que si elle est déclarée, de la manière prescrite, atteinte d’une invalidité physique ou mentale grave et prolongée, et pour l’application du présent alinéa :

(a) a person shall be considered to be disabled only if he is determined in prescribed manner to have a severe and prolonged mental or physical disability, and for the purposes of this paragraph,

(i) une invalidité n’est grave que si elle rend la personne à laquelle se rapporte la déclaration régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice,

(i) a disability is severe only if by reason thereof the person in respect of whom the determination is made is incapable regularly of pursuing any substantially gainful occupation, and

(ii) une invalidité n’est prolongée que si elle est déclarée, de la manière prescrite, devoir vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou devoir entraîner vraisemblablement le décès;

(ii) a disability is prolonged only if it is determined in prescribed manner that the disability is likely to be long continued and of indefinite duration or is likely to result in death;

[11] Le paragraphe 68.1(1) du Règlement prévoit ce qui suit :

68.1 (1) Pour l’application du sous-alinéa 42(2)a)(i) de la Loi, véritablement rémunératrice se dit d’une occupation qui procure un traitement ou un salaire égal ou supérieur à la somme annuelle maximale qu’une personne pourrait recevoir à titre de pension d’invalidité, calculée selon la formule suivante :

68.1 (1) For the purpose of subparagraph 42(2)(a)(i) of the Act, substantially gainful, in respect of an occupation, describes an occupation that provides a salary or wages equal to or greater than the maximum annual amount a person could receive as a disability pension. The amount is determined by the formula

(A × B) + C

(A × B) + C

où :

Where

A représente 25 % du maximum moyen des gains ouvrant droit à pension;

A is .25 × the Maximum Pensionable Earnings Average;

B 75 %;

B is .75; and

C le montant de la prestation à taux uniforme, calculé conformément au paragraphe 56(2) de la Loi, multiplié par 12.

C is the flat rate benefit, calculated as provided in subsection 56(2) of the Act, × 12.

[12] Il n’est pas contesté que les gains de M. Ibrahim ont été « véritablement rémunérat[eurs]» durant la période pertinente. Il a gagné 23 100 $ en 2016, 28 600 $ en 2017 et 28 600 $ en 2018. La question centrale examinée par la division d’appel est celle de savoir si, malgré ces gains, l’invalidité de M. Ibrahim le rendait toujours « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice ».

III. Norme de contrôle

[13] La norme de contrôle applicable à la décision de la division d’appel est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 115 [arrêt Vavilov]; Walls c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 47, par. 7). La question que doit trancher notre Cour n’est pas celle de savoir si M. Ibrahim avait droit à une pension d’invalidité, mais plutôt celle de savoir si la décision de la division d’appel annulant la décision de la division générale était raisonnable.

[14] La question centrale examinée par la division d’appel concernait l’interprétation et l’application du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC et du paragraphe 68.1(1) du Règlement. Les questions touchant à l’interprétation de la disposition législative ne sont pas traitées différemment des autres questions de droit (arrêt Vavilov, par. 115; Balkanyi c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 164, par. 12 et 13 [arrêt Balkanyi]).

[15] Les décideurs administratifs ne sont pas tenus de procéder à une interprétation formaliste de la loi, ni de déployer toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge. Par contre, l’interprétation de la disposition législative doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet (arrêt Vavilov, par. 119 et 120; Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, par. 69 [arrêt Mason]).

[16] La cour de révision doit faire preuve de retenue envers les conclusions de fait du décideur et s’abstenir de les modifier, à moins de circonstances exceptionnelles (arrêt Vavilov, par. 125 et 126; arrêt Mason, par. 73).

IV. Thèse du demandeur

[17] Essentiellement, la thèse du demandeur est que la décision de la division d’appel était déraisonnable parce qu’elle n’a pas reconnu que les gains « véritablement rémunérat[eurs] » calculés aux termes du paragraphe 68.1(1) du Règlement étaient déterminants pour ce qui est de la question de savoir si M. Ibrahim était « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice ». Le demandeur soutient également que certains aspects des motifs de la division d’appel sont déraisonnables.

V. Discussion

A. Examen du caractère raisonnable

[18] Pour déterminer si la décision de la division d’appel était raisonnable, la Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (arrêt Vavilov, par. 99).

[19] Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte sur la décision dans son ensemble (arrêt Vavilov, par. 15, 85, 99 et 116). La cour de révision doit s’abstenir de procéder à une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (arrêt Vavilov, par. 102, renvoyant à Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, et à Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62).

[20] Il ne suffit pas au demandeur de simplement signaler des erreurs figurant dans une décision; ces erreurs doivent être « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre cette dernière déraisonnable » (arrêt Vavilov, par. 100; BCE Inc. c. Québecor Média Inc., 2022 CAF 152, par. 43).

B. Le concept de l’« employeur bienveillant »

[21] Avant d’examiner la décision de la division d’appel, je vais traiter du concept de l’« employeur bienveillant ». L’expression ne figure pas dans le RPC ou dans le Règlement, mais est abondamment utilisée dans la décision de la division d’appel et dans les observations présentées à notre Cour.

[22] L’expression est utilisée dans le Cadre d’évaluation du Régime de pensions du Canada [le cadre d’évaluation], un document publié par le ministère de l’Emploi et du Développement social afin de présenter aux décideurs du RPC les facteurs et règles de droit nécessaires pour trancher des demandes de pension d’invalidité. Le cadre d’évaluation se trouvait sur le site Web du gouvernement du Canada au moment des audiences du TSS. Les audiences ont eu lieu en tenant pour acquis que le concept de l’« employeur bienveillant » pouvait s’appliquer au cas de M. Ibrahim, même si les parties étaient en désaccord à ce sujet.

[23] Le cadre d’évaluation indiquait que, lorsque vient le temps de déterminer la capacité de travailler, il est possible, dans de rares circonstances, qu’une personne reçoive des gains d’un emploi, mais que son rendement et sa productivité soient limités ou inexistants parce qu’elle travaille pour un « employeur bienveillant ». Le document expliquait que, même si cette personne travaille selon un horaire régulier et gagne des revenus plus que « véritablement rémunérat[eurs] », elle pourrait quand même être considérée comme étant atteinte d’une invalidité « grave » parce qu’elle est « incapable » de travailler dans un marché du travail concurrentiel.

[24] Le cadre d’évaluation donnait la définition suivante à l’expression « employeur bienveillant » :

Un « employeur bienveillant » est quelqu’un qui variera les conditions de travail et modifiera ses attentes à l’égard de l’employé, en raison de ses limitations. Les exigences liées au travail peuvent varier, la principale différence étant que le rendement, le résultat ou le produit attendu [de l’employé] est considérablement moindre que le rendement usuel, le résultat ou le produit attendu des autres employés. Cette capacité réduite de s’acquitter de fonctions à un niveau concurrentiel est acceptée par l’employeur « bienveillant », et [l’employé] est régulièrement incapable d’occuper un emploi dans un marché de travail compétitif.

Le travail effectué pour un employeur bienveillant n’est pas considéré comme étant une « occupation » aux fins de l’admissibilité ou de l’admissibilité continue aux prestations d’invalidité du RPC.

C. L’interprétation de la loi faite par la division d’appel était raisonnable

[25] La division générale a conclu que M. Ibrahim avait des limitations fonctionnelles qui l’empêchaient de travailler comme pharmacien. La division générale a estimé que le travail sédentaire à temps partiel de M. Ibrahim dans l’entreprise de son fils était « véritablement rémunérat[eur] », que son employeur n’était pas un employeur bienveillant, et que, par conséquent, l’invalidité de M. Ibrahim n’était plus « grave ». En date de juillet 2016, M. Ibrahim n’était plus admissible à une pension d’invalidité.

[26] La division d’appel a jugé que la division générale avait commis une erreur de droit entrant dans le champ d’application du paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34 [la LMEDS], en omettant d’examiner pleinement la question de savoir si l’emploi de M. Ibrahim dans l’entreprise de son fils était un travail effectué pour un employeur bienveillant et, par conséquent, si M. Ibrahim avait une « occupation véritablement rémunératrice ».

[27] Conformément au paragraphe 58(1) de la LMEDS, la division d’appel ne peut modifier une décision de la division générale que si elle est convaincue que cette dernière : (1) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence; (2) a rendu une décision entachée d’une erreur de droit; (3) a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[28] La division d’appel, invoquant le pouvoir qui lui est consenti aux termes du paragraphe 59(1) de la LMEDS, a rendu la décision que la division générale aurait dû rendre. La division d’appel a conclu que, peu importe les gains tirés du travail effectué dans l’entreprise de son fils, M. Ibrahim demeurait « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice ».

[29] Pour en arriver à cette conclusion, la division d’appel a appliqué les principes d’interprétation législative et était « conscient[e] [des] éléments essentiels » (arrêt Vavilov, par. 120; arrêt Mason, par. 69) du texte, du contexte et de l’objet du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC et du paragraphe 68.1(1) du Règlement (motifs, par. 69 à 71).

[30] Le paragraphe 68.1(1) du Règlement dispose que « véritablement rémunératrice se dit d’une occupation qui procure un traitement ou un salaire égal ou supérieur à » une somme prescrite [je souligne]. La division d’appel a examiné le texte et l’objet de cette disposition, et tenu compte des moyens extrinsèques présentés par le ministre.

[31] La division d’appel a reconnu que le paragraphe 68.1(1) prévoit une somme référence en dollars qui a pour but de garantir la cohérence quant à savoir ce qui constitue une somme « véritablement rémunératrice » (motifs, par. 80 à 85).

[32] Toutefois, la division d’appel a refusé de reconnaître que ce seuil de gains était déterminant quant à la question de savoir si une personne demeurait « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice » ou, selon les propos employés par la division d’appel, « l’emport[ait] sur d’autres aspects du critère relatif à une invalidité grave » (motifs, par. 86).

[33] Le demandeur soutient que la conclusion de la division d’appel reposait sur la prémisse erronée que les règlements ne modifient pas les lois existantes (motifs, par. 92). Les règlements peuvent modifier les lois existantes, s’ils demeurent conformes à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci. Je rejette l’argument du demandeur quant à l’incidence de la déclaration erronée de la division d’appel; elle n’influe en rien sur son raisonnement ou ses conclusions.

[34] Considérée dans son contexte, l’observation de la division d’appel était que le paragraphe 68.1(1) du Règlement définissait ce qu’on entendait par l’expression « véritablement rémunératrice » (et, on le suppose, modifiait la loi), sans toutefois définir ou interpréter le terme « occupation » ou les autres termes et expressions du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC (motifs, par. 77 et 92 à 94).

[35] Dans son analyse du libellé des deux dispositions, la division d’appel a rejeté la notion selon laquelle le paragraphe 68.1(1) du Règlement rend inutile l’obligation de tenir compte de tous les autres termes du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable. Elle trouve appui dans le libellé du paragraphe 68.1(1) du Règlement, qui explique à quoi équivaut une « occupation » « véritablement rémunératrice ».

[36] La division d’appel a également invoqué l’arrêt Villani c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 248 [arrêt Villani], où notre Cour a conclu que chacun des mots utilisés au sous-alinéa 42(2)a)(i) doit avoir un sens (arrêt Villani, par. 38).

[37] La division d’appel a examiné le terme « occupation » employé au sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC. La division d’appel a souligné que le terme n’est défini ni dans le RPC ni dans le Règlement, et qu’il n’existait aucune décision d’une instance supérieure qu’elle était tenue de suivre (motifs, par. 66 et 91).

[38] La division d’appel a conclu qu’une « occupation » véritablement rémunératrice est distincte d’un travail effectué pour un employeur bienveillant. La division d’appel s’est appuyée sur la définition de l’expression « employeur bienveillant » donnée dans le cadre d’évaluation, et sur l’énoncé selon lequel « [l]e travail effectué pour un employeur bienveillant n’est pas considéré comme étant une “occupation” aux fins de l’admissibilité continue aux prestations d’invalidité du RPC » (motifs, par. 19).

[39] La division d’appel a ensuite donné des explications. Une personne peut être régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice, tout en ayant un ami ou un membre de sa famille qui crée un « emploi » pour elle ou lui verse plus que ce qui est exigé sur le marché pour son travail (motifs, par. 95). Les gains « ne provenaient pas vraiment d’une occupation » (motifs, par. 94). Tout comme un héritage ou un revenu d’investissement (qui améliore également la situation financière d’une personne), un travail effectué pour un employeur bienveillant « ne nous dit rien au sujet de la capacité d’une partie requérante de détenir une occupation véritablement rémunératrice » (motifs, par. 95).

[40] Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable de la part de la division d’appel de s’éloigner du « sens ordinaire » du terme « occupation », qui désigne, selon lui, un travail effectué pour de l’argent. Je ne suis pas de cet avis.

[41] Même si le terme « occupation » peut laisser place à diverses interprétations, j’estime qu’il était raisonnable pour la division d’appel de conclure qu’une « occupation », dans le contexte du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC, n’inclut pas un travail effectué pour un employeur bienveillant (c.-à-d., avec des conditions d’emploi qui ne mesurent pas véritablement la capacité de travailler).

[42] Comme le terme n’est défini ni dans le RPC ni dans le Règlement, la division d’appel s’est engagée dans une analyse contextuelle et téléologique de la disposition, et a fourni les motifs de son interprétation du terme. Elle a jugé, en tenant compte que l’objectif du sous-alinéa 42(2)a)(i) est de mesurer la capacité de gagner un revenu, qu’une « occupation véritablement rémunératrice » doit être une « réelle » occupation, ce que n’est pas le travail effectué pour un employeur bienveillant (motifs, par. 95 et 108).

[43] La division d’appel a souligné qu’un terme qui est ambigu dans le RPC doit être interprété d’une façon qui concorde avec le fait que le RPC est une loi « conçue pour accorder un avantage » (motifs, par. 71). Elle a invoqué l’arrêt Villani, où notre Cour a conclu que le sous-alinéa 42(2)a)(i) devrait être interprété d’une « façon large et libérale », et que toute ambiguïté dans les mots devrait se résoudre en faveur de la personne qui demande des prestations d’invalidité (arrêt Villani, par. 29).

[44] La division d’appel s’est également appuyée sur le cadre d’évaluation pour déterminer l’approche à adopter. La division d’appel a renvoyé à l’arrêt Atkinson c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 187 [arrêt Atkinson], qui traitait du cadre d’évaluation et du concept de travail effectué pour un « employeur bienveillant ».

[45] Le demandeur soutient que la division d’appel a traité le concept de l’« employeur bienveillant », dont on parle dans l’arrêt Atkinson, comme s’il était contraignant. Le demandeur allègue que c’est pour cette raison que la division d’appel a traité le concept expliqué dans le cadre d’évaluation comme n’étant pas touché par l’adoption du paragraphe 68.1(1) du Règlement, lequel est entré en vigueur après la période pertinente mentionnée dans l’arrêt Atkinson. Je ne suis pas de cet avis.

[46] Dans la mesure où la division d’appel a affirmé dans certains extraits que, dans l’arrêt Atkinson, notre Cour avait interprété le concept de l’« employeur bienveillant », elle a commis une erreur. Dans l’arrêt Atkinson, notre Cour a confirmé qu’une décision de la division d’appel du TSS était raisonnable, tout comme l’était le fait d’invoquer le concept de l’« employeur bienveillant » mentionné dans le cadre d’évaluation : « Que l’employeur d’une personne soit bienveillant n’est qu’un facteur parmi tant d’autres que le TSS peut prendre en considération pour décider si une personne est ‘régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice’ » (arrêt Atkinson, par. 39).

[47] Dans l’arrêt Atkinson, notre Cour n’a pas traité le cadre d’évaluation comme s’il était contraignant, et la division d’appel l’a reconnu à plusieurs reprises dans sa décision (motifs, par. 16, 17, 20, 31 et 102). La division d’appel a reconnu que ne pas respecter le cadre d’évaluation n’est pas nécessairement une erreur de droit (motifs, par. 102). La division d’appel a également reconnu que, dans l’arrêt Atkinson, notre Cour a évalué le caractère raisonnable de la décision de la division d’appel, et n’a pas interprété ni appliqué le sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC de novo (motifs, par. 20).

[48] La conclusion de la division d’appel, selon laquelle l’adoption du paragraphe 68.1(1) du Règlement n’éliminait pas l’obligation de déterminer si une personne est au service d’un employeur bienveillant, était fondée sur son interprétation du texte et de l’objectif des dispositions pertinentes, et non sur le fait qu’elle considérait le cadre d’évaluation comme étant contraignant.

[49] Pour ces motifs, je ne suis pas convaincue que la décision de la division d’appel reposait sur une interprétation ou une application erronée de l’arrêt Atkinson. Je conclus également, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Atkinson, qu’il était raisonnable pour la division d’appel de prendre en considération le concept de l’« employeur bienveillant » mentionné dans le cadre d’évaluation pour déterminer si M. Ibrahim était « régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice ». Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mason, une cour de révision peut prendre en considération « les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur » (arrêt Mason, par. 61, renvoyant à l’arrêt Vavilov, par. 94).

[50] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’interprétation qu’a faite la division d’appel du sous-alinéa 42(2)a)(i) du RPC et du paragraphe 68.1(1) du Règlement était raisonnable.

[51] Devant notre Cour, le demandeur a tenté de présenter deux arguments qui n’avaient pas été soulevés à l’audience de la division d’appel. Le demandeur a affirmé que le cadre d’évaluation avait été remplacé par une nouvelle directive au moment des audiences du TSS, même s’il figurait sur le site Web du gouvernement du Canada.

[52] Le demandeur a également affirmé que l’interprétation de la division d’appel était déraisonnable, parce qu’elle ne tenait pas compte du contexte, c’est-à-dire d’une loi parallèle en vigueur au Québec, la Loi sur le régime de rentes du Québec, R.L.R.Q. c. R-9 [Loi sur le RRQ]. Le demandeur soutient qu’aux termes de la Loi sur le RRQ, un retraité qui gagne plus que la somme « véritablement rémunératrice » prescrite est considéré comme n’étant plus invalide (Règlement sur les prestations, R.L.R.Q. c. R-9, r. 5, article 19.1). Il n’existe aucune exception pour un revenu tiré d’un emploi au service d’un employeur bienveillant.

[53] Le demandeur n’a pas présenté ces arguments lors de l’audience de la division d’appel et ils ne peuvent, par conséquent, être examinés par notre Cour. Ils concernent l’interprétation et l’application de dispositions législatives pertinentes et ne devraient pas être soulevés pour la première fois devant une cour de révision (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, par. 23; Brown c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 104, par. 16).

D. La conclusion de la division d’appel relativement au concept de l’employeur bienveillant était raisonnable

[54] La division d’appel a conclu que la division générale avait commis une erreur de droit en omettant d’évaluer correctement la question de savoir si M. Ibrahim travaillait pour un employeur bienveillant. La division générale a également omis de tenir compte d’aspects précis du travail de M. Ibrahim : le rendement, la productivité, la question de savoir si les attentes de l’emploi étaient considérablement moins élevées que ce à quoi on s’attend dans un marché du travail concurrentiel, et la question de savoir si son fils avait connu des difficultés financières en l’aidant. Ces facteurs figurent dans le cadre d’évaluation, et notre Cour a estimé dans l’arrêt Atkinson qu’il était raisonnable que la division d’appel en ait tenu compte (arrêt Atkinson, par. 40 et 41).

[55] Après avoir déterminé que la division générale avait commis une erreur, la division d’appel a tiré diverses conclusions de fait, décrites ci-dessous, comme l’y autorise le paragraphe 64(1) de la LMEDS. Le demandeur ne conteste pas ces conclusions de fait.

[56] Quand le fils de M. Ibrahim est devenu distributeur agréé d’une entreprise de téléphonie cellulaire en 2011, M. Ibrahim lui a donné des conseils sans être rémunéré. En 2016, quand le revenu de M. Ibrahim est devenu insuffisant pour payer ses factures, il a été « embauché » pour travailler dans l’entreprise de son fils. Il recevait un salaire. Son fils l’employait davantage par sens du devoir que parce qu’il avait besoin de ses services. Le poste a été créé pour M. Ibrahim. Son fils a cessé de se verser un salaire en 2017 pour s’assurer de disposer de fonds de fonctionnement suffisants pour payer M. Ibrahim.

[57] M. Ibrahim travaillait « depuis le canapé », offrant des conseils à son fils sur des questions comme la comptabilité, les ressources humaines (comme la lecture de curriculum vitae) et la gestion de l’inventaire. Il réalisait du travail administratif facile, et gérait le courrier et les reçus. Le nombre précis d’heures travaillées n’est pas clair. La division d’appel a déterminé que M. Ibrahim avait affirmé pouvoir travailler deux à trois heures par jour, mais a conclu que le nombre d’heures variait en fonction de ses douleurs. Le salaire versé ne dépendait pas du nombre d’heures travaillées, mais plutôt de la somme nécessaire à M. Ibrahim pour payer ses factures.

[58] En tenant compte de ces conclusions, la division d’appel a conclu que M. Ibrahim travaillait au service d’un employeur bienveillant, et qu’il n’avait pas une « occupation ». Son travail ne ressemblait « en rien à un emploi dans un marché du travail concurrentiel » (motifs, par. 60). M. Ibrahim avait un salaire et travaillait quand il le pouvait. L’emploi était adapté à ses limitations, et il n’y avait pas d’évaluation du rendement. Par conséquent, malgré ses gains « véritablement rémunérat[eurs] », M. Ibrahim n’avait pas une « occupation véritablement rémunératrice ».

[59] Le demandeur ne conteste pas la détermination de la division d’appel, selon laquelle M. Ibrahim était au service d’un employeur bienveillant. La position du demandeur est que la somme maximale « véritablement rémunératrice » prescrite au paragraphe 68.1(1) du Règlement élimine toute nécessité d’examiner ce point. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, je ne suis pas de cet avis.

[60] En fonction des conclusions de fait non contestées, il était raisonnable pour la division d’appel de conclure que M. Ibrahim travaillait au service d’un employeur bienveillant et qu’il n’avait pas une « occupation ».

VI. Conclusion

[61] La décision de la division d’appel était raisonnable. Il était loisible à la division d’appel de conclure que M. Ibrahim continuait d’être atteint d’une invalidité « grave » malgré des gains dépassant la somme maximale « véritablement rémunératrice ». La conclusion était justifiée en regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, et les motifs indiquaient une analyse intrinsèquement rationnelle.

[62] Pour ces motifs, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire. Le ministre ne demande pas les dépens et aucuns dépens ne seront accordés.

« Monica Biringer »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

K. A. Siobhan Monaghan, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION RENDUE LE 14 NOVEMBRE 2022 PAR LA DIVISION D’APPEL DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE (NO DE DOSSIER AD-22-228)

DOSSIER :

A-269-22

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. SABET IBRAHIM

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 septembre 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE BIRINGER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Marcus Dirnberger

Jared Porter

 

Pour le demandeur

 

Sabet Ibrahim

George Ibrahim

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour le demandeur

 

 

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