Date : 20141124
Dossier : IMM‑1585‑14
Référence : 2014 CF 1118
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2014
En présence de monsieur le juge Shore
ENTRE : |
BARUA BABLA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[…] La prise de conscience et la reconnaissance des particularités du vécu d’une ou de plusieurs personnes, en particulier dans les affaires d’immigration ou de réfugiés, sont essentielles. Les circonstances, les situations et les faits contenus dans l’exposé circonstancié ne doivent pas être méconnus, autrement, il en résulterait une parodie de justice. Pour que la décision soit valide, l’exposé circonstancié doit être la première source à partir de laquelle l’analyse juridique commence et se termine, autrement, il s’agit d’un exercice théorique, abstrait et loin de la réalité. En droit, toute personne doit être admise pour son exposé circonstancié, autrement, l’intégrité même du régime juridique serait remise en cause.
(Junusmin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 673, au paragraphe 1).
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] datée du 29 décembre 2013, portant que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié, ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
II. Les faits
[2] Le demandeur est un Bangladais de 37 ans, de religion bouddhiste, dont les adeptes constituent un groupe religieux minoritaire au Bangladesh. Dans son Formulaire de renseignements personnels, daté du 24 octobre 2012, le demandeur allègue qu’il est un membre important et actif de la communauté bouddhiste. En 2010 et 2011, le demandeur est devenu secrétaire général du centre Prajnabangsha Bidarshan Babna, ainsi que secrétaire de la publicité de Bauddha Triratna Maitry Sangha, à Boalkhali, Chittagong. Il affirme avoir été ciblé par des partis politiques et des groupes fondamentalistes musulmans, en raison de sa religion et de ses activités au sein de la communauté bouddhiste.
[3] Le demandeur soutient avoir été victime, à plusieurs reprises, d’agressions commises par des membres de la Ligue Awami, aussi bien à son domicile qu’au temple bouddhiste qu’il fréquentait, et d’avoir fait l’objet d’intimidation, de menaces de mort, d’actes de pillage et d’extorsion à son magasin. Le demandeur affirme que la police n’a pas donné suite à ses plaintes ou n’a pas été d’une grande utilité.
[4] Résultat, le demandeur s’est enfui à Dhaka et son épouse s’est réfugiée chez ses parents. Avec l’aide d’un agent, le demandeur a quitté le Bangladesh le 24 août 2012 et est arrivé au Canada le même jour. Le demandeur a demandé l’asile le 30 septembre 2012. Le demandeur affirme qu’après son arrivée au Canada, le 29 septembre 2012, 19 temples bouddhistes et 150 foyers ont été réduits en cendres et pillés au Bangladesh et que les actes de violence se sont poursuivis pendant trois jours.
III. La décision
[5] Dans la décision attaquée, la SPR conclut que le demandeur n’a pas établi qu’il serait exposé à un risque sérieux de persécution, ou à un risque personnel de subir de la torture, de voir sa vie menacée, ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités, s’il retournait au Bangladesh.
[6] La SPR a estimé qu’« en l’absence d’éléments de preuve corroborants et probants », le demandeur n’était « pas crédible, tant dans son témoignage que dans ses déclarations personnelles »; le demandeur d’asile n’a pas fourni « suffisamment d`éléments de preuve pour établir qu’il était victime de discrimination ou d’attaques sérieuses au Bangladesh en raison de sa religion ou de ses activités » (décision de la SPR, au paragraphe 30).
[7] En outre, la SPR a estimé que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État (décision de la SPR, aux paragraphes 36 à 41).
IV. Les questions en litige
[8] Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :
a) Les circonstances justifient‑elles la prorogation du délai?
b) La SPR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la demande d’asile du demandeur en se fondant sur son manque de crédibilité et une absence de protection de l’État?
V. L’analyse
A. La demande de prorogation du délai prévu pour le dépôt de l’avis de demande présentée par le demandeur
[9] Le demandeur soutient que la demande de prorogation du délai présenté à la Cour résulte du fait que son ancien consultant en immigration ne l’a pas correctement informé au sujet des recours qui s’offraient à lui; toutefois, lorsque le demandeur a pris connaissance de l’erreur commise, il a immédiatement retenu les services d’un avocat et déposé la demande à la Cour le 13 mars 2014.
[10] La Cour conclut que le demandeur a comme il se doit démontré une intention constante de poursuivre sa demande et estime que les explications qu’il a fournies pour justifier son retard sont raisonnables (Canada (Procureur général) c Hennelly, [1995] ACF 1183 (CAF), au paragraphe 3). Il est permis de conclure, à la lumière des décisions Muhammed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 828, et Mathon c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] ACF 707, que le demandeur a fait preuve de diligence. En outre, le défendeur ne semble pas avoir subi de préjudice en raison du délai. Par conséquent, la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’accorder la prorogation demandée.
B. Les conclusions de la SPR au sujet du manque de crédibilité et du caractère adéquat de la protection de l’État
[11] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur et qu’elle a omis de prendre en compte de façon appropriée les éléments de preuve documentaire démontrant l’absence de protection de l’État accordée aux minorités bouddhistes au Bangladesh.
[12] À l’appui de sa demande, le demandeur a présenté à la SPR deux lettres originales portant le sceau d’organisations bouddhistes de Boalkhali, dans le district de Chittagong. La première lettre, datée du 18 décembre 2012, émane du président de la Bauddha Triratna Maitry Sangha, M. Prashanta Barua. La lettre mentionne que le demandeur est ciblé par divers partis politiques et qu’il a été victime d’attaques ciblées, ce qui l’a obligé à quitter le Bangladesh, parce qu’il craignait pour sa vie (dossier du tribunal, à la page 71).
[13] La deuxième lettre, datée du 28 novembre 2012, émane du président du Prajnabangsha Vipassana Meditation Centre, M. Prajnananda Mohasthabir. Dans cette lettre, il mentionne que le demandeur a été victime d’actes humiliants, de menaces et de harcèlement à diverses reprises commis par la Ligue Awami, le BNP, le Jamaati Islami et des fondamentalistes musulmans. La lettre relate également les attaques lancées au cours du rassemblement religieux du 5 juillet 2012, au cours duquel un groupe de fondamentalistes musulmans a pénétré dans le temple, attaqué la foule, vandalisé et pillé le temple. La lettre mentionne également que le demandeur ainsi que d’autres personnes ont été blessés au cours de cette attaque. En outre, la lettre corrobore les attaques et les menaces de mort dont a fait l’objet le demandeur à son domicile le 12 juillet 2012. La lettre mentionne également que le 30 septembre 2012, les agresseurs ont pénétré dans le Prajnabangsha Vipassana Meditation Centre à la recherche du demandeur. Ne le trouvant pas, ils ont mis le feu au Centre et brisé des meubles, de l’équipement et d’antiques statues bouddhistes. Enfin, la lettre affirme que le gouvernement et la police ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité des minorités (dossier du tribunal, à la page 73).
[14] La SPR a commis une erreur en omettant de tenir compte de la valeur probante des deux lettres présentées à l’appui de la demande du demandeur. Les lettres corroborent directement des éléments déterminants qui sont à la base de la crainte objective et subjective de persécution du demandeur. La SPR a pris en compte les lettres transmises par télécopieur, et non les versions originales, et elle les a écartées au motif que les coordonnées de leurs auteurs ne s’y trouvaient pas (décision de la SPR, aux paragraphes 33 et 34), alors que ces renseignements figuraient au bas des lettres originales.
[15] La Cour est d’avis que le rôle de leader que joue le demandeur au sein de la communauté bouddhiste, dont il est question dans les deux lettres produites à l’appui de sa demande, aurait dû être examiné par la SPR, car c’est justement en raison de la nature de la participation du demandeur aux activités de sa communauté qu’il est exposé à un danger. Dans sa décision, la SPR a néanmoins conclu que les membres bouddhistes de la famille du demandeur « ne sont pas persécutés et qu’ils ne font pas l’objet d’une discrimination sérieuse au Bangladesh » (décision de la SPR, au paragraphe 31). Cela étaye les allégations du demandeur au sujet de l’existence d’une crainte justifiée de persécution en raison de son statut social et religieux particulier au sein de la communauté bouddhiste.
[16] Les éléments de preuve documentaire sur lesquels s’est fondée la Commission mentionnaient la violence persistante dont font l’objet les minorités bouddhistes dans le sud du Bangladesh et démontraient que l’État n’est pas en mesure de protéger les minorités religieuses, ce qui affaiblit les observations selon lesquelles le gouvernement bangladais désapprouve les agressions et des individus impliqués dans les attaques perpétrées contre ces groupes minoritaires ont à certaines occasions été arrêtés.
[17] La violence dont font l’objet les minorités bouddhistes du sud du Bangladesh a également été rapportée dans de document américain intitulé Country Reports on Human Rights Practices for 2012 :
[traduction]
Les 29 et 30 septembre, des attaques intercommunautaires ont été perpétrées
contre plus de 100 résidences, monastères et temples bouddhistes dans le
district de Cox’s Bazar. La première ministre et le ministre de l’Intérieur ont
vivement condamné les violences et se sont engagés à en découvrir les
coupables. Le 11 octobre, la police a arrêté 284 personnes en rapport
avec ces violences. Le 8 novembre, le ministre de l’Intérieur a publié le
rapport de l’organe officiel chargé de faire enquête sur les attaques, qui
mentionnait que les violences avaient été planifiées au moins 10 jours à l’avance,
qu’elles avaient impliqué 205 personnes et que les services locaux chargés
de l’exécution de la loi avaient omis d’agir rapidement. Le rapport blâmait le
surintendant de police de Cox’s Bazar à l’époque, Selim Md Jahangir, et l’officier
responsable de la station de police de Ramu à l’époque, AK Nazibul Islam,
d’avoir omis de prendre les mesures appropriées et d’avoir fait preuve de
négligence dans leurs attributions officielles. Les deux officiers ont été
destitués de leur poste et mutés.
[18] En outre, le rapport américain intitulé International Religious Freedom Annual Report 2012 – Bangladesh – étaye la conclusion selon laquelle les minorités religieuses au Bangladesh qui sont victimes de discrimination n’ont guère de recours sur le plan politique :
[traduction]
Quelques cas d’abus sociétal et de discrimination fondés sur l’affiliation, la
croyance ou la pratique religieuse ont été signalés. Des membres des groupes
ethniques et religieux minoritaires, en particulier les bouddhistes de Ramu,
ont subi diverses attaques en septembre et en octobre; il s’agissait surtout
d’actes de pillage et d’incendies criminels commis contre des résidences et des
sites religieux. Comme de nombreux membres des groupes religieux minoritaires sont
également désavantagés sur les plans économique et social ils sont perçus comme
ayant peu de recours politiques. Les membres des groupes minoritaires musulmans
Ahmadiyya, bouddhistes, chrétiens et hindous sont victimes de harcèlement et parfois
d’actes de violence de la part de la population musulmane sunnite majoritaire.
Le gouvernement et de nombreux chefs de la société civile ont déclaré que les
violences exercées contre les membres des groupes religieux minoritaires
avaient habituellement des dimensions politiques ou économiques et ne pouvaient
être uniquement attribuées aux croyances ou affiliations religieuses.
[…]
Certains groupes ont parfois incité leurs membres à commettre des actes de violence ou de harcèlement contre les membres des groupes religieux minoritaires. Il s’agissait le plus souvent de maisons ou de sites religieux incendiés ou pillés.
[…]
Les bouddhistes de Ramu, Cox’s Bazar, et des villes voisines ont été la cible de violences intercommunautaires les 29 et 30 septembre. Après que des rumeurs voulant qu’un jeune bouddhiste local ait affiché des photos anti‑islamiques sur Facebook se soient propagées, des milliers de manifestants ont brûlé et vandalisé des temples et des résidences bouddhistes. La police locale a demandé l’aide d’autres forces de sécurité pour mettre un terme aux violences, mais les agresseurs avaient déjà incendié au moins 100 domiciles et 15 temples bouddhistes. Le ministère de l’Intérieur a renforcé la présence policière autour des sites bouddhistes voisins. Les violences se sont étendues au cours des jours suivants à Patiya, Chittagong, où deux monastères bouddhistes et un temple hindou ont été brûlés, ainsi qu’à Ukhia et Teknaf Cox’s Bazar, où deux monastères et cinq résidences ont été incendiés. La première ministre, le ministre de l’Intérieur et le ministre des Affaires étrangères ont tous immédiatement condamné vigoureusement les violences et réaffirmé le caractère multireligieux, séculaire et tolérant du pays. La première ministre s’est rendue à Ramu pour exprimer ses vives préoccupations à l’égard de la situation.
(Dossier du demandeur, aux pages 35 et 37).
[19] Comme l’a clairement déclaré le juge Luc Martineau dans la décision Mohacsi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CFPI 429 :
[56] […] L’existence de mesures contre la discrimination ne constitue pas en soi une preuve que la protection de l’État est disponible en fait : « Non seulement le pouvoir protecteur de l’État doit‑il comporter un encadrement légal et procédural efficace, mais également la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre » (Elcock c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1999), 175 F.T.R. 116 (C.F. 1re inst.), à la page 121. […] Malheureusement, il existe encore des doutes quant à l’efficacité des moyens utilisés par le gouvernement pour atteindre cet objectif. Par conséquent, il y a lieu dans tous les cas de confronter la situation théorique avec le vécu de chaque revendicateur.
VI. Conclusion
[20] À la lumière des motifs ci‑dessus, le dossier est renvoyé à la SPR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire;
2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier;
« Michel M.J. Shore »
Juge
Traduction certifiée conforme
Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑1585‑14
|
INTITULÉ : |
BARUA BABLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Montréal (QUÉBEC)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 20 NOVEMBRE 2014
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SHORE
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 24 NOVEMBRE 2014
|
COMPARUTIONS :
Viken G. Artinian
|
POUR Le demandeur
|
Zoé Richard
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Allen & Associates Montréal (Québec)
|
POUR Le demandeur
|
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Montréal (Québec)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|