Date : 20141120
Dossier : IMM-5245-13
Référence : 2014 CF 1103
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 20 novembre 2014
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE : |
HASAN ALI ORS |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La demande d’asile de Hasan Ali Ors a été rejetée par la Section de la protection des refugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour des raisons de crédibilité. M. Ors soutient que la Commission a conclu de manière déraisonnable que la démence et la déficience cognitive grave dont un rapport psychiatrique faisait état n’expliquaient pas la confusion et les contradictions relevées dans son témoignage.
[2] À l’issue de l’audience, j’ai informé les parties que j’accueillais la demande. Voici les motifs sur lesquels j’ai fondé ma décision.
I. Contexte
[3] M. Ors est un policier turc à la retraite. Il prétend avoir une crainte bien fondée d’être persécuté en Turquie en raison de ses convictions politiques et parce qu’il s’était opposé à ce que des membres du personnel chargé d’appliquer la loi, dont des collègues, brutalisent les détenus et d’autres individus lors de mouvements de foule.
[4] Le ministre de la Sécurité publique est intervenu dans le dossier de M. Ors, soutenant que la demande devait être rejetée en vertu de l’alinéa F.a) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés en raison des violations des droits de l’homme commises par les forces policières turques.
[5] Préoccupée par la capacité de M. Ors, son conseil a présenté une requête au début de l’audience pour qu’il soit considéré comme une personne vulnérable et pour qu’un représentant soit désigné pour protéger ses intérêts.
[6] La requête était étayée par le rapport d’une psychothérapeute selon lequel M. Ors semblait très angoissé et plutôt désorienté durant leur entretien, et qu’il ne pouvait se rappeler les détails de ce qu’il avait vécu. La psychothérapeute a déclaré que M. Ors « présente d’importants symptômes de traumatisme et de réaction au stress en raison de ce qu’il a vécu et de sa peur constante de devoir retourner en Turquie ». Elle a fait remarquer que le médecin de famille de M. Ors avait diagnostiqué qu’il souffrait de dépression et d’angoisse. Elle a conclu son rapport en précisant que, étant donné [traduction] « l’incapacité de M. Ors à se rappeler les détails de ce qu’il avait vécu, sa confusion générale et son angoisse », il n’était [traduction] « pas mentalement ou affectivement apte à témoigner » à l’audition de sa demande d’asile.
[7] Le commissaire a posé à M. Ors un certain nombre de questions pour vérifier s’il était en mesure de comprendre la nature de l’instance. M. Ors semblait très désorienté. Il n’a pas pu expliquer au commissaire la raison de sa présence, ni ce que signifiait dire la vérité, et il a été incapable de lui dire la couleur du microphone devant lui.
[8] Le commissaire a refusé de déclarer que M. Ors était une personne vulnérable et a rejeté la requête visant à nommer un représentant désigné. Entre autres choses, le commissaire était préoccupé par le fait que M. Ors n’avait été traité de façon suivie pour ses troubles psychologiques ainsi que par le fait qu’on n’avait proposé personne en particulier pour agir comme son représentant désigné.
[9] Bien que M. Ors ait contesté ce jugement dans son mémoire des faits et du droit, son conseil a fait savoir qu’elle ne soulèverait pas cet argument à l’audience et qu’elle s’attacherait plutôt à la façon dont la Commission avait traité le rapport du psychiatre qui avait été produit plus tard au cours de l’instance.
[10] L’audience de M. Ors a duré trois jours étalés sur environ six mois. Le demandeur a été questionné de long en large par le représentant du ministre et le commissaire ainsi que par son propre conseil. Une fois la présentation de la preuve terminée, le commissaire a ajourné l’affaire pour permettre aux parties de déposer des observations écrites.
[11] Constamment préoccupée par la qualité du témoignage de M. Ors, en particulier lors du dernier jour d’audience, le conseil de M. Ors a présenté une requête pour obtenir l’autorisation de produire le rapport psychiatrique d’un certain Dr Richard à titre d’élément de preuve présenté après l’audience. Le Dr Stall signalait dans son rapport que M. Ors avait eu beaucoup de difficulté à répondre à bon nombre de ses questions, notamment pour lui dire combien il avait d’enfants.
[12] Le Dr Stall avait soumis M. Ors à un test cognitif qui a révélé que M. Ors souffrait d’un déficit cognitif grave. Il a obtenu 5/27 à un test où un score inférieur à 26 indique un déficit cognitif et où un score inférieur à 9 indique un déficit cognitif grave. Le Dr Stall a conclu que M. Ors satisfaisait [traduction] « aux critères diagnostiques d’un trouble dépressif majeur, d’un état de stress post‑traumatique et de démence, non spécifiés ».
II. La décision de la Commission
[13] La Commission a conclu que le ministre n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir que M. Ors n’avait pas droit à la protection conférée par la Convention relative au statut de réfugié.
[14] En ce qui concerne son analyse des facteurs d’inclusion, la Commission a conclu que M. Ors n’avait pas pu établir que sa crainte d’être persécuté en Turquie était bien fondée. La Commission a fondé sa conclusion sur le manque de crédibilité de M. Ors et l’absence d’une crainte subjective, révélée par le fait qu’il avait tant tardé à demander l’asile après être arrivé au Canada.
[15] En concluant que l’ensemble de la preuve de M. Ors n’était pas crédible, la Commission a fait observer que son témoignage « était parfois difficile à suivre, qu’il prêtait à confusion et qu’il était contradictoire ». La Commission a également souligné qu’était « extrêmement difficile de comprendre » le témoignage de M. Ors, que certains de ces éléments de preuve « n’a[vaient] pas de sens » et que « des contradictions et des divergences ont constamment été relevées dans la preuve, et aucune raison convaincante n’a été fournie à cet égard ».
[16] La Commission a pris en considération le fait que M. Ors prenait des médicaments, mais a fait remarquer qu’aucun élément de preuve n’établissait que ces médicaments limitaient sa capacité de témoigner. La Commission a également souligné que le témoignage de M. Ors était ponctué de réponses telles que « je ne sais pas » et « je ne parviens pas à me le rappeler », des réponses qui ont eu pour effet de miner sa crédibilité. Le commissaire a estimé que le rapport du psychothérapeute n’expliquait pas suffisamment les trous de mémoire de M. Ors ni la raison pour laquelle il pouvait se rappeler certaines choses et pas d’autres. Le commissaire a conclu que par ses réponses vagues, M. Ors cherchait à empêcher le tribunal de « voir à quel point la preuve qu’il a présentée n’est pas crédible une fois examinée ».
[17] Se reportant au rapport du psychothérapeute, la Commission a fait remarquer qu’un rapport de psychothérapeute « ne saurait constituer une panacée pour pallier toutes les faiblesses dans le témoignage du requérant » et que « ce témoignage d’opinion n’est valide que dans la mesure où les faits sur lesquels il repose sont vrais ». Ayant conclu que l’histoire de M. Ors n’était pas crédible, la Commission a accordé peu de poids au rapport du psychothérapeute.
[18] Toujours au sujet du rapport du Dr Stall produit en preuve, l’analyse de la Commission s’est résumée à ceci :
Bien qu’il soit possible que le demandeur d’asile souffre des maux énoncés dans le rapport, le rapport du docteur Stall daté du 23 mai 2013 n’a pas suffisamment convaincu le tribunal que l’état du demandeur d’asile avait une incidence sur le témoignage de ce dernier au point de limiter sa capacité à se rappeler certains événements constituant le fondement de sa demande d’asile. Le tribunal accorde peu de valeur probante au rapport du docteur Stall.
[19] Ayant conclu que le rapport du Dr Stall n’expliquait pas les nombreuses incohérences du témoignage de M. Ors, la Commission a rejeté ces arguments. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, la seule question à trancher en l’espèce consiste à déterminer le caractère raisonnable de la décision.
III. Analyse
[20] Il est aujourd’hui bien établi que les motifs n’ont pas à être parfaits et que le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite à l’égard de chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). Il suffit qu’une décision appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190).
[21] En dépit de la déférence que commande une conclusion de fait telle que celle qui est contestée en l’espèce, je considère que la conclusion selon laquelle la preuve présentée par le Dr Stall n’explique pas les incohérences du témoignage de M. Ors était déraisonnable par son manque de justification, de transparence et d’intelligibilité.
[22] La Commission n’a pas explicitement rejeté le diagnostic du Dr Stall, et elle n’avait d’ailleurs pas compétence pour le faire. De fait, le manque de connaissances de la Commission est expressément reconnu dans ses propres directives. En fait, la Commission semble avoir accepté la conclusion du Dr Stall selon laquelle M. Ors satisfaisait [traduction] « aux critères diagnostiques d’un trouble dépressif majeur, d’un état de stress post‑traumatique et de démence, non spécifiés », et que sa capacité cognitive était grandement diminuée.
[23] La Commission a elle-même fait observer que le témoignage de M. Ors était difficile à suivre, confus et incohérent, et que certaines des réponses n’avaient aucun sens. Cela dit, il est impossible de déterminer clairement à partir de ses motifs, pourquoi et comment la Commission a conclu que le diagnostic de déficit cognitif grave n’expliquait pas que M. Ors était incapable de se souvenir correctement des événements qui avaient été à l’origine de sa demande d’asile.
[24] Dans sa décision dans l’affaire Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1379, [2014] A.C.F., la Cour fédérale a fait observer que l’arrêt Dunsmuir et les décisions qui ont été rendues dans sa foulée par la Cour suprême ont grandement limité la capacité de la cour de révision d’intervenir dans les décisions de la Commission qui ont trait à la valeur des rapports psychologiques. La Cour a également précisé qu’elle ne devait pas intervenir « [à] moins que le rapport psychologique n’incline fortement à penser que la Commission a agi déraisonnablement en concluant à l’absence de crédibilité (au paragraphe 38, souligné dans l’original). À mon avis, tel est le cas en l’espèce.
IV. Conclusion
Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que la présente affaire ne soulève aucune question à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.
« Anne L. Mactavish »
Juge
Traduction certifiée conforme
Marie-Michèle Chidiac, trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-5245-13
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INTITULÉ : |
HASAN ALI ORS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 19 NOVEMBRE 2014
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE MACTAVISH
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DATE DES MOTIFS : |
LE 20 NOVEMBRE 2014
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COMPARUTIONS :
Lorne Waldman
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POUR LE DEMANDEUR |
Kareena R. Wilding
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates Avocats Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR
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