Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20141106


Dossier : T-2057-13

Référence : 2014 CF 1051

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2014

En présence de madame la juge Bédard

ENTRE :

MÉLANIE ALIX

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse est détenue à l’Établissement Joliette pour femmes (l’Établissement). Elle recherche le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 13 novembre 2013 par une présidente indépendante (PI), au terme de laquelle elle a été déclarée coupable d’avoir commis une infraction disciplinaire en vertu de l’alinéa 40r) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi). Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I.                   Contexte

[2]               Les effets personnels des détenues font l’objet d’un encadrement strict. Les détenues ne peuvent jamais avoir en leur possession plus de 35 articles dont la valeur globale ne peut excéder 1 500 $.

[3]               Lorsque des détenues sont transférées temporairement à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal (l’IPPM), la gestion de leurs effets personnels fait l’objet d’un encadrement additionnel. Au moment du transfert, elles quittent l’Établissement avec un nombre limité d’effets personnels dans ce qui est appelé dans le milieu un « baluchon ». Lorsque le séjour se prolonge au-delà de 30 jours, la balance de leurs effets personnels est acheminée à l’IPPM par l’Établissement. Un décompte des effets personnels de toute détenue transférée temporairement à l’IPPM est effectué à son départ de l’Établissement et lors de son retour.

[4]               Durant leur séjour à l’IPPM, les détenues ne sont pas autorisées à se procurer des effets personnels par l’entremise des personnes de l’extérieur ou de fournisseurs extérieurs. Elles peuvent toutefois se procurer des effets personnels auprès de fournisseurs internes, soit à la friperie ou à la lingerie de l’IPPM, et, à leur retour à l’Établissement, elles doivent soumettre des reçus pour justifier leurs achats et attester de leur provenance. 

[5]               Le 13 mai 2013, la demanderesse a été transférée temporairement à l’IPPM. Avant de quitter l’Établissement, elle a signé le formulaire « Gestion des effets personnels – Entente concernant les détenues durant leur séjour à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal (IPPM) » (l’entente), qui prévoit notamment les paragraphes suivants :

           Dès mon retour à l’Établissement Joliette, je consens à assumer les frais reliés à l’expédition des effets personnels que l’on m’autorise à conserver et à utiliser à l’IPPM, mais qui ne sont pas autorisés à être conservés à l’établissement, et ce, conformément à la Directive du Commissaire (DC) 566-12 intitulée « Effets personnels des délinquants »;

           Je comprends que mon séjour à l’IPPM ne m’octroie pas le droit de me faire parvenir des effets personnels en provenance de ressources extérieures et je m’engage à respecter cette entente. Donc, mes visiteurs, ou toute autre personne ne peuvent m’envoyer des effets personnels;

           Je reconnais que le non-respect de la présente entente peut entraîner la saisie des articles non autorisés au retour à l’Établissement Joliette;

           Je comprends que je dois garder les reçus émis selon la procédure établie via la DC 566-12, par les fournisseurs, comme preuve d’achat pour tous les achats que j’aurai effectués lors de mon séjour à l’IPPM.

[6]               La demanderesse est revenue à l’Établissement le 19 juillet 2013. Le 1er août 2013, elle a reçu un rapport disciplinaire rédigé le 31 juillet 2013 par son agente correctionnelle, Annick Guillemette. Le rapport se lit comme suit :

Vous êtes rapporté pour avoir reçu des effets de l’extérieur alors que vous étiez à Pinel et ce alors que c’est non autorisé. Vous êtes avisé de ce rapport.

[7]               Une accusation à une infraction disciplinaire grave a par la suite été déposée contre la demanderesse. L’article 40 de la Loi prévoit une série de comportements qui constituent des infractions disciplinaires. En l’espèce, la demanderesse a été accusée en vertu de l’alinéa 40r) qui prévoit ce qui suit :

Infractions disciplinaires

40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

r) contrevient délibérément à une règle écrite concernant la conduite des détenus;

Disciplinary offences

40. An inmate commits a disciplinary offence who

(r) willfully disobeys a written rule governing the conduct of inmates;

La demanderesse a donc été accusée d’avoir délibérément contrevenu à une règle écrite concernant la conduite, soit à l’entente.

[8]               Lorsqu’un acte d’accusation est déposé relativement à une infraction disciplinaire grave, l’accusation est instruite devant un ou une PI (paragraphe 27(2) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620) qui est nommé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[9]               Le fardeau de preuve applicable en matière d’infractions disciplinaires en milieu carcéral est le même qu’en matière criminelle. La preuve doit établir hors de tout doute raisonnable que la ou le détenu(e) a commis l’infraction qui lui est reprochée. Le paragraphe 43(3) de la Loi prévoit à cet égard ce qui suit :

Déclaration de culpabilité

(3) La personne chargée de l’audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l’infraction reprochée.

Decision

(3) The person conducting the hearing shall not find the inmate guilty unless satisfied beyond a reasonable doubt, based on the evidence presented at the hearing, that the inmate committed the disciplinary offence in question.

II.                L’audition et la décision de la PI

[10]           L’audition de l’accusation s’est déroulée à trois dates différentes, soit le 4 octobre, le 30 octobre et le 13 novembre 2013. La preuve de l’Établissement a été constituée du témoignage de l’agente correctionnelle, Mme Guillemette, et de l’agent de renseignements de sécurité de l’Établissement, Stéphane Desroches.

[11]           Le témoignage de Mme Guillemette a principalement porté sur les éléments suivants :

         La demanderesse a signé l’entente avant son départ pour l’IPPM.

         L’entente prévoit que les détenues qui sont transférées à l’IPPM ne peuvent pas, durant leur séjour, se procurer des effets personnels par l’entremise de personnes extérieures, telles que des parents, visiteurs ou autres.

         À l’IPPM, les patients peuvent toutefois se procurer des effets personnels de deux fournisseurs internes, soit à la friperie et à la lingerie. Auparavant, les patients pouvaient aussi s’acheter des effets personnels en provenance d’un fournisseur extérieur, le magasin Sears, mais cette possibilité n’existait plus lorsque la demanderesse a fait son séjour à l’IPPM.

         Lors du séjour de la demanderesse à l’IPPM, la friperie était fermée.

         Si des détenues choisissent de se procurer des effets personnels des fournisseurs internes de l’IPPM, elles doivent conserver les reçus pour les remettre aux agents correctionnels à leur retour à l’Établissement. Elles doivent par ailleurs en tout temps respecter le maximum de 35 articles d’une valeur globale n’excédant pas 1 500 $.

         La demanderesse a quitté l’Établissement avec un baluchon et ses autres effets personnels lui ont été acheminés lorsque la durée de son séjour a excédé 30 jours.

         Durant les premières semaines du séjour de la demanderesse à l’IPPM, et avant que la totalité de ses effets personnels ne soit envoyée à l’IPPM, Mme Guillemette a reçu un appel d’un intervenant de l’IPPM. Ce dernier l’a informée que la demanderesse demandait si elle pouvait « se faire entrer du linge » parce que plusieurs des vêtements qu’elle avait apportés dans son baluchon étaient des articles qu’elle n’était pas autorisée à porter à l’IPPM (par exemple, certains vêtements étaient trop échancrés). Mme Guillemette a déclaré avoir répondu à l’intervenant que c’était à eux d’évaluer les besoins de la demanderesse.

         Lors du retour de la demanderesse à l’Établissement, ses effets personnels ont été réacheminés à l’Établissement. Elle avait fait le décompte de ses effets personnels lors de son transfert. À son retour, elle a refait un décompte des effets personnels de la demanderesse et a constaté que certains articles ne correspondaient pas aux articles que la demanderesse possédait à son départ pour l’IPPM. Elle a saisi les articles qui n’apparaissaient pas à la liste des effets personnels de la demanderesse à son départ pour l’IPPM. Elle a aussi complété le rapport d’infraction cité au paragraphe 6 du présent jugement en date du 1er août 2013.

         Lorsque la demanderesse a été informée qu’elle faisait l’objet d’un rapport d’infraction, elle est allée voir Mme Guillemette et lui a dit qu’elle avait acheté ces articles. Mme Guillemette l’a alors invité à lui transmettre les reçus afférant à ces achats et ce, afin qu’elle puisse vérifier la provenance des effets que la demanderesse prétendait avoir achetés.

         Quelques semaines plus tard, elle a été informée par M. Desroches que la demanderesse avait reçu par la poste une enveloppe contenant des reçus vierges. L’enveloppe contenait des reçus et une lettre. Cette enveloppe avait été postée le 14 août 2013 et reçue à l’Établissement le 15 août 2013.

         Mme Guillemette, M. Desroches et Ginette Turcotte, gestionnaire, Évaluation et interventions, ont rencontré la demanderesse pour l’interroger sur la provenance de ces reçus.

         Lors de la rencontre, Mme Guillemette a demandé à la demanderesse de prendre connaissance de la lettre qui accompagnait les reçus. Cette lettre se lit comme suit :

Bonjour Mamie

Voici le reçu de Pinel va à la librairie moderne et achète un pad comme ce reçu S.V.P.

Marque un reçu avec une date 12 juin 2013

Mélanie Alix, F-1

Marque les items suivants

1 sandale de cuir

2,00

1 espadrille

4,00

1 pyjama

1,00

3 pantalons

3,00

3 chandail

3,00

1 robe

1,00

3 camisole

3,00

2 Brassières (léopard, Lascana)

2,00

# 68920-1020

 

TOTAL

19,00

P.S. Retourne-moi la facture avec la neuve et une facture vierge.

Merci!

         Mme Guillemette et les deux autres représentants de l’Établissement ont questionné la demanderesse au sujet des reçus et de la lettre et la demanderesse a avoué avoir voulu falsifier des reçus.

         Après cette rencontre, la demanderesse est retournée voir Mme Guillemette et lui a présenté trois relevés de transactions d’une carte de crédit de Sears au nom de sa grand‑mère, sur lesquels elle avait surligné les articles qu’elle disait s’être procurés. Un premier relevé était daté de mars 2013, un second d’avril 2013 et un troisième de juillet 2013. Mme Guillemette a constaté que les relevés avaient trait à des achats effectués avant le séjour de la demanderesse à l’IPPM (28 janvier 2013, 4 février 2013, 14 mars 2013, 15 mars 2013), sauf pour un achat qui avait été fait le 17 juin 2013.

         Elle a confronté la demanderesse au fait que les transactions avaient été faites avant qu’elle soit transférée à l’IPPM et la demanderesse lui a dit qu’elle planifiait déjà aller à l’IPPM. Mme Guillemette y a vu, entre autre, une preuve que la demanderesse voulait se faire entrer des effets personnels de l’extérieur durant son séjour à l’IPPM.  

         Quant à l’achat fait le 17 juin 2013, elle a communiqué avec des intervenants de l’IPPM pour vérifier s’ils avaient autorisé la demanderesse à se procurer des effets chez Sears. Les intervenants de l’IPPM lui ont confirmé ne pas avoir autorisé ces achats chez Sears et indiqué que même si la demanderesse avait reçu une telle autorisation, l’article acheté en juin (une robe ajustée) n’aurait jamais été autorisé à l’IPPM.

         Le 5 septembre 2013, Mme Guillemette a été informée par M. Desroches que la demanderesse avait reçu par la poste un reçu de caisse du Centre de Partage Communautaire Johannais daté du 3 septembre 2013. L’enveloppe qui contenait le reçu avait été postée le 4 septembre 2013. Ce reçu était broché avec un autre reçu. Elle a rencontré la demanderesse pour la questionner sur ce reçu et la demanderesse lui a demandé « qu’est-ce qu’il y avait de pas correct avec ça ». Mme Guillemette lui a répondu que le reçu était daté du 3 septembre 2013, alors qu’elle n’était plus à l’IPPM. La demanderesse lui a répondu que ce reçu faisait référence à un autre reçu du mois de juillet 2013.

[12]           M. Desroches a lui aussi témoigné. Il a déclaré avoir pris connaissance de l’enveloppe reçue par la demanderesse le 15 août 2013. L’enveloppe contenait la lettre écrite par la demanderesse à sa grand-mère, un reçu rempli avec les mêmes informations que celles apparaissant dans la lettre ainsi que d’autres reçus vierges. Il a participé à la rencontre au cours de laquelle la demanderesse a été questionnée au sujet de cette lettre et des reçus et il a déclaré que la demanderesse avait avoué avoir demandé à sa grand-mère de faire les reçus parce qu’elle voulait récupérer son linge.

[13]           La demanderesse a elle aussi témoigné. Son témoignage a principalement porté sur les éléments suivants :

         Lorsqu’elle est arrivée à l’IPPM, elle a été informée qu’elle n’était pas autorisée à porter plusieurs des vêtements qu’elle avait apportés de l’Établissement dans son baluchon parce qu’ils étaient jugés inappropriés.

         Cette situation lui a occasionné des difficultés parce qu’elle avait un nombre insuffisant de vêtements qu’elle pouvait porter et qu’elle n’avait que deux occasions par semaine pour laver ses vêtements. Elle a, à certaines occasions, été dans l’obligation de reporter des vêtements sales.

         Deux semaines après son arrivée, elle a demandé à un intervenant de l’IPPM de communiquer avec Mme Guillemette pour lui demander si l’Établissement pouvait lui envoyer d’autres vêtements avant l’expiration du délai habituel de 30 jours. L’intervenant l’a informée que Mme Guillemette avait refusé et indiqué qu’elle devait attendre de recevoir la balance de ses effets dans les délais habituels.

         Elle a informé son sociologue de la situation et il l’a autorisée à se procurer des vêtements.

         Elle a reçu la balance de ses effets personnels de l’Établissement cinq semaines après son arrivée à l’IPPM.

         La friperie de l’IPPM était fermée durant son séjour.

         Lorsqu’elle a quitté l’IPPM, elle n’a pas reçu de préavis, et par conséquent, elle n’a pas eu le temps de demander et d’obtenir des pièces justificatives pour les effets qu’elle s’était procurés durant son séjour.

         Lorsqu’elle a reçu le rapport disciplinaire et l’avis de saisie de ses effets personnels, elle est allée voir Mme Guillemette et lui a demandé si elle pouvait récupérer ses choses si elle lui remettait des reçus. Mme Guillemette lui a répondu qu’elle pourrait effectivement récupérer ses effets personnels si elle justifiait ses achats avec des reçus.

         Elle ne savait pas que les détenues n’étaient plus autorisées à se procurer des vêtements par le biais du magasin Sears et sauf pour un article, les vêtements ont été achetés par sa grand-mère a été fait avant son séjour. Elle savait depuis le mois de mars 2013 qu’elle devait faire un séjour à Pinel, mais son transfert a été retardé jusqu’en mai.

         Quant au reçu du Centre de Partage Communautaire Johannais, sa grand-mère lui avait acheté des vêtements à ce centre, mais Mme Guillemette avait refusé le reçu de caisse parce qu’il n’était pas détaillé. Elle a donc demandé à sa grand-mère de retourner au Centre et demander un reçu détaillé des achats déjà effectués. C’est le reçu daté du 3 septembre qui lui a été envoyé à l’Établissement.

[14]           La PI a ensuite posé la question suivante à la demanderesse relativement aux reçus vierges : « Comment vous expliquez l’affaire des reçus vierges? ». L’avocat de la demanderesse s’est objecté et a refusé que la demanderesse réponde à cette question. Il a invoqué le risque que la demanderesse s’auto-incrimine si des accusations criminelles étaient déposées contre elle. La demanderesse n’a donc fourni aucune explication relativement à la lettre écrite à sa grand-mère et aux reçus que cette dernière lui a envoyés.

[15]           À l’issue de l’audition, la PI a déclaré la demanderesse coupable d’avoir commis l’infraction prévue à l’alinéa 40r) de la Loi. La PI a conclu sa décision comme suit :

J’estime donc être convaincue, hors de tout doute, que madame Alix a commis l’infraction qui lui est reprochée et qu’elle a délibérément contrevenu à l’article 41R [sic] de la Loi.

III.             Les questions en litige

[16]           La présente demande soulève deux questions :  

(1) La PI a-t-elle erré en omettant de se prononcer quant au moyen de défense soulevé par la demanderesse?

(2) La PI a-t-elle erré dans son appréciation de la culpabilité de la demanderesse?

IV.             La norme de contrôle

[17]           La première question soulève une question qui touche à l’équité procédurale. Dans Ayotte c Canada (Procureur général), 2003 CAF 429 aux para 19-20, [2003] ACF no 1699 [Ayotte], le juge Létourneau a indiqué que le fait d’ignorer un moyen de défense compromettait l’équité du procès. Cette question devrait donc être révisée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, [2014] 1 RCS 502).

[18]           La deuxième question soulève des questions mixtes de fait et de droit et il est bien établi que l’appréciation par un ou une PI de la culpabilité d’un détenu ou d’une détenue à une infraction disciplinaire est révisable selon la norme de la décision raisonnable (Forrest c Canada (Procureur général), 2002 CFPI 539 aux para 17-18, [2002] ACF no 713, conf par Forrest c Canada (Procureur général), 2004 CAF 156 au para 8, [2004] ACF no 709; Brennan c Canada (Procureur général), 2009 CF 40 au para 29, [2009] ACF no 81; Lemoy c Canada (Procureur général), 2009 CF 448 au para 14, [2009] ACF no 589; Cyr c Canada (Procureur général), 2011 CF 213 au para 13, [2011] ACF no 245; Tremblay c Canada (Procureur général), 2011 CF 404 au para 5, [2011] ACF no 503; Gendron c Canada (Procureur général), 2012 CF 189 au para 12, [2012] ACF no 202 [Gendron]; Piché c Canada (Procureur général), 2013 CF 652 au para 10, [2013] ACF no 683).

V.                Positions des parties

A.                Position de la demanderesse

[19]           La demanderesse soutient que la PI a refusé d’exercer sa compétence en omettant de se prononcer sur le moyen de défense qu’elle a soulevé, soit celui de l’excuse légitime.

[20]           La demanderesse soutient qu’elle avait une excuse légitime pour s’être procuré des vêtements de l’extérieur lors de son séjour à l’IPPM. Sa défense se fonde sur le fait qu’elle ne pouvait utiliser plusieurs des vêtements qu’elle avait apportés dans son baluchon, que Mme Guillemette avait refusé de lui envoyer la balance de ses effets personnels avant l’expiration du délai habituel de 30 jours et que la friperie était fermée. Elle était donc dans un état de nécessité et elle n’a pas eu l’occasion de régulariser sa liste d’effets personnels à son départ de l’IPPM parce qu’elle n’a pas été avisée à l’avance de son retour à l’Établissement. La demanderesse soutient donc que la PI ne pouvait ignorer son moyen de défense et la preuve présentée au soutien de ce moyen de défense.

[21]           La demanderesse ajoute que comme la PI n’a pas traité, dans sa décision, du moyen de défense qu’elle avait invoqué, il est impossible de savoir si elle a ignoré ce moyen de défense ou si elle l’a rejeté. Elle soutient donc que la PI n’a pas adéquatement motivé sa décision.

[22]           La demanderesse soutient également que la PI ne s’est pas prononcé sur la charge de la preuve et sur l’intention requise pour déclarer sa culpabilité. Elle soumet de plus que le moyen de défense qu’elle a invoqué soulevait un doute raisonnable quant à sa culpabilité.

B.                 Position du défendeur

[23]           Le défendeur soutient que la décision de la PI ne contient aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour. D’abord, le défendeur soutient que la PI a clairement indiqué qu’elle était convaincue hors de tout doute que la demanderesse avait commis l’infraction dont elle était accusée. Il est donc clair qu’elle a énoncé et appliqué la bonne norme de preuve, soit la preuve hors de tout doute raisonnable.

[24]           Quant à la conclusion de culpabilité, le défendeur soutient qu’il était tout à fait raisonnable, à la lumière d’une preuve de la mise en œuvre d’un plan prémédité de confectionner de faux reçus, que la PI ait conclut que la demanderesse avait délibérément contrevenu à l’entente.

[25]           Le défendeur soutient que l’argumentation de la demanderesse ignore tout le volet lié à la fabrication de faux reçus. Il insiste sur le fait que la PI lui a donné l’occasion de s’expliquer sur cet aspect de la preuve qui était déterminant, mais qu’elle a refusé de témoigner à cet égard. La demanderesse n’a donc jamais présenté de défense à l’égard du volet déterminant du dossier, soit qu’elle avait frauduleusement confectionné de faux reçus.

[26]           Le défendeur ajoute que la situation en l’espèce est différente du contexte qui prévalait dans Ayotte, précité, et qu’en l’espèce, la PI avait soupesé et analysé de façon équitable l’ensemble de la preuve.

[27]           Le défendeur soumet également que l’obligation de motiver une décision doit s’analyser à la lumière des principes énoncés dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union] et que la Cour doit analyser les motifs de la décision en corrélation avec le résultat pour déterminer si la décision fait partie des issues possibles.

VI.             Analyse

[28]           Je considère que les arguments invoqués par la demanderesse ne peuvent réussir.

(1)               La PI a-t-elle erré en omettant de se prononcer quant au moyen de défense soulevé par la demanderesse?

[29]           La demanderesse soutient avoir invoqué une excuse raisonnable pour expliquer pourquoi elle s’était procuré des vêtements de l’extérieur, soit un état de nécessité, et que la PI a erré en omettant de traiter de ce moyen de défense.

[30]           Tout d’abord, je suis d’avis que la PI n’était pas obligée de traiter de tous les moyens de défense concevables; elle devait considérer les moyens de défense qui étaient susceptibles de soulever un doute raisonnable et d’influencer l’appréciation de sa culpabilité. Dans Ayotte, précité, on reprochait au détenu d’avoir refusé de fournir un échantillon d’urine. Lors de l’audience devant le PI, le détenu invoquait avoir été incapable de fournir l’échantillon demandé malgré plusieurs essais. La défense invoquée était directement liée à l’intention de commettre l’infraction qui était reprochée au détenu. Le juge Létourneau s’est exprimé comme suit :

19        Le président du tribunal ne pouvait, sans compromettre l'équité procédurale et manquer à son obligation de tenir une audition complète, ignorer le seul véritable moyen de défense soulevé par l'appelant. Pour reprendre les propos du juge Denault dans Hendrickson, précité, ou du juge Addy dans Blanchard, précité, il devait examiner "both sides of the question". Il pouvait rejeter le moyen de défense avancé par l'appelant, mais il ne pouvait l'ignorer compte tenu de la preuve soumise.

20     De même, il pouvait soupeser et apprécier la preuve fournie par l'appelant au soutien de sa défense, mais il ne pouvait pas l'ignorer : Canada (Procureure générale) c. Primard, [2003] A.C.F. no. 1400; Maki c. La Commission de l'assurance-emploi du Canada et al., [1998] A.C.F. no. 1129; Boucher c. Canada (Procureur général), [1996] A.C.F. no. 1378; Lépine c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1990] A.C.F. no. 131; Rancourt c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1996] A.C.F. no. 1429.

[Je souligne]

[31]           Toujours dans Ayotte, au para 9, la Cour d’appel fédérale a repris comme suit les principes applicables au niveau du rôle et des responsabilités des PI en matière d’accusation à des infractions disciplinaires.

Dans l'affaire Hendrickson c. Kent Institution Disciplinary Court (Independent Chairperson) (1990), 32 F.T.R. 296 (C.F. 1ère inst.), le juge Denault dégageait, en particulier à partir de l'arrêt Martineau, précité, les six principes suivants applicables à la poursuite d'infractions disciplinaires en milieu carcéral :

1. A hearing conducted by an independent chairperson of the disciplinary court of an institution is an administrative proceeding and is neither judicial nor quasi-judicial in character.

2. Except to the extent there are statutory provisions or regulations having the force of law to the contrary, there is no requirement to conform to any particular procedure or to abide by the rules of evidence generally applicable to judicial or quasi-judicial tribunals or adversary proceedings.

3. There is an overall duty to act fairly by ensuring that the inquiry is carried out in a fair manner and with due regard to natural justice. The duty to act fairly in a disciplinary court hearing requires that the person be aware of what the allegations are, the evidence and the nature of the evidence against him and be afforded a reasonable opportunity to respond to the evidence and to give his version of the matter.

4. The hearing is not to be conducted as an adversary proceeding but as an inquisitorial one and there is no duty on the person responsible for conducting the hearing to explore every conceivable defence, although there is a duty to conduct a full and fair inquiry or, in other words, examine both sides of the question.

5. It is not up to this Court to review the evidence as a court might do in a case of a judicial tribunal or a review of a decision of a quasi-judicial tribunal, but merely to consider whether there has in fact been a breach of the general duty to act fairly.

6. The judicial discretion in relation with disciplinary matters must be exercised sparingly and a remedy ought to be granted "only in cases of serious injustice" (Martineau No 2, p. 360).

10        La nature inquisitoire du processus disciplinaire en milieu carcéral peut entraîner pour le président du tribunal, qui est obligé de tenir une audition complète et impartiale, l'obligation d'interroger les témoins, incluant le prisonnier à qui l'infraction est reprochée : Re Blanchard and Disciplinary Board of Millhaven Institution and Hardtman, [1983] 1 C.F. 309 (C.F. 1ère inst.).

11        En somme, le processus disciplinaire en milieu carcéral requiert souplesse et efficacité, mais une souplesse et une efficacité qui doivent être poursuivies et atteintes dans le respect de l'équité procédurale et des dispositions impératives de la loi. Voyons maintenant ce qu'il en fut dans le cas du présent appel.

[Emphase ajoutée]

Ces principes ont été repris récemment dans Gendron, précité, au para 15.

[32]           Il en ressort à mon avis, que la PI n’avait pas l’obligation d’explorer tous les moyens de défense concevables, mais qu’elle devait, par ailleurs, analyser l’ensemble de la preuve et considérer tout élément de défense qui pourrait, s’il était retenu, influencer l’appréciation de la culpabilité de la détenue et soulever un doute raisonnable.

[33]           Avec égard, je considère que le moyen de défense en l’espèce n’était pas déterminant et n’avait pas à être traité spécifiquement dans la décision de la PI. Le fait que la demanderesse ait eu besoin de se procurer des vêtements avant de recevoir la balance de ses effets personnels de l’Établissement était accessoire. Le problème ne résidait pas dans le fait que la demanderesse ait eu besoin de se procurer des vêtements additionnels avant que ses effets personnels ne lui soient acheminés par l’Établissement, mais bien dans le fait qu’elle avait indiqué avoir acheté ses vêtements, et qu’elle avait été incapable d’étayer son affirmation par des reçus jugés acceptables.

[34]           En effet, la situation a grandement évolué après l’émission du rapport d’infraction reprochant à la demanderesse de s’être procuré des articles par le biais de ressources externes. La preuve a démontré que lorsque la demanderesse a reçu le rapport d’infraction, elle a réfuté le reproche qui lui était fait en invoquant avoir acheté les articles et elle a demandé à Mme Guillemette si elle pourrait les récupérer en produisant des reçus. Mme Guillemette a accepté cette demande. Par la suite, la preuve a démontré que la demanderesse a avoué avoir voulu falsifier des reçus. De plus, invoquant la crainte de s’auto-incriminer, la demanderesse a refusé de témoigner à l’égard des reçus que lui aurait envoyés sa grand-mère. Elle a ensuite tenté de justifier ses achats par le biais de relevés de transaction d’achats faits chez Sears par sa grand‑mère et d’un reçu du Centre de Partage Communautaire Johannais daté du 3 septembre 2013. La presque totalité des achats avait été effectuée soit bien avant ou après son séjour à l’IPPM. La preuve a de plus démontré qu’elle n’avait pas été autorisée par les intervenants de l’IPPM à se procurer des articles chez Sears ou d’une autre source externe. Ainsi, le contexte ayant donné lieu au rapport d’infraction a évolué et alors, les raisons pour lesquelles la demanderesse prétendait s’être procuré des vêtements est devenue bien accessoire.

[35]           Par ailleurs, l’entente n’empêchait pas la demanderesse d’obtenir des vêtements; c’est plutôt la façon dont elle a obtenu ces vêtements qui posait problème. L’entente prévoyait la possibilité pour la demanderesse de se procurer des vêtements et ce, peu importe les raisons motivant sa décision de se procurer des articles, par le biais des fournisseurs internes de l’IPPM, dans la mesure où elle remettait des reçus. De plus, il appert de la preuve que Mme Guillemette avait indiquée aux intervenants de l’IPPM qu’il leur appartenait d’évaluer les besoins de la demanderesse. Elle reconnaissait donc qu’il était possible que la demanderesse se soit procuré des vêtements durant son séjour à l’IPPM avec l’autorisation des intervenants de l’IPPM. Ainsi, la demanderesse avait plusieurs moyens d’obtenir des vêtements, possiblement même de l’extérieur si elle avait agi avec l’autorisation de l’IPPM. Ce qui était véritablement reproché à la demanderesse, c’est de s’être défendue de l’accusation d’avoir entré des vêtements par le biais de ressources extérieures en invoquant avoir acheté les articles en cause pour, par la suite, produire des reçus qui étaient soient falsifiés ou qui démontraient qu’elle s’était effectivement procuré des effets par le biais de personnes de l’extérieur.

[36]           Dans un tel contexte, la PI n’avait pas à mon avis à traiter du moyen de défense qui n’était pas au cœur de la question de la culpabilité de la demanderesse à l’infraction qui lui était reprochée.

[37]           Les propos suivants de la juge Abella dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, m’apparaissent tout à fait applicables en l’espèce :

15        La cour de justice qui se demande si la décision qu'elle est en train d'examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de "respect [à l'égard] du processus décisionnel [de l'organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit" (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

16        Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l'analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n'est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, à la p. 391). En d'autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s'ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

(2)               La PI a-t-elle erré dans son appréciation de la culpabilité de la demanderesse?

[38]           D’une part, il appert clairement de la décision de la PI, qu’elle a énoncé et appliqué le bon critère de preuve, soit celui de la preuve hors de tout doute raisonnable. Il appert également de la décision que la PI a indiqué être convaincue hors de tout doute que la demanderesse avait commis l’infraction dont elle était accusée.

[39]           D’autre part, en déclarant coupable la demanderesse d’avoir délibérément contrevenue à l’entente, la PI a rendu une décision raisonnable en regard de la preuve qui a été présentée et en regard du choix qu’a fait la demanderesse de ne pas témoigner relativement à la lettre envoyée à sa grand-mère et aux reçus que cette dernière lui a acheminés.

[40]           La PI a motivé sa décision en insistant sur les éléments suivants :

         Mme Guillemette a expliqué de façon très détaillée la façon de procéder lorsqu’une détenue est transférée à l’IPPM. Elle a aussi expliqué que dans le passé, il était possible d’acheter des effets au magasin Sears, mais que cette possibilité n’existait plus.

         L’examen des items saisis l’a convaincue que les articles que possédait la demanderesse avant son transfert à l’IPPM ne sont pas les mêmes que ceux qui ont été saisis.

         Mme Guillemette a fait état de la rencontre à laquelle M. Desroches et Mme Turcotte ont aussi participé et au cours de laquelle la demanderesse a admis avoir demandé à sa grand‑mère de lui envoyer des reçus vierges et d’en compléter un avec la liste d’items qu’elle avait écrite dans la lettre.

         Le reçu complété et les reçus vierges portent des numéros qui sont consécutifs. L’écriture sur le reçu complété lui apparaît être la même que l’écriture sur les enveloppes, soit celle de la grand-mère de la demanderesse.

         M. Desroches a lui aussi déclaré que la demanderesse avait admis avoir demandé à sa grand-mère de lui envoyer des reçus

         La demanderesse a démontré qu’elle connaît bien les règles, mais qu’elle ne savait sans doute pas qu’il n’était plus possible de se procurer des vêtements du magasin Sears.

         Les achats chez Sears ont été faits en janvier, puis en mars 2013 et la demanderesse a témoigné qu’elle avait planifié aller à l’IPPM depuis janvier 2013.

         Elle n’a pas été convaincue des explications de la demanderesse suivant lesquelles elle aurait demandé à sa grand-mère de retourner au Centre de Partage Communautaire Johannais en septembre 2013 pour obtenir un reçu plus détaillé.

[41]           Je considère donc que la PI a analysé l’ensemble de la preuve qui était pertinente et qu’elle a tiré une conclusion qui fait partie des issues possibles acceptables (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190). L’intervention de la Cour n’est donc pas justifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2057-13

 

INTITULÉ :

MÉLANIE ALIX c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 août 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2014

 

COMPARUTIONS :

Maxime Hébert-Lafontaine

 

Pour la demanderesse

 

Joshua Wilner

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Latour, Dorval, Del Negro

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.