Date : 20141009
Dossier : IMM-3940-13
Référence : 2014 CF 960
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2014
En présence de monsieur le juge Brown
ENTRE : |
HELEN OGBEIFUN (alias OGBEIFUN, HELEN EHIGIAMUSOE OMOIGUI) |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’une décision rendue le 24 avril 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu qu’Helen Ogbeifun [la demanderesse] n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la LIPR.
[2] La demanderesse est une citoyenne italienne de 44 ans originaire du Nigéria. En 1993, son père l’a forcée à épouser un homme puissant du Nigéria afin de régler une dette qu’il avait contractée à l’égard de ce dernier. Lorsqu’elle a emménagé avec son nouvel époux, elle a découvert qu’il avait plusieurs femmes qu’il considérait comme sa propriété. Il l’a violée et battue à maintes reprises et lui a dit que ce n’est qu’en remboursant la dette de son père qu’elle pourrait retrouver sa liberté.
[3] Puis, un autre homme de sa communauté a offert à la demanderesse de l’aider à fuir jusqu’en Italie, soi‑disant pour travailler pour sa sœur, Diana, en tant que gardienne. En janvier 1995, la demanderesse s’est rendue à Rome, en Italie, avec cet homme. Une fois sur place, elle a appris qu’elle avait été flouée : elle avait été vendue pour être livrée à la prostitution et allait être obligée de travailler pour Sister Diana afin de rembourser sa dette.
[4] La demanderesse a rencontré son mari actuel, un citoyen italien, qui l’a convaincue de quitter le milieu de la prostitution et lui a offert un emploi en tant que domestique chez lui. Ils se sont mariés en août 1999 et ont déménagé à Turin, en Italie. Ils ont eu un enfant ensemble en 2002.
[5] La demanderesse a obtenu la citoyenneté italienne en 2003.
[6] Elle pensait avoir tourné la page, mais Sister Diana était à sa recherche à Turin et avait exprimé l’intention de la tuer. En 2004, son frère l’a appelée du Nigéria pour l’informer que son père était décédé à la suite d’une agression commise par des membres du gang de son premier époux.
[7] C’est à partir de ce moment que la demanderesse aurait commencé à recevoir des appels étranges, des messages ainsi que des menaces de la part de Sister Diana. Il semble qu’elle ait communiqué avec la police en 2004 pour lui fournir des renseignements au sujet de Sister Diana et de son premier mari, mais la police n’a pas été en mesure de les retrouver. La demanderesse croit qu’ils utilisent de faux noms.
[8] En 2006, la demanderesse a ouvert un commerce à Turin. Elle soutient que des personnes travaillant pour le compte de Sister Diana ont dévalisé son commerce à plusieurs reprises. Elle a signalé deux de ces vols à la police, soit un en 2007 et un en 2008, mais les voleurs n’ont pas été retrouvés.
[9] Au cours de cette période, la famille de la demanderesse qui se trouvait au Nigéria a continué de faire l’objet de menaces et de subir des perturbations aux mains du premier mari et de son gang. La demanderesse est retournée au Nigéria en 2010 pour tenter de résoudre cette affaire. Elle soutient avoir dû se cacher durant son séjour parce qu’on voulait la tuer. Elle est restée au Nigéria environ cinq semaines, puis est retournée en Italie en décembre 2010.
[10] À un moment donné, la demanderesse et son mari ont décidé de quitter Turin et d’aller vivre avec le cousin de son mari à Verceil. Un jour, en quittant le cabinet de son médecin, la demanderesse a rencontré une femme avec qui elle travaillait auparavant. Cette dernière lui a dit que Sister Diana prévoyait lui causer du tort à elle et à sa famille. La demanderesse a par la suite commencé à voir plusieurs personnes dans son quartier. C’est à ce moment qu’elle et son mari ont décidé de déménager étant donné que la police n’avait pas été en mesure de les aider. La demanderesse a décidé de venir au Canada parce qu’elle craignait que Sister Diana et son gang la tuent si elle demeurait en Italie.
[11] Le 3 mai 2012, la demanderesse a quitté son mari et sa fille pour se rendre au Canada munie de son passeport italien et de sa preuve de citoyenneté italienne et a présenté une demande d’asile.
[12] La Commission a soulevé des problèmes quant à la crédibilité de la demanderesse, y compris plusieurs contradictions dans les déclarations qu’elle a faites à son arrivée au Canada et lors de l’audience. La Commission a également conclu que la protection de l’État offerte en Italie est « efficace ». La demanderesse conteste les deux conclusions et demande qu’elles soient infirmées parce qu’elles comportent des erreurs susceptibles de contrôle.
[13] En ce qui a trait à la question de savoir si la protection de l’État était suffisante, les parties conviennent que la présomption de protection de l’État ne peut être réfutée qu’en présence d’une « preuve claire et convaincante », tel qu’il a été établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689.
[14] La demanderesse fait état de trois éléments d’information pour satisfaire au critère et soutient que la demande de contrôle doit être accueillie parce que ces éléments ne sont pas mentionnés dans les motifs de la Commission.
1. Un rapport a été déposé à la police au sujet des menaces proférées à son endroit et à l’endroit de sa famille au Nigéria, rapport qui traite également du meurtre de son père en 2004. La police n’a pas été en mesure de trouver l’auteur des menaces puisque, comme le dit la demanderesse [traduction] « nous n’étions pas certains du nom qu’il utilisait ». Aucune plainte selon laquelle la police aurait refusé d’agir n’a été portée; on reproche plutôt à la police de ne pas avoir réussi à trouver l’auteur présumé compte tenu du peu d’information au sujet de son identité. Une lettre écrite sous serment par le mari de la demanderesse semble faire allusion au même incident survenu aux environs de 2004. Le mari a conclu que le rapport était [traduction] « inutile » parce que le nom de l’auteur était introuvable. Il a également souligné que le commerce de la demanderesse a été dévalisé en 2007 et en 2008. Ce crime, bien qu’il ait été signalé à la police, n’a pas été résolu. En fait, la demanderesse a porté plainte à cet égard, mais pas à l’égard des autres contacts présumés avec la police. Lors de l’audience, la demanderesse a également fait des déclarations à ce sujet et a ajouté à ce qui précède que les policiers l’avaient avisée que de tels rapports étaient déposés [traduction] « régulièrement » et qu’[traduction] « ils ne pouvaient rien faire pour aider » la demanderesse.
2. [traduction] « Selon la loi italienne, les trafiquants sont punis et les victimes sont incitées à se tourner vers la police. Toutefois, la loi n’est pas appliquée avec conviction ». Voilà la conclusion d’un rapport de l’Université Flinders sur la traite de personnes entre le Nigéria et l’Italie à des fins de prostitution.
3. Un rapport daté du 1er janvier 2011 révèle que [traduction] « 500 victimes nigériennes de prostitution forcée ont été tuées en Italie » au cours des dernières années.
[15] La demanderesse soutient que les appels menaçants n’ont pas cessé. Il semble que la Commission a accepté cette allégation en concluant que la demanderesse était victime de « criminalité ». Cependant, le fait pertinent dans le contexte de la question de la protection de l’État est celui selon lequel la demanderesse n’a produit aucune preuve démontrant qu’elle a présenté d’autres demandes d’aide auprès des autorités italiennes. Il ne reste que trois signalements à la police pour étayer la présente demande d’asile : 1) la demande de 2004 susmentionnée concernant le vol commis à son magasin; 2) un rapport déposé le 21 juin 2008 au sujet d’allégations de fraude; 3) un rapport déposé le 30 juin 2008 portant sur des allégations de vol.
[16] La Commission a exposé de vive voix les motifs pour lesquels elle a rejeté la demande de la demanderesse lors de l’audience du 21 février 2013. Une décision écrite datée du 24 avril 2013 a été publiée le 15 mai 2013.
[17] La Commission a conclu que la demanderesse n’est pas une réfugiée au sens de la Convention parce qu’elle « craint une organisation criminelle. Ce facteur n’a aucun lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention. » La Commission a également rejeté la demande présentée par la demanderesse en application de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR parce que cette dernière craint une criminalité qui « est généralisée plutôt que de craindre une criminalité qui la cible personnellement ». La Commission n’a pas mis en doute l’identité de la demanderesse et a accepté son récit selon lequel elle a été dupée et forcée à se livrer à la prostitution pour ensuite devenir une citoyenne italienne en 2003.
I. Questions à trancher
[18] La demanderesse était‑elle crédible en ce qui a trait à sa crainte subjective de persécution en Italie et est‑elle parvenue à réfuter la présomption relativement forte de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante? Voilà les questions déterminantes. Pour que sa demande de contrôle judiciaire soit accueillie, la demanderesse doit satisfaire aux deux critères.
II. Protection de l’État
[19] En ce qui concerne la protection de l’État, la Commission a conclu que la demanderesse n’est pas parvenue à fournir des « éléments de preuve clairs et convaincants concernant l’absence de protection de l’État ». La Commission a souligné que, malgré l’observation de la demanderesse selon laquelle « les personnes illégales du Nigéria ne peuvent pas obtenir la protection de l’État », la demanderesse n’est pas une personne sans papier et est en fait une citoyenne italienne depuis de nombreuses années. La Commission a fait état de documents qui confirment que l’Italie est une démocratie, de même qu’un pays membre de l’UE qui compte un ministère de l’Intérieur et de la Défense qui « assure le contrôle efficace de la police ». La Commission a ajouté que la police a répondu à la plainte de la demanderesse lorsque cette dernière a signalé le vol survenu à son commerce. En effet, la demanderesse a déposé des rapports de police à cet égard.
[20] J’entends le droit relatif à la protection de l’État tel qu’il a été résumé récemment par le juge De Montigny dans la décision Bari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 862, au paragraphe 21 :
[21] Il est bien établi qu’un État est censé être en mesure de protéger ses citoyens sauf en cas d’effondrement total de l’appareil étatique. Il incombe au demandeur de réfuter la présomption de protection adéquate de l’État en présentant des éléments de preuve clairs, convaincants et dignes de foi qui démontrent à la Commission, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est inadéquate : Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, au paragraphe 30. Il ressort aussi clairement de la jurisprudence de la Cour que, dans l’appréciation de la capacité d’un pays à protéger ses citoyens, il convient de prendre en compte les efforts déployés pour assurer une protection, mais aussi l’efficacité et l’utilité réelles des mesures. Comme l’a résumé mon collègue le Juge Zinn dans Orgona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1438, au paragraphe 11 : « Ce sont les actes, et non les bonnes intentions, qui démontrent l’existence réelle d’une protection contre la persécution. » Voir aussi : Bors c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1004, au paragraphe 59; Hercegi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 250, au paragraphe 5; Kemenczei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1349, au paragraphe 55; Majoros c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 421, au paragraphe 18; Burai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 565, au paragraphe 21; Beri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 854, aux paragraphes 33 à 36.
[21] Je souligne également l’extrait suivant de la décision Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 3, au paragraphe 31 : « Les omissions locales de maintenir l’ordre d’une façon efficace n’équivalent pas à une absence de protection étatique. »
[22] Dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire comme celle en l’espèce, la question est de déterminer si la conclusion se situe à l’intérieur des paramètres établis dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir], où la Cour suprême du Canada a fourni l’explication suivante :
[47] […] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[23] La Cour doit considérer la décision de la Commission comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458, au paragraphe 54.
[24] À mon humble avis, les conclusions de la Commission sur le caractère adéquat de la protection de l’État appartiennent aux issues raisonnables. La Commission n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve qui lui a été présenté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses]). Il est présumé que la Commission a examiné l’ensemble du dossier dont elle disposait (Herrera Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490, au paragraphe 11). Les tribunaux peuvent « examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (Newfoundland Nurses, au paragraphe 15).
[25] La Commission disposait des observations susmentionnées présentées par la demanderesse. En effet, la Commission a posé des questions à la demanderesse et entendu son témoignage à ce sujet précisément. La Commission disposait de la preuve documentaire dont il est question dans ses motifs. Il incombait à la demanderesse d’établir des « éléments de preuve clairs et convaincants » réfutant la présomption de protection de l’État en Italie. La Commission a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de persuasion. On ne me demande pas de déterminer si la protection de l’État offerte en Italie est adéquate ou non. On me demande de déterminer si la conclusion de la Commission relativement à la protection de l’État est raisonnable. À mon humble avis, la conclusion de la Commission sur le caractère adéquat, c’est‑à‑dire l’efficacité, de la protection de l’État appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit au sens entendu dans l’arrêt Dunsmuir. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée pour ce seul motif.
III. Crédibilité
[26] Dans les circonstances, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les préoccupations de la Commission quant à la crédibilité de la demanderesse. Toutefois, je souligne que les conclusions relatives à la crédibilité constituent l’essentiel de la compétence de la Commission : Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238, à la page 239 (CAF), et que la Commission a soulevé des incohérences.
IV. Conclusion
[27] Par conséquent, je conclus que la présente demande doit être rejetée sans dépens. Aucune question n’a été proposée par les parties, et j’estime qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE :
1. que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;
2. qu’aucuns dépens ne sont adjugés;
3. qu’aucune question n’est certifiée.
« Henry S. Brown »
Juge
Traduction certifiée conforme
Stéphanie Pagé, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM-3940-13
|
INTITULÉ : |
HELEN OGBEIFUN (ALIAS OGBEIFUN, HELEN EHIGIAMUSOE OMOIGUI) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 11 SeptembRE 2014
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BROWN
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 9 OctobrE 2014
|
COMPARUTIONS :
D. Clifford Luyt
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Sybil Thompson
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
D. Clifford Luyt Avocat Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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