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Date : 20141006


Dossier : IMM-7829-13

Référence : 2014 CF 938

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2014

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ERVIN PEPAJ

MANDALENA PEPAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 15 octobre 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a jugé qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II.                Faits

[2]               Les demandeurs, mère et fils, sont des citoyens de l’Albanie. Le demandeur principal, Ervin Pepaj, est âgé de 26 ans. Sa mère, Mandalena Pepaj, a 47 ans. Ils ont habité en Albanie jusqu’en 2001, année où ils se sont rendus aux États‑Unis et ont demandé l’asile politique. Leurs demandes ont été rejetées, et ils ont été renvoyés en Albanie en juillet 2009.

[3]               Le demandeur a déclaré devant la Commission qu’il serait exposé à des risques en Albanie en raison d’une vendetta. Il soutient avoir entrepris une relation avec une femme du nom de Stela Vukaj en octobre 2009. En mai 2010, les quatre frères de Stela l’ont abordé dans la rue et lui ont dit de cesser de fréquenter Stela. Lorsqu’il a refusé de le faire, les frères l’ont battu. Le demandeur a été hospitalisé pendant quatre jours à la suite de cet incident. Pendant le séjour à l’hôpital du demandeur, un policier s’est rendu sur place puis est parti peu de temps après en disant [traduction] « que la situation [du demandeur] a tout d’une vendetta et qu’il ne voulait pas se retrouver mêlé à cette histoire ».

[4]               Après son congé de l’hôpital, le demandeur a continué de fréquenter Stela. La famille de Stela n’a pas cessé de lui proférer des menaces. Il a donc fui l’Albanie le 6 juin 2010, soit un mois après le début des menaces. Il s’est rendu au Monténégro, puis en Allemagne, puis en République dominicaine. Il a quitté la République dominicaine pour retourner en Allemagne, d’où il s’est rendu en Espagne. Le 18 juillet 2010, il est arrivé au Canada et a demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Depuis la République dominicaine, il a voyagé muni d’un faux passeport.

[5]               Mandalena a affirmé avoir elle aussi fait l’objet de menaces de la part de la famille de Stela, menaces qui l’ont poussée à fuir l’Albanie en décembre 2010. Elle s’est d’abord rendue au Monténégro, puis en France. Le 24 décembre 2010, elle a quitté la France en direction du Canada où elle a demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR. Mandalena s’est servie d’un faux passeport pour se rendre de la France au Canada.

III.             Décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               La Commission a jugé que la question déterminante était celle de la crédibilité et, à titre subsidiaire, celle de la protection de l’État. Elle a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles. Cette conclusion est fondée en partie sur le fait que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile à la première occasion. Le demandeur a voyagé dans quatre pays sûrs et a eu cinq occasions de demander l’asile. Sa mère a voyagé dans deux pays. La Commission a conclu que ce comportement témoigne de l’absence d’une crainte subjective véritable.

[7]               La Commission a tenu compte du fait que les demandeurs ont voyagé au moyen de faux passeports et de l’absence de documentation de l’État corroborant la vendetta. Les demandeurs ont présenté un élément de preuve documentaire provenant d’un prêtre de la région. Toutefois, ce document renfermait une erreur factuelle, si bien que la Commission a déterminé qu’il était frauduleux. De plus, la Commission a conclu que la preuve documentaire émanant d’organisations non gouvernementales, y compris le Comité de réconciliation nationale dirigé par Gjin Marku, était frauduleuse et avait été achetée par les demandeurs.

[8]               Bien que la Commission ait également cité la protection de l’État comme motif du rejet de la demande présentée par les demandeurs, aucune analyse ou raison n’a été fournie.

[9]               Les demandeurs soutiennent que la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité est déraisonnable. Ils affirment qu’ils pouvaient expliquer de façon raisonnable le fait de ne pas avoir demandé l’asile dans les autres pays avant d’en faire la demande au Canada. D’après leurs témoignages, ils voulaient s’éloigner le plus possible de l’Albanie et savaient que le Canada leur offrirait une protection. Dans leur argumentation, ils soutiennent également qu’on ne peut mettre en doute la crédibilité d’un demandeur en se fondant uniquement sur le fait que la demande a été présentée de façon tardive : Gyawali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1122, au paragraphe 16.

[10]           Selon les demandeurs, la Commission n’aurait pas dû tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait qu’aucun document n’a été présenté à l’appui de l’allégation : Henriquez Pinedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1118, au paragraphe 13. De plus, la Commission n’aurait pas dû conclure que l’utilisation de faux passeports minait la crédibilité des demandeurs.

[11]           Enfin, les demandeurs soutiennent que, même s’ils avaient été en mesure de produire une preuve objective de l’État corroborant la vendetta, la Commission n’aurait pas accepté la documentation. Selon eux, la Commission exige une preuve documentaire objective de l’État, tout en reconnaissant que le gouvernement albanais est aux prises avec des problèmes de corruption généralisée qui décrédibilisent la documentation exigée en question. Par ailleurs, ils ajoutent que les documents émanant du Comité de réconciliation nationale, organisation non gouvernementale, auraient dû être évalués sur la base des faits qu’ils renferment et non rejetés parce qu’ils ne venaient pas d’une source reconnue.

[12]           Enfin, d’après les demandeurs, étant donné que des éléments de preuve relatifs à la protection de l’État ont été présentés lors de l’audience, l’absence d’analyse à cet égard de la part de la Commission est déraisonnable. Même s’il n’est pas entièrement crédible, un demandeur peut tout de même être exposé à une menace à sa vie au regard des conditions du pays et d’autres critères objectifs qui peuvent être vérifiés indépendamment de sa crainte subjective : Alegria Monroy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 588, aux paragraphes 29 à 31.

IV.             Analyse

[13]           L’évaluation de la crédibilité des demandeurs réalisée par la Commission est une question de fait. Par conséquent, la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9. Lorsqu’il s’agit de questions de crédibilité, il convient de faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des commissions et des tribunaux étant donné qu’ils sont bien placés pour évaluer la crédibilité des demandeurs d’asile. L’évaluation de la crédibilité est « l’essentiel de la compétence de la Commission » : Toma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 121, aux paragraphes 9 et 10.

A.                La conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la Commission était raisonnable.

[14]           Les conclusions relatives à la crédibilité tirées par les commissions commandent une retenue considérable étant donné que ces dernières sont bien placées pour évaluer la crédibilité des demandeurs d’asile : Toma, au paragraphe 9. La Commission a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles. La Commission n’a pas cru l’histoire des demandeurs et a soulevé plusieurs problèmes qui, à son avis, appuyaient une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Les demandeurs n’ont présenté aucune demande ailleurs, ils se sont servi de documents frauduleux, des incohérences ont été décelées dans leurs témoignages et le gouvernement n’a pas confirmé l’existence d’une vendetta : voilà autant de problèmes qui ont été soulevés.

[15]           La Commission avait le droit de remettre en question la crédibilité des demandeurs du fait qu’ils ont attendu avant de demander l’asile et qu’ils ne l’ont pas demandé à la première occasion : Toma, au paragraphe 18; Mahari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 999, au paragraphe 27.  Les demandeurs soutiennent qu’ils peuvent expliquer de façon raisonnable le fait de ne pas avoir demandé l’asile et d’avoir attendu pour le faire. Toutefois, la seule explication qui a été fournie est celle selon laquelle les demandeurs [traduction] « voulaient » venir au Canada en raison de ses [traduction] « très bonnes conditions d’asile ». Cette explication ne justifie pas le fait qu’ils n’aient pas demandé l’asile dans plusieurs pays sûrs dans lesquels ils ont voyagé. Il était donc raisonnable que la Commission conclue que le comportement des demandeurs ne cadrait pas avec les craintes alléguées.

[16]           L’explication fournie devait être examinée dans le contexte de l’ensemble de la preuve présentée devant la Commission. Selon cette preuve, qui n’a pas été contestée, les demandeurs ont habité aux États‑Unis pendant huit ans et sont retournés en Albanie en juillet 2009. Les menaces ayant donné lieu à la demande ont été proférées en mai 2010, et les demandeurs ont quitté leur pays en juin 2010 sans avoir sollicité l’aide des autorités locales (d’après leurs propres témoignages). Dans un tel contexte, la Commission a raisonnablement écarté l’explication fournie par les demandeurs relativement au fait qu’ils n’ont pas demandé l’asile malgré les nombreuses occasions qu’ils ont eues de le faire.

[17]           Les circonstances ne ressemblent pas du tout à celles de l’affaire Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, sur laquelle s’est fondé le demandeur.  Dans cette affaire, la Commission s’est fondée sur une mauvaise compréhension des faits sous‑jacents pour évaluer l’explication du défaut d’avoir sollicité l’asile.

[18]           La Commission a souligné que les deux demandeurs ont utilisé de faux passeports pour la dernière portion de leur voyage. Les demandes d’asile provenant de personnes entrées illégalement au Canada peuvent être évaluées : Surujpal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] ACF no 326 (arrêt non cité par les parties). Cependant, je crois qu’il est raisonnable que la Commission ait douté de l’authenticité de la crainte subjective des demandeurs vu que les deux demandeurs ont, avant d’arriver au Canada, voyagé avec leur propre passeport (non frauduleux) sans saisir l’occasion de demander l’asile. Dans le cas du fils, il aurait pu le faire dans quatre pays. 

[19]           En ne fournissant aucune documentation de l’État prouvant l’existence de la vendetta alléguée et en se fondant sur des documents émanant de sources non fiables et éventuellement frauduleuses, les demandeurs ont d’autant plus miné leur crédibilité. Ils étaient au Canada depuis trois ans et n’ont pas été en mesure de fournir des documents fiables confirmant la vendetta alléguée. Il était raisonnable que la Commission tire une conclusion défavorable du fait que les demandeurs n’ont pas corroboré les éléments de leur histoire.

[20]           La Commission a également conclu que les lettres d’attestation produites par les demandeurs étaient frauduleuses et avaient été achetées par ces derniers. Comme la Commission s’est fondée sur des éléments de preuve objectifs pour tirer cette conclusion, y compris la réponse à la demande d’information, il lui était loisible de tirer la conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[21]           En somme, la conclusion défavorable quant à la crédibilité qu’a tirée la Commission repose sur des éléments de preuve solides.

B.                 Il était raisonnable de la part de la Commission de ne pas fournir d’analyse de la question de la protection de l’État.

[22]           Le deuxième argument des demandeurs selon lequel la Commission doit fournir une analyse de la question de la protection de l’État après une conclusion défavorable quant à la crédibilité n’est pas fondé, à la lumière de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381, où la Cour s’est prononcée comme suit au paragraphe 3 :

Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d'étayer une décision favorable au demandeur. C'est au demandeur qu'il incombe de démontrer que cette preuve existe.

[23]           Les demandeurs soutiennent que la Commission s’est penchée uniquement sur la preuve documentaire de M. Gjin Marku et n’a pas fait mention de la preuve documentaire provenant d’autres sources et, plus particulièrement, des observations de Philip Alston, rapporteur spécial des Nations Unies, sur les exécutions extrajudiciaires.

[24]           Un tel rapport ne constitue pas, à mon avis, une preuve documentaire indépendante et crédible au sens entendu dans l’arrêt Sellan. Les descriptions généralisées des conditions dans un pays donnent une mise en contexte importante et utile dans le cadre de l’évaluation des demandes, mais elles ne peuvent, de par leur nature même, servir de preuve de faits particuliers à l’égard d’un demandeur en particulier.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Pagé, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7829-13

INTITULÉ :

ERVIN PEPAJ, MANDALENA PEPAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 SeptembrE 2014

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 6 OCTOBRE 2014

COMPARUTIONS :

Adolfo Morais

POUR LES DEMANDEURS

Peter Nostbakken

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Workable Immigration Solutions

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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