Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2012
En présence de monsieur le juge Michel Beaudry
ENTRE :
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intimés
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CHEF DU CANADA
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requérante |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Cour est saisie d’une requête présentée par Sa Majesté la Reine du Chef du Canada [la requérante ou défenderesse] en vertu des articles 213 à 219 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] dans le but d’obtenir un jugement sommaire à l’endroit de la déclaration des demandeurs.
[2] Dans la présente cause, M. Michel Turbide se représente seul. Ce dernier n’a offert aucune représentation écrite, mais les procureurs des demandeurs ont fait savoir à la Cour qu’il endosse leurs argumentations. À la suite d’une conférence téléphonique avec les parties incluant M. Turbide tenue le 17 septembre 2012, une déclaration amendée (cinquième) datée du 18 septembre 2012 et une défense amendée (sixième) datée du 20 septembre 2012 ont été déposées au dossier de la Cour.
[3] Pour les raisons qui suivent, la requête de la défenderesse sera rejetée.
Contexte factuel
[4] Les demandeurs sont (ou ont été pendant la période pertinente) soit des titulaires, soit des entreprises qui exploitent directement ou indirectement des permis de pêche de crabes des neiges dans la zone connue comme étant la zone 12 du Sud du Golfe Saint-Laurent. Ils sont tous membres de la flotte semi-hauturière dite « traditionnelle » de pêcheurs de crabes dans la zone 12.
[5] La pêche au crabe des neiges a débuté dans les années 1960. Cette pêche est demeurée jusqu’en 1975, une pêche accessible à tous et sujette à très peu de contraintes. En 1975, le ministre des Pêches et Océans [MPO] a annoncé que la pêche au crabe serait dorénavant une pêche à accès limitée et a ainsi restreint le nombre de permis de pêche « permanents » à 130.
[6] Pendant une période de 28 ans, soit entre les années 1975 et 2003, les demandeurs étaient, avec les autres pêcheurs de la flottille traditionnelle et sous réserve des 30 permis octroyés aux pêcheurs de l’Île-du-Prince-Édouard par l’intégration des zones 25 et 26 en 1997, les seuls titulaires d’un accès permanent à la pêche au crabe des neiges dans la zone 12. Le tout, pour un total de 160 permis.
[7] Ces permis étaient renouvelés d’année en année et continuaient de porter le même numéro d’émission. Afin de renouveler son permis, chaque titulaire devait remplir un formulaire intitulé « Demande d’enregistrement, d’immatriculation et de permis de pêche commerciale de Pêches et Océans ». Il devait soumettre sa demande avant une date précise et devait acquitter les frais s’y rattachant, à défaut de quoi le permis était passible d’annulation. Chaque permis était assujetti à des conditions telles que: la date d'entrée en vigueur, la date d’ouverture et de fermeture de la saison, les endroits spécifiques prohibés et le nombre de « trappes » autorisées.
[8] En 1989, une crise sans précédent frappe l’industrie de la pêche au crabe mettant en péril son avenir. Le MPO se tourne alors vers les 130 détenteurs de permis de pêche traditionnels pour trouver des solutions. Ainsi, des mesures spécifiques sont mises en place en 1990 soit :
a) Le financement par le MPO d’un programme d’évaluation de la biomasse et une mesure de gestion prescrivant la fermeture de la pêche dès que plus de 20% de crabes blancs sont détectés dans les captures;
b) Le pesage à quai des captures de crabe par des maître-peseurs indépendants et l’envoi d’observateurs indépendants en mer – dont les frais sont payés par les pêcheurs;
c) L’instauration d’un régime de pêche à contingents individuels (ou quotas individuels) plutôt qu’un régime compétitif;
d) La répartition du total autorisé des captures [TAC] selon une formule de partage où 80% du TAC est divisé en parts égales entre les 130 pêcheurs et 20% divisé selon les prises historiques de chaque pêcheur.
[9] En vertu de l’instauration de ce nouveau régime de quotas individuel, la même portion du TAC est annexée année après année au permis de chaque titulaire par opposition à un TAC global aux termes duquel les pêcheurs étaient antérieurement en compétition les uns contre les autres afin d’obtenir le plus grand nombre de captures possibles. La valeur des droits de pêche associée au permis est donc maintenant déterminée en fonction du pourcentage du TAC greffé à chaque permis.
[10] Étant donné que le nombre de permis demeure le même depuis 1975, les tiers qui veulent pêcher le crabe n’ont d’autre choix que d’acquérir un permis d’un pêcheur traditionnel, d'où la création d’un marché où les permis se transigent pour des montants substantiels.
[11] Le MPO est au courant de ces transactions commerciales puisqu’il est responsable des démarches administratives relatives à tout transfert. Il procède lui-même au rachat de certains permis à leur juste valeur marchande en fonction du pourcentage du TAC qui y est associé.
[12] En 1997, le MPO adopte une approche de « cogestion » avec les demandeurs. Une entente conjointe est prévue pour une durée de 5 ans. Cette dernière prévoit le maintien à 160 le nombre de permis de pêche permanents dans la zone 12, le partage de la ressource dans les périodes d'abondance ainsi que des contributions financières annuelles de l’ordre de 1,7 million de la part des demandeurs pour les activités de gestion, de protection et de recherche du MPO.
[13] En 1999, la Cour suprême du Canada rend son jugement dans R c Marshall [1993] 3 RCS 456 [Marshall]. Certaines bandes Autochtones (les Mi’kmaq), se voient confirmer des droits de chasse et pêche en vertu de traités conclus en 1760 et 1761 avec la Couronne britannique. En termes de pêche, il importe de préciser qu’il s’agit d’« un droit de commercer pour pouvoir se procurer des biens nécessaires » soit en vue d’assurer une « subsistance convenable » (Marshall, au para 58) et non pas de commercer dans le but de générer des gains financiers. La notion de « subsistance convenable » est définie plus tard par l’arrêt R c Gladstone [1996] 2 RCS 723 au para 165 comme étant « […] des choses essentielles comme la nourriture, le vêtement et le logement, complété par quelques commodités de la vie ».
[14] Pour donner suite à l'arrêt Marshall, le MPO élabore un programme intitulé « Initiative Marshall » destiné à intégrer les bandes Autochtones dans le domaine de la pêche. Il annonce alors aux demandeurs que l’intégration des Autochtones à la pêche au crabe des neiges dans la zone 12 se fera par le biais de rachats volontaires de permis. Un fonds spécial de plusieurs millions de dollars est mis à la disposition du MPO par le Conseil du Trésor.
[15] Les demandeurs ne contestent pas la décision du MPO d’intégrer les Autochtones à la pêche au crabe des neiges dans la zone 12 car ils croyaient que suivant l’entente de cogestion, le nombre de permis n’augmenterait pas et que tout se réglerait par l'entremise du programme de rachats volontaires. Les demandeurs ne s’attendent donc pas à voir diminuer le pourcentage du TAC associé à leurs permis respectifs.
[16] Cependant, durant les années 2000, 2001 et 2002, le MPO ne rachète pas un nombre suffisant de permis pour atteindre ses objectifs envers les Autochtones. Suite à des négociations, les demandeurs acceptent qu’une portion du TAC qui leur revient soit mise à la disposition du MPO pour qu'elle puisse être attribuée aux pêcheurs Autochtones, pourvu que le TAC leur revenant ne soit pas réduit en bas d'un certain niveau et ceci uniquement en attendant que le MPO ait réussi à racheter suffisamment de permis pour remplir ses engagements selon l’Initiative Marshall.
[17] L’entente de cogestion de 1997 est prolongée pour une autre année et prend fin de façon définitive le 31 mars 2003.
[18] À la fin de décembre 2002, des négociations débutent pour la conclusion d’une nouvelle entente. Au cours des négociations, les demandeurs sont avisés que le MPO désire ajouter de nouveaux pêcheurs dits « permanents » à la pêche au crabe des neiges dans la zone 12 et veut répartir le TAC entre les différents groupes. Les demandeurs s’opposent et font valoir leur point de vue lors des rencontres.
[19] Malgré l'objection des demandeurs, le MPO annonce le 2 mai 2003 un nouveau plan de gestion pour une durée de trois ans. Il réduit le TAC à 17 148 tm, malgré les recommandations formulées par ses scientifiques qui fixaient le TAC à 21 500 tm. Ce plan prévoit aussi un changement à la formule du partage du TAC entre les différents groupes de pêcheurs ainsi que l’intégration des pêcheurs de la zone 18 à la zone 12.
[20] Mécontents et refusant ces modalités, les demandeurs intentent un recours en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Cette demande ne franchit jamais l'étape d’un jugement en raison d’un désistement (voir dossier T-891-03).
[21] Ainsi, en application du plan annoncé, le MPO augmente le nombre de permis dans la zone 12 de 160 à près de 400.
[22] En juin 2003, le MPO délivre un permis à un pêcheur relativement à certaines activités scientifiques. Ce permis est assorti d’une limite de 50 tm de crabe des neiges que le titulaire peut capturer et vendre. De 2004 à 2006, le MPO réserve des allocations de 400 à 1000 tm pour des tiers qui souscrivent à des ententes de projets conjoints avec lui. Ces pratiques de financement sont déclarées ultra vires par la Cour fédérale dans les causes Larocque c Canada (ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237 [Larocque] et Association des crabiers acadiens c Canada (PG), 2006 CF 1241 [Assoc des crabiers acadiens]. Suite à ces décisions, le MPO cesse immédiatement ces pratiques et les sommes perçues sont affectées aux programmes auxquels elles étaient destinées, sauf celles de 2006 qui sont encore détenues par le MPO.
[23] Le 30 mars 2006, il décide de fournir une assistance financière de 37,4 millions de dollars aux membres admissibles de la flottille traditionnelle de la zone 12. Cette contribution a pour but d’atténuer l’impact négatif de l’intégration des Autochtones à la pêche au crabe depuis 2003. Les montants versés varient entre 200 000$ et 350 000$ approximativement pour chacun des membres.
[24] Le 11 juillet 2007, les demandeurs intentent une poursuite pour les dommages qu’ils allèguent avoir subis en raison de plusieurs actes commis par le MPO depuis 2003 en matière de gestion de la pêche dans la zone 12. Dans leur déclaration amendée (cinquième) du 18 septembre 2012, au paragraphe 77, ils énoncent ceci :
a) En réduisant unilatéralement et sans indemnisation, à compter de 2003, la portion du TAC attribuée aux demandeurs pour l'attribuer aux Autochtones, aux pêcheurs d'autres espèces et aux pêcheurs de la zone 18, le MPO a violé les attentes légitimes des demandeurs […] et l'engagement de 1999;
b) Cette réduction unilatérale du TAC pour en attribuer une partie à d'autres groupes constituait un exercice abusif, capricieux et de mauvaise foi par le MPO de son pouvoir de gestion, et le MPO savait qu'en agissant de la sorte il causait une perte de revenus considérable aux demandeurs;
c) En réduisant ainsi la portion du TAC attribuée aux demandeurs, le MPO a dans les faits utilisé la ressource halieutique pour financer les obligations que l'État considérait avoir envers ces autres groupes de pêcheurs;
d) Cette réduction unilatérale de la portion du TAC attribuée aux demandeurs constituait une expropriation sans compensation de la part du TAC à laquelle chacun d’eux avait droit;
e) Cette réduction unilatérale de la portion du TAC attribuée aux demandeurs constituait une appropriation sans indemnisation par le MPO de la part du TAC à laquelle chacun des demandeurs avait droit;
f) La décision arbitraire du MPO, en 2003, de réduire le TAC à 17 144 tm constituait un exercice abusif, capricieux et de mauvaise foi de son pouvoir de gestion et le MPO savait qu'en agissant de la sorte il causait une perte de revenus considérable aux demandeurs;
g) En réduisant ainsi le TAC en 2003 […] le MPO a manqué à ses obligations […] envers les demandeurs, leur causant un préjudice;
h) […];
i) En privant arbitrairement les demandeurs de la part du TAC qui leur revenait et en utilisant une portion du TAC pour financer ses activités et les obligations qu'il croyait avoir envers d'autres groupes de pêcheurs, le MPO a agi illégalement et de mauvaise foi alors qu'il savait que son comportement était illégal et allait causer un préjudice aux demandeurs, commettant ainsi une faute dans l'exercice de sa charge publique;
j) En utilisant la portion du TAC qui aurait dû être attribuée aux demandeurs pour l'attribuer à d'autres groupes de pêcheurs ou pour financer ses activités ou les obligations qu'il croyait avoir envers d'autres groupes de pêcheurs, le MPO s’est dans les faits enrichi sans cause, et les demandeurs, qui ont subi un appauvrissement correspondant, sont en droit d'obtenir la restitution de la valeur de cet enrichissement;
[25] Le 23 septembre 2007, la défenderesse dépose une requête en radiation aux motifs que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre l’action des demandeurs en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985) c F-7 et que leur déclaration ne révèle aucune cause d’action valable. Cette requête est rejetée le 28 novembre 2008 par le juge Frenette (Anglehardt Sr et Al c Canada, 2008 CF 1323). La Cour d'appel fédérale confirme ce jugement (Anglehardt Sr et al c Canada (PG), 2009 CAF 241). Le 13 janvier 2011, la Cour suprême refuse la permission d'appel (Canada (AG) v Anglehardt Sr et al [2009] CSCR 414).
[26] Dans sa requête en jugement sommaire, la défenderesse demande à la Cour de rejeter l'action des demandeurs au motif qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse à trancher.
Questions en litige
[27] La Cour considère que les questions en litige sont les suivantes:
a) La requête en jugement sommaire constitue-t-elle un abus de procédure de la part de la défenderesse?
b) La Cour devrait-elle radier certains paragraphes de l'affidavit de M. Robert Haché?
c) Existe-t-il une question litigieuse nécessitant la tenue d'un procès?
a. La requête en jugement sommaire constitue-t-elle un abus de procédure de la part de la défenderesse?
Arguments des demandeurs (intimés)
[28] Les demandeurs sont d’avis que la présente requête constitue un abus de procédure, et ce, pour plusieurs motifs: la défenderesse cherche à rouvrir le même débat qui a déjà été plaidé lors de la requête en radiation; elle plaide ici une position incompatible avec celle adoptée dans d’autres causes antérieures; elle tente de fausser le débat en invoquant son immunité et sa requête ne vise pas la totalité des réclamations des demandeurs.
Rouvrir le débat
[29] D’abord, les demandeurs allèguent que la défenderesse cherche essentiellement à reprendre devant cette Cour le même débat qu’en novembre 2008 dans le cadre de la requête en radiation. Bien qu’il s’agisse de deux requêtes différentes, les mêmes arguments relatifs à l’immunité du MPO sont répétés, à savoir que les demandeurs n'ont aucun droit de propriété sur la ressource en mer et que les gestes reprochés ne peuvent engager la responsabilité du MPO car ils ont trait au développement d’une politique générale fondamentale. Elle cherche à remettre en cause les conclusions du jugement sur la requête en radiation d’autant plus qu’il n’y a pas eu d’appel des questions tranchées par le juge Frenette.
[30] Une telle tentative relève de l’abus de procédure puisque la présente requête « a essentiellement pour but de rouvrir une question qui a déjà été tranchée » (Toronto (Ville) c SCFP, 2003 CSC 63 au para 37 [Toronto (Ville)]. Cela porte également « atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » (Toronto (Ville) au para 37).
[31] Bien qu’il y ait eu en cours de route des modifications aux causes d’action, à savoir que certaines causes ont été abandonnées, les causes d’action qui persistent toujours en l’espèce sont attaquées de la même façon par la défenderesse qu’aux termes de la requête en radiation.
[32] L’interdiction de rouvrir les débats dans un tel cas s’explique par de solides raisons de politique. Suivant l’affaire Danyluk c Ainsworth Technologies Inc 2001 CSC 44 au para 18:
Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu'elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n'a droit qu'à une seule tentative. […] Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.»
[33] Les demandeurs citent Workers’ Compensation Board c Figliola, 2011 CSC 52 au para 34 où les paras 38 et 51 de Toronto (Ville) y sont référés:
Le respect du caractère définitif d'une décision judiciaire ou administrative renforce l'équité et l'intégrité des tribunaux judiciaires et administratifs ainsi que de l'administration de la justice; à l'opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l'équité et l'intégrité du système en créant de l'incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi.
La contestation de la validité ou du bien-fondé d'une décision judiciaire ou administrative se fait au moyen de la procédure d'appel ou de contrôle judiciaire prévue par le législateur (voir aussi Boucher, au para 35; Danyluk, au para 74).
Position incompatible du MPO avec d’autres causes
[34] Les demandeurs soumettent que le caractère abusif de la requête en jugement sommaire est d’autant plus flagrant puisque cette dernière repose sur un argument qui contredit diamétralement la position que la défenderesse a adoptée - avec succès - dans d’autres litiges. Les demandeurs font référence à Haché c Canada, 2010 CCI 10 devant la Cour canadienne de l'impôt et plus tard, devant la Cour d’appel fédérale, Haché c Canada, 2011 CAF 104 [Haché], où le MPO avait plaidé que les permis de pêche constituaient un «bien » alors que dans la présente requête il prétend que le permis détenu par le pêcheur lui confère uniquement le droit de pêcher aux conditions y afférentes.
[35] Ils ajoutent que le MPO ne devrait pas être autorisé à changer sa position au gré des circonstances et de son intérêt dans le litige (Angelini v Angelini, [2008] OJ 30; New Hampshire v Maine (2001), 5312 US 742 à la p 749).
Immunité du MPO et dichotomie « politique / opérationnelle »
[36] Les demandeurs reconnaissent le fait que les tribunaux sont extrêmement réticents à conclure qu’une autorité publique est responsable de négligence ou engage sa responsabilité délictuelle lorsqu’elle prend une décision de nature politique. Toutefois, ce ne sont pas toutes les causes d’action à l’encontre de la Couronne (et certainement pas toutes les caubes d’action alléguées par les demandeurs ici) qui sont affectées par la dichotomie entre une décision de politique générale et une décision opérationnelle.
[37] Ni la cause d’action fondée sur l’expropriation des droits des demandeurs ni celle fondée sur l’enrichissement sans cause du MPO ne sont touchées par cette dichotomie. Ces causes d’action sont fondées sur « l’equity » et n’exigent aucunement que la Cour se prononce sur la sagesse des décisions du MPO, évitant ainsi la soi-disant immunité de ce dernier. Ces causes d’action requièrent simplement que la Cour détermine si la nature des droits de pêche dont les demandeurs ont été privés est telle qu’elle justifie une indemnisation.
[38] Pour les autres causes d’action, les demandeurs rappellent que la dichotomie « politique ou opérationnelle » ne peut servir à immuniser la Couronne contre les poursuites en responsabilité délictuelle que dans la mesure où elles ne sont « ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi » (R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 72).
[39] De plus, les demandeurs soulignent que les agissements du MPO constituent une faute dans l’exercice d’une charge publique.
Les arguments de la défenderesse ne visent pas l’ensemble des causes d’actions invoquées
[40] Enfin, ils plaident que la requête ne remet aucunement en cause le fondement juridique d’une partie de leur recours, soit la réduction de 4 000 tm du TAC en 2003; une décision prise de façon arbitraire et de mauvaise foi. Il s'agit donc là de véritables questions litigieuses à débattre dans un procès futur.
Arguments de la défenderesse
Principes différents et circonstances nouvelles
[41] La défenderesse est d’avis que la présente requête ne constitue pas un abus de procédure puisqu’aux termes des Règles, elle est en droit d’intenter une requête en jugement sommaire nonobstant la requête en radiation ; les deux procédures ne comportant par les mêmes critères juridiques et ne servant pas les mêmes fins.
[42] D’abord, dans le cas d’une requête en radiation, aucune preuve n’est admissible, les faits sont réputés avérées et la question en litige est de savoir s’il existe une cause d’action valable. À l’opposé, dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, chaque partie doit avancer sa meilleure preuve et son meilleur argument ainsi que la preuve des faits qu’elle fait valoir. D’autant plus que la norme à rencontrer est de savoir s’il existe une question litigieuse. La requête en radiation n’est pas finale quant au fond alors que celle relativement à un jugement sommaire l’est. La notion de la chose jugée n’entre donc pas en jeu (Pleau v Canada, 2008 NSSC 118 aux para 39-40).
[43] Ensuite, elle soumet que les circonstances ont changé depuis la requête en radiation. Les demandeurs ont admis qu’aucun contrat n’a été conclu entre eux et le MPO en 1990 retirant ainsi leur cause d'action en violation contractuelle. Selon la défenderesse, ils ont ajouté une nouvelle cause d’action relativement aux attentes légitimes et ont déposé, le 25 novembre 2011, un long exposé de précisions relativement à la mauvaise foi plaidée dans leur déclaration.
Incompatibilité de la position du MPO avec d’autres instances
[44] Pour ce qui est de la soi-disant incompatibilité de la position avec d'autres causes, la défenderesse souligne que les demandeurs interprètent mal la position du Procureur général dans le dossier Haché. Dans cette cause, la question était de savoir si le produit d’une disposition par l’intimé de deux permis de pêche commerciale (dont l’un portait sur le poisson de fond et l’autre sur le crabe des neiges) était un « bien » au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985 c 1 (5ème supp) et était imposable à titre de gain en capital. Il ne s’agissait pas de déterminer un quelconque droit mais simplement de définir les « biens » pour l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu.
[45] Dans Saulnier c Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58 au para 16 [Saulnier], la Cour suprême a reconnu que « le législateur peut, à des fins particulières, créer sa propre nomenclature, et il lui arrive effectivement de le faire ». En fait, la Cour a bien précisé que l’interprétation et le sens qu’elle donnait aux biens sous la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985 c B-3 et la Personal Property Security Act, SNS 1995-96, c 13 (N-E) n’avait pas pour effet d’élargir la portée des intérêts des titulaires de permis. La Cour d’appel fédérale a également réitéré ce principe dans Kimoto et al c Canada (PG), 2011 CAF 291 aux para 12 et 13 [Kimoto] rendue six mois après Haché.
Totalité de l’action
[46] Enfin, la défenderesse allègue que la présente requête vise à obtenir un jugement sommaire à l’endroit de la totalité de l’action des demandeurs. En ce qui concerne l’argument des demandeurs selon lequel la réduction de 4 000 tm du TAC en 2003 serait une décision prise de façon arbitraire et de mauvaise foi, elle plaide que le droit privé ne permet pas une action indépendante en mauvaise foi. Elle a même apporté une preuve factuelle réfutant les allégations des demandeurs. Elle indique également que le témoignage de M. Vienneau lors de la demande d’un contrôle judiciaire dans un autre dossier (T-895-07), ne représente pas une admission des faits dans le présent dossier et que son témoignage ne lie pas la Couronne (Merck Frosst Inc c Canada (ministre de la Santé) [1997] ACF 1847 confirmé en appel [1999] ACF 1536). Tout ceci pour contrer les allégations par les demandeurs d'une faute dans l'exercice d'une charge publique.
Analyse
[47] La Cour ne peut souscrire aux arguments des demandeurs pour les motifs qui suivent.
[48] La défenderesse a raison en ce qui a trait aux différences fondamentales entre une requête en procédure sommaire et une requête en radiation.
[49] Aux termes d’une requête en radiation, suivant l’article 221(1) des Règles, la Cour peut, à tout moment, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier pour différents motifs. La Cour peut aussi ordonner que l’action soit complètement rejetée. J’ajouterais que suivant l’article 221(2) des Règles, aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif à l’alinéa (1)a).
[50] La requête en radiation déposée le 28 septembre 2007 portait sur les motifs précisés aux sous-alinéas 221(1)a) et f) des Règles. Les questions qui ont fait l’objet de cette requête étaient de déterminer si la Cour fédérale avait compétence pour entendre cette affaire étant donné que les demandeurs n’avaient pas intenté de contrôle judiciaire à l’égard des décisions du MPO et que la déclaration des demandeurs ne révélait aucune cause d’action valable.
[51] À l’inverse, les conditions régissant une requête pour jugement sommaire sont prévues aux articles 213 à 219 des Règles. Ces règles visent à faire obstacle aux demandes ou aux défenses qui n’ont aucune chance de se rendre jusqu’à l’étape du procès (TPG Technology Consulting Ltd C Canada, 2011 CF 1054 [Technology] citant Canada (PG) c Lameman, 2008 CSC 14 au para 11 [Lameman]):
La règle du jugement sommaire sert une fin importante dans le système de justice civile […]. L'instruction de prétentions manifestement non fondées a un prix très élevé, en temps et en argent, pour les parties au litige comme pour le système judiciaire. Il esd essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et avantageux pour les parties, que les demandes qui n'ont aucune chance de succès soient écartées tôt dans le processus.
[52] La Cour suprême donne une mise en garde à savoir qu’ «[i]nversement, la justice exige que les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses susceptibles d'être accueillies soient instruites » (Lameman au para 11). Elle poursuit en écrivant que « [c]’est pourquoi les exigences auxquelles il faut satisfaire pour obtenir un jugement sommaire sont élevées » (Lameman au para 12).
[53] De plus, le paragraphe 213(1) des Règles prévoit qu’un défendeur peut présenter une requête en jugement sommaire visant à faire rejeter la totalité ou une partie des questions énoncées dans une déclaration en tout temps avant que le lieu, l’heure et la date du procès ne soient fixés. Il n’y a aucune restriction particulière à cet effet. Le fait qu’il y a eu une requête en radiation n’empêche pas la défenderesse de déposer une requête en jugement sommaire, en autant qu’elle respecte les modalités du paragraphe 213(1) des Règles. Pour tout dire, l’une n’empêche pas l’autre.
[54] La Cour estime également utile de reproduire les principes fondamentaux régissant les jugements sommaires énoncés par la juge Tremblay-Lamer dans Granville Shipping Co c Pegasus Lines Ltd SA, [1996] 2 CF 853 au para 8 [Granville] lesquels ont été réitérés à maintes reprises par la suite:
1) Ces dispositions ont pour but d'autoriser la Cour à se prononcer par voie sommaire sur les affaires qu'elle n'estime pas nécessaire d'instruire parce qu'elles ne soulèvent aucune question sérieuse à instruire (Old Fish market Restaurants c 1000357 Ontario Inc et al, (1994) 58 CPR (3e) 221);
2) Il n'existe pas de critère absolu (Feoso Oil Limited c Sarla, [1995] 3 CF 68 [Feoso]), mais le juge Stone semble avoir fait siens les motifs prononcés par le juge Henry dans le jugement Pizza Pizza Ltd c Gillespie, (1990) 75 OR (2e) 225. Il ne s'agit pas de savoir si une partie a des chances d'obtenir gain de cause au procès, mais plutôt de déterminer si le succès de la demande est tellement douteux que celle-ci ne mérite pas d'être examinée par le juge des faits dans le cadre d'un éventuel procès;
3) Chaque affaire devrait être interprétée dans le contexte qui est le sien (Marine Atlantic Inc c Blyth, (1994) 77 FTR 97 ; Feoso);
4) Les Règles de pratique provinciales (spécialement la règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario, RRO 1990, Règl 194) peuvent faciliter l'interprétation (Feoso ; Collie Woollen Mills Ltd c Canada, [1996] FCJ 193).
5) Saisie d'une requête en jugement sommaire, notre Cour peut trancher des questions de fait et des questions de droit si les éléments portés à sa connaissance lui permettent de le faire (ce principe est plus large que celui qui est posé à la règle 20 des Règles de procédure civile de l'Ontario ; Patrick c Canada, [1994] FCJ 1216);
6) Le tribunal ne peut pas rendre le jugement sommaire demandé si l'ensemble de la preuve ne comporte pas les faits nécessaires pour lui permettre de trancher les questions de fait ou s'il estime injuste de trancher ces questions dans le cadre de la requête en jugement sommaire (Pallmann Maschinenfabrik GmbH Co KG c CAE Machinery Ltd, (1995) 62 CPR (3e) 26 [Pallmann Maschinenfabrik]; Homelife Realty Services Inc c Sears Canada Inc, [1996] FCJ 51 [Sears]);
7) Lorsqu'une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité, le tribunal devrait instruire l'affaire, parce que les parties devraient être contre-interrogées devant le juge du procès (Forde c Canada (Ministre du Revenu national, Douanes et Accise), [1995] ACF 48 ; Sears). L'existence d'une apparente contradiction de preuves n'empêche pas en soi le tribunal de prononcer un jugement sommaire; le tribunal doit « se pencher de près » sur le fond de l'affaire et décider s'il y a des questions de crédibilité à trancher (Shelburne Marine Ltd c Stokes, [1995] ACF 1547).
[55] En ce qui concerne le fardeau de preuve que doivent rencontrer les parties, la Cour fait siens les dires du juge Crampton (maintenant juge en Chef) dans Trevor Nicholas Construction Co c Canada (ministre des Travaux publics), 2011 CF 70 au para 44 [Trevor Nicholas] :
[…] (i) pour avoir gain de cause dans sa requête en jugement sommaire en vue de rejeter la déclaration de la demanderesse, la défenderesse a le fardeau d'établir que toutes les questions pertinentes peuvent être tranchées convenablement à partir des éléments de preuve soumis à la Cour, et (ii) la demanderesse doit démontrer qu'il existe une véritable question litigieuse. À cet égard, cette dernière n'est pas tenue de prouver la totalité des faits dont il est question dans son argumentation, mais elle ne peut pas non plus se fonder uniquement sur de simples "allégations ou dénégations contenues dans les actes de procédure". Chaque partie est tenue de "présenter ses meilleurs arguments" afin que la Cour puisse décider s'il existe bel et bien une véritable question litigieuse (Lameman, au para 11; F Von Langsdorff Licensing Ltd c SF Concrete Technology Inc, (1999), 165 F.T.R. 74, aux para 9-12; AMR Technology, Inc c Novopharm Ltd, 2008 CF 970, aux para 6-8; Succession MacNeil c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord), 2004 CAF 50 au para 25). Toutefois, "[l]e critère ne consiste pas à savoir si le demandeur a une chance d'avoir gain de cause à la suite de l'instruction; il s'agit plutôt de savoir si l'affaire est douteuse au point de ne pas mériter d'être examinée par le juge des faits dans le cadre d'un éventuel procès (soulignement de la Cour).
[56] Le juge doit « examiner de près la preuve pour décider s’il existe des questions de fait qui justifient bel et bien le type d'évaluation et d'appréciation de la preuve qui revient légitimement à l'arbitre des faits » (F Von Langsdorff Licensing Ltd c SF Concrete Technology Inc, (1999) 165 FTR 74 au para 13. Voir aussi Lameman aux para 11-12). Le juge saisi de la requête peut également « […] faire des inférences de fait à partir des faits non contestés dont il est saisi, à la condition qu'elles soient solidement étayées par les faits » Lameman au para 11; Trevor Nicholas, au para 44).
[57] Il convient de préciser qu’ «[i]l est important que le juge saisi d'une requête en jugement sommaire fasse preuve d'une grande prudence » puisque « [...] l'octroi d'un jugement sommaire aura pour effet d'empêcher une partie de présenter une preuve à l'instruction [soit] […] la possibilité de se faire entendre en cour » (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Laroche, 2008 CF 528 au para 18 citant Apotex Inc c Merck & Co, 248 FTR 82 au para 12, conf par 2004 CAF 298; Technology au para 22).
[58] Dans la cause à l'étude, étant donné que la requête en radiation a été rejetée à la suite d’un jugement interlocutoire, les causes d’actions des demandeurs demeurent suivant la déclaration amendée (Kealey c Canada, [1991] ACF 909). Il n’existe pas de chose jugée.
[59] Il est vrai que certains arguments plaidés devant le juge Frenette sont similaires à ceux invoqués dans la requête en jugement sommaire. Cependant, ces mêmes arguments s’avèrent ici beaucoup plus détaillés et le dossier démontre que des interrogatoires ont eu lieu par la suite.
b. La Cour devrait-elle radier certains paragraphes de l'affidavit de M. Robert Haché ?
Arguments de la défenderesse (requérante)
[60] La défenderesse soumet que certains paragraphes de l’affidavit de M. Robert Haché doivent être radiés. Elle invoque que les allégués basés sur des croyances ou sur des informations ne relevant pas de la connaissance personnelle de l’affiant ne sont pas admissibles selon le paragraphe 81(1) des Règles et cite Canadian Tire Corp Ltd c PS Partsource Inc 2001 CAF 8 au para 6 [Canadian Tire]. Dans les cas où l’affiant a obtenu des informations d’un tiers, ces informations constituent du ouï-dire (Canadian Tire au para 6).
[61] Il existe plusieurs exceptions à la règle du ouï-dire, par exemple lorsque les critères de fiabilité et de nécessité sont remplis (Canadian Tire au para 11). Dans un tel cas, il incombe à la partie de soumettre des faits ou des arguments démontrant l’applicabilité de l’exception (Canadian Tire au para 14). Tout affidavit déposé lors de requêtes ou demandes de contrôle judiciaire doit se limiter à relater des faits, sans embellissement ni interprétation (Gravel c Telus Communications Inc, 2010 CF 151 au para 6; Duyvenbode v Canada (Attorney General), 2009 FCA 120 aux para 2-3; Canada (PG) c Quadrini, 2010 CAF 47 aux para 18-19 [Quadrini]). Les allégués contenant des opinions, des arguments, de l’interprétation ou des conclusions doivent être radiés (Quadrini aux para 18-19).
[62] La défenderesse est d’avis que les paragraphes 6, 10, 11, 13, 14 et 36 de l’affidavit de M. Robert Haché constituent du ouï-dire étant donné que M. Haché agit à titre de conseiller dans la gestion des pêches depuis 1990 seulement. Il ne peut donc témoigner comme ayant une connaissance personnelle des faits et évènements survenus avant 1990, notamment ceux qu’il présente aux paragraphes 6, 10, 11, 13 et 14.
[63] De plus, la défenderesse soumet que les paragraphes 15, 17, 19, 20, 21, 23, 24, 25, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35 et 37, devraient être radiés étant donné qu’ils contiennent des opinions, des interprétations ou conclusions, tant dans les allégués mêmes que dans les commentaires de M. Haché sur les pièces annexées.
[64] Ensuite, elle prétend que les documents présentés en preuve par les demandeurs n’ont pas la signification qu’ils leur prêtent. La défenderesse est d’avis que les documents annexés à l’affidavit de M. Robert Haché doivent être prouvés (Inhesion Industrial Co c Anglo Canadian Mercantile Co, [2000] ACF 491 au para 22 [Inhension Industrial Co]). Le simple fait à alléguer que les documents émanent du MPO et sont échangés dans le cadre de la signification des affidavits de document est insuffisant pour justifier l’interprétation qu’ils attribuent à leur contenu. La défenderesse invoque l’article 231 des Règles selon lequel la communication ou la production d’un document par une partie ne constitue pas une reconnaissance de son authenticité ni de son admissibilité.
[65] Bien que la défenderesse ne nie pas que les documents en question émanent du MPO et qu’elle a produit ses documents dans le cadre du processus régulier de communication et de production des documents dans ce litige, elle avance que les pièces annexées à l’affidavit de M. Robert Haché n’ont pas la signification que les demandeurs leur prêtent.
Analyse
[66] La Cour rejette la demande de la défenderesse pour les raisons qui suivent.
[67] Ce sont les articles 80 à 86 des Règles qui traitent des modalités relatives à la preuve par affidavit. Plus précisément, l’article 80 traite de la formalité des affidavits, à savoir qu’ils doivent être rédigés à la première personne (para 80(1)) et que lorsqu’un affidavit fait mention d’une pièce, la désignation précise de celle-ci doit être inscrite sur la pièce même ou sur un certificat joint à celle-ci suivie de la signature de la personne qui reçoit le serment. Il n’y a aucun problème en ce qui concerne la formalité des affidavits en l’espèce.
[68] En termes de contenu, dans le cas d’une requête en jugement sommaire, le paragraphe 81(1) prévoit que les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. Cela tient au fait que les preuves annexées à l’affidavit doivent être susceptibles d’être soumises au contre-interrogatoire de l’affiant (Bressette v Kettle & Stony Point First Nations Band Council, (1997) 137 FTR 18). Afin de déterminer si l’affiant a une connaissance personnelle des faits, la Cour peut analyser la fonction ainsi que le poste qu’occupait l’affiant afin de déterminer s’il est probable que ce dernier puisse connaître personnellement les faits avancés (Smith, Line & French Laboratories Ltd v Novopharm Ltd, (1984) 2 CIPR 205).
[69] L’affidavit a donc pour objet de présenter les faits pertinents au litige « sans commentaire, ni explication » (Technology au para 26 citant Quadrini au para 18). Ainsi, la Cour doit radier les passages qui sont abusifs ou qui expriment des arguments ou des opinions ou encore qui contiennent des conclusions juridiques (McNabb c Société canadienne des postes, 2006 CF 1130; Technology au para 26).
[70] En ce qui concerne le ouï-dire, la Cour suprême a reconnu qu'il est maintenant admissible si les critères de fiabilité et de nécessité peuvent être remplis en plus des exceptions reconnues par la common law (Ethier v Canada, [1993] 2 RC 659; Inhesion Industrial).
[71] Les demandeurs ont raison lorsqu'ils soulèvent le fait que la défenderesse aurait dû déposer une requête en radiation au lieu de présenter sa demande dans le cadre d'une réplique. La procédure normale consiste à présenter une requête en radiation de sorte que « la partie qui produit l’affidavit soit en mesure de répondre adéquatement par la signification et le dépôt d’un dossier » (Burns Lake Native Development Corp c Canada (Commissaire de la concurrence), 2005 CAF 256 au para 13).
[72] La Cour reconnaît que dans certaines causes le fait de ne pas avoir présenté de requête en radiation n’a pas été considéré comme étant fatal; la Cour ayant plutôt mis l’importance sur la présence d’un préjudice important. Dans Bande de Sawridge c Canada, [2000] ACF 192 (repris dans Armstrong c Canada (PG), 2005 CF 1013 [Armstrong]) le juge Hugessen explique aux paragraphes 5 et 6 :
[…] Après avoir examiné cet affidavit, je suis absolument certain qu’il est irrégulier. Il déborde d'allégations constituant des conclusions et des arguments, touchant presque toutes des questions de droit à l'égard desquelles son auteur n'est apparemment pas qualifié […]
Cela dit, je ne suis pas convaincu que cet affidavit doit être radié. Selon moi, dans une procédure moderne saine, les irrégularités dans les actes de procédure ne doivent pas faire l'objet d'une requête et ne doivent pas commander que la Cour prononce des ordonnances radiant ou corrigeant de telles irrégularités à moins que la partie qui soulève l'irrégularité puisse démontrer qu'elle lui cause un préjudice quelconque. Par conséquent, en l'absence de la preuve d'un préjudice et même si presque tout l'affidavit est irrégulier et n'aurait pas dû être présenté à la Cour, aucun motif ne justifierait que je radie l'affidavit […] (Soulignement de la Cour).
[73] Dans le même sens, le juge Near dans Technology au para 29, s’appuie sur Armstrong au para 40 pour expliquer que :
La jurisprudence de notre Cour souligne que le pouvoir discrétionnaire de cette Cour en matière de radiation d’affidavits doit être exercé parcimonieusement et seulement lorsqu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire, par exemple lorsqu’une partie risque de subir un préjudice important ou que l’omission de radier l’affidavit nuirait au bon déroulement de l’instance.
[74] Ici, la défenderesse n’a aucunement démontré en quoi le dépôt de cet affidavit lui causerait un préjudice ni n’a démontré que l’omission de radier les paragraphes contestés nuirait au bon déroulement de l’instance. D'ailleurs, l'affidavit de M. Haché est daté du 23 mai 2012 alors que la réplique de la défenderesse a été déposée le 17 août 2012; contestant à peu près tout de cet affidavit. L'audition de la requête en jugement sommaire a eu lieu à Fredericton les 24, 25 et 26 septembre derniers. La défenderesse aurait pu déposer une requête en radiation permettant ainsi aux demandeurs de répondre.
[75] La Cour fait siennes les conclusions du juge Near dans Technology au para 30 « qu’à une étape aussi tardive, il serait inopportun de radier [certaines parties des affidavits des demandeurs] d’autant plus qu’il s’agit d’une requête en jugement sommaire ».
[76] Enfin, il est utile de citer le juge Hugessen dans Sawridge : « la Couronne n’a pas à craindre que la Cour soit crédule au point d’accepter les yeux fermés les éléments de preuve contenus dans les affidavits en question ». Il appartiendra donc au juge qui entendra la cause au mérite d'évaluer la force probante des éléments de preuve qui lui seront présentés.
c. Existe-t-il une question litigieuse nécessitant la tenue d'un procès ?
Remarque préliminaire
[77] Les demandeurs cherchent à être indemnisés en raison de plusieurs actes commis par le MPO depuis 2003. Plus précisément, ils ciblent trois actions soit: le retranchement d’environ 35% de leur droit de pêche (2 mai 2003); la réduction du TAC (2 mai 2003) à un TAC inférieur de 4 000 tm au tonnage proposé par les scientifiques pour l'intégration des Autochtones ainsi que pour favoriser les pêcheurs de la zone 18; l’utilisation illégale d’une partie de la ressource octroyée à d’autres pêcheurs pour financer les recherches du MPO.
[78] En termes de réparations, ils réclament: une compensation pour la perte de profits subie au cours des saisons de pêche de 2003 à 2008, une compensation pour la diminution de la valeur de leurs entreprises de pêche, des dommages pour les pertes de revenus futures, la restitution de la valeur des bénéfices que le MPO s’est appropriés à leur détriment, une indemnisation pour leurs droits ou intérêts qui ont été expropriés, des dommages généraux et punitifs ainsi que les intérêts. La somme totale se situe à près de 250 millions de dollars (voir paragraphe 73 de la cinquième déclaration amendée).
Arguments des demandeurs
[79] Les demandeurs reprochent au MPO d’avoir agi de façon irrationnelle et de mauvaise foi, d'avoir violé leurs attentes légitimes, de s’être enrichi à leur détriment, d’avoir exproprié leurs droits sans compensation et d’avoir causé les pertes qu’ils ont subies en raison d’une faute dans l’exercice d’une charge publique.
Mauvaise foi du MPO
[80] En premier lieu, les demandeurs soutiennent que le MPO a fait preuve de mauvaise foi en 2003 en choisissant d’écarter complètement les recommandations de ses scientifiques pour fixer un TAC inférieur de 4 000 tm sans raison valable. En prenant cette décision, le MPO savait qu'il causerait une perte de revenus considérable aux demandeurs. Il aurait même tenté de camoufler les recommandations de ses propres experts. Il aurait agi de la sorte pour obtenir une contribution financière de 1,7 million de dollars de la part des demandeurs en échange du renversement de cette décision.
[81] En second lieu, ils allèguent mauvaise foi car en utilisant la ressource, le MPO a financé ses activités alors qu'il savait pertinemment que cette pratique était illégale Larocque ; Assoc des crabiers acadiens et Chiasson c Canada, 2008 CF 616 [Chiasson].
[82] Ensuite, ils soulignent que le partage du TAC entre les différents groupes de pêcheurs, l’introduction de nouveaux groupes de pêcheurs (soit de la zone 18, 25 et 26 à la zone 12) ainsi que l'intégration des Autochtones, résultent de décisions prises de façon irrationnelle et de mauvaise foi, sans analyses préalables et sans avoir consulté les différents comités scientifiques existants. De plus, le MPO, dans l'octroi d'une partie du TAC (4,78% au lieu du 2,6% initialement prévu) dans la zone 12 aux pêcheurs de la zone 18 est fondé sur des calculs favorisant ces derniers au détriment de la formule habituelle causant ainsi un préjudice important aux pêcheurs de la zone 12. Le même raisonnement est allégué relativement à l'intégration des pêcheurs des zones 25 et 26 à la zone 12. Ces décisions arbitraires viennent à l'encontre des attentes légitimes des pêcheurs traditionnels et mettent en péril la ressource et la viabilité économique de leurs entreprises.
[83] En ce qui a trait à l'intégration des Autochtones, ils soumettent que la décision a été prise de façon unilatérale et contrairement aux déclarations antérieures qu’elle serait faite par le rachat volontaire de permis.
[84] Donc, la réduction unilatérale de 35 % du TAC constituait selon eux une expropriation de leurs droits de pêche sans indemnisation.
Attentes ou expectatives légitimes des demandeurs concernant le maintien de leur part du TAC
[85] Les demandeurs sont d’avis qu’ils avaient une expectative légitime quant au respect continu de leurs droits de pêche par le ministre, c’est-à-dire que leur part du TAC demeure inchangée (paragraphes 70 à 74, mémoire des demandeurs).
L’expropriation des droits de pêche des demandeurs
[86] L'argumentaire des demandeurs se retrouve aux paragraphes 76 à 91 de leur mémoire. Ils soumettent que le droit d'être indemnisés existe non seulement lorsque l’objet exproprié constitue un « bien » au sens de la common law, mais également lorsqu’il s’agit d’un élément d’actif intangible ou d’un droit dont la jouissance est assujettie à l’existence d’une discrétion par une autorité publique. Selon eux, il est indéniable que leurs droits de pêche ont une valeur commerciale considérable laquelle est directement reliée à la part du TAC inscrite sur leur permis à chaque année. Il n'est pas nécessaire de démontrer qu'ils ont un droit de propriété juridique dans le permis (Manitoba Fisheries Ltd c La Reine, [1979] 1 RCS 10) ni que leurs droits de pêche soient conditionnels à l'émission du permis (La Reine c Tener, [1985] 1 RCS 533 et Rock Resources Inc c British Colombia, [2003] BCJ 1283).
[87] Les demandeurs soulignent que la défenderesse ne conteste pas qu’elle a retiré un bénéfice lorsqu'elle s'est approprié de façon illégale une partie de la ressource halieutique (Larocque; Assoc des crabiers acadiens et Chiasson).
[88] Ainsi, la Cour devra déterminer lors de la tenue d'un procès éventuel, quels sont les droits de pêche des demandeurs et quelle partie de leurs droits a été expropriée par le MPO.
L’enrichissement sans cause
[89] En utilisant la portion du TAC qui aurait dû leur être attribuée pour l’octroyer à d’autres groupes, le MPO s’est enrichi au détriment des demandeurs qui ont subi un appauvrissement correspondent. Ils ont donc droit d’obtenir la restitution de la valeur de cet enrichissement Pacific National Investments Ltd c Victoria (Ville), [2004] 3 RCS 575 au para 13). La défenderesse n’a démontré aucun motif juridique justifiant cet enrichissement Pacific National, au para 14, Garland c Consumer’s Gas Co, [2004] 1 RCS 629 au para 30 [Garland].
[90] Les demandeurs estiment que l’argument de la défenderesse à savoir qu’elle devrait être exemptée d'indemniser parce qu'elle n'a pas conservé les bénéfices de son enrichissement est dépourvu de tout fondement. Le MPO a bel et bien conservé les fruits de son enrichissement puisqu’il n’a jamais été tenu d’assumer les dépenses pour les services dont il a bénéficié ou les programmes qu’il a mis sur pied. De la même façon, la défenderesse ne peut se prévaloir de la doctrine du changement de situation puisque cette doctrine ne sert qu'à ceux qui ont adopté une conduite non répréhensible (Garland au para 65). Ici, la défenderesse ne peut clamer son innocence car ses pratiques de financement par la vente du crabe ont déjà été déclarées illégales (Larocque; Assoc des crabiers acadiens et Aucoin c Canada (MPO), [2001] FCJ 1157).
Faute dans l’exercice d’une charge publique
[91] Les demandeurs sont d'avis que les faits et gestes du MPO constituent des fautes selon Succession Odhavji c Woodhouse, [2003] 3 RCS 263 [Odhavji]. La connaissance de l’illégitimité ou de l’illégalité d’un acte peut résulter de l’incurie ou de l’insouciance grave du fonctionnaire à l’égard de son geste ou de sa décision (O’Dwyer c Ontario (Racing Commission), [2008] OJ 2219 au para 48, Finney c Barreau du Québec, [2004] 2 RCS 17 au para 3).
[92] Les demandeurs réfèrent la Cour aux précisions données (lettre du 25 novembre 2011) à la partie défenderesse concernant l'identité des fonctionnaires et leur connaissance de l'illégitimité des actes qu’ils ont posés ainsi que des fautes reprochées.
L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985 c C-50.
[93] Les demandeurs réfutent l'argument de la défenderesse à savoir que l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif les empêche de poursuivre le MPO car ils ont déjà été indemnisés pour l'impact négatif qu'ils ont subi suite à l'intégration des Autochtones à la pêche aux crabes. Ils soumettent que cet article sert uniquement à éviter la double indemnisation. Pour bénéficier de cette immunité, la défenderesse doit démontrer que la compensation donnée reposait sur le même fondement factuel que celui sur lequel repose l’action des demandeurs.
[94] Les montants octroyés aux demandeurs (200 000 $ à 350 000 $) ont été déboursés en vertu de l’« Entente d’aide financière afin de fournir l’accès au crabe des neiges aux Autochtones, zone 12, 18, 25/26 » Or, ce document n’appuie aucunement la position de la défenderesse. Les paiements effectués l'ont été dans le but d'obtenir des signataires une renonciation pour l'avenir et non pour les dommages passés réclamés dans la déclaration amendée (cinquième).
[95] De plus, les demandeurs soumettent que l'article en question ne s'applique qu'aux actions en responsabilité civile et non aux autres causes d'action des demandeurs, soit l'enrichissement sans cause et l'expropriation.
[96] La question dans la présente cause selon les demandeurs, n’est pas de savoir si les dispositions de la Loi sur les pêches, LRC 1985 c F-14 [la Loi] ou du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/95-53 confèrent au titulaire d’un permis un droit à une indemnisation en cas d’annulation ou de non-renouvellement. La question n’est pas non plus de savoir si les permis de pêche constituent en tant que tel des « biens » au sens de la common law étant donné que selon eux, le droit à une indemnisation ne dépend pas de la qualification éventuelle de leurs droits de pêche comme véritables « biens » au sens où l’entend généralement la common law.
[97] La véritable question est de déterminer si, dans les circonstances ou le contexte particulier de l’historique de la pêche au crabe des neiges, les demandeurs ont le droit d'être indemnisés pour le retranchement de 35 % du TAC compte tenu de l'existence d'un nombre limité de permis comportant un TAC individuel, du renouvellement automatique des permis, des réalités économiques de l'industrie de la pêche au crabe ainsi que d’un marché reconnu pour les transactions des permis. Le tout, associé aux attentes légitimes des demandeurs.
[98] Les demandeurs précisent qu'aucun tribunal canadien n’a encore eu l'occasion de se prononcer sur une demande d'indemnisation pour le retrait des droits ci-haut mentionnés.
Arguments de la défenderesse (requérante)
[99] De son côté, la défenderesse maintient que sa requête en jugement sommaire doit être accueillie étant donné que la preuve présentée par les demandeurs ne démontre pas l’existence d’une véritable question litigieuse relativement aux allégations: de mauvaise foi, d’une expectative légitime, d’expropriation, d’enrichissement sans cause, d’une faute dans l’existence d’une charge publique ou encore de tout droit de propriété relativement aux permis de pêche ou au TAC.
Mauvaise foi
[100] La défenderesse prétend que dans une action en droit privé, le droit ne permet pas une action indépendante sous l'égide de la mauvaise foi. L’allégation d’agissements de mauvaise foi dans l’exercice d'un pouvoir discrétionnaire s’analyse plutôt comme un délit de faute dans l’exercice d’une charge publique Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 au para 78 [Elder Advocates of Alberta].
Attentes ou expectatives légitimes
[101] En ce qui concerne les attentes ou l’expectative légitime des demandeurs, la défenderesse argumente que des attentes légitimes, mêmes encouragées par un fonctionnaire, ne sauraient créer un quelconque droit de propriété qui donnerait droit à une indemnisation Her Majesty the Queen c South Yukon Forest Corp et al, 2012 CAF 165 aux para 78-79 [South Yukon Forest]. La doctrine des attentes légitimes ne peut servir à trancher des droits juridiques au mérite (Centre Hospitalier Mont Sinaï c Québec, 2001 CSC 41 aux para 38 et 90; Durant c Canada (MPO), 2002 FC 327 au para 35).
[102] Même si les demandeurs pouvaient réussir à établir à la suite d’un procès une valeur quelconque pour leurs permis de pêche (reconnue ou non par le MPO) et même si leurs attentes avaient été encouragées par les fonctionnaires du MPO, ceci ne leur serait d'aucune utilité. Ils ont eu la chance d'exprimer leur désaccord lors de plusieurs réunions tenues soit directement avec le ministre, soit avec ses fonctionnaires.
[103] Quant aux déclarations que le MPO aurait faites aux demandeurs concernant l’intégration des Autochtones à la pêche commerciale dans la zone 12 au moyen d’un programme de rachat volontaire de permis, elles ne donnent droit à aucun recours juridique puisqu’elles n’étaient que des représentations d’intention du gouvernement concernant l’élaboration de programmes futurs. Le MPO n'est pas lié en droit par les représentations alléguées de M. Jim B. Jones, ni par celles du ministre Dhaliwal. La responsabilité de la défenderesse pour rupture d’engagements ou pour déclarations fausses ou trompeuses ne saurait donc être engagée.
Expropriation
[104] La défenderesse plaide qu’il ne peut y avoir d’expropriation des droits des demandeurs étant donné que (i) les décisions de politique en matière de gestion des pêches du MPO sont inattaquables en droit et que (ii) les demandeurs n’ont pas un droit de propriété aux permis de pêche, ni un droit à un quota ou à une part prédéterminée du TAC (Chiasson).
(i) Immunité
[105] D’abord, les décisions contestées par les demandeurs sont des décisions de politique fondamentale élaborées en vue de donner un accès régulier à la pêche commerciale au crabe des neiges à divers groupes de pêcheurs et sont précisément des décisions typiques protégées de tout examen judiciaire si elles sont prises de bonne foi. La politique du MPO en matière de gestion des pêches à compter de 2003 visait à pondérer des facteurs politiques, sociaux et économiques de même que les intérêts de divers groupes de pêcheurs ainsi que l'intérêt public. Bien que les demandeurs ne soient pas d’accord avec celle-ci, rien dans la preuve ne permet de conclure qu’elle a été prise de mauvaise foi.
[106] La défenderesse soutient que l’obligation du MPO en vertu de la Loi est de gérer et développer les pêches au nom de tous les Canadiens et dans l’intérêt public (Comeau’s Sea Food Ltd c Canada (MPO), [1971] 1 RCS 12 au para 37 [Comeau’s Sea Food]). Pour s’acquitter de ses obligations, le MPO élabore des politiques générales relativement aux allocations et à la répartition de la ressource entre pêcheurs. Ces politiques d’origine stratégique n’ont pas force de loi et ne peuvent être contestées (Carpenter Fishing Corp c Canada, [1998] 2 CF 548 aux para 28-29 [Carpenter]). Les permis de pêche, quant à eux, sont des outils que le MPO utilise pour s’acquitter de ses obligations aux termes de la Loi (Comeau’s Sea Food au para 37). Le MPO dispose d’un large pouvoir discrétionnaire, quasi absolu, de délivrer des permis (Comeau’s Sea Food aux para 31, 35-37) et une politique en matière de quotas ne peut entraver le MPO dans l’exercice de sa discrétion de délivrer des permis conformément à la Loi (Carpenter aux para 28-29). Tenir le MPO responsable des gestes allégués par les demandeurs entraverait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du MPO dévolu en vertu de la Loi et l’empêcherait de bien s’acquitter de ses obligations.
[107] De plus, l’État ne peut être tenu judiciairement responsable de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire d’un ministre parce que celui-ci est contraire à une politique antérieure (Carpenter aux para 28-29), à une entente alléguée (Pacific National Investments Ltd c Vancouver (Ville), 2000 CSC 64), à une promesse, une déclaration, un engagement quelconque ou encore parce que le résultat a un effet néfaste sur certains groupes. Par conséquent, en 2003, le MPO n’était lié par aucune conduite, entente ou politique antérieure et était tout à fait libre de délivrer des nouveaux permis ainsi que de répartir la ressource comme bon lui semblait.
[108] La défenderesse souligne également que le ministre n’est pas tenu de gérer la pêche en tenant compte uniquement des considérations scientifiques ou de conservation. Il n’est pas non plus tenu de respecter un avis ou une norme scientifique quelconque ni de donner préséance aux considérations scientifiques ou à celles liées à la protection de la ressource (Ward c Canada (PG), 2002 CSC 17 aux para 38-39). Il peut tenir compte de considérations d’ordre social, politique et économique et c'est précisément ce qu'il a fait (Association des Senneurs du Golf Inc c Canada (MPO), [1999] ACF 1449 [Assoc Senneurs du Golf]).
(ii) Aucun droit de propriété
[109] La défenderesse argumente qu’un permis de pêche et les privilèges qui y sont rattachés n’existent que par leur création en vertu de la législation sur les pêches. Ils ne confèrent pas de droits de propriété sur le « poisson » en mer et les demandeurs n’ont pas droit à une part prédéterminée du TAC (Chiasson au para 28). Le « poisson » est une ressource publique qui appartient à tous les Canadiens. C’est seulement une fois que le poisson est capturé qu’il devient la propriété du titulaire du permis (Saulnier au para 22).
[110] Bien qu’un permis de pêche puisse être considéré comme un « intérêt » ou « un profit à prendre », la Cour suprême a clairement précisé dans Saulnier que la détermination des droits et privilèges relatifs aux permis de pêche ne devait pas être interprétée comme une limite à la discrétion du ministre ni comme élargissant la portée des privilèges accordés aux titulaires des permis en vertu de la Loi et des Règlements.
[111] D’autant plus que les permis de pêche et conditions qui s’y rattachent expirent à chaque année. La Loi et les Règlements ne donnent pas droit aux titulaires de recevoir un permis à chaque année, ni de recevoir celui-ci aux mêmes conditions, notamment en ce qui a trait à la quantité de « poisson » qui pourrait être capturée. Même si les permis ont été réémis à tous les ans et même si les permis avaient acquis une valeur commerciale et que le MPO a autorisé certains transferts ou réassignations de permis entre pêcheurs, les titulaires devaient quand même demander le renouvellement chaque année.
[112] Il est bien établi en droit que les pêcheurs n’ont pas des droits juridiques de recevoir la même allocation du TAC d’année en année (Chiasson au para 28; Carpenter aux para 37-39; Area Twenty Three Snow Crab Fisher's Assn c Canada, 2005 FC 1190 au para 44; Radil Bros Fishing Co Ltd c Canada (MPO), 2001 CAF 317 au para 36; Joys c Ministre du Revenu National, (1995) 128 DLR (4e) 385 aux pp 394 et 399; Molaison v Canada [1993] FCJ 1409 au para 57, Comeau’s Sea Food aux para 32-33, 36-37, 40 et 49; Joliffe c La Reine, [1986] 1 CF 511 à la p 520; Bennett (Re), [1998] 24 BCLR (2e) 246 à la p 3). Toute cause d’action invoquée par les demandeurs qui requiert la reconnaissance d’intérêts juridiques relativement aux permis, aux quotas ou à une part prédéterminée du TAC est vouée à l’échec. Il ne peut donc y avoir expropriation sans compensation ou appropriation illicite en l’espèce.
[113] De plus, lorsqu’il s’agit de l’expropriation d’un droit et non d’un bien, il faut que les demandeurs aient été totalement dépourvus de l’exercice du droit allégué pour avoir gain de cause (Manitoba Fisheries Ltd c La Reine, [1979] 1 RCS 101). Ici, seulement une partie des droits des demandeurs a été retranchée.
L’enrichissement sans cause
[114] Dans sa réplique, la défenderesse reconnaît qu’un enrichissement sans cause peut être négatif. Cependant, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, l’enrichissement doit être lié à une dépense que la défenderesse aurait autrement été légalement tenue d’engager (Peel (Municipalité régionale) c Canada, [1992] 3 RCS 762 aux para 46, 55, 57 et 59). Or, le MPO n’a pas l’obligation légale de développer des programmes ou des activités de recherches scientifiques. En ce qui a trait aux pêcheurs de homard et de poissons de fond de la zone 18 et les groupes Autochtones, le MPO n’avait pas d’obligation légale de leur allouer une part du TAC.
[115] La défenderesse soumet que s’il existe un appauvrissement, ce dernier n’est pas corrélatif. Ce n’est pas parce que les demandeurs prétendent avoir été affectés par l’enrichissement allégué qu’il faut conclure à leur appauvrissement. La question n’est pas de savoir si l’utilisation de la ressource ou l’attribution d'une partie du TAC à des tiers a eu pour effet d’appauvrir les demandeurs, mais plutôt de savoir si les demandeurs ont fait une contribution au MPO par laquelle ce dernier s’est enrichi ou encore si le MPO avait une obligation légale de donner aux demandeurs une plus grande part du TAC que celle qu’ils ont reçue.
[116] La défenderesse rappelle que les demandeurs n’ont aucun intérêt juridique reconnu en ce qui a trait aux permis, aux quotas ou à une part prédéterminée du TAC. Ainsi, les demandeurs ne pourraient pas prouver que l’enrichissement allégué de la défenderesse a été fait à leur détriment. Ils ne pourraient pas non plus démontrer l’appauvrissement correspondant étant donné que ce ne sont ni les demandeurs, ni leurs associations qui ont payé le MPO ou fourni les services en question, mais plutôt des tiers.
[117] Même si un enrichissement sans cause était établi suite à un procès, il y aurait des motifs de refuser la compensation à cause du changement de situation. Le MPO n’a pas conservé de bénéfices, ceux-ci sont passés directement aux autres groupes de pêcheurs. Les sommes perçues pour soutenir les activités de recherches scientifiques visées dans Larocque et Assoc des Crabiers ont toutes été affectées aux programmes de recherches et d’activités de gestion auxquels ces sommes étaient destinées. Il y a donc des raisons d’exempter la défenderesse de l'obligation de compenser (Garland au para 37).
Faute dans l’exercice d’une charge publique
[118] La défenderesse rétorque que les demandeurs se devaient d’établir un manquement de la part de la défenderesse à une obligation qui lui incombait à leur endroit, sans quoi il ne peut y avoir de responsabilité délictuelle (Odhavji au para 29).
[119] La question pertinente consiste à se demander si le MPO avait une obligation de donner aux demandeurs une portion fixe du TAC année après année. L’on ne saurait répondre à cette question que par la négative.
[120] En ce qui concerne le délit invoqué par les demandeurs suivant l’affaire Odhavij, la catégorie «B » de ce délit requiert plus spécifiquement que le fonctionnaire agisse dans le cadre de ses fonctions de manière illégitime et délibérée, qu’il soit conscient du caractère illégitime de sa conduite ainsi que de la probabilité d’un préjudice à l’égard des demandeurs. Ces derniers doivent donc démontrer que le préjudice subi est en lien direct avec une conduite délictuelle. La défenderesse ajoute que la simple connaissance du fonctionnaire du caractère illégal de son geste n’est pas suffisante pour conclure à la faute dans l’exercice d’une charge publique. Les demandeurs doivent prouver un élément de mauvaise foi ou de malhonnêteté (Odhavij au para 28).
[121] Elle prétend qu’un fonctionnaire peut de bonne foi prendre une décision qu’il sait être préjudiciable à certains membres du public (Odhavij au para 28) mais possède la liberté d’agir à l’encontre des intérêts personnels de certains citoyens afin de privilégier d’autres groupes. Cela est particulièrement reconnu en matière de pêches pour la répartition des quotas ou partie du TAC entre les différents groupes de pêcheurs. Par exemple, le MPO peut favoriser un groupe par rapport à un autre (Assoc Senneurs du Golf au para 25) et il est compréhensible que certains pêcheurs perdront plus que d’autres (Carpenter au para 39).
[122] Dans la cause à l'étude, les actes reprochés visent des fonctionnaires du MPO de trois ministères différents à divers moments entre 2003 à 2008. Ces actes seraient donc plutôt institutionnels, collectifs et non personnels, contrairement à ce qui s’est produit dans Roncarelli c Duplessis, [1959] SCR 122. Les demandeurs n'ont prouvé aucune mauvaise foi ni intention malveillante à leur endroit.
[123] Les fonctionnaires n’ont pas agi de manière illégitime et délibérée. Il n’y a rien d’illégitime ou d’illégal pour le MPO d’intégrer les Autochtones à la pêche au crabe, les associations ou pêcheurs de poissons de fond et de homards ainsi que les pêcheurs de la zone 18 dans le partage de la ressource. Le MPO n’a pas reçu de prestation de services ni d’argent de ces groupes. Même en présence d’une illégalité reconnue dans Larocque et Assoc des crabiers acadiens, cela est insuffisant pour faire la démonstration d’un élément de mauvaise foi.
[124] Étant donné que les demandeurs n’ont pas d’intérêt juridique reconnu aux permis de pêche, à un quota ou à une part prédéterminée du TAC, la probabilité d’un préjudice pour les demandeurs est insuffisante à elle seule pour remplir les critères de l'existence d’un délit.
[125] Les mesures de conservations, comme la rationalisation, n’ont pas été imposées aux demandeurs, mais plutôt à des tiers. Pareillement, les sommes payées et la prestation de services visées dans Larocque et Association des crabiers ont été payées par des pêcheurs d'autres groupes et non par les demandeurs. Les demandeurs n’ont aucune qualité d'agir pour ces tiers.
Conclusion de la défenderesse
[126] La défenderesse précise que dans Kimoto aux paras 12-13, il a été reconnu que le MPO a la tâche colossale de gérer, de développer, et de conserver les pêches, lesquelles constituent une ressource qui appartient à l’ensemble de la population canadienne. Les décisions relatives à la conservation et à la gestion de la ressource doivent nécessairement viser à trouver un équilibre entre des intérêts divergents. Les questions visant à définir les droits ou intérêts relatifs aux permis de pêche ont déjà été traitées par les tribunaux et ne méritent pas d’être réexaminées (Comeau’s Sea Food, Carpenter et Kimoto).
[127] Enfin, la défenderesse est d’avis que les demandeurs ont déjà été indemnisés par le Conseil du Trésor pour l’intégration des Autochtones, ce qui empêche les réclamations ultérieures sur les mêmes faits en lien avec l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985 c C-50. Le 29 mars 2006, le MPO a mis sur pied un programme d’assistance financière disponible aux pêcheurs détenteurs de permis dans la zone 12 à l’époque pour réduire l’impact qu’aurait pu avoir l’intégration des Autochtones en 2003. Ceci s’applique, que les demandeurs aient participé ou non au programme de rachat volontaire des permis de pêche. Tous les demandeurs qui étaient titulaires de permis inscrits à l’époque pertinente, ont tous participé au programme et ont reçu une somme variant entre 200 000 $ et 350 000$.
Analyse et détermination
[128] En se référant aux Règles, aux critères établis par la jurisprudence lorsqu'il s'agit d’une requête en jugement sommaire (voir paras 51 à 58) ainsi qu’à la preuve soumise par les parties, la Cour rejette la requête de la défenderesse pour les motifs qui suivent.
[129] La Cour n'est pas convaincue que la défenderesse a établi de façon claire et précise que les questions litigieuses soulevées dans la présente cause peuvent être tranchées convenablement à partir des éléments de preuve qu'elle a déposés avec sa requête (Trevor Nicholas au para 44). Il demeure de grandes ambiguïtés et lacunes concernant la trame factuelle et l’historique des relations entre le MPO et les demandeurs.
[130] La preuve est contradictoire à certains égards et il est impossible pour la Cour de trancher les questions en litige (paragraphe 216(6) des Règles; Granville au para 8 citant Pallman Maschinenfabrik et Sears). La Cour estime qu’il serait injuste de priver les demandeurs de la possibilité de se faire entendre lors d’un procès, car les arguments qu'ils ont soulevés sont loin d'être douteux et ils méritent un examen plus approfondi (Trevor Nicholas au para 44). La Cour n'est pas convaincue que les réclamations des demandeurs n'ont aucune chance de succès (Lameman au para 11).
[131] À titre d’exemple, la défenderesse plaide que les demandeurs ont été indemnisés en totalité pour l'impact négatif de l'intégration des Autochtones à la pêche au crabe des neiges. La réponse à la question 7 de l'interrogatoire écrit des demandeurs n'est pas concluante pour servir d'assise à l'énoncé de la défenderesse sur cette question. Dans un premier temps, la Cour ne sait pas quels demandeurs ont été indemnisés, ni quelle somme exactement a été déboursée. Aucune liste n'a été fournie. Dans un deuxième temps, le document sur lequel la défenderesse se base, soit l’« Entente d’aide financière afin de fournir l’accès au crabe des neiges aux Autochtones, zone 12, 18, 25/26 », n’est pas à ce point clair qu’il permettrait de déterminer si l'indemnisation était pour le passé ou pour l'avenir. Troisièmement, la Cour ne peut déterminer pour quelle portion du 35% retranché, les demandeurs auraient été indemnisés. La défenderesse ne s'est donc pas déchargée de son fardeau de preuve suivant Lameman, au para 12.
[132] Ensuite, la défenderesse a mis en garde la Cour relativement à l'interprétation que les demandeurs donnent à certains documents annexés à l'affidavit de M. Robert Haché. Or, plusieurs de ces documents proviennent du MPO. Comment la Cour peut-elle déterminer l'interprétation à leur donner sans avoir entendu les auteurs des documents? Il existe donc une controverse qui pourra être résolue au procès.
[133] La Cour est d'opinion que les tribunaux n'ont pas encore répondue à certaines des questions litigieuses soulevées ici. La présente requête ne permet pas d’apporter une réponse adéquate à de telles questions.
[134] Dans Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada v Maple Leaf Sports & Entertainment, 2010 FC 731 au para 15, la Cour a estimé qu’un procès constitue le mode habituel pour la résolution de véritables conflits. Toute personne qui fait une demande qui n’est pas frivole, vexatoire ou manifestement non fondée, a le droit d’obtenir sa « journée en Cour ». Un jugement sommaire peut avoir pour effet de priver complètement une partie de ce droit et la « justice exige que les prétentions qui soulèvent de véritables questions litigieuses susceptibles d’être accueillies soient instruites » (Lameman au para 11).
[135] La Cour n'a pas l'intention de se prononcer sur tous les éléments invoqués par les parties afin d'éviter d'influencer le juge qui entendra la cause au mérite, mais se limitera aux commentaires suivants afin d’appuyer la conclusion qu’il existe des questions litigieuses méritant la tenue d’un procès.
Mauvaise foi
[136] La défenderesse a raison de soulever l’obiter de la juge en chef McLachlin dans Elder Advocates of Alberta au para 78 (voir le paragraphe 100 de la présente décision) :
Le droit ne reconnaît pas la possibilité d'intenter une action indépendante pour mauvaise foi […] lorsqu'une autorité gouvernementale fait preuve de mauvaise foi dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, cet exercice peut, à juste titre, faire l'objet d'un contrôle judiciaire. En matière de responsabilité délictuelle, cet exercice constitue une faute dans l'exercice d'une charge publique […]. Le simple fait d'avoir agi de mauvaise foi ne donne pas lui-même ouverture à un droit d'action.
[137] Les demandeurs auront donc le fardeau de convaincre le juge qui entendra cette cause, que leurs allégations de mauvaise foi sont fondées et qu’elles ont un lien direct avec une faute délictuelle commise par les représentants de la défenderesse dans l’exercice d'une charge publique.
Attentes ou expectatives légitimes des demandeurs
[138] Les demandeurs reconnaissent que le MPO possède un pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 7 de la Loi en matière de gestion des pêches.
[139] La Cour d’appel fédérale s'est prononcée sur cette question dans South Yukon Forest aux para 78-79 :
Pour l'essentiel, la décision de la Cour fédérale donne effet aux attentes de fond de South Yukon et Liard Plywood, attentes à l'égard desquelles les fonctionnaires du ministère auraient donné des encouragements et selon lesquelles un contrat de récolte de bois à long terme serait octroyé à South Yukon et Liard Plywood et les autoriserait à récolter les quantités de bois nécessaires à la survie de la scierie de Watson Lake.
Il est bien établi qu'il n'est pas possible d'intenter une action pour donner effet à des attentes de fond et à l'égard desquelles des fonctionnaires ont donné des encouragements (Association des résidents du vieux St-Boniface Inc. c Winnipeg (Ville), [1990] 3 RCS 1170, à la p 1204 ; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada, [1991] 2 RCS 525, à la p 557; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, au para 26.
[140] Le juge qui sera désigné pour entendre les parties aura à déterminer si cette cause de la Cour suprême s'applique aux circonstances spéciales ici après avoir examiné l'historique entre le MPO et les demandeurs. En d'autres mots, est-ce qu'avant la décision du 2 mai 2003, les demandeurs qui avaient contribué de façon substantielle aux activités du MPO, pouvaient raisonnablement s'attendre à ce que ce dernier reconnaisse certaines de leurs attentes ou expectatives?
L’expropriation des droits de pêche des demandeurs
[141] Plusieurs questions litigieuses nécessitent la tenue d'un procès relativement à la prétention des demandeurs à l'effet que le MPO a procédé à l'expropriation de leurs droits de pêche. La jurisprudence n'a pas encore déterminé de façon précise quels sont les droits d'un pêcheur qui voit son permis renouvelé d'année en année. D’un côté, on reconnaît que le MPO possède un large pouvoir discrétionnaire de délivrer des permis et qu’il doit gérer la ressource au nom de tous les Canadiens (Comeau’s Sea food aux para 31, 35-37). D’ailleurs, dans Chiasson au para 28, la Cour s’appuie sur Comeau’s Sea food pour dire que « les intimés n'avaient pas droit à un pourcentage déterminé du TAC ».
[142] De l'autre côté, bien que « la mise en œuvre d’une politique en matière de quotas est une décision discrétionnaire qui tient de la mesure législative ou stratégique » et que « le MPO est libre d’indiquer le genre de considérations qui, de façon générale, le guideront pour attribuer des quotas », le tout demeure néanmoins conditionnel à ce que le MPO n’entrave pas son pouvoir discrétionnaire par des éléments tels que « la mauvaise foi, le non-respect des principes de justice naturelle, la prise en compte de considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi » (Carpenter para 28 citant Maple Lodge Farms c Canada, [1982] 2 RCS 2) [Maple Lodge Farms] ou si le Ministre « a agi de façon irrégulière ou totalement déraisonnable ou qu'il a commis une erreur de droit » Kozarov c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866; Getkate c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965; Grant c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 958; Holmes c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 112; Duarte c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 602.
[143] Ainsi, s’il est vrai que « l’imposition de quotas est rarement sinon jamais une situation où tout le monde gagne » (Carpenter au para 39) et que le MPO n’est pas tenu de choisir la meilleure formule de distribution des quotas, ni la plus sage ou la plus logique (Carpenter au para 41), il n’en demeure pas moins qu’il existe plusieurs bases sur lesquelles les demandeurs peuvent s’appuyer pour réfuter l’immunité du MPO. Il est également à noter que les demandeurs ne visent pas le rétablissement des quotas, ni une nouvelle formule du partage du TAC mais bien une indemnisation pour le 35 % qui leur a été retranché durant les années 2003 à 2008.
[144] D’ailleurs, le juge Décary dans Larocque au para 13 a qualifié de la façon suivante la décision du Ministre sur laquelle il s'était approprié une partie de la ressource pour financer ses engagements:
[…] quand le Ministre a décidé de payer un contractant avec le produit de la vente de crabes des neiges, il payait avec des biens qui ne lui appartenaient pas. Payer à même le bien d'autrui est un acte à tout le moins extraordinaire que l'Administration ne saurait poser à moins d'y être autorisée par une loi ou par un règlement dûment adopté. Un tel geste, à sa face même, se rapproche d'une expropriation des ressources halieutiques ou d'une taxe sur celles-ci aux fins de financer les engagements de l'État (soulignement de la Cour).
[145] De même dans Assoc des crabiers acadiens au para 6, le juge Martineau a conclu qu’ « […] en retranchant une allocation de 480 tm du TAC, le ministre a privé chaque détenteur de permis de cette part du TAC et leur a imposé indirectement une redevance additionnelle ». Au para 8 il a ajouté :
Tel qu'il a été décidé récemment par la Cour d'appel fédérale dans l'affaire Larocque c Canada (ministre des Pêches et des Océans), [2006] A.C.F. no 985, 2006 CAF 237, le ministre n'a tout simplement pas le pouvoir en vertu de la Loi de financer les recherches scientifiques du MPO à même la vente de crabe des neiges, et je ne vois aucune raison particulière pour ne pas arriver à la même conclusion dans le cas du financement des activités supplémentaires du MPO ayant fait l'objet de l'entente conclue en avril 2005 avec l'APPFA. En l'espèce, le ministre a alloué à l'APPFA le contingent de 480 tm de crabe des neiges qu'il s'est illégalement approprié pour financer les activités supplémentaires du MPO. Il s'ensuit que le ministre a outrepassé sa compétence en vertu de la Loi en délivrant pour l'année 2005 un permis de pêche au crabe des neiges à l'APPFA en échange du versement d'une somme de 1 900 000 $ devant servir à financer les activités supplémentaires du MPO, à même les sommes d'argent que l'APPFA a, à son tour, obtenu des détenteurs de permis ayant été désignés comme opérateurs sous le permis de l'APPFA (soulignement de la Cour).
[146] Dans Saulnier au para 14, la Cour suprême du Canada a écrit :
[…] le fait est que la stabilité du secteur de la pêche dépend du renouvellement prévisible des permis par le ministre année après année. Peu de pêcheurs s'attendent à rembourser leurs emprunts grâce aux revenus d'une seule année de pêche. Dans un secteur où la possession de l'un des rares permis disponibles constitue un préalable à la participation aux activités, la valeur des autres actifs liés à la pêche est tributaire de la détention d'un permis.
[147] Elle a précisé que « le permis représente davantage qu’un simple permis d’exercer une activité qui autrement serait illégale. Il constitue un permis auquel se rattache un intérêt propriétal sur le fruit des efforts de pêche » (Saulnier au para 22). Le permis de pêche « […] constitue indiscutablement un élément d’actif commercial très important » et « […] le marché attribue une valeur marchande élevée à ce qui pourrait autrement être considéré comme un droit « transitoire et éphémère » (Saulnier aux para 23-24).
[148] Dans cette cause au para 43, la notion de « faisceau de droits » est mentionnée de la façon suivante:
[…][l] e titulaire acquiert le droit de participer à des activités de pêche exclusive en conformité avec les conditions fixées par le permis et, ce qui est de toute première importance, un droit propriétal dans les poissons sauvages capturés en vertu de ce permis et dans les revenus tirés de leur vente. Bien que ces éléments ne correspondent pas entièrement à la totalité des droits nécessaires pour que quelque chose soit considéré comme un "bien" en common law, la question à résoudre est celle de savoir (même sans tenir compte du débat sur les perspectives de renouvellement) s'ils suffisent pour que le « faisceau de droits » que l'appelant Saulnier possédait effectivement soit considéré comme un bien pour l'application des lois (soulignement de la Cour).
[149] Cette notion de « faisceau de droits » est reprise dans Haché au para 13, soit une cause postérieure à Chiasson. Dans Haché, la Cour explique aux para 27-28:
De plus, le permis de pêche ne confère aucun droit acquis à son titulaire (paragraphe 16(2) du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53) (le Règlement) et le MPO peut le suspendre ou le révoquer, entre autres s'il constate un manquement à ses dispositions (article 9 LSLP).
Sans doute, la LSLP limite les droits du titulaire d'un permis de pêche quant à sa durée, au lieu et aux modalités de son exercice (ensemble, les conditions du permis), mais il n'en demeure pas moins que la réalité commerciale dans ce secteur d'activité est à l'effet que les permis seront renouvelés, d'une année à l'autre, et que la politique ministérielle protégera ceux qui détiennent déjà des permis (soulignement de la Cour).
[150] Alors, d'un côté, la défenderesse s'appuie sur le para 28 dans Chiasson pour plaider que les demandeurs n'ont pas droit à un pourcentage déterminé du TAC et de l'autre côté, les demandeurs affirment que la Cour suprême et la Cour fédérale d'appel ont reconnu l'existence d’un « faisceau de droits » pour les détenteurs de permis de pêche.
[151] Il est intéressant de mentionner qu'après avoir déterminé que les intimés (dont plusieurs sont des demandeurs ici) n'avaient pas droit à un pourcentage déterminé du TAC, le juge Nadon au para 38 dans Chiasson suggère que si les intimés désirent réclamer le montant versé à un tiers, ils doivent prendre une action en Cour fédérale. Les demandeurs rétorquent alors que c'est exactement ce qu'ils ont fait dans la présente cause.
[152] La Cour considère donc que les questions litigieuses suivantes méritent la tenue d'un procès :
1. Les demandeurs possèdent-ils en l’espèce un «faisceau de droits » relié à leurs permis suivant Saulnier (para 36) ou un droit de participer à des activités de pêche exclusive selon les conditions du permis, Haché au para 13?
2. Si oui, le MPO en a-t-il exproprié une partie par sa décision du 2 mai 2003?
3. Si la réponse à la deuxième question est affirmative, est-ce que les demandeurs ont le droit d'être indemnisés malgré la compensation qu'ils ont reçue?
4. La défenderesse est-elle justifiée de soulever l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif pour contrer les causes d'action des demandeurs énoncées dans leur déclaration amendée (cinquième)?
[153] Ces questions ne lient aucunement le juge qui sera désigné pour entendre les parties au mérite. Il pourra à sa discrétion les mettre de côté, les modifier, les scinder, les reformuler ou en rajouter d'autres selon la preuve qui lui sera présentée.
[154] Les parties ont demandé conjointement à la Cour la possibilité de faire des représentations au sujet des dépens. La Cour aurait été d'accord que les parties fassent valoir leur point de vue à ce sujet si la requête avait été accueillie ou que la Cour avait déterminé qu'il y avait eu abus de procédures de la part de la défenderesse.
[155] Compte tenu de la conclusion à laquelle en est arrivée la Cour, cette dernière, dans l'exercice de sa discrétion, considère qu'une somme globale à titre de frais est tout à fait appropriée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que:
1. La requête en jugement sommaire de la défenderesse soit rejetée.
2. La défenderesse devra payer à titre de frais, une somme globale unique pour un montant de $10 000 en plus des déboursés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1271-07
INTITULÉ : ROLAND ANGLEHART SR. ET AL c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Fredericton, Nouveau-Brunswick
DATE DE L’AUDIENCE : Les 24, 25 et 26 septembre 2012
DATE DES MOTIFS : Le 18 octobre 2012
COMPARUTIONS :
Me Patrick Ferland, Me Bernard Jolin et Me David Quesnel
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Michel Turbide |
POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE)
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Me Paul Marquis, Me Edith Campbell et Me Toni Abinasr |
POUR LA DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Myles J. Kirvan, Sous-procureur général du Canada Halifax (Nouvelle-Écosse) |
POUR LA DÉFENDERESSE |