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Date : 20140709


Dossier : IMM-1677-13

Référence : 2014 CF 668

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

MUSTAFA JAMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée par monsieur Mustafa Jama (le demandeur) d'une décision d’une agente principale d'immigration, C. Kratofil, (l'agente) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), rejetant la demande d'examen des risques avant renvoi (demande d'ERAR) du demandeur. L'agente a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution aux termes de l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou Loi), au risque d'être soumis à la torture aux termes de l'alinéa 97(1)a) de la LIPR ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités aux termes de l'alinéa 97(1)b) de la LIPR s'il était renvoyé dans son pays d'origine.

[2]                Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

I.                   Faits

[3]               Le demandeur, M. Mustafa Abdikarim Jama (alias Mustafa Abdikar Jama) est un citoyen de la Somalie. Il affirme appartenir à un clan minoritaire, les Ashrafs.

[4]               Le demandeur prétend qu'il a quitté sa ville natale de Kismayo en 2000 après que des militaires rivaux eurent transformé la ville en zone de guerre. Il est arrivé aux États­Unis, où il a demandé l'asile. Toutefois, il a été détenu aux États­Unis parce qu'il avait voyagé muni d'un titre de voyage frauduleux. Il a été libéré après huit mois de détention et a obtenu le retrait du statut de personne à renvoyer. Il a vécu au Minnesota jusqu'en 2003, puis est parti de lui‑même parce qu'il ne pouvait plus subvenir à ses propres besoins.

[5]               Le demandeur est rentré à Kismayo en septembre 2003 et s'est marié en décembre de la même année. Il a ouvert un atelier de confection sur mesure dans le marché de la ville. Il a eu un fils en 2005. Cependant, il allègue qu’en juillet 2008, il a été kidnappé par des militants d'un groupe de jeunes extrémistes, Al‑Shabaab, qui est associé à Al‑Qaïda, et détenu en vue de l’obtention d'une rançon. Le même jour, il a réussi à s'échapper avant que son épouse ne verse la rançon. Toutefois, dès qu'il est rentré chez lui, les ravisseurs se sont vengés en abattant son épouse.

[6]               Le demandeur a par la suite quitté la Somalie pour le Kenya et a séjourné dans ce pays pendant quelques semaines, jusqu'à son départ pour le Canada le 16 octobre 2008 muni d'un faux passeport kényan. Il a demandé l'asile le 13 novembre 2008, alléguant une crainte fondée de persécution en raison de sa race, puisqu’il affirme appartenir au clan minoritaire des Ashrafs, et en raison des opinions politiques qu'on lui attribue puisqu’il s'est opposé à des milices islamistes. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande d'asile du demandeur le 19 août 2010. Le commissaire de la SPR a conclu que le demandeur n'avait pas établi son identité ni un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention. Le demandeur a fait appel de la décision; toutefois, le contrôle judiciaire a été rejeté par la Cour fédérale le 14 juin 2011 (Jama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 696).

[7]               En juillet 2011, l'Agence des services frontaliers du Canada (l'ASFC) a signifié au demandeur une demande d'ERAR au titre de l'article 112 de la LIPR. Il est allégué que le demandeur dispose de ressources financières extrêmement limitées, même s'il n'est pas admissible à l'aide juridique de l'Ontario, et que, pour cette raison, il a présenté sa demande d'ERAR sans l'aide d'un avocat. C'était la première fois qu'il présentait une demande d'immigration, et il a moins d'une dixième année d'études. Le 10 janvier 2013, une décision défavorable a été rendue.


II.                Décision visée par le contrôle

[8]               L'agente a conclu qu'il existait moins qu’une simple possibilité que le demandeur soit exposé à la persécution en Somalie aux termes de l’article 96 de la LIPR. Elle a aussi conclu qu'il n'existe pas de motifs sérieux de croire que le demandeur serait exposé à un risque de torture, pas plus qu'il n'existe de motifs raisonnables de croire qu'il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités aux termes de l'article 97 de la LIPR.

[9]               L'agente a souligné que la SPR avait conclu que le demandeur n'avait pas établi son identité à titre de ressortissant de la Somalie ni de membre du clan des Ashrafs. Malgré le fait que la SPR a reconnu que les pièces d'identité sont rares en Somalie, le demandeur a auparavant vécu et travaillé aux États­Unis. Pour cette raison, il n'est pas raisonnable qu'il n'ait rien fait pour obtenir de l’information des autorités américaines ou de la boucherie où il a travaillé pendant deux ans. La SPR a conclu qu’il s’agissait d’incohérences et a tiré des inférences défavorables quant à la crédibilité du demandeur.

[10]           L'agente a reconnu que [traduction] « les conditions qui règnent en Somalie sont moins qu'idéales » et qu’elles [traduction] « se sont détériorées depuis la conclusion tirée par la SPR  […] ». L'agente a cité l'extrait suivant des Country Reports on Human Rights Practices pour la Somalie du Département d'État des États­Unis de 2011 :

[traduction] Les exactions liées aux conflits, y compris les assassinats, les déplacements et la restriction de l'aide humanitaire, continuent d'avoir de graves répercussions pour les civils. Selon les Nations Unies, le pays compte 1,36 million de personnes déplacées, et 955 000 personnes se sont réfugiées dans d'autres pays, essentiellement à cause du conflit, de la famine et de la sécheresse. Quelque 300 000 réfugiés somaliens se sont rendus au Kenya, en Éthiopie, à Djibouti et au Yémen pendant l'année. Il n’y a pour ainsi dire pas de règle de droit. Al‑Shabaab contrôle la plupart des régions du Sud et du Centre, où l’organisation a commis des violations des droits de la personne, dont l’assassinat, la torture, la restriction de l'aide humanitaire et l'extorsion. Le 6 août, Al‑Shabaab s'est retirée de la plupart des quartiers de Mogadishu, mais, dans les mois qui ont suivi, elle a continué d'attaquer la ville.

[11]           L'agente a toutefois souligné que les observations fournies par le demandeur décrivent les conditions générales régnant dans le pays et que celui‑ci n'était mentionné dans aucun article. Le demandeur n'a pas non plus expliqué ce que ces observations pouvaient apporter dans l'appréciation des risques personnalisés et futurs auxquels il serait exposé.

[12]           L'agente a conclu que rien dans les éléments de preuve ne démontrait que le demandeur serait exposé à un risque en Somalie outre celui auquel la population en général est exposée. Elle a conclu que le demandeur n'avait pas démontré l’existence d’un lien entre sa situation personnelle et l'un des motifs prévus par la Convention ou qu’il serait exposé à un risque auquel le reste de la population du pays n’était pas exposée.

III.             Questions en litige

[13]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions qui suivent :

A.                Quelle est la norme de contrôle qui s'applique?

B.                 L'agente a‑t‑elle commis une erreur en n'effectuant pas une appréciation du profil de risque objectif du demandeur au moyen de documents récents accessibles au public?

IV.             Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle qui s'applique?

[14]           Le demandeur affirme que la question essentiellement soulevée en l'espèce est celle qui consiste à savoir si l'agente a commis une erreur en omettant d'apprécier un risque apparent au dossier facile à vérifier ou au moyen de sources documentaires. Selon le demandeur, l'agente a omis de reconnaître le risque que courent les Somaliens dits « occidentalisés » s'il devait retourner dans le territoire contrôlé par Al‑Shabaab ou de tirer des conclusions à ce sujet Invoquant la décision du juge Rennie dans Varga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 494, l'avocat du demandeur soutient que cette omission équivaut à un manquement à l'équité procédurale et commande l’application de la norme de contrôle de la décision correcte.

[15]           Je ne peux pas souscrire à cet argument. Même en supposant que le défaut d'examiner un motif ou de se pencher sur la question du risque de persécution peut équivaloir à un manquement à l'équité procédurale, la Cour n'est pas saisie d'un tel cas en l'espèce. Le risque auquel le demandeur pourrait être exposé à titre de Somalien « occidentalisé » n'a pas été soulevé dans les observations et ne ressortait pas manifestement à la lecture du dossier. Il peut être déraisonnable que la Commission n'ait pas abordé ce risque dans son appréciation du risque objectif du demandeur, question qui sera examinée dans la section suivante des présents motifs; toutefois, je ne crois pas que cela équivaut à un manquement à l'équité procédurale : voir Ameeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 373, aux paragraphes 20 et 21.

[16]           Il est bien établi que l'appréciation des prétentions fondées sur les articles 96 et 97 de la LIPR est une question mixte de fait et de droit et commande l’application de la norme de la raisonnabilité : voir A.B. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 394; Casteneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1012. Pour ces raisons, la Cour n'interviendra pas si la décision de l'agente est transparente, justifiée et appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.

B.                 L'agente a‑t‑elle commis une erreur en n'effectuant pas une appréciation du profil objectif de risque du demandeur au moyen  de documents récents accessibles au public?

[17]           Il est reconnu en droit que l'ERAR fait intervenir l'obligation indépendante et fondamentale de l'État de ne pas refouler les demandeurs d’asile là où les attendent la torture, la persécution et d'autres sorts inadmissibles. Il est clair que quand le législateur a adopté le processus d'ERAR, c’était dans l’intention de respecter les engagements nationaux et internationaux du Canada à l'égard du principe de non‑refoulement : voir Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, au paragraphe 40; Revich c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 852, au paragraphe 14; Solis Perez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 663, au paragraphe 23, confirmé par 2009 CAF 171; Ragupathy c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1370, au paragraphe 27. Par conséquent, un agent d'ERAR ne peut pas limiter ou restreindre son analyse aux seuls arguments soulevés par le demandeur, voire aux seuls éléments de preuve présentés.

[18]           Par exemple, il incombe aux agents de consulter les rapports récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays, même lorsqu'ils n'ont pas été produits par les demandeurs : Rizk Hassaballa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 489, au paragraphe 33; Reis Lima c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 222, au paragraphe 13; Kulasekaram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 388, au paragraphe 42; John c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088, au paragraphe 37; Jessamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 20, au paragraphe 81. Je conviens avec l'avocat du demandeur que, pour que la Cour fasse montre de déférence à l’égard des conclusions d’un agent d'ERAR dans le cadre d’un contrôle judiciaire, elle doit être convaincue que l'expertise de l'agent d'ERAR repose sur des recherches dignes de ce nom et sur la connaissance des conditions régnant dans le pays où le demandeur serait renvoyé. Une telle approche est également conforme au Guide du HCRNU selon lequel « la tâche d'établir et d'évaluer tous les faits pertinents [sera] menée conjointement par le demandeur et l'examinateur » : Guide de procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut de réfugié, HCR/IP/4/Fre/REV.1, réédité, Genève, Janvier 1992, HCRNI 1979.

[19]           Il incombe aussi aux agents d'ERAR de prendre en compte les motifs de risques qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils n’ont pas été soulevés par le demandeur : Viafara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1526, aux paragraphes 6 et 7. On peut retracer l'origine de cette obligation au jugement charnière de la Cour suprême dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, où la Cour a unanimement statué (aux paragraphes 745 et 746) : « [u]n demandeur n'est pas tenu d'identifier les motifs de persécution. Il incombe à l'examinateur de déterminer si les conditions de la définition figurant dans la Convention sont remplies; habituellement, il y a plus d'un motif applicable ».

[20]           Une telle obligation ne disparaît pas même si le demandeur n'est pas jugé crédible. La Cour a statué que les agents doivent quand même apprécier les facteurs personnels qui peuvent objectivement être relevés ou vérifiés afin d'établir si le profil d'un demandeur l’exposerait à un risque à son retour dans son pays. Cette approche a été adoptée, par exemple, par le juge Mactavish dans Bastien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 982 :

[8] Le fait que la Commission n’ait pas cru le récit de Mme Bastien ne met cependant pas fin à l’affaire, puisque Mme Bastien déclare aussi courir des risques en Haïti parce qu’elle est une femme […]

[10] La demande subsidiaire de Mme Bastien était basée sur sa condition de femme haïtienne et sur le fait qu’elle était une Haïtienne qui reviendrait de l’étranger. Le fait que la Commission ait conclu qu’elle n’était pas crédible relativement aux faits qui sous‑tendent la partie de sa demande fondée sur ses activités politiques et celles de son partenaire n’était pas pertinent quant à cet aspect de sa demande.

[11] Étant donné que les faits suivants ne sont pas contestés : Mme Bastien est en fait une Haïtienne, si elle retournait en Haïti elle reviendrait de l’étranger; ici, la question que la Commission devait se poser dans son analyse n’était pas de savoir si le récit de Mme Bastien sur sa persécution passée était crédible.

[12] Les questions que la Commission aurait dû plutôt se poser relativement à cet aspect de la demande de Mme Bastien étaient de savoir s’il existait une preuve documentaire ou d’autres types de preuve dont la Commission pouvait prendre connaissance sur l’existence d’une persécution généralisée en Haïti envers les femmes. De plus, la Commission aurait dû examiner si, en général, les femmes en Haïti de même que celles qui reviennent en Haïti de l’étranger constituent des groupes sociaux particuliers.

[21]           Je conviens aussi avec l'avocat du demandeur qu’il existe en l'espèce des raisons supplémentaires d’imposer une obligation accrue à l'agente. Premièrement, le demandeur a rempli sa demande sans l'aide d'un avocat et, comme il est indiqué dans Hillary c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CAF 51, au paragraphe 34, « [s]i elle n’est pas représentée, la personne peut ne pas être en mesure de participer efficacement au processus décisionnel, en particulier lorsqu’elle affronte un adversaire plus puissant, comme un ministère ». Deuxièmement, la demande d'ERAR a été tranchée 18 mois après sa présentation et, pour cette raison, l’agente aurait dû être très consciente que les documents relatifs aux conditions régnant dans le pays figurant au dossier pouvaient être désuets. Lorsque le gouvernement exerce son droit conféré par la loi de retarder la prise d'une décision à l’égard d’un ERAR, il ne peut laisser de côté son obligation constitutionnelle de veiller à ce que la décision ne soit pas périmée ou illusoire quand elle est enfin rendue. Troisièmement, le demandeur est originaire d'un pays très dangereux. La Somalie ne fait pas partie des pays d'origine énumérés à l'article 109.1 de la LIPR, mais une suspension temporaire des mesures de renvoi au titre de l'article 230 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 est en vigueur à l’égard de certaines régions du pays (excluant la région d'origine du demandeur), ce qui atteste de la dangerosité du pays et du fait que « l'ensemble de la population civile [est exposée] à un risque généralisé ». En fait, l'agente a reconnu que les conditions régnant dans le pays s'étaient aggravées depuis le prononcé de la décision de la SPR. Par conséquent, l'obligation du gouvernement à l'égard du non‑refoulement atteint son plus haut degré, et l'agente aurait dû s'assurer d’apprécier tous les motifs de risque possibles. Enfin, un certain nombre de modifications importantes ont été apportées à la LIPR depuis la présentation de la demande d'ERAR, ce qui fait que le demandeur ne peut plus présenter une nouvelle demande d'ERAR immédiatement après le rejet de la première; il doit désormais attendre douze mois pour ce faire. Cela impose un fardeau encore plus lourd à l'agente quand il s'agit d'apprécier pleinement le risque couru par le demandeur avant le renvoi et d'examiner tous les motifs possibles en fonction des éléments de preuve les plus récents.

[22]           À la lumière de ce qui précède, je conviens avec l’avocat du demandeur que l’agente a commis une erreur en n’appréciant pas le profil de risque objectif du demandeur en fonction de rapports récents et accessibles au public. L’agente, en l’espèce, était saisie de quatre faits importants au sujet du profil du demandeur qui n’ont jamais été mis en doute ou contestés devant la CISR ou dans la décision d’ERAR : (i) il s’agit d’un homme; (ii) il a moins de 30 ans; (iii) il est de Kismayo, en Somalie; (iv) il a passé les cinq dernières années au Canada et a vécu au moins trois ans aux États­Unis avant d’arriver au Canada. L’agente n’a jamais exprimé le moindre doute quant au fait que le demandeur est originaire de Kismayo. Même en faisant abstraction de l’appartenance du demandeur à un clan minoritaire et de tout autre élément de risque énoncé dans son exposé circonstancié, la question pour l’agente restait la même : selon les renseignements récents et accessibles au public, le demandeur serait‑il exposé à des risques du fait de son profil objectif s’il rentrait en Somalie?

[23]           Un examen des documents récents et accessibles au public sur les conditions régnant dans le pays montre que Kismayo est sous le contrôle des militants d’Al‑Shabaab depuis que le demandeur a quitté la Somalie, en 2008. En fait, l’agente a consulté les Country Reports on Human Rights Practices for Somalia du Département d’État des États­Unis pour rendre sa décision. Le rapport offre quantité d’information attestant que la ville est depuis longtemps aux mains d’Al‑Shabaab. Il fait aussi état d’un long conflit armé au cours des quatre mois précédant la décision de l’agente alors que les troupes du gouvernement fédéral de transition et de l’Union africaine cherchaient à déloger Al-Shabaab.

[24]           Étant donné que le demandeur était un jeune homme que l’on voulait le renvoyer dans un territoire contrôlé par Al‑Shabaab ou le faire transiter par un tel territoire après qu’il eût passé de nombreuses années en Occident, l’agente aurait dû être consciente qu’elle devait apprécier un motif de risque alarmant. En fait, des tribunaux internationaux et nationaux ont statué que renvoyer des hommes occidentalisés dans le territoire contrôlé par Al‑Shabaab en Somalie ou les faires transiter par ce territoire expose ceux-ci à des risques extrêmes. La Cour européenne des droits de l’homme a deux fois affirmé que le renvoi en Somalie pose un risque particulier et intolérable aux hommes occidentalisés qui sont susceptibles de faire l’objet de représailles de la part d’Al‑Shabaab : Sufi et Elmi c Royaume‑Uni (Nos 8329/07 et 11449/0), Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, 28 juin 2011, aux paragraphes 273 à 277; Hirsi et Others c Italie (No 27765/09), Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, février 2012, aux paragraphes 150 et 151.

[25]           Je conviens avec l’avocat du demandeur que ces faits objectifs dont l'agente était saisie auraient dû faire ressortir la nécessité d'une appréciation aux termes de l'article 97 en l'espèce. Le demandeur est un jeune homme qui a vécu en Occident pendant au moins neuf ans depuis l'an 2000, et il a fui Kismayo la même année qu’Al‑Shabaab a pris le contrôle de la ville. L'agente a commis une erreur en n'abordant pas ou en n'appréciant pas le risque de quelque façon que ce soit. Peu importe que la SPR n'ait pas été convaincue de l'identité du demandeur et de son appartenance au clan des Ashrafs Le profil du demandeur, fondé sur des caractéristiques objectives et vérifiables, justifiait que l’on évalue ce risque. Cela ne veut pas dire que l’agente devait nécessairement conclure qu’il existait un risque personnalisé, mais elle était tenue d'examiner ce risque, même si le demandeur ne l’avait pas soulevé expressément.

[26]           L'avocat du défendeur a soutenu que le demandeur avait présenté [traduction] « de nouveaux éléments de preuve » à l'étape du contrôle judiciaire, étant donné que l'information n'avait pas été fournie à l'agente d'ERAR. Cet argument est déplacé. Pour que la Cour soit en mesure d'apprécier le caractère raisonnable de la façon dont l'agente s'est acquittée de son obligation de mener une recherche actualisée sur les conditions régnant dans le pays, le demandeur doit avoir la possibilité de démontrer que celle‑ci a omis de prendre en compte des conditions manifestes et patentes observées dans le pays. Les nouveaux éléments de preuve figurant dans le dossier du demandeur ont tendance à montrer que la ville natale de Kismayo du demandeur est sous le contrôle d’Al‑Shabaab depuis 2008, et que des tribunaux internationaux et nationaux ont statué que le renvoi d'un ressortissant Somalien occidentalisé dans un territoire contrôlé par Al‑Shabaab, ou le transit par ce territoire, expose celui‑ci à un risque sérieux à sa vie. Ces éléments de preuve étaient par conséquent admissibles pour la fin limitée de l'appréciation de la façon dont l'agente s'est acquittée de son obligation de mener une recherche indépendante et à jour sur les conditions régnant dans le pays et ne font que corroborer ce qui figurait clairement dans les documents dont elle disposait, comme le Cartable national de documentation sur la Somalie de la CISR ou les Country Reports on Human Rights Practices for Somalia du Département d'État des États-Unis pour 2011.

[27]           À la lumière de tout ce qui précède, la décision de l'agente doit être annulée. L'agente était tenue d'évaluer le risque objectif auquel était exposé le demandeur, et le demandeur était en droit de bénéficier d'une telle appréciation avant son renvoi. Le demandeur ne peut pas être renvoyé dans un pays aussi violent que la Somalie sans que soient évalués les risques auxquels il serait exposé en raison de son profil. Il n'entre pas dans la tâche de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire d'analyser les éléments de preuve relatifs aux conditions régnant dans le pays et d'établir si la demande d'asile du demandeur aurait dû être accueillie. Pour cette raison, l'affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre agent.

[28]           Aucune partie n'a proposé de question à certifier, et aucune n'est soulevée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l'affaire est renvoyée à un autre agent d'ERAR pour nouvel examen. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme
Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1677-13

 

INTITULÉ :

MUSTAFA JAMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

lE 28 AVRIL 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 9 JUILLET 2014

 

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

pour le demandeur

 

Suran Bhattacharyya

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous–procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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