Date : 20140428
Dossier : IMM-7522-12
Référence : 2014 CF 384
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 28 avril 2014
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
MANICKAVASAGAR KANAGENDRAN |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE |
défendeurs |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SI] a conclu que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], au motif qu’il était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme, et de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, parce qu’il s’était rendu complice de la perpétration de crimes contre l’humanité.
[2] Le ministre admet que la décision relative au contrôle judiciaire devrait être accueillie à l’égard à la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur est interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR parce qu’elle n’a pas cherché à savoir si le demandeur avait fait une contribution à la fois volontaire, consciente et significative à un crime ou à un dessein criminel, comme il est maintenant requis depuis l’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678, [Ezokola] de la Cour suprême du Canada.
[3] Par conséquent, la seule question en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SI est raisonnable pour ce qui est de savoir si le demandeur était membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrait à des activités terroristes. Il s’agit de déterminer s’il était raisonnable ou non de la part de la SI de conclure que l’appartenance au parti politique l’Alliance nationale tamoule [TNA] équivalait au statut de membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET].
[4] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka, né en 1932. Il a été membre de la TNA et admet l’avoir été. Il a adhéré à la TNA en 2002 et, de 2004 à 2007, a été député désigné par la TNA. Des membres de la TNA, dont le demandeur, assistaient à l’occasion à des réunions et des dîners organisés par les TLET. Les membres des TLET assistaient aussi à des rassemblements et à des réunions organisés par la TNA. Le demandeur avait rencontré les chefs des TLET plusieurs fois pendant qu’il était membre de la TNA et avant de l’être. Il savait que les TLET avaient recours à des moyens violents pour atteindre leurs buts, et il ne conteste pas le fait que les TLET ont commis des actes de terrorisme et des crimes contre l’humanité.
[5] Le demandeur témoigne qu’au cours de la période pendant laquelle il était membre de la TNA, il ne savait pas si les actions des TLET pouvaient être considérées comme étant des crimes contre l’humanité, parce qu’il avait des motifs de douter de l’exactitude des rapports émanant du gouvernement du Sri Lanka; il croyait aussi que selon le droit international, un peuple opprimé pouvait légitimement prendre les armes contre ses oppresseurs, même s’il n’approuvait pas personnellement cette méthode.
[6] Le demandeur affirme qu’il a toujours prôné des moyens non violents de faire valoir ses droits. Il a adhéré à l’Ilankai Tamil Arasuk Kachchi [ITAK], dont le chef croyait en la défense des droits des Tamouls par des moyens politiques et non violents. En 1979, il a été détenu pour avoir dénoncé le gouvernement. Il a finalement été relâché parce que le gouvernement a estimé qu’il n’était pas justifié de porter des accusations contre lui, compte tenu de sa ferme opposition aux moyens de pression violents.
[7] En 1980, il a adhéré au Front de libération de l’Eelam tamoul [FLET], qui était alors un mouvement au fonctionnement ouvert prônant des changements politiques par des moyens non violents. En 2000, il a adhéré à la TNA. En 2002, des pourparlers de paix ont eu lieu entre les TLET et le gouvernement sri-lankais.
[8] Le demandeur est venu au Canada au début du mois d’août 2009 et a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait pour sa vie, vu l’augmentation du nombre de meurtres d’activistes tamouls au Sri Lanka. La SI a conclu que le demandeur était en fait un membre des TLET en raison de son appartenance à la TNA.
[9] Selon la jurisprudence constante de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, la notion de « membre » doit recevoir une interprétation libérale : Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, aux paragraphes 26 à 32; Ismeal c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 198, au paragraphe 20.
[10] Dans la foulée de l’arrêt Ezokola, le juge O’Reilly a déclaré, aux paragraphes 14 et 15 de Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1101, [2013] ACF no 1171 (QL), que, selon lui, l’« appartenance » doit être interprétée de manière plus restrictive. Toutefois, comme l’ont fait remarquer les défendeurs, le juge O’Reilly ne donne aucun motif à l’appui de cette conclusion et son opinion constitue une opinion incidente. Qui plus est, la juge Strickland, dans Nassereddine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 85, [2014] ACF no 79 (QL) [Nassereddine], a estimé que l’opinion du juge O’Reilly était contraire à la jurisprudence. Je souscris à l’opinion de la juge Strickland selon laquelle l’arrêt Ezokola ne modifie en rien le critère de l’interdiction de territoire visé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[11] L’arrêt Ezokola portait sur l’article 98 de la LIPR, qui exclut de la protection accordée aux réfugiés les personnes visées aux sections E et F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Ni l’une ni l’autre de ces sections n’a trait à l’appartenance à une organisation terroriste :
E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.
F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;
b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées;
c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
[12] Certes, l’article 98 de la LIPR vise les personnes coupables de criminalité internationale, mais l’alinéa 34(1)f) de la LIPR vise la sécurité nationale et, à cet égard, le législateur a jugé bon de faire de l’appartenance d’une personne à une organisation qui s’est livrée au terrorisme un fait suffisant pour emporter interdiction de territoire à l’égard de cette personne au Canada.
[13] La Cour d’appel fédérale a jugé qu’il n’est pas nécessaire, pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, que les dates de l’adhésion d’un individu à l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou un renversement par la force : Gebreab c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CAF 274, [2010] ACF no 1312 (QL). Le demandeur fait valoir qu’à l’époque où il était député, les TLET participaient à des pourparlers de paix avec le gouvernement du Sri Lanka. Cette observation n’est pas pertinente, car les TLET, à une certaine époque, se sont livrés à des activités terroristes. Par conséquent, il importe peu que le demandeur n’ait pas été membre de cette organisation lorsque ces activités ont eu lieu. Quoi qu’il en soit, il ressort de la preuve au dossier que durant les élections en 2004 (alors que le demandeur était membre de la TNA), les TLET continuaient d’user de tactiques comme l’intimidation et le meurtre pour parvenir à leurs fins.
[14] De plus, il n’importe pas de savoir si le demandeur était, de quelque façon, impliqué dans les activités des TLET puisque l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne vise aucunement la complicité. S’il est raisonnable de la part de la SI de conclure que la TNA est effectivement la même organisation que les TLET, il suffit, aux fins de l’alinéa 34(1)f), que le demandeur ait été membre de la TNA. Je vais maintenant examiner la nature de la TNA.
[15] Le demandeur a témoigné qu’à sa connaissance, la TNA collaborait avec les TLET, mais les deux organisations fonctionnaient en parallèle; la TNA n’était pas une représentante des TLET. Il a aussi témoigné qu’au cours de son mandat de député, il n’a jamais reçu de directives des TLET et la TNA n’a jamais participé, de quelque manière que ce soit, aux activités des TLET.
[16] Il a affirmé qu’il croyait personnellement en une lutte non violente, mais que les actions (violentes) des TLET étaient inévitables. Bien qu’il appuie le même objectif ultime, soit la libération des Tamouls, il ne s’est jamais considéré comme un membre des TLET. Jamais il n’a cherché à obtenir des appuis financiers ou autres pour les TLET et il n’a jamais approuvé le recours des TLET à la violence pour faire avancer leur cause.
[17] La position adoptée par le demandeur est peut-être pacifique, mais il convient de prendre en compte, comme l’a fait la SI, la preuve documentaire versée au dossier, qui indique ce qui suit :
(i) les TLET ont fait campagne pour la TNA en 2004;
(ii) les TLET se sont employés à saboter les élections de 2004 en intimidant les membres des partis adverses de manière à garantir à la TNA des sièges au Parlement;
(iii) des membres de la TNA étaient eux-mêmes impliqués dans la violence et l’intimidation;
(iv) des candidats de la TNA ont été sélectionnés et approuvés par les TLET pour aider ceux-ci à atteindre leurs propres buts, ou étaient des membres actifs des TLET;
(v) certains membres de la TNA considéraient que [traduction] « les TLET sont des nôtres et nous les appuyons » (dossier certifié du tribunal, à la page 490);
(vi) les membres de la TNA qui n’étaient pas de fervents partisans des TLET ont été mis sur la touche, dédaignés par la direction des TLET et tenus dans l’ignorance de certaines décisions;
(vii) la TNA était subordonnée aux TLET;
(viii) la TNA [traduction] « s’est affichée comme la représentante des TLET ».
À mon sens, ces faits constituent des éléments de preuve qui fondent raisonnablement la conclusion de la SI selon laquelle la TNA était subordonnée ou équivalente aux TLET.
[18] Le demandeur prétend que la SI a commis les erreurs suivantes :
1. elle n’a pas tenu compte du contexte des déclarations de soutien aux TLET faites par la TNA : à l’époque, la TNA prônait l’acceptation des TLET comme étant les seuls représentants légitimes du peuple tamoul dans le contexte des pourparlers de paix avec le gouvernement sri-lankais;
2. elle n’a pas cherché à savoir si les membres de la TNA avaient de quelque façon participé aux activités des TLET;
3. elle a ignoré le fait que les affirmations selon lesquelles la TNA avait été créée par les TLET émanaient des partis adverses;
4. elle n’a pas porté attention au fait que les références aux TLET dans le manifeste électoral de la TNA de 2004 ont été faites dans le but d’encourager les pourparlers de paix entre les TLET et le gouvernement, et que la TNA demandait [traduction] « la cessation immédiate de la guerre menée actuellement dans le Nord‑Est »;
5. elle n’a pas tenu compte des déclarations dans le manifeste électoral de 2004 de la TNA qui énoncent expressément des solutions politiques à la question nationale tamoule.
[19] À mon sens, le demandeur n’a produit aucune preuve précise qui contredit ou remet sérieusement en question la conclusion de la SI selon laquelle la TNA était intimement liée aux TLET. Le fait que la TNA appuyait les TLET dans le but d’encourager les pourparlers de paix ou que son programme politique était non violent ne diminue pas pour autant la force probante de la preuve selon laquelle les TLET soutenaient la TNA par l’intimidation et le meurtre durant les élections de 2004. Cette force probante n’est pas non plus diminuée du fait que les membres que la TNA se considéraient eux-mêmes comme étant également membres des TLET, que les TLET approuvaient les candidats de la TNA et que certains membres de la TNA (mais non le demandeur) étaient eux-mêmes impliqués dans des actes violents contre les partis adverses.
[20] Bien qu’il soit vrai que la preuve touchant la participation des TLET à la création de la TNA provienne surtout de membres des partis adverses, on peut trouver une preuve indépendante dans le Political Handbook of the World : 2005-2006, par CQ Press (A Division of Congressional Quarterly Inc.), à savoir que la TNA [traduction] « s’est affichée comme la représentante des TLET ».
[21] Les buts légitimes d’une organisation peuvent constituer un facteur à prendre en compte sous le régime des articles 98 ou 35 portant sur les personnes coupables par complicité de criminalité internationale. À cet égard, les observations de la Cour suprême du Canada dans Ezokola sont éclairantes. Cependant, il ne s’agit pas là d’un facteur qu’il convient de prendre en compte sous le régime de l’article 34. Le libellé de l’article ne laisse aucun doute : un demandeur est interdit de territoire s’il est démontré qu’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée au terrorisme. La possibilité qu’elle ait eu des visées ou des objectifs légitimes n’est pas une considération pertinente.
[22] En l’espèce, la preuve était suffisante pour fonder la conclusion de la SI selon laquelle les TLET étaient suffisamment liés à la TNA pour que l’adhésion à la TNA équivaille à une appartenance aux TLET. La décision est par conséquent raisonnable.
[23] Le demandeur propose de faire certifier une question qui est identique ou semblable à celle qui a été certifiée par la juge Strickland dans l’affaire Nassereddine, où le ministre avait proposé la question. En l’espèce, le ministre s’oppose toutefois à la certification de toute question. Je suis cependant d’avis qu’il faut certifier la question suivante :
L’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678, modifie-t-il le critère juridique actuel servant à évaluer l’appartenance à une organisation terroriste entraînant l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?
JUGEMENT
LA COUR STATUE ce qui suit :
1. Le demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;
2. La décision par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur est interdit de territoire en application de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 est annulée;
3. La décision par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur est interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 n’est pas annulée, car la Cour estime qu’elle est raisonnable;
4. La question suivante est certifiée, conformément à l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 :
L’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678, modifie-t-il le critère juridique actuel servant à évaluer l’appartenance à une organisation terroriste entraînant l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27?
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑7522‑12
|
INTITULÉ : |
MANICKAVASAGAR KANAGENDRAN c MCI ET AL
|
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 9 AVRIL 2014
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LE JUGE ZINN
|
DATE DU JUGEMENT : |
LE 28 AVRIL 2014
|
COMPARUTIONS :
BARBARA JACKMAN
|
POUR LE DEMANDEUR
|
DAVID CRANTON
|
POUR LES dÉFENDEURS
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Nazami & Associates Barristers and Solicitors Ottawa (Ontario)
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pour le demandeur
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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pour les défendeurs
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