Date : 20140328
Dossier : T-
1180-13
Référence : 2014 CF 298
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 28 mars 2014
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
RUTH LUCIA SISKA |
demanderesse |
et |
PASSEPORT CANADA |
défendeur |
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de Passeport Canada rendue le 12 juin 2013 en vertu de l’alinéa 10(2)b) et de l’article 10.3 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86 [DPC], qui révoque le passeport de la demanderesse et lui impose une période de refus de services de passeport de quatre ans.
[2] Les faits ne sont pas contestés.
[3] Lucia Siska s’est vue délivrer un passeport canadien, le 14 mai 2008. Le 1er septembre 2012 elle devait s’envoler de Lima (Pérou) vers Toronto en compagnie de sa fille, Lucero Quiroz. Elles se sont enregistrées pour leur vol, mais leurs passeports se sont égarés entre l’enregistrement et l’embarquement. Elles n’ont donc pas pu prendre leur vol tel que prévu.
[4] Après le départ du vol, Mme Quiroz admit à sa mère qu’elle avait subtilisé les passeports au comptoir d’enregistrement pour les dissimuler dans sa chaussure parce qu’elle ne voulait pas quitter le Pérou. Mme Siska a affirmé dans une déclaration écrite : [traduction] « J’ai examiné les passeports et ils semblaient en bon état. » Elle a par la suite avisé l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] que les passeports avaient été retrouvés.
[5] Le 7 septembre 2012, Mme Siska et sa fille tentèrent de s’embarquer sur un autre vol d’Air Canada reliant Lima à Toronto. La page des renseignements personnels (c.-à-d. la page du passeport sur laquelle figurent la photo et les renseignements personnels du titulaire du passeport) des deux passeports avait été remplacée par une page qui présentait de nombreuses anomalies comparativement à une page de renseignements personnels authentique. Plus particulièrement, la page était une photocopie en couleur de la page originale authentique. Elle avait été découpée avec des ciseaux; les bordures n’étaient pas droites; le texte était coupé par endroits; la copie avait été faite au moyen d’une imprimante à jet d’encre; la copie avait été apposée à l’aide de ruban adhésif transparent; les pages avaient été laminées avec un laminé épais; elles n’avaient pas de couleur changeante; les perforations avaient été reproduites au moyen d’un procédé d’impression et les coins n’étaient pas découpés à la forme.
[6] Les deux passeports furent saisis par l’ASFC. Mme Siska et sa fille furent dirigées vers l’ambassade du Canada où, le 10 septembre 2012, Mme Siska a rempli une déclaration de document de voyage canadien perdu, volé, inaccessible, endommagé ou trouvé et a fait une déclaration écrite dans laquelle elle relatait les événements ayant mené à la saisie des passeports. Elle a conclu sa déclaration comme suit : [traduction] « Le 7 septembre, à l’aéroport, je remarque que la première page du était endommagée ». On lui a délivré un document de voyage provisoire afin qu’elle puisse rentrer au Canada.
[7] Le 27 mars 2013, un enquêteur de la Division des enquêtes de Passeport Canada a visé Mme Siska par écrit qu’elle faisait l’objet d’une enquête pour mauvaise utilisation d’un passeport délivré à son nom.
[8] Le 13 mai 2013, Mme Siska a transmis ses observations et celles de sa fille à Passeport Canada. Elle y mentionnait qu’elle ne savait pas que son passeport avait été falsifié et que sa fille avait falsifié les passeports à son insu. Elle a également déclaré qu’elle avait remarqué que les photos des passeports étaient endommagées, mais croyait que les dommages avaient été causés par la dissimulation des passeports dans la chaussure de sa fille. Elle a ajouté que si elle avait su que la page était une copie de l’original, présentant les anomalies déjà mentionnées, elle n’aurait pas tenté de voyager avec ce passeport. Sa fille a déclaré qu’elle avait falsifié le passeport un jour avant le vol parce qu’elle ne voulait pas rentrer au Canada.
[9] Le 12 juin 2013, Passeport Canada a rendu une décision par laquelle elle révoquait le passeport de Mme Siska et lui imposait une période de refus de services de passeport. Le décideur concluait que Mme Siska était, en fait, au courant des dommages causés à son passeport et qu’elle avait tenté malgré cela de l’utiliser pour voyager. La partie pertinente de la décision se lit comme suit :
[TRADUCTION] Après avoir procédé à un examen rigoureux de tous les renseignements recueillis au cours de l’enquête et de vos observations, il a été établi, par prépondérance des probabilités, que nous disposons de suffisamment d’éléments pour conclure que vous avez tenté d’utiliser le passeport canadien WS641640 délivré à votre nom afin de commettre l’acte criminel prévu au paragraphe 57 (3) du Code criminel qui consiste à avoir eu en votre possession un faux passeport; et d’avoir tenté d’utiliser un document faux ou contrefait dans le but d’entrer au Canada, en contravention avec le paragraphe 122 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) lu en conjonction avec le paragraphe 122 (2) et l’article 123 de la LIPR.
Au vu de ce qui précède, il est important de souligner que la procédure criminelle est indépendante de toute mesure que Passeport Canada peut prendre. Par conséquent, il est décidé en vertu de l’alinéa 10(2)b) et de l’article 10.3 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, modifié (le Décret), de révoquer le passeport WS641640 délivré à votre nom, et de vous imposer une période de refus de service de passeport jusqu’au 7 septembre 2016, en vertu de l’article 10.3 du Décret. L’application de l’alinéa 10(2)b) du Décret n’est pas subordonnée à votre mise en accusation ou à votre déclaration de culpabilité pour une infraction commise au Canada ou à l’étranger. Aux fins de l’application de cet alinéa du Décret, il suffit d’établir, par prépondérance des probabilités, que le passeport a été utilisé pour commettre une infraction qui constitue un acte criminel au Canada ou pour commettre une infraction dans un État étranger qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;
L’article 10.3 du Décret permet à Passeport Canada d’imposer une période de refus de services de passeport lorsqu’un passeport délivré à une personne est expiré ou, dans les cas où le passeport n’est pas expiré, aurait pu être révoqué pour l’un des motifs énoncés aux articles 10 et 10.1. Bien que le passeport WS641640 soit expiré, cet article du Décret s’applique étant donné que la mauvaise utilisation du passeport s’est produite avant son expiration en date du 14 mai 2013.
Cette période d’inéligibilité a été calculée pour correspondre à la date de la mauvaise utilisation du passeport WS641640 à savoir, le 7 septembre 2012. Cette décision reflète la gravité, selon nous, de l’utilisation abusive ou de la mauvaise utilisation d’un passeport ou de la présentation de renseignements erronés dans le contexte de l’admissibilité aux services de passeport.
[Caractères gras dans l’original, non souligné dans l’original.]
[10] Les articles pertinents du DPC sont les suivants :
10(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :
a) étant en dehors du Canada, est accusée dans un pays ou un État étranger d’avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;
b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;
c) permet à une autre personne de se servir du passeport;
d) a obtenu le passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs;
e) n’est plus citoyen canadien.
10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s’il est d’avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays.
10.2 Le pouvoir de prendre la décision de refuser la délivrance d’un passeport ou d’en révoquer un en vertu du présent décret, pour tout motif autre que celui prévu à l’alinéa 9g), comprend le pouvoir d’imposer une période de refus de services de passeport.
10.3 Dans le cas où un passeport aurait pu être révoqué pour l’un des motifs visés aux articles 10 et 10.1 — à l’exception du motif prévu à l’alinéa 9g)— s’il n’avait pas été expiré, le ministre peut imposer une période de refus de services de passeport pour le même motif si les faits qui auraient autrement pu mener à la révocation se sont produits avant la date d’expiration.
|
10(2) In addition, the Minister may revoke the passport of a person who
(a) being outside Canada, stands charged in a foreign country or state with the commission of any offence that would constitute an indictable offence if committed in Canada;
(b) uses the passport to assist him in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;
(c) permits another person to use the passport;
(d) has obtained the passport by means of false or misleading information; or
(e) has ceased to be a Canadian citizen.
10.1 Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse or revoke a passport if the Minister is of the opinion that such action is necessary for the national security of Canada or another country.
10.2 The authority to make a decision to refuse to issue or to revoke a passport under this Order, except for the grounds set out in paragraph 9(g), includes the authority to impose a period of refusal of passport services.
10.3 If a passport that is issued to a person has expired but could have been revoked under any of the grounds set out in sections 10 and 10.1 had it not expired, the Minister may impose a period of refusal of passport services on those same grounds, except for the grounds set out in paragraph 9(g), if the facts that could otherwise have led to the revocation of the passport occurred before its expiry date.
|
[11] Mme Siska, qui se représente elle-même, soutient que (1) la décision a omis de reconnaître le fait que sa fille a agi seul pour falsifier le passeport, (2) la décision est incohérente, (3) la décision ne s’appuie pas sur des motifs suffisants et (4) la preuve au dossier n’étaye pas la décision. Elle n’a pas soulevé la question qui consiste à savoir si le ministre a le pouvoir de révoquer son passeport et de lui refuser des services de passeport à la lumière des faits dont il était saisi; toutefois, la décision se fonde sur la réponse à cette question.
[12] Dans son mémoire, le procureur du ministre s’est appuyé sur la décision de la Cour dans Vithiyananthan c Canada (Procureur général), [2000] 3 RCF 576, [2000] ACF 409 (QL) [Vithiyananthan] au soutien de l’affirmation selon laquelle il n’est pas nécessaire, pour l’application de l’alinéa 10(2)b) du DPC, que la personne dont le passeport est révoqué ait fait l’objet d’une accusation ou ait été déclarée coupable d’un acte criminel. Aux paragraphes 10 et 11 de Vithiyananthan, le juge Simpson déclare ce qui suit :
La question en litige consiste à définir le sens des termes « commettre un acte criminel ».
En ce qui concerne le terme « commise », il convient de noter que l'alinéa 10a) du DPC vise les personnes qui ont été « accusée[s] » d'une infraction, alors que l'article 9 englobe à la fois celles qui ont été « accusé[es] » (alinéas 9b) et 9c)) et celles qui ont été « déclaré[es] coupable[s] » (alinéa 9e)). Dans le présent contexte, il ressort clairement que le terme « commise » à l'alinéa 10b) du DPC ne vise pas à imposer l'exigence d'une mise en accusation ou d'une déclaration de culpabilité, ce que le demandeur ne met pas en doute.
[Non souligné dans l’original.]
[13] Dans Vithiyananthan la question en litige ne consistait pas à déterminer si le demandeur avait « commis » une infraction, il s’agissait plutôt de déterminer si l’infraction constituait un acte criminel étant donné que la poursuite avait choisi de procéder sommairement. Ce qu’il importe de retenir aux fins des présentes est que M. Vithiyananthan avait été accusé et déclaré coupable d’une infraction, plus particulièrement l’infraction alors prévue au paragraphe 94(2) de la Loi sur l’immigration, RCS 1985, c I-2, d’avoir aidé ou encouragé son cousin à entrer illégalement au Canada.
[14] Par conséquent, la partie soulignée du jugement cité plus haut et sur laquelle le ministre se fonde est une remarque incidente. Elle n’est pas utile à la décision.
[15] En l’espèce, la demanderesse, contrairement à M. Vithiyananthan, n’a pas été accusée ou déclarée de l’une ou l’autre des infractions dont le décideur fait mention dans la décision faisant l’objet du contrôle.
[16] L’avocat du ministre a porté à juste titre à l’attention de la Cour la décision récente du juge Phelan dans Dias c Canada (Procureur général), 2014 CF 64, [2014] ACF no 60 (QL) [Dias]. L’avocat a avisé la Cour que ladite décision avait été portée en appel et a exhorté la Cour à ne pas la suivre. Le juge Phelan est d’avis que l’on ne peut pas révoquer un passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du DPC si aucune déclaration de culpabilité n’a été prononcée. Il énonce succinctement le fondement de sa conclusion aux paragraphes 14 à 16 comme suit :
Suivant l'alinéa 10(2)b), le pouvoir de révoquer est exercé en cas de perpétration d'un acte criminel au Canada ou d'une infraction semblable dans un autre pays. L'expression « commettre un acte criminel » indique que la perpétration d'un acte criminel par l'intéressé est une condition préalable à la révocation ou au refus de services.
Le directeur n'a pas conclu à l'existence d'un acte criminel. Non seulement le directeur n'a pas tiré une telle conclusion (il a seulement indiqué une mauvaise utilisation d'un passeport), mais il n'avait pas non plus compétence à cet égard. Une conclusion de cette nature relève du droit criminel ainsi que de la compétence d'un juge, et non de la compétence d'un représentant du gouvernement. L'interdiction constitutionnelle au pouvoir exécutif du gouvernement de déclarer quelqu'un coupable d'un acte criminel est bien établie, de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'ajouter d'autres précisions à cet égard.
Il convient de mentionner que le libellé de l'alinéa 10(2)b) ne comprend pas de formulations comme « a des motifs de croire » ou « il existe des motifs de croire qu'une infraction peut avoir été commise » ou des énoncés semblables utilisés dans d'autres dispositions en matière d'immigration. Aux termes d'un tel libellé, le directeur aurait bien pu avoir la compétence qu'il pensait avoir. Toutefois, en l'absence d'un tel libellé, le directeur n'avait pas le pouvoir d'établir qu'un acte criminel avait été commis.
[17] Bien qu’il n’en fasse pas mention dans ses motifs, le juge Phelan, dans Dias, tout comme en l’espèce, était saisi de l’arrêt Vithiyananthan. La courtoisie judiciaire n’aurait pas pu s’appliquer à cette cause, ni en l’espèce, étant donné que le passage sur lequel le ministre s’est fondé est une remarque incidente.
[18] J’estime que le raisonnement du juge Phelan est concluant. Je suis d’accord avec lui pour affirmer que le titulaire du passeport doit avoir été déclaré coupable d’un acte criminel préalablement à la révocation de son passeport en vertu de l’alinéa 10(2)b) du DPC. Étant donné que Mme Siska n’a jamais été déclarée coupable, à plus forte raison accusée, la décision de révoquer son passeport est mal fondée.
[19] Quoi qu’il en soit, la révocation est invalide étant donné que le passeport était expiré au moment où il fut censément révoqué. Le ministre ne peut révoquer un passeport qui est expiré. Cela ressort clairement de l’article 10.3 du DPC qui vise les situations où, s’il n’avait pas été expiré, le passeport aurait pu être révoqué en vertu de l’alinéa 10(2)b).
[20] En fait, le ministre s’est fondé sur l’article 10.3 pour imposer une période de refus de services de passeport. La décision d’imposer un refus de services de passeport est également mal fondée étant donné qu’une telle ordonnance ne peut être rendue que pour les motifs énoncés aux articles 10 et 10.1. Étant donné qu’il n’existe aucune déclaration de culpabilité alors que l’article 10 en fait un impératif, et qu’aucune question de sécurité nationale n’a été soulevée aux termes de l’article 10.1, une période de refus de services ne pouvait pas être imposée.
[21] Pour ces motifs, la demande est accueillie.
[22] La demanderesse a demandé que lui soient accordés des dépens de 2 000 $. Toutefois elle s’est représentée elle-même et comme elle a eu gain de cause grâce entièrement à l’avocat du ministre qui s’est acquitté de son devoir envers la Cour en portant l’arrêt Dias à notre attention, il n’y aura pas d’ordonnance quant aux dépens.
ORDONNANCE
LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision qui révoque le passeport de Ruth Lucia Siska et lui impose une période de refus de services de passeport est annulée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1180-13
|
INTITULÉ : |
RUTH LUCIA SISKA c PASSPORT CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
CALGARY (ALBERTA)
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 20 MARS 2014
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : le JUGE ZINN
DATE DES MOTIFS :
LE 28 MARS 2014
COMPARUTIONS :
Ruth Lucia Siska
|
LA DEMANDERESSE
|
Brad Bedard
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
S.O.
|
la DEMANDERESSE POUR SON PROPRE COMPTE
|
WILLIAM F. PENTNEY Sous-procureur général du Canada Ministère de la Justice –Région des Prairies Edmonton (Alberta)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|