Date : 20140220
Dossier :
IMM‑1156‑13
Référence : 2014 CF 160
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 20 février 2014
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
ALEXANDER GABRIEL PILLAY |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Alexander Gabriel Pillay est un citoyen du Sri Lanka d’origine ethnique tamoule âgé de 56 ans. Il est marié et père de trois fils qui vivent respectivement aux États‑Unis, en Allemagne et au Sri Lanka. Il est arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea le 13 août 2010. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a refusé sa demande d’asile.
[2] Selon moi, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas crédible. Il n’a pas pu nommer de façon crédible les personnes qui l’avaient enlevé ou celles qui étaient venues à sa recherche après son enlèvement. Par conséquent, il n’est pas certain que ces personnes (si elles ont bel et bien torturé le demandeur) étaient associées au gouvernement de quelque façon que ce soit. Les tentatives d’extorsion correspondent exactement aux pratiques d’extorsion criminelle auxquelles la population générale du Sri Lanka est exposée et qui sont décrites dans la preuve documentaire. Par ailleurs, aucun élément de preuve digne de foi n’étaye l’allégation selon laquelle le demandeur serait exposé à la torture s’il était renvoyé au Sri Lanka.
[3] Je ne suis pas non plus convaincu que la SPR n’a pas tenu compte des effets cumulatifs des divers incidents que le demandeur a relatés, qui amèneraient à conclure à une crainte de persécution. Il invoque Munderere c Canada, 2008 CAF 84 à l’appui de son allégation selon laquelle la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte des effets cumulatifs des incidents ayant suscité une crainte de persécution. Il est vrai que la SPR doit prendre en considération les effets cumulatifs de tous les incidents allégués en effectuant son analyse. Toutefois, dans l’affaire précitée, la Cour d’appel fédérale affirme ce qui suit au paragraphe 51 : « Bien que les intimés aient raison de signaler que ni la Commission ni le juge de première instance n’ont directement abordé cette question, je suis convaincu que la Commission n’a pas commis d’erreur justifiant notre intervention en demeurant muette sur la question, compte tenu du fait que les intimés ne sont pas en mesure de démontrer que l’attaque à la grenade peut être rattachée à l’un des motifs prévus par la Convention » (non souligné dans l’original). Ces commentaires s’appliquent parfaitement à la présente affaire.
[4] Même si la SPR n’a pas explicitement examiné les effets cumulatifs des incidents, le demandeur ne s’est pas non plus déchargé du fardeau qui lui incombait d’établir un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. Les incidents allégués ne fournissent tout simplement aucune preuve de persécution. Il ne peut y avoir d’effet cumulatif suscitant une crainte de persécution pour un motif prévu dans la Convention si aucun des incidents ne constitue de la persécution au sens de la Convention.
[5] Les demandes présentées par le demandeur en vertu des articles 96 et 97, sauf une exception, ont été refusées en raison de la conclusion tirée quant à la crédibilité, qui était transparente et justifiée.
[6] Cependant, j’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie en raison de l’évaluation que la SPR a faite de la demande d’asile sur place du demandeur. La SPR n’a pas traité des éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions, et elle était tenue d’examiner si la combinaison de l’origine ethnique du demandeur et du fait qu’il avait voyagé à bord du MS Sun Sea suffisait à l’exposer à un risque de persécution fondé sur un motif prévu dans la Convention, indépendamment de ses antécédents avec les autorités.
[7] La Cour a reconnu que, en dépit des conclusions défavorables quant à la crédibilité et de l’absence d’association passée avec les TLET, le fait d’être un Tamoul et d’avoir voyagé à bord du MS Sun Sea pouvait suffire à démontrer l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention. Il s’agit de la théorie des « motifs mixtes ».
[8] Dans Canada c B344, 2013 CF 447 [B344], le juge Noël a maintenu la décision de la SPR selon laquelle la demande d’asile sur place présentée par le demandeur était fondée compte tenu de son origine ethnique tamoule et du fait qu’il avait voyagé à bord du MS Sun Sea. La SPR avait conclu que les éléments de preuve montraient ce qui suit : (1) le gouvernement du Sri Lanka considérait que le MS Sun Sea avait été utilisé dans le cadre d’une opération de trafic de personnes orchestrée par les TLET, indépendamment de l’absence de liens passés du défendeur avec les TLET; (2) les Tamouls au Sri Lanka étaient exposés à la discrimination systémique de l’État; (3) le gouvernement du Sri Lanka avait parfois recours à la torture et à la force déraisonnable à l’endroit des personnes soupçonnées de terrorisme ou de celles susceptibles d’avoir des renseignements concernant des personnes soupçonnées de terrorisme. Le juge Noël s’est exprimé en ces termes :
L’approche fondée sur les motifs mixtes pour tirer une conclusion liée à l’article 96 de la LIPR n’est pas nouvelle. Depuis plus de 20 ans, la Cour d’appel fédérale reconnaît la validité de ce genre d’analyse. En effet, tant dans l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 11 Imm LR (2d) 165, 73 DLR (4th) 551 (CAF), aux paragraphes 17 à 19, motifs du juge Décary, que dans l’arrêt Veeravagu, précité, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la race pouvait être un « facteur de causalité » lorsqu’une personne est exposée à un risque de persécution de la part d’agents de l’État et que ce facteur de causalité, pris en compte avec d’autres motifs, peut établir une possibilité sérieuse de persécution :
Selon nous, il est des plus évidents que lorsqu’une personne fait face à des risques « réels et accablants », y compris un risque d’« actes fort violents », de la part de groupes parrainés par l’État (l’IPKF), parce que cette personne fait partie d’un groupe dont la race est la caractéristique déterminante (les jeunes Tamuls de sexe masculin), il est tout simplement impossible de dire qu’une telle personne n’éprouve pas une crainte objective d’être persécutée du fait de sa race.
(Voir Veeravagu, précité, à la page 2.)
La question n’est pas de savoir si la persécution peut être liée à un motif prévu par la Convention, mais plutôt de savoir si un motif comme la race peut être un facteur contributif ou un facteur de causalité. (Non souligné dans l’original.)
[9] Par conséquent, si la traversée à bord du MS Sun Sea ou l’origine ethnique tamoule ne constitue pas à elle seule un élément de preuve qui suffit à établir un lien avec un motif de la Convention, ces éléments combinés peuvent établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution.
[10] En l’espèce, la SPR a indirectement évalué la théorie des motifs mixtes lorsqu’elle a affirmé que « [m]ême s’il a vécu dans le Nord [c’est‑à‑dire même s’il est un Tamoul], il n’a jamais été arrêté ou détenu par la SLA ou la police ». Toutefois, elle est venue à cette conclusion en n’ayant aucunement tenu compte des éléments de preuve selon lesquels la combinaison de son origine ethnique tamoule et de son voyage à bord du MS Sun Sea pouvait suffire à éveiller les soupçons des autorités sri‑lankaises.
[11] L’un des éléments de preuve laissés de côté par la SPR est l’énoncé suivant tiré du rapport d’Amnesty International sur les conditions au Sri Lanka, daté du 16 juin 2011 : [traduction] « Les Tamouls […] et particulièrement les jeunes Tamouls de sexe masculin du Nord ou de l’Est du Sri Lanka […] font l’objet d’arrestations et de détention au seul motif de leur origine ethnique de façon disproportionnée. Quiconque est soupçonné d’avoir des liens avec les TLET risque de subir des mauvais traitements » (non souligné dans l’original). Amnesty International rapporte aussi que [traduction] « bon nombre d’entre eux, soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET, sont arrêtés et mis en détention en attendant que les forces du renseignement et de sécurité fassent enquête et les interrogent », et que « certains détenus affirment avoir été torturés et battus par des militaires et des cadres paramilitaires travaillant avec des forces gouvernementales comme l’armée et la marine; par des policiers, des détenus et des gardiens de prison ».
[12] Par ailleurs, même si la SPR se fonde sur la partie du document LKA.103815.E dans laquelle il est écrit qu’il n’y a eu que quatre cas de personnes détenues à leur arrivée, et que ces cas étaient liés à des accusations au criminel en instance, le même document énonce également que Human Rights Watch a [traduction] « souligné que ses recherches [traduction] “montrent que les autorités du Sri Lanka ont fréquemment violé les droits fondamentaux des personnes soupçonnées d’êtres liées aux TLET ou de les appuyer” ». Le même document indique également que [traduction] « [l]es personnes de retour au pays sont aussi considérées comme [traduction] “suspectes” et, généralement, comme des “traîtres”, “celles qui ont sali la réputation du pays” [et] “menti à l’étranger au sujet de la situation qui y règne” » (non souligné dans l’original).
[13] Enfin, on peut lire dans un rapport d’Amnesty International intitulé « Concerns with respect to forced returns to Sri Lanka for passengers of the Ocean Lady and MV Sun Sea » que [traduction] « [l]e ministre de la Défense du Sri Lanka a accusé les passagers du MS Sun Sea et de l’Ocean Lady d’avoir des liens avec les TLET, laissant entendre que parmi les passagers se trouvaient des leaders, des membres et leurs familles », que ceux qui sont détenus ont été interrogés et que ces interrogatoires [traduction] « étaient axés sur ce lien [avec les TLET], visaient à obtenir par la force des aveux de liens ou d’activités avec les TLET, ou à recueillir de l’information au sujet d’autres personnes liées aux TLET… »
[14] Ces documents corroborent les faits suivants à l’appui d’une demande d’asile sur place :
1. Les Tamouls subissent de la discrimination de la part de l’État;
2. Les personnes rapatriées sont considérées comme suspectes;
3. Les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET risquent d’être détenues, interrogées et torturées par l’État;
4. Le gouvernement du Sri Lanka considère que le MS Sun Sea est associé aux TLET.
[15] Le demandeur est un demandeur d’asile débouté tamoul qui a voyagé à bord du MS Sun Sea. On pourrait supposer qu’il risque d’être persécuté en raison de ces facteurs.
[16] Cela ne signifie pas que la demande d’asile sur place présentée en vertu de l’article 96 par tous les Tamouls qui ont voyagé à bord du MS Sun Sea sera automatiquement accueillie. En fait, je conviens avec la SPR que le demandeur n’avait eu aucun lien avec les TLET auparavant et qu’il semble que le gouvernement ne l’avait pas précédemment soupçonné d’avoir des liens avec les TLET.
[17] Toutefois, à la lumière de la décision rendue dans B344, la SPR devait au moins envisager l’éventualité que le demandeur puisse être exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté compte tenu des facteurs combinés de son origine ethnique et du fait qu’il avait voyagé à bord du MS Sun Sea, et traiter directement des éléments de preuve qui faisaient état de cette éventualité.
[18] En mettant uniquement l’accent sur les extraits des éléments de preuve selon lesquels les personnes rapatriées ne sont généralement pas maltraitées et que seulement quatre personnes ont été détenues, elle a laissé de côté d’autres extraits des éléments de preuve qui laissent penser que la plupart des personnes rapatriées sont considérées comme suspectes, que le gouvernement associe le MS Sun Sea aux TLET, que les autorités sri‑lankaises ont fréquemment violé les droits fondamentaux des personnes soupçonnées d’être liées aux TLET, et que les Tamouls font l’objet d’arrestations et de mises en détention de façon disproportionnée. Sa décision doit être annulée pour cette raison.
[19] Aucune question à certifier n’a été proposée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que la partie de la demande d’asile présentée par le demandeur en tant que demande d’asile sur place doit être renvoyée à un commissaire différent de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, pour qu’il rende une nouvelle décision.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Myra‑Belle Béala De Guise
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑1156‑13
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INTITULÉ : |
ALEXANDER GABRIEL PILLAY c
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LIEU DE L’AUDIENCE :
Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 19 FÉVRIER 2014
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
LE JUGE ZINN
DATE DES MOTIFS :
LE 20 FÉVRIER 2014
COMPARUTIONS :
Micheal Crane
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POUR LE DEMANDEUR
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Ada Mok
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
MICHEAL CRANE Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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WILLIAM F. PENTNEY Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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