Date : 20140220
Dossier :
IMM‑767‑13
Référence : 2014 CF 158
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 20 février 2014
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE : |
SUKRU BASBAYDAR |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’avait pas fourni des éléments de preuve suffisamment crédibles pour montrer qu’il craignait avec raison d’être persécuté au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27. Elle a en outre conclu qu’il avait omis de présenter des éléments de preuve démontrant qu’il s’exposerait à un risque d’être soumis à la torture au sens de l’alinéa 97(1)a) de la Loi.
[2] À la conclusion de l’audience, j’ai informé les parties du fait que la présente demande serait accueillie parce que la décision rendue par la SPR était abusive. Les motifs de ma décision sont exposés ci‑après.
Contexte
[3] M. Basbaydar est un citoyen de la Turquie d’origine ethnique kurde âgé de 23 ans. Il appuyait le Parti de la société démocratique (le DTP) (et subséquemment le Parti pour la paix et la démocratie [le BDP] qui a remplacé le DTP) en participant à des manifestations et à des rassemblements, en distribuant des brochures et des dépliants, en aménageant des tables et des chaises et en servant le thé aux invités pendant les réunions du parti. Il n’est cependant membre d’aucun parti politique.
[4] M. Basbaydar affirme avoir été arrêté et battu par les autorités à quatre occasions distinctes dans les circonstances suivantes :
(i) En mars 2007, lui et un ami ont été soupçonnés d’avoir placé des pancartes politiques traitant de questions kurdes près de leur école. Il a été détenu pour la nuit, battu, giflé et roué de coups de pieds, avant d’être libéré sans faire l’objet d’une accusation;
(ii) En juillet 2007, il distribuait des dépliants électoraux à l’appui du candidat au parlement du DTP. La police l’a arrêté et transféré à la direction de la sécurité d’Aksaray, et elle l’a interrogé et a menacé de lui casser les jambes s’il était de nouveau surpris à appuyer le DTP;
(iii) En décembre 2009, il a participé à une manifestation organisée pour protester contre le fait que la Cour constitutionnelle de la Turquie avait déclaré interdit le DTP en raison de ses activités séparatistes. Durant l’incident, la police l’a arrêté et transféré à la direction de la sécurité d’Aksaray, lui a donné des coups de matraque dans les jambes, et les policiers lui ont rappelé qu’ils avaient menacé de lui casser les jambes;
(iv) En août 2010, il a distribué des dépliants avec un ami en signe de protestation relativement au décès de Sezran Kurt, un Kurde que la police avait tué par balle. Durant l’incident, la police l’a arrêté et transféré à la direction de la sécurité d’Aksaray. Il a été accusé d’être lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK), menacé de mort, ses testicules ont été écrasés, il a été soumis à la falaka (coups de fouet assénés aux pieds) et battu. Il a été libéré à condition qu’il serve d’indicateur de la police.
[5] Il a été arrêté sur place en même temps que d’autres militants chaque fois, sauf dans le cas de l’incident de mars 2007.
[6] Il a quitté la Turquie pour se rendre aux États‑Unis le 26 septembre 2010; il est venu au Canada le 11 novembre 2010 et a immédiatement demandé asile.
[7] M. Basbaydar affirme en outre être un objecteur de conscience. En Turquie, le service militaire est obligatoire pour les hommes et il dure quinze mois. Ceux qui ne se présentent pas pour effectuer leur service risquent d’être traduits en justice et incarcérés. M. Basbaydar devait se présenter pour faire son service en février 2012.
[8] La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que la crainte de persécution de M. Basbaydar était fondée en raison de son origine ethnique kurde et du fait qu’il participait de temps à autre à des manifestations politiques. Elle a conclu que son témoignage relatant ce qu’il avait vécu n’était pas crédible pour les motifs suivants :
(i) Il était peu probable que les policiers qui avaient menacé M. Basbaydar de lui casser les jambes en 2007 se soient souvenus de cette menace en 2009, surtout compte tenu du nombre élevé d’arrestations d’activistes ordinaires et de manifestants dont il est fait état dans la preuve documentaire;
(ii) Des éléments de preuve faisaient état d’un opposant très connu, resté en Turquie, qui défendait très activement les droits des Kurdes. Le fait qu’une personne vraisemblablement exposée à un risque beaucoup plus important avait choisi de demeurer au pays mettait en doute l’existence de la crainte subjective de M. Basbaydar;
(iii) Aucun élément de preuve n’a été présenté qui aurait montré que la police se serait particulièrement intéressée à M. Basbaydar, et celui‑ci n’était pas un opposant très connu. Ses activités politiques étaient irrégulières, et il n’avait eu aucun problème à l’aéroport lorsqu’il avait quitté la Turquie, et ce, malgré ses arrestations et ses périodes de détention précédentes pour ses activités politiques;
(iv) Rien n’indiquait que la police comptait sur M. Basbaydar pour qu’il agisse comme indicateur, et il était peu probable qu’il présente un intérêt pour la police étant donné qu’il n’était pas membre du parti politique, mais seulement un sympathisant.
[9] En ce qui concerne l’objection de conscience au service militaire de M. Basbaydar, la SPR a conclu que celui‑ci ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer de façon objective qu’il était un objecteur de conscience. La SPR a précisément souligné que, bien qu’il fût au Canada depuis deux ans, il n’avait même pas essayé de voir s’il existait une organisation s’opposant au service militaire obligatoire en Turquie qui aurait pu étayer sa prétention. Il a été conclu que ce facteur minait également son allégation selon laquelle il affichait une véritable opposition morale ou politique au service militaire.
[10] Compte tenu de ces problèmes de crédibilité, la SPR a accordé très peu de poids aux rapports psychiatriques produits en preuve, car ils étaient fondés sur les mêmes événements allégués par le demandeur. Par ailleurs, la SPR a souligné qu’elle n’avait décelé aucun signe montrant que le demandeur avait des problèmes émotifs ou psychologiques lors de l’audience. Enfin, la SPR a conclu que M. Basbaydar n’avait présenté aucun élément de preuve qui démontrait qu’il s’exposerait à un risque d’être soumis à la torture.
Questions en litige
[11] Le demandeur soulève trois questions :
1. La SPR a appliqué le mauvais critère relatif à la persécution, car elle exigeait de M. Basbaydar qu’il démontre qu’il serait persécuté s’il était renvoyé en Turquie et non qu’il existait plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté;
2. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité n’étaient pas raisonnables, et elles étaient en contradiction directe avec la preuve documentaire;
3. La SPR a omis de tenir compte des éléments de preuve relatifs à la sanction extrajudiciaire dont M. Basbaydar ferait l’objet s’il était renvoyé en Turquie parce qu’il avait refusé de faire son service militaire.
Analyse
[12] Je suis convaincu que la SPR a appliqué le bon critère relatif à la persécution. Au paragraphe 16 de sa décision, la SPR affirme ceci : « Me fondant sur l’analyse qui précède et tenant compte de l’ensemble de la preuve, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a aucun risque raisonnable ni grande possibilité que le demandeur soit exposé personnellement à la persécution, à la torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il retourne en Turquie » (non souligné dans l’original). Cette formulation du critère reflète celle de la Cour suprême du Canada dans Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 120, où la Cour l’a énoncé comme suit :
Tant l’existence d’une crainte subjective que le fondement objectif de cette crainte doivent être établis selon la prépondérance des probabilités. Dans l’arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d’appel fédérale a statué que, dans le contexte spécifique de la détermination du statut de réfugié, le demandeur n’est pas tenu d’établir, pour satisfaire à l’élément objectif du critère, qu’il est plus probable qu’il sera persécuté que le contraire. Il doit cependant établir qu’il existe plus qu’une « simple possibilité » qu’il soit persécuté. On a décrit le critère applicable comme étant l’existence d’une « possibilité raisonnable » ou, plus justement à mon avis, d’une « possibilité sérieuse ». [Non souligné dans l’original, renvois omis.]
[13] Je conclus toutefois que la SPR n’a pas correctement appliqué le critère et qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.
[14] La SPR s’est concentrée sur le fait que M. Basbaydar n’avait pas montré qu’il présentait un intérêt particulier pour la police. Ce n’était pas ce qu’il était tenu de montrer. Il devait seulement montrer qu’il craignait avec raison d’être persécuté compte tenu de ses opinions politiques ou de sa nationalité et, selon moi, cette crainte fondée est confirmée par la preuve documentaire. La preuve montre que même les manifestants pacifiques et les militants ordinaires risquent de subir des peines démesurées et plus précisément que les manifestants kurdes sont de plus en plus persécutés. En tentant de mettre en doute la crédibilité du demandeur, la SPR a fait observer que de « nombreux militants jeunes et ordinaires » sont arrêtés en Turquie.
[15] Un rapport de 2010 de Human Rights Watch (le rapport) dépeint le contexte qui a donné lieu aux tensions qui opposent les Turcs aux Kurdes. Pendant des décennies, l’armée turque et le PKK se sont affrontés dans un conflit armé dans les provinces du Sud‑Est et de l’Est du pays qui a fait quelque 44 000 morts. Une politique d’État consistant à brûler les villages, probablement pour empêcher le PKK d’y installer ses quartiers, a obligé environ un million de personnes à se déplacer. Les agents de l’État ont commis des actes de torture à une vaste échelle, et tant les forces de l’État que le PKK se sont attaqués à des civils.
[16] En 2005, la Turquie a adopté des lois autorisant les tribunaux à condamner les manifestants (y compris les manifestants pacifiques) en vertu des lois antiterroristes les plus dures sur le terrorisme en application de deux articles du Code pénal turc, en conjonction avec la loi antiterroriste. Le rapport conclut que les peines de plus en plus sévères infligées aux manifestants kurdes ne semblent pas être motivées par les actes de violence commis par ces derniers, mais plutôt par l’appui idéologique qu’ils sont soupçonnés de donner au PKK et par l’expression de leurs opinions politiques. En vertu de ces lois, les manifestants peuvent être poursuivis de la même façon que s’ils combattaient réellement le gouvernement en tant que membres armés du PKK. La plupart des condamnations ont donné lieu à des peines d’emprisonnement allant de 7 à 15 ans.
[17] De plus, le rapport conclut que les manifestants civils risquent effectivement d’être traités plus sévèrement parce qu’ils n’ont pas la possibilité de se rendre, contrairement aux combattants, de sorte qu’ils ne peuvent obtenir une amnistie en vertu des dispositions du Code pénal turc. Ils font l’objet d’un tel traitement en dépit du fait qu’ils n’ont apporté aucun [traduction] « soutien logistique ou matériel au terrorisme ou participé à la planification d’activités violentes ».
[18] En 2009, le président du Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir a déclaré que le gouvernement prendrait des mesures pour que les droits démocratiques des Kurdes soient davantage respectés. À la suite de cette promesse, en juin 2010, huit anciens patriotes membres du PKK et 22 anciens patriotes civils sont retournés en Turquie, seulement pour se voir poursuivis en justice au motif qu’ils avaient [traduction] « été membres du PKK », « fait de la propagande pour le PKK » et « commis des actes criminels pour le compte du PKK ».
[19] En 2009, malgré l’engagement pris par le président de l’AKP en faveur du changement, la Cour constitutionnelle a dissous le parti DTP, qu’elle a accusé d’activités séparatistes. En mai 2010, le PKK a multiplié les attaques meurtrières ciblant des militaires et des policiers. En juin 2010, 151 dirigeants du DTP et du BDP ont été inculpés pour avoir été membres dans une présumée « assemblée de la Turquie » de l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), une organisation liée au PKK. Avant que ne soient portées les inculpations formelles, 53 des 151 personnes en instance de procès avaient été détenues pendant plus d’un an préalablement au procès parce qu’elles auraient eu des liens avec la KCK ou le PKK.
[20] Selon le rapport, [traduction] « depuis quelques années, à mesure que les protestations visant à dénoncer les problèmes des Kurdes s’intensifient, le gouvernement turc se montre de plus en plus déterminé à poursuivre les protestataires en justice », et « [à] l’heure actuelle, les manifestants kurdes risquent systématiquement de faire l’objet de poursuites et de longues peines d’emprisonnement » (non souligné dans l’original).
[21] La SPR n’a mentionné aucun de ces éléments de preuve dans sa décision.
[22] En qualifiant les activités de M. Basbaydar de « limitées et sans importance », la SPR n’a pas reconnu que toute participation à des manifestations pro‑kurdes ou aux célébrations kurdes de Norouz (Nouvel An), ou affirmation de soutien au parti politique kurde peut être perçue comme un lien potentiel avec le PKK et comme du terrorisme. Même s’il n’était pas un membre actif du DTP ou du BDP, M. Basbaydar a pris part aux activités précisément évoquées dans la preuve documentaire.
[23] En outre, la SPR disposait d’éléments de preuve relatifs à l’expérience de trois des frères de M. Basbaydar, qui avaient tous trois fui la Turquie et demandé l’asile au Canada ou au Royaume‑Uni en raison de leurs activités politiques. M. Basbaydar a déclaré dans son Formulaire de renseignements personnels que durant son interrogatoire en 2009, il avait été questionné au sujet de ses frères. Étant donné son intention déclarée de continuer de revendiquer son identité kurde et d’appuyer les activités du BDP, il m’apparaît abusif de la part de la SPR de conclure qu’il n’existait pas plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté, à la lumière du rapport de Human Rights Watch déposé en preuve et de l’expérience vécue par les membres de sa famille, aucunement évoqués par la SPR. Son omission de ce faire rend sa décision déraisonnable au sens de Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.
[24] J’estime également que les conclusions que la SPR a tirées en l’espèce quant à la crédibilité sont abusives. Les passages suivants extraits de Miral c Canada, [1999] ACF no 254 [Miral], aux paragraphes 20 et 25, sont pertinents : « Le tribunal a spéculé sur les méthodes normalement utilisées par la police, et ne disposait d’aucune preuve sur laquelle fonder de telles conclusions, aussi évidentes aient‑elles pu paraître au membre du tribunal. […] Le tribunal a commis une erreur quand il a spéculé sur les méthodes d’arrestation de la police sans que ses observations à cet égard soient fondées sur la preuve. »
[25] En l’espèce, la SPR a seulement déclaré : « il [est] très peu probable que ces policiers aient pu se souvenir d’avoir menacé de casser les jambes du demandeur d’asile deux ans plus tôt » et qu’« [i]l ne semble tout simplement pas raisonnable de croire qu’une personne qui a vu, qui a arrêté et battu des centaines de militants politiques, jeunes et vieux, des manifestants très connus ou peu connus puisse se souvenir d’un d’entre eux en particulier » (non souligné dans l’original).
[26] Premièrement, l’observation formulée par la SPR elle‑même selon laquelle la police aurait battu des centaines d’activistes politiques mine son commentaire selon lequel « aucun élément de preuve n’a été présenté qui démontre que le demandeur d’asile s’exposerait à un risque d’être soumis à la torture ».
[27] Deuxièmement, rien n’indiquait que ces policiers en particulier avaient battu des centaines d’activistes dans les deux années d’intervalle; toutefois, même s’ils l’avaient fait, il aurait aussi été plausible qu’ils aient comme pratique courante de menacer les gens et de réitérer ces menaces au cours des interrogatoires subséquents. Grâce à l’existence d’un dossier faisant état d’arrestations antérieures, les policiers n’auraient pas nécessairement eu à se rappeler chaque contrevenant en particulier pour réitérer les menaces. La SPR ne fait que conjecturer, sans aucun élément de preuve à l’appui, que ces policiers n’auraient eu aucun souvenir de M. Basbaydar avant de tirer une conclusion défavorable et déraisonnable quant à sa crédibilité.
[28] Étant donné mon évaluation des conclusions de la SPR quant à la crédibilité, le traitement des rapports psychiatriques me semble aussi constituer une erreur susceptible de contrôle. La SPR doit se rappeler qu’elle ne possède aucune expertise médicale et qu’il ne convient pas d’accorder du poids à l’observation du commissaire formulée lors de la deuxième audience (la première ayant été ajournée parce que M. Basbaydar était visiblement la proie de souffrances morales), selon laquelle il « n’[avait] ni remarqué ni perçu d’indication que le demandeur d’asile a des problèmes émotifs ou psychologiques » et qui laissait entendre que la preuve d’expertise psychiatrique était suspecte.
[29] Dans sa décision, la SPR affirme qu’elle ne croit pas que M. Basbaydar « est un objecteur de conscience comme il le prétend », principalement parce qu’il n’a pas cherché à voir s’il existait une organisation qui s’opposait au service militaire en Turquie, même s’il était au Canada depuis deux ans.
[30] En exigeant de M. Basbaydar qu’il prouve qu’il avait joint une organisation d’opposants au service militaire obligatoire, la SPR a imposé un fardeau de preuve qui n’existe pas en droit. M. Basbaydar a déclaré dans son témoignage qu’il était un objecteur de conscience et il en a donné la raison : il ne voulait pas se rendre complice du traitement infligé aux familles kurdes comme la sienne. Par exemple, il a déclaré que les membres de sa famille avaient été forcés d’agir comme gardes turcs ou de quitter leur village et que le village avait été brûlé par la suite. La preuve documentaire confirmait que ce genre d’événements s’étaient bien produits en Turquie. Rien dans la preuve ne permettait de réfuter le témoignage de M. Basbaydar à cet égard.
[31] Lorsqu’il lui a été demandé s’il avait déjà exprimé ses opinions aux autorités, M. Basbaydar a expliqué qu’il n’avait pas eu besoin de le faire parce qu’il avait retardé son service militaire en faisant des études universitaires. De plus, il a déclaré qu’il connaissait un groupe d’objecteurs de conscience en Turquie, mais que le statut d’objecteur de conscience était illégal. Ceci montre que M. Basbaydar avait pris des mesures pour savoir quelles autres possibilités s’offraient à lui tandis qu’il était encore en Turquie, ce qui était beaucoup plus pertinent que de le faire au Canada.
[32] À mon avis, il était abusif de conclure que M. Basbaydar n’était pas un objecteur de conscience en raison du fait que, une fois au Canada, il ne s’était pas joint à une organisation s’opposant au service militaire. La SPR disposait d’éléments de preuve concernant ce qui était arrivé à la famille de M. Basbaydar, corroborés par la preuve documentaire, des éléments de preuve selon lesquels le demandeur avait repoussé son service militaire en s’inscrivant à l’université, et selon lesquels ses frères avaient tous évité de faire leur service militaire (ce qui pourrait montrer que tous les membres de la famille suivaient la voie de l’objection de conscience). Le dossier ne renferme rien qui pourrait miner le propre témoignage de M. Basbaydar. Ces faits objectifs étayaient son allégation d’objection de conscience au service militaire.
[33] La SPR a commis une autre erreur n’évaluant aucun des éléments de preuve documentaire concernant le traitement des objecteurs de conscience en Turquie. Certains éléments de preuve permettent de conclure que, après avoir été déclarés coupables, les détenus font souvent l’objet de mauvais traitements et sont parfois torturés pendant leur détention.
[34] Il ne s’agit pas d’un pays dans lequel les objecteurs de conscience, en raison de leurs croyances, ne sont soumis qu’aux lois ordinaires du pays – ils sont également exposés au risque de traitements cruels et inusités. Selon Amnesty International, [traduction] « [l]es objecteurs de conscience subissent fréquemment de mauvais traitements sous la garde des autorités militaires turques après avoir été arrêtés et détenus pour avoir refusé de faire leur service militaire ». Le fait [traduction] « [qu’il] y a un schéma continuel de mauvais traitements présumés des objecteurs de conscience sous la garde des autorités militaires » et que « les autorités carcérales n’ont pas été traduites en justice » dans nombre de cas est également préoccupant.
[35] Cet élément de preuve objectif montre que les objecteurs de conscience font l’objet de traitements extrajudiciaires extrêmement rigoureux. Il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas traiter cet élément de preuve et d’écarter la possibilité que M. Basbaydar puisse être déclaré coupable en raison de sa désertion.
[36] Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que la décision de la SPR est abusive et déraisonnable et que l’affaire doit être renvoyée à la Commission pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision.
[37] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée et qu’il sera statué de nouveau sur la demande d’asile du demandeur par un tribunal de la Commission différemment constitué, conformément aux présents motifs.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Myra‑Belle Béala De Guise
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
IMM‑767‑13
|
INTITULÉ : |
SUKRU BASBAYDAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 19 FÉVRIER 2014
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT:
LE JUGE ZINN
DATE DES MOTIFS :
LE 20 FÉVRIER 2014
COMPARUTIONS :
Catherine Bruce
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Suranjana Bhattacharyya
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
CATHERINE BRUCE Avocate Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
WILLIAM F. PENTNEY Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|