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Date : 20140212


Dossier :

IMM-6177-13

 

Référence : 2014 CF 142

Montréal (Québec), le 12 février 2014

En présence de monsieur le juge Roy

 

 

 

ENTRE :

ELHADJ MEKHACHEF

 

demandeur

et

THE MINISTER OF CITIZENSHIP

AND IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur se présente devant cette Cour afin d’obtenir le sursis de l’exécution de l’ordre d’expulsion, prévue pour le 18 février 2014, vers son pays de citoyenneté, l’Algérie.

 

[2]               M. Mekhachef a été pendant 27 ans membre de la police algérienne à laquelle il s’est joint en 1985. Il a fait partie de la brigade antiterroriste depuis 1988.

 

[3]               Lui et sa famille (sa femme et deux enfants) ont quitté l’Algérie le 3 avril 2012 après, selon le demandeur, avoir fait l’objet de menaces. Une demande aux fins d’être déclaré réfugié aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) a été faite le 19 avril 2012.

 

[4]               Or, la Section de l’Immigration (SI) trouvait le demandeur interdit de territoire le 13 septembre 2013. Essentiellement, la SI a conclu que l’appartenance à la brigade antiterroriste durant 25 ans suffisait, en application du test élaboré dans l’affaire Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40. Ainsi, la SI aura conclu que le demandeur a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes commis par la police algérienne.

 

[5]               Il ne semble pas qu’il y ait preuve de participation directe à des exactions, mais il y aurait eu des arrestations effectuées par le demandeur à la suite desquelles les suspects étaient remis à ce que la SI nomme comme étant « des spécialistes de la torture » (para 34 de la décision de la SI). La SI a donc conclu à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi qui se lit :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

[6]               Il en est découlé que la demande d’asile du demandeur est devenue irrecevable par opération de la Loi. C’est l’alinéa 101(1)f) de la Loi qui s’applique et, en vertu de l’article 104 de la Loi, avis a été donné au demandeur le 16 septembre 2013. De plus, une mesure d’expulsion, en vertu de l’article 229 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-2007 (le Règlement) était ordonnée dès le 13 septembre 2013.

 

[7]               Le 7 janvier 2014, les résultats de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) étaient annoncés. La conclusion générale de l’agente principale d’immigration se résume par un paragraphe en conclusion :

Ayant par ailleurs pris connaissance de la documentation générale sur l’Algérie, il m’apparaît indéniable que plusieurs problèmes dont les questions des restrictions sur les libertés d’assemblée et d’association, le manque d’indépendance du système judiciaire, l’impunité et la corruption persistent au pays. Cependant, ces problèmes sont généralisés. Dans l’absence des informations qui traitent d’un risque individualisé pour le demandeur au pays, j’estime qu’il ne court pas un risque personnalisé aux mains des terroristes advenant son retour en son pays natal.

 

Cette conclusion a été atteinte malgré le témoignage du demandeur qui relatait les nombreuses menaces qu’il aurait reçues. Il semble que l’agente principale aurait voulu une certaine preuve de la part de la famille proche du demandeur qui était restée en Algérie, mais on ne sait pas pourquoi la preuve offerte n’était pas suffisante « pour conclure que le demandeur court un risque personnalisé des groupes terroristes advenant son retour en Algérie ».

 

[8]               De plus, l’agente principale n’a pas retenu les craintes du demandeur procédant de sa défection des forces policières, essentiellement pour la même raison, c'est-à-dire l’insuffisance de preuve qui prenait ici la teinte de l’absence de corroboration. On peut lire le paragraphe suivant à la page 10 de la décision.

De plus, en l’absence de corroboration que le demandeur est recherché et ciblé aujourd’hui par les autorités algériennes, la preuve n’appuie pas une conclusion que, sur la prépondérance des probabilités, le demandeur serait une personne d’intérêt pour les autorités dans son pays natal.

 

[9]               J’ai appris lors de l’audition de cette demande de sursis que la décision ERAR fait aussi l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Cependant, contrairement à la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI du 13 septembre, la demande de contrôle judiciaire de la décision ERAR n’a pas encore fait l’objet d’une décision de la part d’un juge de cette Cour.

 

[10]           La demande de sursis est donc relative à la mesure de renvoi qui découle de l’interdit de territoire prononcé le 13 septembre 2013. Cet interdit fait maintenant l’objet d’un contrôle judiciaire depuis l’ordonnance de cette Cour le 14 janvier dernier. Contrairement à la demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés rejetant une demande d’asile qui emporte, par l’effet de l’article 231 du Règlement, un sursis de la mesure de renvoi, même une fois accordée, la demande de contrôle judiciaire de la décision de prononcer l’interdit de territoire ne fait pas l’objet d’un sursis automatique. De là, la demande faite en l’espèce en vertu de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[11]           Le défendeur ne s’est pas opposé à cette façon de faire. L’affaire a donc procédé sur cette base.

 

[12]           En ces affaires, le test à appliquer est bien connu. Il faut que le demandeur satisfasse la Cour que les trois éléments suivants ont été démontrés :

i)                    y a-t-il une question sérieuse à être débattue lors du contrôle judiciaire sous-jacent;

ii)                  le demandeur subirait-il un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé;

iii)                la balance des inconvénients favorise-t-elle le demandeur.

(RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF).

 

[13]           Le défendeur a concédé d’emblée qu’une question sérieuse se pose en l’espèce puisque la demande d’instaurer un contrôle judiciaire a été accordée. C’était une concession bien inspirée.

 

[14]           Là où les parties s’opposent, c’est relativement au critère du préjudice irréparable. Le défendeur cherche à prendre appui sur la décision ERAR. Il semble prétendre que l’évaluation des risques a été faite et qu’un retour en Algérie est possible. Il plaide que la seule existence d’une question sérieuse n’emporte pas l’existence d’un préjudice irréparable; il faut, dit-il, une preuve qui soit claire et non hypothétique, qui ne repose pas sur des conjectures. Le préjudice n’est pas celui qui découle des difficultés que l’expulsion ne peut faire autrement que de créer.

 

[15]           L’argument fait par le défendeur selon lequel la demande ERAR, et la décision à son égard rendue le 7 janvier 2014, pouvait avoir une incidence sur la question à décider me semble défectueux. Non seulement le défendeur s’est-il déclaré satisfait que l’affaire procède sur la seule base du contrôle judiciaire de la décision d’interdit de territoire, mais la décision ERAR est elle-même contestée. Qui plus est, la portée de la demande ERAR est réduite lorsque la personne est interdite de territoire pour atteinte aux droits humains (paragraphe 112(3) et alinéa 113d) de la Loi).

 

[16]           À mon avis, on ne peut disposer de la question du préjudice irréparable en référant à une décision contestée d’un autre groupe de la même administration. On pourrait parler du « boot strapping ». Il faut plutôt faire un examen indépendant.

 

[17]           Si je comprends la position avancée par le demandeur, il prétend que l’audition de sa demande de contrôle judiciaire le 14 avril prochain pourrait faire en sorte qu’il ne soit plus interdit de territoire. Un juge de cette Cour a conclu que la question devrait être débattue. Si le demandeur a gain de cause, il peut alors argumenter sa demande d’asile où il pourra démontrer la validité de ses craintes quant à son intégrité physique et celle de sa famille.

 

[18]           Après 27 années comme policier, le demandeur et sa famille ont décidé de quitter l’Algérie. Ce n’est pas anodin. Le demandeur prétend craindre pour son intégrité et celle de sa famille et c’est ce qui expliquerait son départ. Or, sa demande d’asile n’a jamais été entendue, encore moins décidée, parce qu’il a été interdit de territoire. N’eut été de cette décision, la demande d’asile du demandeur aurait suivi son cours avec celle de sa famille. Mais ici, le danger de persécution ou les risques à son intégrité n’ont pas fait l’objet d’une adjudication par la Section de la protection des réfugiés. Il ne s’agit certes pas d’un cas habituel où une demande de sursis est faite du refus d’accorder un sursis administratif après qu’un demandeur a fait différentes demandes, dont une d’asile, qui ont toutes été rejetées.

 

[19]           Comme indiqué précédemment, la demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés est assortie d’un sursis automatique d’une mesure de renvoi. La loi semble considérer que l’adjudication sur une question aussi importante qu’une demande d’asile doit être complétée avant d’exercer la mesure de renvoi. En effet, s’il devait y avoir décision positive, confirmant la persécution ou les risques à l’intégrité, il serait peut-être tard pour bénéficier du jugement rendu si la personne a déjà été renvoyée.

 

[20]           Comme j’ai tenté de le démontrer, la décision ERAR ne peut être un substitut pour la décision qui n’a pas été rendue au sujet d’une demande d’asile en bonne et due forme. Pourtant, dans ce cas aussi le Règlement prévoit un sursis d’exécution de la mesure de renvoi automatique. Ce sursis me semble procéder de la même logique, devant permettre au demandeur de bénéficier d’un jugement favorable.

 

[21]           Dans notre cas, le demandeur subirait un préjudice irréparable si les craintes qui l’ont fait venir au Canada s’avéraient à son retour en Algérie.

 

[22]           La situation serait évidemment toute autre si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire avait fait l’objet d’un refus. L’effet de la Loi aurait tout son impact. Du fait que le demandeur est une personne interdite de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi, elle perd le bénéfice de faire une demande d’asile. Mais lorsque la conclusion sur l’interdit de territoire fait l’objet d’une contestation menant l’affaire devant cette Cour, la donne est bien différente. Une forme de symétrie entre cette situation et celle de la demande de contrôle d’une décision de la Section de la protection des réfugiés invite un résultat semblable, soit que l’ordre d’expulsion fasse l’objet d’un sursis pour permettre que l’affaire soit entendue sans que le demandeur ne puisse se prévaloir d’un jugement favorable.

 

[23]           À mon avis, il n’est pas certain que le demandeur serait persécuté ou qu’il serait à risque s’il devait être retourné. De fait, c’est le genre de décision que la Section de la protection des réfugiés rend, avec l’expertise qui est la sienne. Cependant, la certitude n’est pas requise en matière de sursis, et en particulier d’évaluation du préjudice irréparable.

 

[24]           Dans les circonstances de l’espèce, qui j’en conviens sont très particulières, je n’ai aucun doute que le préjudice dont il est question serait irréparable étant donné la nature du risque. Ce qui est plus difficile est d’évaluer si ce préjudice irréparable serait une simple possibilité ou il doit plutôt être situé au niveau d’une probabilité d’un péril pour la vie ou la sécurité du demandeur ou une menace évidente de mauvais traitement (Ellero c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1364). L’emploi passé du demandeur, sa désertion et les menaces qui lui auraient été faites en fonction de son emploi passé me font croire que, à ce stade, nous avons dépassé la simple conjecture et qu’il y a une probabilité substantielle d’un péril.

 

[25]           Il n’est donc pas nécessaire de s’en remettre à Figurado c Canada (Solliciteur général) 2005 CF 347, cité par le demandeur au soutien de sa proposition qu’un préjudicie irréparable peut être établi du fait qu’un demandeur ne pourrait bénéficier d’une demande de contrôle judiciaire. Je préfère quant à moi disposer de la question sur la base d’une probabilité substantielle de péril, d’autant que l’examen de ce péril n’a pas été fait aussi complètement que nécessaire. J’ajoute que l’existence de sursis automatique d’une mesure de renvoi en cas de demande de révision judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés suggère que la probabilité substantielle d’un péril n’est pas farfelue en ces matières.

 

[26]           Enfin, quant à la balance des inconvénients, il ne faut pas minimiser l’importance de l’intérêt public à voir les personnes interdites de territoire quitter le Canada (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711. Par ailleurs, en l’espèce, la demande de contrôle judiciaire sera entendue dans à peine deux mois (le 14 avril 2014). De plus, la question du risque auquel le demandeur fait face est telle que, une fois pesée, la balance des inconvénients penche en faveur du demandeur. Il n’est pas si urgent de renvoyer le demandeur vers l’Algérie qu’il ne puisse attendre au Canada le résultat du contrôle judiciaire de l’interdiction de territoire prononcée à son égard. Ce n’est pas une question d’années, à peine de quelques semaines.

 

[27]           En conséquence, la demande de sursis est accordée. Le sursis vaudra jusqu’à ce qu’une décision sur le contrôle judiciaire de l’interdiction de territoire prononcée le 13 septembre 2013, avec mesure de renvoi sous forme d’expulsion, n’ait été rendue par cette Cour.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de sursis de la mesure de renvoi devant être exécutée le 18 février 2014 soit accordée. Ledit sursis vaudra jusqu’à ce que la décision sur la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration du 13 septembre 2013 soit rendue.

 

 

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-6177-13

 

INTITULÉ :

ELHADJ MEKHACHEF c THE MINISTER OF CITIZENSHIP AND IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 11 février 2014

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 12 février 2014

COMPARUTIONS :

JEAN-FRANÇÔIS BERTRAND

 

Pour le demandeur

 

 

LYNNE LAZAROFF

Pour le DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean-François Bertrand

Avocat

Montréal (Québec)

 

 

Pour le demandeur

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le DÉFENDEUR

 

 

 

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