Dossier :
T‑229‑13
Référence : 2014 CF 139
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 11 février 2014
En présence de madame la juge Bédard
ENTRE : |
NORM MURRAY |
demandeur |
et |
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeurs |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le demandeur, M. Norm Murray, est un Canadien de race noire qui travaille à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] depuis 1989. Il occupe le poste d’agent préposé aux cas, au groupe et au niveau PM‑01. Le 22 avril 2004, il a présenté une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] fondée sur les articles 7, 10, 12 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC, 1985, c H‑6 [LCDP].
[2] La Commission a acheminé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne [Tribunal] aux fins d’enquête. Dans une décision datée du 4 janvier 2013, le membre du Tribunal Edward P. Lustig a rejeté la plainte de M. Murray. Après examen de la requête en rejet de la plainte présentée par la CISR, le Tribunal a conclu que le Tribunal de la dotation de la fonction publique [TDFP] avait déjà rendu une décision à l’égard de la plainte de M. Murray et, appliquant les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, le Tribunal a conclu que le fait de rendre une décision quant à la plainte constituerait un abus de sa procédure.
[3] Le demandeur a déposé, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il conteste cette décision. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.
I. Contexte
[4] M. Murray a déposé sa plainte en matière de droits de la personne le 24 avril 2004. À l’époque, il occupait un poste intérimaire d’agent de protection des réfugiés [APR], au groupe et au niveau PM‑04. La plainte reposait initialement sur les articles 7 et 14 de la LCDP, mais elle a été ultérieurement modifiée pour y inclure également les articles 10 et 12 de cette loi.
[5] L’essentiel de la plainte du demandeur portait sur un incident survenu en avril 2003 au cours duquel des commentaires racistes auraient été formulés. La plainte comportait également des allégations de discrimination systémique, d’environnement de travail malsain, d’obstacles à l’avancement des employés des minorités visibles, qui sont concentrés dans les postes de niveau inférieur, et de harcèlement. À la suite d’un long parcours, dont je traiterai dans mon analyse, la Commission a demandé que le Tribunal fasse enquête relativement à la plainte de M. Murray.
[6] En 2007, M. Murray a également présenté deux plaintes au TDFP (datées du 21 mars et du 4 avril 2007) en vertu de l’alinéa 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, articles 12 et 13 [LEFP]. Ces plaintes concernaient des allégations d’abus de pouvoir relativement au choix entre un processus de nomination interne annoncé et non annoncé, et elles ont été regroupées à la demande de la CISR. Dans ses plaintes, M. Murray alléguait que la décision de la CISR de recourir à un processus de nomination non annoncé pour pourvoir de nouveaux postes d’agent du Tribunal [AT] au groupe et au niveau PM‑05 (processus de nomination 07‑IRB‑INA‑03‑13392) en 2007 constituait de la discrimination à son égard en raison de sa race. M. Murray a fait valoir que la décision de la CISR d’utiliser un processus non annoncé était entachée de discrimination systémique et constituait donc un abus de pouvoir en vertu de la LEFP.
[7] Dans une décision datée du 21 décembre 2009 (Murray c Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), 2009 TDFP 33, 2009 LNCPSST 33 [Murray c Canada]), le TDFP a rejeté les plaintes de M. Murray parce qu’il n’avait pas établi l’existence d’une discrimination à première vue.
II. Décision faisant l’objet du contrôle
[8] Le membre Lustig a été saisi de trois différentes requêtes, présentées par le demandeur et la Commission, en vue d’obtenir des ordonnances visant la production de certains documents ainsi que d’une requête de la CISR visant l’obtention d’une ordonnance rejetant la plainte du demandeur dont est saisi le Tribunal.
[9] Dans sa décision, le membre Lustig a résumé les différentes procédures intentées par le demandeur, y compris un grief collectif déposé en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, article 2, qui n’avait pas encore été entendu, et les plaintes déposées devant le TDFP.
[10] Le Tribunal a indiqué que les questions suivantes ont été soulevées dans la requête en rejet de la CISR :
A. Pour quel motif le Tribunal peut‑il rejeter une plainte avant de tenir une audience complète sur le fond?
B. L’alinéa 40.1(2)b) de la Loi restreint‑il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?
C. Le paragraphe 54.1(2) de la Loi restreint‑il la capacité qu’a le Tribunal d’examiner la plainte?
D. Y a‑t‑il lieu de rejeter la plainte d’après les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure?
E. Subsidiairement, si la plainte n’est pas rejetée pour l’un des motifs qui précèdent, y a‑t‑il lieu de restreindre la portée de l’instruction?
[11] Tout d’abord, le Tribunal a conclu qu’il avait compétence pour examiner la requête avant la tenue d’une audience complète sur le fond. En ce qui concerne les deuxième et troisième questions, le Tribunal a conclu que l’alinéa 40.1(2)b) et le paragraphe 54.1(2) de la LCDP ne limitaient pas sa capacité d’examiner la plainte du demandeur. Ces trois conclusions ne sont pas contestées dans la présente demande.
[12] Le Tribunal a ensuite traité la quatrième question, laquelle consistait à déterminer s’il y avait lieu de rejeter la plainte d’après les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure. Le Tribunal a indiqué qu’il avait fondé son évaluation sur les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 RCS 422 [Figliola] et par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Office des transports du Canada, 2011 CAF 332, [2011] ACF no 1685 [Morten].
[13] En s’appuyant sur l’arrêt Figliola, le Tribunal a indiqué que l’objet des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de l’abus de procédure et de la contestation indirecte était de prévenir l’iniquité en empêchant les recours abusifs et a présenté les principes sous‑jacents de ces doctrines, établis par la Cour suprême. Le Tribunal a également mentionné le critère à trois volets déclenchant l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et présenté de la façon suivante les questions dont il a été saisi :
66. D’après ces principes, un tribunal statuant sur une demande de ne pas instruire une instance, au motif que le sujet de cette dernière a déjà été tranché par un autre tribunal, devrait se poser les questions suivantes :
• s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne;
• si la question juridique tranchée par la décision antérieure était essentiellement la même que celle qui est soulevée dans la plainte dont il est saisi;
• si le processus antérieur, qu’il ressemble ou non à la procédure que le tribunal préfère ou utilise lui‑même, a offert la possibilité aux plaignants ou à leurs ayants droit de connaître les éléments invoqués contre eux et de les réfuter.
(voir Figliola, au paragraphe 37)
Selon les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada : « [i]l s’agit, en définitive, de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige » (Figliola, au paragraphe 37).
[14] Le Tribunal a axé son analyse sur la procédure devant le TDFP. En réponse à la première question, et compte tenu des articles 77 et 80 de la LEFP, le membre Lustig a conclu que le TDFP avait une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne.
[15] En ce qui concerne la deuxième question, le membre Lustig a conclu que le TDFP avait essentiellement tranché la même question juridique (obstacles systémiques fondés sur la race au sein de la CISR) que celle soulevée dans la plainte de M. Murray en matière de droits de la personne. Son raisonnement figure dans l’extrait suivant de sa décision :
75. Même si les effets préjudiciables de la discrimination systémique alléguée peuvent être différents devant le Tribunal de ce qu’ils étaient devant le TDFP, et cela inclut le nombre des personnes touchées, la question sous‑jacente demeure la même : la CISR a‑t‑elle agi de manière discriminatoire à l’égard de M. Murray à cause de pratiques systémiques alléguées fondées sur la race? Le TDFP a déjà conclu que le plaignant n’avait pas assez de preuves pour établir l’existence, au sein de la CISR, d’obstacles systémiques fondés sur la race. Comme il a été mentionné plus tôt, le fait que le TDFP examinait la question de savoir si l’on avait fait preuve de discrimination relativement à un processus de nomination unique ne changeait pas la nature de cette conclusion. Le TDFP a d’abord conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour établir l’existence d’obstacles systémiques, avant de passer à la question de savoir si ces preuves établissaient l’existence d’une discrimination dans les circonstances particulières de l’article 77 de la LEFP. Dans la plainte qui nous occupe ici, le plaignant met de nouveau en cause l’existence d’obstacles systémiques fondés sur la race au sein de la CISR, et le fait que ces obstacles ont amené la CISR à faire preuve de discrimination à son égard. Comme le TDFP a déjà décidé que le plaignant n’avait pas assez de preuves pour établir l’existence de tels obstacles au sein de la CISR, je conclus que le TDFP a tranché essentiellement la même question de droit que celle dont le Tribunal est actuellement saisi.
[…]
78. Appliquant les principes de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure, de même que les principes énoncés dans l’arrêt Figliola, je conclus que le sujet de la présente instance a déjà été tranché par le TDFP. Par conséquent, trancher la plainte dont il est question en l’espèce serait assimilable à un abus de la procédure du Tribunal, et il y a lieu de la rejeter.
[Souligné dans l’original]
[16] Le membre Lustig a également conclu que le demandeur savait ce qu’il devait prouver devant le TDFP et qu’il avait eu l’occasion de présenter sa preuve. En conclusion, le membre Lustig a estimé que les conditions d’application des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure étaient réunies et que le traitement de la plainte de M. Murray constituerait un abus de la procédure du Tribunal.
III. Questions
[17] La présente demande soulève la question de savoir si la décision du Tribunal de rejeter la plainte de M. Murray sur le fondement des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et/ou de l’abus de procédure était raisonnable.
IV. Norme de contrôle
[18] Les parties s’entendent pour dire que la décision du Tribunal supposait l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et qu’elle doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord avec elles.
[19] Cependant, le demandeur et le procureur général ne s’entendent pas sur l’éventail des issues possibles acceptables à la disposition du Tribunal. Le demandeur prétend que, comme la décision du Tribunal avait trait à l’application des doctrines de la common law relatives au caractère définitif des décisions concernant des questions liées aux droits de la personne, l’éventail des issues possibles doit être restreint vu l’important contenu juridique. Il s’appuie sur plusieurs décisions, notamment les arrêts suivants : Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, aux paragraphes 17‑18 et 23, [2012] 1 RCS 5; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471 [Mowat], Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c Canada (Procureur général), 2013 CAF 75, aux paragraphes 14‑15, [2013] ACF no 249; et Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266, aux paragraphes 42‑48, [2012] ACF no 1324 [Abraham].
[20] De son côté, le procureur général fait valoir que le Tribunal devrait pouvoir profiter d’un plus vaste éventail d’issues acceptables puisqu’il est responsable de sa propre procédure et que la question soulevée dans la requête en rejet était de nature discrétionnaire et concernait la possibilité d’un abus de sa propre procédure. La question relevait directement du pouvoir et de l’expertise du Tribunal et supposait une évaluation des faits et des politiques ayant un faible contenu juridique. Le procureur général s’appuie sur les arrêts Khosa et Abraham et la décision Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Société canadienne des postes, 2004 CF 81, aux paragraphes 13‑14, [2004] ACF no 439, conf. par 2004 CAF 363, [2004] ACF no 1792.
[21] Selon moi, il n’est pas nécessaire de déterminer l’éventail des issues possibles à la disposition du Tribunal, car je considère que la décision du Tribunal n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190), peu importe l’ampleur de l’éventail des décisions raisonnables.
V. Positions des parties
A. Demandeur
[22] Le demandeur fait valoir que les circonstances de la présente affaire ne satisfont pas au critère à trois volets établi dans l’arrêt Figliola et que le Tribunal a commis une erreur en concluant que la question dont a été saisi le TDFP était essentiellement la même que celle soulevée dans sa plainte en matière de droits de la personne.
[23] Tout d’abord, M. Murray soutient que sa plainte en matière de droits de la personne a été acheminée dans son intégralité au Tribunal aux fins d’enquête et qu’elle comporte des questions, notamment des allégations de harcèlement et de discrimination à son endroit, qui ne recoupent aucunement les plaintes présentées au TDFP. M. Murray affirme que la portée de la compétence du Tribunal est déterminée par la demande d’enquête que la Commission a présentée au Tribunal. En l’espèce, la lettre envoyée par la Commission au président du Tribunal ne restreignait pas la portée de l’enquête demandée. Par conséquent, la plainte a été renvoyée au Tribunal dans son intégralité, pas seulement en ce qui concerne la question de la discrimination systémique. Le demandeur s’appuie sur les décisions Basudde c Canada (Santé Canada), 2005 TCDP 21, au paragraphe 4, [2005] TCDP no 18; Côté c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2003 TCDP 32, aux paragraphes 12‑13, [2003] TCDP no 39; et Gover c Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 14, aux paragraphes 38 et 45, [2013] TCDP no 14.
[24] Ensuite, le demandeur soutient que, même si le Tribunal n’a été saisi que des parties de sa plainte qui ont été renvoyées pour une nouvelle enquête conformément à l’ordonnance de la juge Hansen (ordonnance rendue sur consentement après que le demandeur eut demandé le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission a rejeté sa plainte en matière de droits de la personne), le Tribunal a commis une erreur en concluant que le TDFP avait tranché essentiellement les mêmes questions que celles soulevées dans sa plainte en matière de droits de la personne. Le demandeur prétend que la compétence du TDFP était limitée à la question restreinte de savoir s’il y avait eu abus de pouvoir sur le fondement d’une discrimination quant au processus de nomination choisi pour pourvoir les nouveaux postes d’AT au groupe et au niveau PM‑05 (c.‑à‑d. si le choix de recourir à un processus de nomination non annoncé était entaché de discrimination), alors que la plainte en matière de droits de la personne soulevait des questions beaucoup plus générales de discrimination systémique. Le demandeur soutient que le TDFP n’a pas examiné de questions générales de discrimination non liées au processus de nomination en litige et qu’il n’avait pas le pouvoir de le faire. Le demandeur s’appuie à cet égard sur les décisions Alexander c Canada (Procureur général), 2011 CF 1278, aux paragraphes 68‑71, [2011] ACF no 1560; et Brown c Commissaire du Service correctionnel du Canada, 2012 TDFP 0017, au paragraphe 23, 2012 LNCPSST 17. En outre, les questions soulevées dans chaque plainte concernent deux périodes différentes (2003‑2004 pour la plainte en matière de droits de la personne et 2006‑2007 pour les plaintes présentées au TDFP) et, en raison de ce seul fait, on ne peut considérer que les plaintes englobent essentiellement les mêmes questions. Par ailleurs, le demandeur prétend que la portée de la plainte en matière de droits de la personne était encore en litige, car les parties ne s’étaient pas encore communiqué mutuellement les détails. Le demandeur affirme également que les réparations pouvant être ordonnées par le TDFP et par le Tribunal diffèrent grandement.
[25] En plus d’alléguer que les questions dont ont été saisis le TDFP et le Tribunal étaient différentes, le demandeur fait valoir que le Tribunal a commis une erreur en n’effectuant pas une analyse de l’équité, comme l’a exigé la Cour suprême du Canada dans les arrêts Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460 [Danyluk] et Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] ACS no 19 [Penner].
B. Commission
[26] La Commission appuie les arguments présentés par le demandeur et maintient que les questions dont ont été saisis le TDFP et le Tribunal étaient grandement différentes. Les questions présentées au TDFP visaient une période précise et avaient une portée limitée, tandis que les questions présentées au Tribunal concernaient des allégations générales de discrimination et de harcèlement.
[27] La Commission souligne toutefois qu’il faudrait en l’espèce se concentrer sur l’omission du Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour déterminer si l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée était appropriée dans les circonstances propres à la plainte de M. Murray et si son application entraînerait une iniquité ou une injustice comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans les arrêts Danyluk et Penner.
[28] La Commission fait valoir que, dans l’arrêt Penner, la Cour suprême a clairement indiqué que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devrait pas être appliquée mécaniquement et qu’à l’égard de chaque affaire, le tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire, même lorsque les trois conditions d’application de la doctrine sont réunies. Selon la Commission, le Tribunal n’a pas abordé les questions à la lumière de ces principes et a rejeté la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray sans analyser s’il serait juste d’utiliser l’issue de la décision du TDFP pour faire obstacle à l’intégralité de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray.
[29] La Commission prétend que rien dans la LEFP ne laisse croire que la décision du TDFP pourrait s’appliquer à l’intégralité de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray. La Commission soutient que le cadre de la LEFP ne vise pas à empêcher l’accès au Tribunal et que ce dernier a omis de prendre en considération l’attente de M. Murray à l’égard de l’incidence de la plainte qu’il a présentée au TDFP sur sa plainte en matière de droits de la personne.
[30] La Commission affirme que, même si le Tribunal et le TDFP ont une compétence concurrente pour statuer sur des questions relatives aux droits de la personne, la portée et l’objet de leur compétence respective sont différents. Par ailleurs, la LCDP prévoit des pouvoirs réparateurs généraux pour prévenir et éliminer la discrimination. Le TDFP a également des pouvoirs réparateurs, mais ils sont limités et ne comprennent pas les vastes réparations à la disposition du Tribunal en vertu de la LCDP. En outre, le TDFP n’a pas compétence pour trancher des questions relatives aux droits de la personne qui n’ont pas trait à un processus de dotation précis.
C. Procureur général
[31] Le procureur général affirme que le membre Lustig a exercé adéquatement son pouvoir discrétionnaire et que sa décision est raisonnable et appartient à l’éventail des issues acceptables.
[32] Le procureur général allègue que, eu égard aux circonstances de l’espèce, il était raisonnable de la part du Tribunal de conclure que les allégations de discrimination systémique soulevées dans la plainte en matière de droits de la personne dont il a été saisi étaient essentiellement les mêmes que celles soulevées dans les plaintes présentées au TDFP et que le traitement de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray constituerait un abus de la procédure du Tribunal. Le procureur général fait valoir que la décision du Tribunal est conforme aux principes établis dans les arrêts Figliola et Morten.
[33] Premièrement, le procureur général soutient que le demandeur a tort lorsqu’il affirme que l’intégralité de sa plainte en matière de droits de la personne a été renvoyée au Tribunal. Le procureur général indique que, sur une période de huit ans, et en raison des décisions rendues par la Commission et de l’ordonnance de la juge Hansen, la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray se limitait à des allégations précises de discrimination systémique, soit celles relatives aux obstacles à l’emploi et à la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur. Le procureur général renvoie la Cour à la décision Kowalski c Ryder Integrated Logistics, 2009 TCDP 22, au paragraphe 10, [2009] TCDP no 22.
[34] Deuxièmement, le procureur général réfute les arguments du demandeur selon lesquels la portée de la plainte en matière de droits de la personne devait encore être précisée puisque les parties ne s’étaient pas encore communiqué mutuellement les détails et le membre Lustig a rendu sa décision de façon prématurée. Le procureur général est plutôt d’avis que le demandeur a eu l’occasion de fournir les détails de sa plainte, mais qu’il a choisi de ne pas le faire.
[35] Troisièmement, le procureur général fait valoir que la décision du Tribunal montre clairement que le membre Lustig comprenait les paramètres qu’il devait appliquer, soit les principes établis dans l’arrêt Figliola, ainsi que la portée de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray et des plaintes qu’il a présentées au TDFP.
[36] Le procureur général souligne que, même si le TDFP a été saisi de plaintes concernant un processus de dotation précis, M. Murray a lui‑même soulevé des allégations de discrimination systémique qui étaient suffisamment générales pour englober les mêmes allégations de discrimination systémique constituant le fondement de sa plainte en matière de droits de la personne. En gros, M. Murray a rédigé les plaintes qu’il a présentées au TDFP d’une telle manière que ses allégations de discrimination systémique en étaient les éléments centraux. Les allégations selon lesquelles l’abus de pouvoir commis par la CISR en choisissant un processus non annoncé était le résultat d’une discrimination systémique exigeaient que le TDFP cherche tout d’abord à savoir s’il y avait de la discrimination systémique à la CISR, puis établisse un lien entre cette discrimination systémique et la situation de M. Murray. Selon le procureur général, la question de la discrimination systémique soulevée dans la plainte en matière de droits de la personne est donc essentiellement la même dans les deux cas : les pratiques de la CISR créent des obstacles aux occasions d’emploi, ce qui entraîne la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur.
[37] Le procureur général soutient également que M. Murray a présenté des éléments de preuve au TDFP pour étayer ses allégations de discrimination systémique et de concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur. La preuve était abondante et couvrait une période de plus d’une décennie, qui comprenait la période visée par la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray. En ce qui a trait à cette question, le procureur général a renvoyé la Cour aux paragraphes 87 et 91 à 98 de la décision du TDFP.
[38] Le procureur général s’appuie également sur l’extrait suivant du rapport de Mme Agocs présenté au TDFP :
[traduction]
[m]on analyse de la discrimination raciale systémique soulevée dans la plainte de M. Murray renvoie aux trois éléments de diagnostic suivants : représentations numériques, politiques et pratiques en matière d’emploi (ou systèmes d’emploi) et culture organisationnelle [renvoi omis]. Les questions soulevées dans la plainte de M. Murray concernent principalement les systèmes d’emploi. L’analyse porte tout d’abord sur le processus précis utilisé pour pourvoir les postes d’agent du Tribunal. Le processus de dotation est ensuite analysé en fonction du contexte organisationnel global de la CISR, région de Toronto, où une tendance à la concentration des minorités visibles dans les niveaux inférieurs de la hiérarchie, surtout au niveau PM01, est documentée depuis au moins une décennie […]
[Souligné dans l’original.]
(Paragraphe 55 du mémoire des faits et du droit du procureur général)
[39] Par ailleurs, le procureur général fait valoir que le Tribunal a traité la question concernant les différences entre les périodes visées par chaque plainte et a conclu de façon raisonnable que, comme M. Murray a présenté sa plainte en matière de droits de la personne en premier, il connaissait les obstacles à l’origine, selon lui, de la discrimination systémique et qu’il a eu la possibilité de demander au TDFP d’examiner ces allégations.
[40] Le procureur général affirme également que le Tribunal n’aurait pas pu appliquer les principes énoncés dans Penner, car cet arrêt a été rendu après la décision du Tribunal. Cependant, le procureur général maintient que l’arrêt Penner n’aurait pas eu d’incidence sur la décision du Tribunal. Il soutient que, dans l’arrêt Penner, la Cour suprême n’a pas invalidé les principes énoncés dans l’arrêt Figliola. Elle a plutôt précisé la manière dont un tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire et effectuer une analyse adéquate de l’équité lorsqu’elle applique la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Le procureur général est d’avis que le Tribunal a tiré une conclusion stratégique raisonnable en déclarant qu’« il n’est pas sensé de dépenser des ressources publiques et privées pour débattre à nouveau de ce qui constitue essentiellement la même allégation » (paragraphe 77 de la décision du Tribunal).
[41] Le procureur général soutient également que, dans l’arrêt Penner, la Cour a établi qu’il pourrait se révéler injuste d’empêcher, sur le fondement de l’issue d’une procédure antérieure, la tenue d’une autre instance « lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement » (paragraphe 42). Selon le procureur général, les différences entre les procédures étaient plus importantes dans l’affaire Penner qu’entre le TDFP et le Tribunal en l’espèce. Bref, le procureur général est d’avis que les distinctions entre les procédures en l’espèce ne sont pas importantes au point de remettre en question l’équité avec laquelle le membre Lustig a exercé son pouvoir discrétionnaire.
[42] Enfin, le procureur général soutient que, dans l’arrêt Penner, la Cour s’est penchée uniquement sur la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée tandis que, en l’espèce, cette doctrine et celle relative à l’abus de procédure sont en cause.
VI. Analyse
[43] Le membre Lustig a conclu que, comme le TDFP avait tranché essentiellement les mêmes questions que celles soulevées dans la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray, il y aurait abus de la procédure du Tribunal s’il examinait également cette plainte.
[44] Je juge utile de résumer les principes directeurs de l’application des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure avant d’évaluer la façon dont le Tribunal les a appliqués à la plainte de M. Murray.
[45] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême a établi les principes du caractère définitif des décisions sur lesquels s’appuie la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et répété les trois conditions nécessaires à l’application de cette doctrine :
18. Le droit tend à juste titre à assurer le caractère définitif des instances. Pour favoriser la réalisation de cet objectif, le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire. Autrement dit, un plaideur n’a droit qu’à une seule tentative. […] Une personne ne devrait être tracassée qu’une seule fois à l’égard d’une même cause d’action. Les instances faisant double emploi, les risques de résultats contradictoires, les frais excessifs et les procédures non décisives doivent être évités.
25. Les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ont été énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité, p. 254 :
(1) que la même question ait été décidée;
(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et
(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit.
[46] La Cour a également indiqué que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doit être évaluée selon une analyse à deux étapes. La première étape exige que la cour ou le tribunal détermine si les trois conditions sont réunies. Dans l’affirmative, à la deuxième étape, le décideur doit se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si la doctrine devrait être appliquée à la lumière des circonstances particulières de l’affaire :
33. Les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne doivent pas être appliquées machinalement. L’objectif fondamental est d’établir l’équilibre entre l’intérêt public qui consiste à assurer le caractère définitif des litiges et l’autre intérêt public qui est d’assurer que, dans une affaire donnée, justice soit rendue. (Il existe des intérêts privés correspondants.) Il s’agit, au cours de la première étape, de déterminer si le requérant (en l’occurrence l’intimé) a établi l’existence des conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée énoncées par le juge Dickson dans l’arrêt Angle, précité. Dans l’affirmative, la cour doit ensuite se demander, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, si cette forme de préclusion devrait être appliquée : British Columbia (Minister of Forests) c. Bugbusters Pest Management Inc., (1998), 50 BCLR (3d) 1 (CA), paragraphe 32; Schweneke c Ontario, (2000), 47 OR (3d) 97 (C.A.), par. 38‑39; Braithwaite c. Nova Scotia Public Service Long Term Disability Plan Trust Fund, (1999), 176 NSR (2d) 173 (CA), par. 56. [Italique dans l’original.]
[…]
63. Dans l’arrêt Bugbusters, précité, le juge Finch de la Cour d’appel (maintenant Juge en chef de la Colombie‑Britannique) a fait les observations suivantes, au paragraphe 32 :
[traduction] Il faut toujours se rappeler que, bien que les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée doivent être réunies pour que celle‑ci puisse être invoquée, le fait que ces conditions soient présentes n’emporte pas nécessairement l’application de la préclusion. Il s’agit d’une doctrine issue de l’equity et, comme l’indique la jurisprudence, elle présente des liens étroits avec l’abus de procédure. Elle se veut un moyen de rendre justice et de protéger contre l’injustice. Elle implique inévitablement l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de l’équité selon les circonstances propres à chaque espèce.
[...]
66. Je suis d’avis que la Cour d’appel a commis une erreur de principe en omettant de soupeser les facteurs favorables et défavorables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle était clairement investie. Il ne s’agit pas d’un cas où notre Cour est invitée par la partie appelante à substituer son opinion à celle du juge des requêtes ou de la Cour d’appel. L’appelante a droit à ce que, à un certain point dans le processus, on examine de façon appropriée les facteurs pertinents à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et jusqu’à maintenant on ne l’a pas fait.
[47] Dans l’arrêt Figliola, la Cour suprême a répété les principes sous‑jacents des doctrines du caractère définitif des décisions et insisté sur le caractère définitif des décisions judiciaires :
34. Ces doctrines existent essentiellement pour prévenir l’iniquité en empêchant « les recours abusifs » (Danyluk, par. 20; voir aussi Garland, par. 72, et Toronto (Ville), par. 37). On peut résumer ainsi leurs principes sous‑jacents communs :
• La capacité de se fier au caractère définitif d’une décision sert l’intérêt public et celui des parties (Danyluk, par. 18; Boucher, par. 35).
• Le respect du caractère définitif d’une décision judiciaire ou administrative renforce l’équité et l’intégrité des tribunaux judiciaires et administratifs ainsi que de l’administration de la justice; à l’opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l’équité et l’intégrité du système en créant de l’incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi (Toronto (Ville), par. 38 et 51).
• La contestation de la validité ou du bien‑fondé d’une décision judiciaire ou administrative se fait au moyen de la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prévue par le législateur (Boucher, par. 35; Danyluk, par. 74).
• Les parties ne doivent pas éluder le mécanisme de révision prévu en s’adressant à un autre forum pour contester une décision judiciaire ou administrative (TeleZone, par. 61; Boucher, par. 35; Garland, par. 72).
• En évitant les remises en cause inutiles, on évite le gaspillage de ressources (Toronto (Ville), par. 37 et 51).
[48] La doctrine de l’abus de procédure, et son lien avec la doctrine générale de l’autorité de la chose jugée, a été analysée en profondeur par la juge Arbour dans Toronto (Ville) c Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77 [Toronto] :
37. Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière […] qui aurait […] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c Coles, (2000), 51 OR (3d) 481 (CA), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63).
[…]
Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. […]
[49] La juge Arbour a ajouté, au paragraphe 2, que les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes devraient également s’appliquer à la doctrine de l’abus de procédure.
[50] Même si la Cour suprême n’a pas analysé de façon approfondie la question de l’équité dans l’arrêt Figliola, dans l’arrêt Penner, elle a apporté des précisions sur l’application discrétionnaire de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de la souplesse que cela suppose :
8. […] Une approche souple confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer la préclusion s’il en résultait une injustice, même si les conditions d’application sont réunies. Nous estimons toutefois que la Cour d’appel a commis une erreur dans son analyse relative aux différences importantes entre les deux instances sur les plans de l’objet et de la portée et qu’elle n’a pas tenu compte des attentes raisonnables des parties relativement à l’incidence des instances sur leurs droits en général. […]
[…]
39. De manière générale, les facteurs relevés dans la jurisprudence montrent que l’iniquité peut se manifester de deux façons principales qui se chevauchent et ne s’excluent pas l’une l’autre. Premièrement, l’iniquité de l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut résulter de l’iniquité de l’instance antérieure. Deuxièmement, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure.
[…]
42. La deuxième façon dont l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée peut se révéler inéquitable n’intéresse pas tant le caractère équitable de l’instance antérieure que celui du fait d’opposer la décision issue de cette instance à une autre action. Dans ce deuxième sens, l’équité fait l’objet d’un examen beaucoup plus nuancé. D’une part, une partie est censée soulever toutes les questions pertinentes et ne dispose pas de multiples tentatives pour obtenir un jugement favorable. Le caractère définitif est important tant pour les parties que pour le système judiciaire. En revanche, même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière eu égard à son objet, il pourrait se révéler injuste d’empêcher, sur le fondement de l’issue d’une procédure antérieure, la tenue d’une autre instance. Par exemple, ce peut être le cas lorsque les objets, la procédure ou les enjeux des deux instances diffèrent grandement. Nous reconnaissons que la procédure administrative et la procédure judiciaire différeront toujours sur ces plans. Or, pour démontrer qu’il y a iniquité selon ce deuxième sens que nous venons de décrire, il faut un écart considérable, évalué à la lumière de l’importance que revêt également en droit administratif, selon la Cour, le caractère définitif des litiges. Comme l’ont souligné les juges Doherty et Feldman dans Schweneke c. Ontario, (2000), 47 OR (3d) 97 (CA), par. 39, si les tribunaux refusaient systématiquement d’appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée parce que les garanties procédurales applicables en matière administrative et en matière judiciaire ne correspondent pas, cette doctrine serait l’exception plutôt que la règle.
[Italique dans l’original.]
[51] Compte tenu de tous ces principes, je suis d’avis que la décision du Tribunal n’appartient pas aux issues acceptables pour les deux motifs qui suivent. Tout d’abord, il n’était pas raisonnable de la part du Tribunal de conclure que le TDFP avait tranché essentiellement les mêmes questions que celles soulevées dans la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray. Ensuite, même si le Tribunal a conclu que les conditions d’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée étaient réunies ou qu’il était possible d’appliquer la doctrine de l’abus de procédure, il a commis une erreur en ne se demandant pas s’il serait juste d’appliquer les doctrines dans les circonstances en l’espèce et en privant M. Murray d’un examen par le Tribunal de sa plainte en matière de droits de la personne.
[52] Le Tribunal a conclu que les deux procédures concernaient essentiellement les mêmes questions, car, dans les deux plaintes, les questions sous‑jacentes avaient trait à la question de savoir si la CISR avait exercé de la discrimination à l’égard de M. Murray en raison de pratiques discriminatoires systémiques. Comme le TDFP avait déjà conclu, dans le cadre de la première étape de son analyse, que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il existait des obstacles fondés sur la race au sein de la CISR, le Tribunal a conclu que TDFP avait traité essentiellement des mêmes questions que celles qui étaient au cœur de la plainte en matière de droits de la personne du demandeur. Le Tribunal a également conclu qu’il ne serait pas sensé de dépenser des ressources pour débattre à nouveau d’une question déjà traitée par le TDFP :
77. C’est donc dire qu’au cours de l’examen de sa plainte fondée sur la LEFP, le plaignant a eu la possibilité pleine et entière de présenter ses éléments de preuve au sujet de la discrimination systémique à la CISR. Maintenant, devant le Tribunal, il n’est pas sensé de dépenser des ressources publiques et privées pour débattre à nouveau de ce qui constitue essentiellement la même allégation. Le rôle du Tribunal n’est pas d’« […] inviter au “contrôle judiciaire” de la décision d’un autre tribunal ou au réexamen d’une question dûment tranchée pour voir si un résultat différent pourrait en émerger » (Figliola, au paragraphe 38). Comme le fait actuellement le plaignant, la bonne façon de contester la décision du TDFP est de procéder à une demande de contrôle judiciaire.
[53] La première étape pour évaluer le caractère raisonnable de la conclusion du Tribunal selon laquelle les deux plaintes soulevaient essentiellement les mêmes questions consiste à déterminer la portée et le sujet des deux plaintes.
A. Plainte en matière de droits de la personne
[54] Les parties ne s’entendent pas sur la portée des allégations renvoyées au Tribunal aux fins d’enquête. Le demandeur et la Commission affirment que le Tribunal a été saisi de l’intégralité de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray, tandis que le procureur général allègue que le Tribunal n’a été saisi que des allégations portant sur la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur et leur sous‑représentation dans les postes permanents. Selon moi, les événements entourant la plainte de M. Murray ne peuvent mener qu’à une seule conclusion : le Tribunal a été saisi des allégations propres à la discrimination systémique mentionnées dans l’ordonnance de la juge Hansen pour la période de mars 2003 à mars 2004. Il est utile de résumer ces événements.
[55] Comme il a été mentionné précédemment, l’essentiel de la plainte de M. Murray portait sur un incident survenu en avril 2003 pendant lequel des commentaires racistes ont supposément été faits. Cependant, la plainte comportait également des allégations de discrimination systémique, de racisme et de harcèlement. Voici les paragraphes pertinents de la plainte :
[traduction du tribunal]
2. Je crois qu’à la CISR, la direction a agi de manière discriminatoire à mon égard, m’a soumis à une différence de traitement préjudiciable, a incité d’autres personnes à agir de manière discriminatoire à mon égard, a créé et soutenu un milieu de travail empoisonné qui fait qu’il m’est difficile de faire mon travail et de m’améliorer sur le plan professionnel et qui a une incidence défavorable sur ma santé du fait de ma race. De plus, je crois qu’à la CISR, la direction poursuit systématiquement des pratiques qui me privent en fait de possibilités d’emploi du fait de ma race.
[…]
18. En ma qualité de représentant syndical et de membre du Comité d’équité en matière d’emploi, j’ai souvent critiqué la CISR pour ses pratiques relatives à l’équité en matière d’emploi, aux relations interraciales et à la discrimination. Cela s’explique par le fait qu’il est officiellement reconnu que la CISR est l’organisme qui, au sein de la fonction publique fédérale, comporte le pourcentage le plus élevé d’employés membres d’une minorité visible (la CISR se sert de ce statut favorable lorsque cela lui est avantageux) et, pourtant, ces employés ne bénéficient pas d’une situation favorable à la CISR car ils continuent d’être surconcentrés aux niveaux inférieurs de classification. De plus, des actes de racisme, du harcèlement et des pratiques discriminatoires systémiques, qui ont une incidence préjudiciable sur les membres des minorités visibles, sont fréquents dans l’ensemble de la CISR. Ce fait a été révélé dans des documents accessibles au public, le plus récent étant le sondage mené auprès des fonctionnaires fédéraux. La direction sait que ces problèmes existent et n’a pas pris les mesures nécessaires pour y remédier. Dans mon cas cependant, jusque‑là, je n’avais pas été confronté à cette forme flagrante de racisme et de harcèlement et je me suis demandé si les années de négligence de la direction face à de graves problèmes de racisme, de discrimination et de harcèlement n’en étaient pas le facteur contributif.
[…]
56. Je crois qu’à la CISR, la direction encourage et appuie le racisme, le harcèlement et la discrimination. Je crois qu’à cause des actes de la direction, le racisme, le harcèlement et les pratiques discriminatoires ont pris racine et se sont nettement amplifiés au cours de cette période de douze mois. Durant cette dernière, à cause des actes de la direction le lieu de travail s’est polarisé en fonction de lignes de démarcation raciales et il s’est empoisonné au point où il m’est impossible de travailler efficacement. Je suis actuellement en congé de maladie à cause du niveau de stress et d’empoisonnement du lieu de travail, fruit du comportement raciste cumulatif de la direction, à la CISR, durant cette période de douze mois. De plus, mon aptitude à faire mon travail en a souffert, mon aptitude à rechercher des chances d’avancement en a souffert, mes relations de travail personnelles avec mes collègues en ont souffert et ma vie personnelle, à l’extérieur de la CISR, en a souffert immensément.
[56] Dans une décision datée du 13 avril 2005, la Commission a décidé de ne pas traiter immédiatement la plainte de M. Murray, car une enquête interne concernant l’allégation de harcèlement était menée par la CISR. Cependant, une fois l’enquête interne terminée, la CISR a conclu que la plainte de harcèlement du demandeur n’était pas fondée. Le 4 juillet 2005, le représentant syndical de M. Murray a demandé à la Commission de relancer son enquête sur la plainte, car M. Murray n’était pas satisfait des conclusions découlant de l’enquête interne de la CISR.
[57] Le 30 mars 2007, M. Andrew Sunstrum, enquêteur mandaté par la Commission, a recommandé à celle‑ci d’examiner la portion de la plainte du demandeur qui n’avait pas été traitée dans le cadre de l’enquête interne. Le rapport de M. Sunstrum contenait la recommandation suivante :
[traduction]
Analyse
[…]
16. L’enquête de l’intimé devait porter sur les allégations de discrimination systémique soulevées par le plaignant, mais il y a un certain nombre d’allégations dans le formulaire de plainte qui n’ont pas été traitées dans le rapport d’enquête de l’intimé. Il s’agit, notamment, des allégations du plaignant au paragraphe no 2, c’est‑à‑dire que l’intimé a incité d’autres personnes à agir de manière discriminatoire envers lui et que l’intimé a privé le plaignant et d’autres membres des minorités visibles de possibilités d’obtenir un emploi permanent en raison de leur race.
Recommandation de recours interne
Il est recommandé, sur le fondement de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission n’aborde pas les allégations de harcèlement du plaignant.
En outre, il est recommandé, sur le fondement du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission traite la portion de la plainte qui n’a pas été examinée par l’enquête interne de l’intimé.
[58] La Commission a souscrit à cette recommandation dans une décision datée du 10 août 2007. Dans une lettre adressée à la CISR en date du 19 septembre 2007, la Commission a précisé qu’elle [traduction] « n’abordera que les allégations selon lesquelles la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a incité d’autres personnes à agir de manière discriminatoire envers M. Murray et qu’elle a privé ce dernier et d’autres membres des minorités visibles de possibilités d’obtenir un emploi permanent en raison de leur race ».
[59] Mme Linda Foy a été mandatée par la Commission pour procéder à l’enquête. À la suite de celle‑ci, Mme Foy a recommandé que la Commission rejette la plainte du demandeur et a formulé la recommandation suivante :
[traduction]
90. Il est recommandé, sur le fondement de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission rejette la plainte, car, à la lumière des éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête,
- l’intimé n’a pas omis d’offrir au plaignant un lieu de travail exempt de harcèlement;
- l’intimé n’a pas adopté de politique, de règle, de pratique ou de norme qui prive le plaignant et d’autres membres des minorités visibles de possibilités d’obtenir un emploi permanent en raison de leur race ou de leur couleur (noire).
[60] Cette recommandation a été acceptée par la Commission, qui a rejeté la plainte de M. Murray dans une décision datée du 20 octobre 2008.
[61] Le demandeur a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire relativement à cette décision. Dans une ordonnance sur consentement datée du 18 août 2009, la juge Hansen a accueilli la demande en partie, annulé une partie de la décision de la Commission et renvoyé des allégations précises de la plainte pour un plus ample examen. L’ordonnance est ainsi libellée :
[traduction]
VU la requête que l’intimé a présentée par écrit et sans comparaître en personne conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS\98‑106 en vue d’obtenir une ordonnance :
1. accueillant en partie la demande de contrôle judiciaire;
2. annulant la décision datée du 20 octobre 2008 rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (« Commission »), dans la mesure où elle concerne les allégations de discrimination systémique, plus précisément les allégations de concentration des minorités visibles à certains postes, comme il est décrit aux paragraphes 57 à 63 et 67 à 73 du rapport d’enquête daté du 9 juin 2008 et rédigé par Linda Foy, pour les motifs suivants :
a) l’enquête visant les allégations de concentration des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur et de leur sous‑représentation dans les postes permanents au bureau régional de Toronto de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (« CISR ») pendant la période de 13 mois précédant le dépôt de la plainte à la Commission n’était pas rigoureuse et constituait donc un manquement à l’équité procédurale.
3. renvoyant l’affaire à la Commission pour qu’un nouvel enquêteur mène une enquête supplémentaire sur les allégations susmentionnées.
4. Aucuns dépens ne seront adjugés.
ET VU le consentement écrit des parties et les observations écrites de l’intimé,
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.
2. La décision de la Commission datée du 20 octobre 2008 est infirmée dans la mesure où elle concerne les allégations de discrimination systémique décrites au paragraphe 3 ci‑dessous et aux paragraphes 57 à 63 et 67 à 73 du rapport d’enquête daté du 9 juin 2008 et rédigé par Linda Foy.
3. La question de la discrimination systémique est renvoyée à la Commission pour qu’un nouvel enquêteur mène une enquête supplémentaire afin d’examiner la situation des minorités visibles au bureau régional de Toronto de la CISR pendant la période de 12 mois précédant le dépôt de la plainte, en s’attachant surtout à ce qui suit :
a. concentration des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur;
b. sous‑représentation des minorités visibles dans les postes permanents.
4. Aucuns dépens ne seront adjugés.
[62] Les paragraphes 57 à 63 du rapport d’enquête de Mme Foy ont trait aux allégations du demandeur selon lesquelles la CISR offre seulement des postes intérimaires aux minorités visibles. Les paragraphes 67 à 73 traitent de l’allégation selon laquelle les employés des minorités visibles sont concentrés dans les postes de niveau inférieur.
[63] Une enquête a été menée par M. Dean Steacy à la suite de l’ordonnance rendue par la juge Hansen, et il a préparé un rapport daté du 14 mars 2011. Il ressort de ce rapport que son enquête ne portait que sur les deux allégations mentionnées dans l’ordonnance de la juge Hansen, soit la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur et la sous‑représentation des minorités visibles dans les postes permanents. Comme l’a précisé la juge Hansen, l’enquête portait clairement sur la période 12 mois précédant le dépôt de la plainte du demandeur.
[64] À la suite de son enquête, M. Steacy a conclu que des éléments de preuve montraient que, pendant la période de mars 2003 à mars 2004, les employés des minorités visibles semblaient être concentrés dans les postes de niveau inférieur et les postes intérimaires. Il a recommandé à la Commission de demander au Tribunal de faire enquête sur la plainte. Voici sa recommandation :
[traduction]
40. Il est recommandé que, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission demande au président du Tribunal canadien des droits de la personne d’instruire la plainte pour les motifs suivants :
- les éléments de preuve recueillis montraient qu’entre le 1er mars 2003 et le 17 mars 2004, les membres des minorités visibles en poste au bureau régional de Toronto de la CISR semblaient être concentrés dans les postes de niveau inférieur, au sein des catégories PM, AS et CR.
- les éléments de preuve recueillis montraient que les membres des minorités visibles en poste au bureau régional de Toronto de la CISR se voyaient offrir principalement des postes dans les catégories de niveau inférieur lorsqu’on leur offrait des possibilités d’emploi intérimaire.
- les éléments de preuve recueillis montraient aussi qu’au sein du bureau régional de Toronto de la CISR, il pouvait exister un obstacle qui empêchait les PM‑01 d’obtenir de l’avancement au sein de la CISR.
- les éléments de preuve recueillis montraient qu’au sein du bureau régional de Toronto de la CISR, les membres des minorités visibles semblaient être sous‑représentés dans les échelons de niveau supérieur, comme les niveaux PM‑05 et PM‑06.
[65] La Commission a souscrit à la recommandation de M. Steacy. Dans une lettre datée du 29 juillet 2011, adressée au président de la CISR, la Commission a informé cette dernière de sa décision de demander au président du Tribunal d’instruire la plainte de M. Murray. La lettre réitérait les recommandations de M. Steacy.
[66] À la même date, la Commission a écrit une lettre au président du Tribunal. Cette lettre ne comportait pas les mêmes précisions que celles inscrites dans la lettre envoyée à la CISR. Elle précisait uniquement, conformément à l’alinéa 44(3)2) de la LCDP, que la Commission avait décidé de demander au Tribunal [traduction] « d’instruire la plainte, car elle était convaincue, compte tenu des circonstances, qu’un examen était justifié ».
[67] Je conviens qu’en principe, la lettre que la Commission envoie au Tribunal définit la portée de ce qui est renvoyé au Tribunal aux fins d’enquête. En outre, je suis d’accord pour dire que la lettre envoyée au Tribunal en l’espèce ne précisait pas que seules des portions de la plainte de M. Murray avaient été renvoyées aux fins d’enquête. Cependant, la lettre de la Commission ne peut être dissociée du long historique de la plainte et du contexte dans lequel le Tribunal a été saisi de la plainte de M. Murray. À la lumière des circonstances précises en l’espèce, je considère que les décisions sur lesquelles le demandeur s’est appuyé sont peu utiles.
[68] Au fil des ans, et plus précisément à la suite de l’ordonnance de la juge Hansen, laquelle a été rendue sur consentement de toutes les parties, la plainte de M. Murray a été clairement restreinte pour ne porter que sur des allégations précises de discrimination systémique pendant une période donnée. Par conséquent, seules des portions précises de la plainte ont fait l’objet d’une nouvelle enquête par la Commission, et seules les allégations visées par la nouvelle enquête pouvaient être renvoyées au Tribunal. Ces allégations avaient trait à la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur et à leur sous‑représentation dans les postes permanents de niveau supérieur au bureau régional de Toronto de la CISR pour la période précise de mars 2003 à mars 2004. Il est important de garder à l’esprit que, dans son ordonnance, la juge Hansen a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire et annulé la décision datée du 20 octobre 2008 par laquelle la Commission a rejeté la plainte du demandeur dans la mesure où elle concerne les allégations précises mentionnées dans l’ordonnance. Ces allégations étaient précises et concernaient une période donnée. Le reste de la décision de la Commission datée du 20 avril 2008, par laquelle la plainte du demandeur a été rejetée, n’a été annulé ou modifié d’aucune façon par l’ordonnance de la juge Hansen. Comme la Cour a ordonné à la Commission d’effectuer une autre enquête visant seulement des allégations précises, la demande subséquente de la Commission pour que le Tribunal instruise la plainte de M. Murray ne pouvait porter sur l’ensemble des allégations figurant dans la plainte initiale de M. Murray.
B. Plaintes présentées au TDFP
[69] Examinons maintenant la portée des plaintes présentées au TDFP. M. Murray a présenté deux plaintes au TDFP, datées du 21 mars et du 4 avril 2007. Ces plaintes ont été déposées au titre de l’alinéa 77(1)b) de la LEFP, qui a trait à des allégations d’abus de pouvoir de la part de la Commission du fait qu’elle a choisi un processus de nomination interne annoncé ou non annoncé, selon le cas. Les deux plaintes ont été regroupées à la demande de la CISR. Dans ses plaintes, M. Murray alléguait que la décision de la CISR de recourir à un processus de nomination non annoncé pour pourvoir les nouveaux postes d’agent du Tribunal [AT] au groupe et au niveau PM‑05 (processus de nomination 07‑IRB‑INA‑03‑13392) en 2007 constituait de la discrimination à son égard fondée sur sa race. L’article 80 de la LCDP prévoit clairement que le TDFP a compétence pour interpréter et appliquer la LCDP lorsqu’une plainte soulève des questions liées aux droits de la personne. M. Murray a fait valoir que la décision de la CISR de choisir un processus non annoncé était entachée de discrimination systémique et qu’elle constituait donc un abus de pouvoir en vertu de la LEFP.
[70] La décision de la CISR de recourir à un processus de nomination non annoncé pour ce processus de dotation en particulier est survenue dans le contexte d’une réorganisation pendant laquelle la CISR a décidé d’intégrer ses opérations de soutien. Cette réorganisation a entraîné le remplacement des postes d’agent de protection des réfugiés [APR] au groupe et au niveau PM‑04 par des postes d’AT au groupe et au niveau PM‑05. La CISR a choisi de mener un processus de nomination non annoncé parce qu’elle voulait pourvoir les nouveaux postes en recourant aux titulaires des postes d’APR au groupe et au niveau PM‑04. La CISR a affirmé qu’elle avait procédé de cette façon afin d’être juste envers les titulaires des postes d’APR puisqu’elle n’avait plus à les déclarer excédentaires et que cela assurait la continuité de leur emploi. Par conséquent, seuls les titulaires des postes d’APR étaient admissibles à participer au processus de dotation. M. Murray n’était pas admissible à participer au processus de nomination, car il occupait un poste d’agent préposé aux cas au groupe et au niveau PM‑01 et non pas un poste d’APR. Même si M. Murray avait occupé un poste d’APR (PM‑04) pendant une période de trois ans, sa nomination intérimaire avait pris fin en raison d’un manque de travail au moins six mois avant le début de la réorganisation.
[71] Le contexte de cette réorganisation et les motifs de la décision de la CISR de recourir à un processus de nomination non annoncé sont expliqués de façon détaillée dans la décision du TDFP, et il n’est pas nécessaire d’en traiter davantage dans le cadre de la présente demande.
[72] Dans sa décision datée du 21 décembre 2009 (Murray c Canada), le TDFP a présenté de la façon suivante les allégations de M. Murray :
1. […] Il allègue que ce processus non annoncé constitue de la discrimination systémique où les obstacles à l’emploi entraînent la concentration des membres des minorités visibles dans les postes d’agents préposés aux cas au groupe et au niveau PM‑01. Il avance que cette concentration à la CISR a fait l’objet de plusieurs rapports d’étude des systèmes d’emploi.
[73] Devant le TDFP, M. Murray a essentiellement allégué que la décision de recourir à un processus de nomination non annoncé était entachée par les pratiques discriminatoires systémiques qui existaient à la CISR et qu’elle le touchait directement en tant que membre d’une minorité visible. Par conséquent, la décision de la CISR constituait un abus de pouvoir.
[74] Le TDFP a établi les questions à trancher suivantes :
6. Le Tribunal doit se prononcer sur les questions suivantes :
(i) Le plaignant a‑t‑il le droit de présenter cette plainte?
(ii) Le plaignant a‑t‑il démontré prima facie que le choix du processus de nomination non annoncé constituait de la discrimination?
(iii) Dans l’affirmative, l’intimé a‑t‑il fourni une explication raisonnable à l’appui du choix d’un processus de nomination non annoncé?
[75] Le TDFP a énoncé les principes sur lesquels serait fondée son analyse. En outre, il a indiqué qu’il incombait au demandeur d’établir que la discrimination alléguée constituait au moins un des facteurs ayant eu une incidence sur la décision de la CISR de mener un processus de nomination non annoncé. Le TDFP a ajouté qu’il n’existait aucune preuve directe permettant de conclure à la discrimination en ce qui concerne le processus de nomination de 2007, mais que M. Murray pouvait tout de même s’acquitter de son fardeau en produisant une preuve circonstancielle. Il a ajouté que la preuve relative à l’existence d’une discrimination systémique pouvait servir de preuve circonstancielle de discrimination directe à l’endroit d’une personne.
[76] Le TDFP a indiqué qu’« [u]n grand nombre d’éléments de preuve ont été présentés à l’audience afin de démontrer qu’il y a eu et qu’il continue d’y avoir concentration des membres de minorités visibles dans les postes de niveau inférieur à la CISR, notamment au niveau PM‑01 » (paragraphe 88 de la décision). Le TDFP a estimé que M. Murray avait établi qu’« il y avait bel et bien concentration des membres de minorités visibles aux échelons inférieurs du groupe PM à la CISR » (paragraphe 90 de la décision), mais qu’il n’avait pas produit d’éléments de preuve suffisants pour appuyer son allégation qu’il existait une discrimination systémique à la CISR et, par conséquent, que la concentration constatée découlait de pratiques discriminatoires systémiques. Le TDFP a ajouté que, même s’il y avait eu suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’existence d’obstacles systémiques discriminatoires à la promotion des membres des minorités visibles aux postes d’AT, M. Murray aurait tout de même eu à établir un lien entre la discrimination systémique et la discrimination dont il allègue avoir été victime, ce qu’il n’a pas fait. Le raisonnement du TDFP est présenté dans l’extrait suivant de sa décision :
103. Les éléments de preuve doivent d’abord permettre d’établir la présence d’obstacles systémiques, et ensuite, un lien entre la preuve de discrimination systémique et la preuve de discrimination individuelle fondée sur la race à l’endroit du plaignant. Ces deux étapes sont nécessaires, faute de quoi il est impossible d’établir une preuve prima facie. En l’espèce, non seulement les éléments de preuve ne suffisent pas pour conclure qu’il y a discrimination systémique mais, même si c’était le cas, le Tribunal ne dispose pas d’une preuve suffisante permettant d’établir une corrélation entre les obstacles systémiques présumés et la discrimination individuelle à l’endroit du plaignant.
[77] Le TDFP a aussi conclu qu’il aurait rejeté les plaintes même si le demandeur avait établi une qu’il y avait à première vue discrimination, car la CISR s’est acquittée de son obligation de fournir une explication raisonnable démontrant que son choix d’un processus non annoncé n’était pas discriminatoire.
VII. Demande
[78] Après examen des deux procédures, je ne vois pas comment les questions soulevées dans les deux plaintes peuvent être considérées comme essentiellement les mêmes. Le fait que M. Murray fondait ses allégations sur une discrimination systémique dans les deux plaintes est insuffisant pour conclure que le TDFP avait déjà examiné l’essentiel des allégations de M. Murray dans le cadre de sa plainte en matière de droits de la personne. Dans celle‑ci, M. Murray soulevait des questions générales de discrimination systémique concernant des obstacles à l’emploi pour les employés des minorités visibles et la concentration de ces derniers dans les postes de niveau inférieur au bureau régional de Toronto pour la période de mars 2003 à mars 2004. Lorsque le Tribunal a rendu sa décision, les parties ne s’étaient pas encore communiqué les détails qui auraient permis de mieux définir ces allégations générales.
[79] Le fait que les plaintes présentées au TDFP comportaient également des allégations générales de discrimination systémique, d’obstacles à l’emploi et de concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur est insuffisant pour conclure que les questions étaient essentiellement les mêmes. On ne conteste pas le fait que le TDFP avait le pouvoir d’appliquer la LCDP et qu’un abus de pouvoir visé à l’article 77 de la LEFP pouvait découler de la discrimination; toutefois, selon la compétence du TDFP, ce dernier devait chercher à savoir si la décision prise en 2007 par la CISR de pourvoir les postes d’AT en recourant à un processus de nomination non annoncé était entachée de discrimination. La compétence du TDFP était limitée à une décision précise prise trois ans après la période visée par la plainte en matière de droits de la personne.
[80] Je reconnais que l’allégation selon laquelle la décision de la CISR de lancer un processus de nomination non annoncé en 2007 était entachée de discrimination systémique a mené le TDFP à tout d’abord évaluer s’il y avait des pratiques discriminatoires systémiques au sein du bureau régional de Toronto de la CISR. Les éléments de preuve produits à cet égard étaient très variés et couvraient une longue période. Cependant, selon moi, ils ne portaient pas précisément sur la discrimination systémique qui aurait eu lieu pendant la période 2003‑2004.
[81] Les éléments de preuve portaient sur l’examen des systèmes d’emploi [ESE] que la CISR a effectué en 1997 pour se conformer à la Loi sur l’équité en matière d’emploi, LC 1995, c 44. Cet examen visait à relever les obstacles à l’emploi touchant les membres des groupes visés par l’équité en matière d’emploi, et la Commission a effectué une vérification après l’examen. Dans un rapport provisoire daté du mois d’août 1999, la Commission a constaté que l’ESE présentait des lacunes quant à l’évaluation des obstacles à l’emploi pour certains des groupes, notamment les membres des minorités visibles. La CISR a chargé Hara Associates Inc. d’effectuer un suivi de l’ESE, et son rapport daté du 15 octobre 2000 [rapport Hara] a été produit en preuve. Mme Carole Cyr, directrice générale des ressources humaines à la CISR, aussi responsable de l’équité en matière d’emploi, a témoigné au sujet du rapport Hara. Elle a expliqué que l’une des questions clés soulignées dans le rapport Hara était de savoir s’il existait ou non une concentration d’employés des minorités visibles aux niveaux inférieurs du groupe PM. À cet égard, elle a déclaré que, « selon le rapport, le nombre de promotions visant des candidats appartenant à une minorité visible était plus que représentatif et que la concentration aux niveaux inférieurs était attribuable au fait que les postes de niveau supérieur étaient offerts à des personnes provenant d’autres ministères ». Elle a également déclaré que certains secteurs devaient être améliorés. Mme Cyr a affirmé que, en 2001, la Commission avait constaté que la CISR respectait les exigences de la Loi sur l’équité en matière d’emploi et que, à cet égard, un document intitulé « Rapport Hara : recommandations et mesures ultérieures » avait été produit en preuve.
[82] Le demandeur a offert un témoignage concernant la concentration des minorités visibles dans les postes d’agent préposé aux cas. Il a déclaré que [traduction] « cette concentration n’est pas intentionnelle; toutefois, un seul agent préposé au cas ne fait pas partie d’une minorité visible, et la plupart des employés du même groupe et niveau occupent le même poste depuis 1991 ». Deux collègues du demandeur ont également témoigné de leur expérience à la CISR.
[83] Le demandeur a également fait appel à un témoin expert, Mme Carol Agocs. Cette dernière a été appelée à témoigner sur la question de la discrimination systémique. Elle a préparé un rapport daté du 12 septembre 2008 et intitulé « Analysis of Possible Impact of Systemic Racial Discrimination in the Case of Norm Murray, Immigration and Refugee Board ». Mme Agocs a fondé son analyse sur divers documents, dont l’examen de la conformité au chapitre de l’équité en matière d’emploi de la Commission de juin 2001, le Plan intégré des ressources humaines de la CISR : Vision pluriannuelle : de 2008‑2009 à 2010‑2011 et des documents qu’elle a trouvés sur le site Web du Conseil du Trésor. Elle a analysé l’exclusion de la candidature du demandeur dans le cadre du processus de nomination visant à pourvoir des postes d’AT. À cet égard, elle s’est appuyée sur les allégations du demandeur et une annonce de possibilité d’emploi ouverte à l’ensemble des employés de la fonction publique fédérale en 2008. Dans son témoignage, elle a indiqué qu’« elle avait relevé un certain nombre d’obstacles à l’emploi qui, une fois réunis, constituaient une forme de discrimination systémique » (paragraphe 44 de la décision du TDFP). À la lumière de la décision du TDFP, il semble que Mme Agocs n’a pas eu accès à la liste des 36 employés qui ont été nommés aux postes d’AT dans le cadre du processus de nomination non annoncé (dont 12 s’étaient identifiés comme des minorités visibles); elle n’a pas non plus eu accès à un document intitulé « Visible minority representation from 2006‑2008 within the Central region compared to National », qui montrait une augmentation de la représentation des minorités visibles, passant de 21,5 à 25 p. cent pour le groupe PM‑04 et de 0 à 25,58 p. cent pour le groupe PM‑06 entre 2006 et 2008.
[84] Selon moi, les éléments de preuve présentés au TDFP n’étaient pas suffisamment précis pour conclure que le TDFP examinait les allégations soulevées dans la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray en ce qui a trait à la période allant de mars 2003 à mars 2004.
[85] En outre, rien dans la décision du TDFP ne me permet de conclure que ce dernier a tiré des conclusions à l’égard des allégations précises concernant les obstacles à l’emploi et la concentration des minorités visibles dans certains postes à la CISR en 2003‑2004. Le TDFP a conclu que des éléments de preuve appuyaient les allégations selon lesquelles il y avait une concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur, mais qu’ils étaient insuffisants pour appuyer l’allégation que la concentration découlait d’une discrimination systémique. Le Tribunal n’a pas précisé la période visée par ses conclusions, mais les plaintes portaient sur un processus de dotation survenu en 2007; par conséquent, je ne puis conclure, à partir des conclusions du TDFP quant au processus de dotation de 2007 et des éléments de preuve présentés au TDFP, que ce dernier a expressément conclu qu’il n’y avait pas de discrimination systémique au bureau régional de Toronto de la CISR de mars 2003 à mars 2004. Cette question n’était pas l’objet de la décision du TDFP, qui portait sur la même période que celle associée à la décision rendue en 2007.
[86] Le procureur général fait valoir que le Tribunal a adéquatement traité des différences entre les périodes visées par chaque plainte en concluant que, dans le contexte des plaintes qu’il a présentées au TDFP, M. Murray savait quels obstacles étaient à l’origine, selon lui, de la discrimination systémique et que rien ne l’a empêché de présenter des éléments de preuve relatifs aux allégations soulevées dans sa plainte en matière de droits de la personne. À cet égard, le Tribunal a tiré la conclusion suivante :
76. […] Même si la preuve présentée au TDFP avait principalement trait à la question de savoir si les pratiques d’emploi à la CISR avaient créé une concentration « préjudiciable » d’employés membres d’une minorité visible aux échelons inférieurs de la CISR – ce qui est aussi l’un des obstacles systémiques relevés par le plaignant en l’espèce –, rien n’empêchait le plaignant de produire des éléments de preuve concernant d’autres obstacles systémiques allégués au sein de la CISR, qui peuvent maintenant faire partie de la présente plainte. Cela est renforcé par le fait que la plainte présentée au TDFP a été déposée et tranchée après le dépôt de la plainte dont il est question en l’espèce. Tout obstacle systémique allégué au sein de la CISR qui constituait le fondement de la présente plainte était connu du plaignant avant que soit tranchée l’affaire soumise au TDFP. Ces obstacles systémiques allégués, de même que les éléments de preuve connexes, auraient pu – et dû – être présentés au TDFP dans le cadre des preuves circonstancielles du plaignant au sujet de la discrimination systémique dans cette affaire.
[Non souligné dans l’original.]
[87] Ce raisonnement est à mon avis incorrect. Il n’aurait pas été pertinent pour le demandeur de produire des éléments de preuve devant le TDFP relativement à d’« autres obstacles allégués » à la CISR pouvant faire partie de la plainte en matière de droits de la personne, mais qui n’étaient pas pertinents quant à la décision que le TDFP devait rendre. Les pratiques existantes à la CISR en 2003‑2004 n’étaient pas l’objet des plaintes présentées au TDFP. Le fait qu’il ait pu y avoir ou non de la discrimination systémique pendant la période 2003‑2004 aurait pu, au mieux, être un des éléments pertinents pour savoir si la décision prise en 2007 était entachée par un contexte de pratiques de discrimination systémique. Rien ne me porte à croire que les pratiques existantes à la CISR de mars 2003 à mars 2004 ont eu une incidence sur la décision du TDFP. À tout le moins, cela n’était pas un élément central de sa conclusion que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour appuyer l’allégation de discrimination systémique de M. Murray.
[88] Dans l’arrêt Danyluk, la Cour suprême a revu l’exigence de conclure que les questions en litige ont déjà été tranchées dans le cadre d’instances antérieures. Je considère que les principes exposés par la Cour s’appliquent directement en l’espèce :
24. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée a été définie de façon précise par le juge Middleton de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt McIntosh c Parent, [1924] 4 D.L.R. 420, p. 422 :
[traduction] Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure. [Non souligné dans l’original.]
Le juge Laskin (plus tard Juge en chef) a souscrit à cet énoncé dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Angle, précité, p. 267‑268. Cette description des aspects visés par la préclusion (« [l]es droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés ») est plus exigeante que celle utilisée dans certaines décisions plus anciennes à l’égard de la préclusion fondée sur la cause d’action (par exemple « toute question ayant été débattue ou qui aurait pu à bon droit l’être », Farwell, précité, p. 558). S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Angle, précité, p. 255, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a également fait sienne la définition plus exigeante de l’objet de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. « Il ne suffira pas », a‑t‑il dit, « que la question ait été soulevée de façon annexe ou incidente dans l’affaire antérieure ou qu’elle doive être inférée du jugement par raisonnement. » La question qui est censée donner naissance à la préclusion doit avoir été « fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé » dans l’affaire antérieure. En d’autres termes, comme il est expliqué plus loin, la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit (« les questions ») à l’égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l’a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l’instance antérieure.
[Non souligné dans l’original.]
[89] J’estime que les allégations de discrimination systémique à la CISR pour la période 2003‑2004 n’étaient pas un élément central des questions soulevées dans les plaintes présentées au TDFP relativement au choix de recourir à un processus de nomination non annoncé trois ans plus tard, en 2007. Comme il a été mentionné précédemment, les éléments de preuve présentés au TDFP étaient de nature générale et ne portaient pas précisément sur la période 2003‑2004.
[90] En outre, le fait que M. Murray aurait pu présenter au TDFP des éléments de preuve supplémentaires au sujet des pratiques de la CISR qu’il considère comme discriminatoires pour la période de mars 2003 à mars 2004 ne permet pas de conclure que les questions dans les deux procédures étaient essentiellement les mêmes. La période couverte par les deux ensembles de plaintes était différente, et les éléments de preuve concernant les pratiques de la CISR en 2003‑2004 auraient pu être un élément parmi tant d’autres, mais certainement pas l’élément central pour déterminer s’il y avait ou non des pratiques discriminatoires en place en 2007.
[91] J’estime donc qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que les plaintes de M. Murray présentées au TDFP et au Tribunal soulevaient essentiellement les mêmes questions. Le TDFP a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’un processus de dotation en 2007 était entaché par des pratiques de discrimination systémique. Je ne vois pas en quoi le fait d’aborder les allégations de discrimination systémique, soit la concentration des employés des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur et leur sous‑représentation dans les postes permanents pendant la période de mars 2003 à mars 2004, reviendrait à débattre à nouveau des allégations de M. Murray selon lesquelles un processus de dotation mené en 2007 était entaché de discrimination systémique. Même si l’existence ou non de discrimination systémique pendant la période de mars 2003 à mars 2004 pourrait être pertinente pour déterminer s’il y avait déjà eu ou s’il y avait toujours des pratiques d’emploi discriminatoires à la CISR, cela n’était pas un élément central permettant de déterminer si la décision prise en 2007 de mener un processus de nomination non annoncé était entachée par de telles pratiques. En outre, et comme il a été mentionné précédemment, les éléments de preuve produits et analysés ne correspondaient pas nécessairement à la période visée par la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray.
[92] Même si j’ai tort en estimant que la conclusion du Tribunal selon laquelle les questions dans les deux procédures étaient essentiellement les mêmes est déraisonnable, je suis d’avis que le Tribunal a commis une deuxième erreur en omettant de se pencher sur la question de l’équité pour déterminer s’il était approprié ou non d’appliquer les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure aux circonstances propres à la plainte de M. Murray.
[93] Le Tribunal n’aurait pu tirer profit de l’arrêt Penner, car il a été rendu après sa décision. Néanmoins, le Tribunal aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il était approprié et juste d’appliquer les doctrines, conformément aux arrêts Danyluk et Toronto. Selon moi, l’arrêt Figliola n’a pas invalidé le principe d’équité énoncé dans les arrêts Danyluk et Toronto. Le premier paragraphe des motifs de la juge Abella dans l’arrêt Figliola est pertinent :
Quiconque est partie à un litige souhaite que les questions juridiques en cause soient tranchées le plus équitablement et rapidement possible par un décideur faisant autorité et, par souci d’équité, veut l’assurance que la décision rendue sera définitive et exécutoire, exception faite du droit d’en demander le contrôle judiciaire ou d’interjeter appel. Personne ne s’attend à ce que les mêmes questions soient réexaminées devant un autre forum à la demande d’une partie déboutée cherchant à obtenir un résultat différent. Il y a cependant des cas où la justice impose de reprendre le litige.
[94] En outre, même si cela avait été le cas, les principes énoncés dans l’arrêt Penner s’appliquent, et le Tribunal a omis de se demander si l’application des doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure serait inéquitable et injuste.
[95] Le procureur général fait valoir que le Tribunal a rendu une décision stratégique en déclarant qu’« il n’est pas sensé de dépenser des ressources publiques et privées pour débattre à nouveau de ce qui constitue essentiellement la même allégation » (paragraphe 77 de la décision du Tribunal).
[96] Premièrement, et comme il a été mentionné précédemment, le Tribunal a commis une erreur en concluant que le fait de traiter la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray reviendrait à débattre des allégations soulevées dans la plainte qu’il a présentée au TDFP. Deuxièmement, dans sa conclusion stratégique, le Tribunal a omis d’établir s’il serait juste d’utiliser la conclusion du TDFP pour empêcher le traitement de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray. Une situation semblable est survenue dans l’affaire Danyluk, où la Cour a conclu ce qui suit :
66. Je suis d’avis que la Cour d’appel a commis une erreur de principe en omettant de soupeser les facteurs favorables et défavorables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle était clairement investie. Il ne s’agit pas d’un cas où notre Cour est invitée par la partie appelante à substituer son opinion à celle du juge des requêtes ou de la Cour d’appel. L’appelante a droit à ce que, à un certain point dans le processus, on examine de façon appropriée les facteurs pertinents à l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et jusqu’à maintenant on ne l’a pas fait.
[97] Le procureur général soutient que, même si l’arrêt Penner avait été rendu avant la décision du Tribunal, cela n’aurait probablement pas eu d’incidence, car les différences entre les procédures devant le TDFP et le Tribunal n’étaient pas suffisamment grandes pour entraîner une analyse de l’équité. Comme je l’ai déjà dit, je considère que les questions soulevées dans chacune des procédures et l’objet de ces dernières étaient suffisamment différents, même si certains « faits » pourraient être considérés comme pertinents quant aux deux plaintes, soit les pratiques d’emploi de la CISR pendant la période allant de mars 2003 à mars 2004. Par ailleurs, comme le mandat du TDFP concernait une conclusion à l’égard d’un processus de dotation mené en 2007, il convient de se demander s’il était juste d’utiliser la décision du TDFP pour empêcher le traitement de la plainte en matière de droits de la personne de M. Murray parce que certains éléments de preuve liés à la période 2003‑2004 avaient déjà été présentés devant le TDFP. Il est clair que M. Murray n’aurait pu s’attendre à ce que la présentation d’une plainte remettant en question une décision de dotation en 2007 mette fin à une plainte présentée en 2004 concernant des allégations générales de discrimination systémique prenant la forme d’obstacles à l’emploi et de concentration des minorités visibles dans les postes de niveau inférieur pour la période de mars 2003 à avril 2004.
[98] Selon moi, le Tribunal a appliqué machinalement les conditions liées aux doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure et a omis de procéder à la deuxième étape de l’analyse. Comme il est indiqué au paragraphe 62 de l’arrêt Danyluk, bon nombre de facteurs devraient être pris en considération pour déterminer si le Tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire. Les considérations du Tribunal en l’espèce étaient trop limitées; d’autres facteurs et considérations générales auraient dû être évalués par le Tribunal pour déterminer s’il était approprié et juste d’appliquer les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou de l’abus de procédure. Je conclus par conséquent que la décision du Tribunal était déraisonnable et qu’elle devrait être infirmée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. la demande est accueillie;
2. la décision du Tribunal est infirmée, et la plainte de M. Murray est renvoyée à un autre membre du Tribunal;
3. le procureur général du Canada est condamné à payer des dépens de 3 500 $ au demandeur.
« Marie‑Josée Bédard
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T‑229‑13
|
INTITULÉ : |
NORM MURRAY c COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE, PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 9 DÉcembRE 2013
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
LA JUGE BÉDARD
DATE :
LE 11 février 2014
COMPARUTIONS :
M. David Yazbeck |
POUR LE DEMANDEUR
|
M. Giacomo Vigna |
pour LA DÉFENDERESSE COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE |
Mme Liz Tinker |
pour LE DÉFENDEUR PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven Cameron Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l. Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
pour LES DÉFENDEURS
|