Date : 20140113
Dossier :
IMM-4396-13
Référence : 2014 CF 31
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2014
En présence de monsieur le juge en chef
|
ENTRE : |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
demandeur |
et |
MARI ANNA SLOAN |
défenderesse |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration [SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accueilli un appel de la décision d’un agent des visas, qui refusait de délivrer un visa de résident permanent au mari de Mme Sloan.
[2] Le ministre affirme que la SAI a commis une erreur en concluant que le mariage de Mme Sloan est authentique et qu’il ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le ministre fait plus précisément valoir que la SAI a fait erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve importants pour parvenir à ces conclusions.
[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis en désaccord. Par conséquent, la demande sera rejetée.
1. Faits
[4] Mme Sloan est une citoyenne du Canada âgée de 54 ans. Au début de 2011, elle et son mari de l’époque ont divorcé après 32 ans de mariage. Le couple était séparé depuis le début de 2008.
[5] M. Lihyaoui est un citoyen du Maroc âgé de 28 ans. Au début de 2009, Mme Sloan a ajouté M. Lihyaoui parmi ses « amis » sur Facebook. Environ six mois plus tard, ils ont commencé à clavarder.
[6] Mme Sloan et M. Lihyaoui ont bavardé tous les jours sur Internet, au téléphone ou au moyen de Skype jusqu’à leur mariage le 16 avril 2010, quand Mme Sloan s’est rendue pour la première fois au Maroc.
[7] En septembre 2011, M. Lihyaoui a présenté une demande de visa de résident permanent à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. Sa demande, parrainée par Mme Sloan, a été rejetée par un agent des visas au motif que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR.
[8] L’agent des visas est parvenu à ces conclusions en raison de diverses préoccupations, notamment les suivantes :
i. La demande en mariage a été faite par Internet, avant la première rencontre en personne.
ii. Durant l’entrevue, M. Lihyaoui [traduction] « donnait des réponses toutes faites et était arrogant ».
iii. Le mariage n’a pas été célébré, alors que cette célébration revêt une importance particulière dans la culture marocaine.
iv. Aucune photo du mariage n’a été prise.
v. M. Lihyaoui a dit d’une autre femme, dont la photo figurait dans le dossier soumis à l’agent des visas et qu’il a identifiée comme étant une amie de son père âgée de 40 ans, qu’elle était [traduction] « vieille ». L’agent des visas a jugé que cette remarque témoignait de la perception des relations entre les hommes et les femmes dans la culture marocaine.
vi. Mme Sloan et M. Lihyaoui ne s’étaient vus qu’une fois, lors de l’unique séjour de Mme Sloan au Maroc en avril 2011, et la preuve de contacts était fort limitée.
vii. M. Lihyaoui semblait avoir une connaissance superficielle de la vie de Mme Sloan et était incapable d’expliquer ce qui les unissait malgré leurs nombreuses différences, dont le grand écart d’âge et les différences culturelles importantes.
viii. Les deux membres du couple n’envisagent pas de la même façon certains aspects importants de leur avenir ensemble, dont la possibilité d’avoir des enfants et l’endroit où ils vont vivre.
ix. La situation de M. Lihyaoui au Maroc est assez précaire, et ses projets de vie semblent davantage axés sur la recherche d’un avenir au Canada que sur le fait de partager sa vie avec Mme Sloan.
II. Dispositions législatives pertinentes
[9] Selon l’article 4 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑2007 [le Règlement], l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux pour l’application du Règlement si le mariage en question (i) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR, ou (ii) n’est pas authentique.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[10] Lorsqu’elle a rendu sa décision, la SAI s’est dite convaincue que Mme Sloan avait véritablement l’intention de contracter un mariage authentique avec M. Lihyaoui. Le ministre ne conteste pas cette conclusion.
[11] La question déterminante que devait trancher la SAI était celle de savoir si M. Lihyaoui avait l’intention de s’engager dans une relation conjugale authentique avec Mme Sloan ou s’il voulait se marier avec elle principalement à des fins d’immigration.
[12] Après avoir reconnu qu’il était possible que M. Lihyaoui ait profité de Mme Sloan à des fins d’immigration, la SAI a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Sloan s’était acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que sa relation avec M. Lihyaoui était authentique et qu’elle ne visait pas principalement l’immigration.
[13] La SAI a déclaré, entre autres choses, que cette conclusion reposait « sur une évaluation approfondie des éléments de preuve disponibles, se fondant notamment sur l’insistance avec laquelle [Mme Sloan] maintient qu’il s’agit dans leur cas d’une relation engagée étayée par des éléments de preuve selon lesquels il y a communication constante entre eux ».
IV. Norme de contrôle
[14] Les parties conviennent que la décision de la SAI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[15] Pour apprécier le caractère raisonnable d’une décision, il faut appliquer le critère général consistant à déterminer si la décision « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir, précité). Lorsque la décision pourrait avoir une assise raisonnable, la cour de justice doit y déférer (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 53 [Alberta Teachers]). Autrement dit, la décision de la SAI sera maintenue si elle a un « fondement rationnel » (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, au paragraphe 47 [Halifax]).
V. Analyse
[16] Le ministre affirme que le SAI a commis une erreur en ne traitant pas des préoccupations ci‑dessous au regard de la preuve, préoccupations qu’il a soulevées dans ses observations écrites à la SAI :
i. incohérences dans les témoignages de Mme Sloan et de M. Lihyaoui concernant la date à laquelle ils ont convenu de se marier;
ii. divergences dans leurs témoignages concernant la date à laquelle ils entendaient se marier;
iii. incapacité de M. Lihyaoui de nommer trois des frères et sœurs de Mme Sloan lorsqu’on l’a questionné au sujet de la famille de cette dernière;
iv. incapacité de M. Lihyaoui de dire quand Mme Sloan s’est convertie à la religion musulmane;
v. divergences dans leurs témoignages concernant la dot qui aurait été versée à Mme Sloan;
vi. incohérences dans leurs témoignages concernant l’endroit où ils avaient l’intention de vivre;
vii. fait que Mme Sloan et M. Lihyaoui n’aient pas mis en commun leurs finances;
viii. possibilité que les photos de la prétendue cérémonie de mariage s’étant déroulée lors du deuxième séjour de Mme Sloan au Maroc aient été prises principalement à des fins d’immigration.
[17] Le ministre soutient que la SAI aurait dû traiter des éléments de preuve susmentionnés parce qu’ils [traduction] « contredisent carrément » la conclusion de la SAI.
[18] Je ne suis pas d’accord.
[19] Même si Mme Sloan a d’abord affirmé que M. Lihyaoui avait fait sa demande en mariage [traduction] « vers le 10 février 2009 », elle s’est rapidement reprise à l’audience de la SAI et a dit que la date de la demande en mariage était le 10 février 2010. Elle a aussi expliqué que M. Lihyaoui et elle ne faisaient que [traduction] « plaisanter » lorsqu’ils ont parlé de mariage pour la première fois en août 2009.
[20] En ce qui concerne la date à laquelle ils entendaient se marier, Mme Sloan a déclaré qu’elle espérait qu’ils puissent se marier lors de sa première visite au Maroc en avril 2011, tandis que M. Lihyaoui a affirmé qu’ils n’avaient pas prévu de se marier à ce moment-là, mais qu’ils l’ont fait parce que Mme Sloan [traduction] « a fait preuve d’ingéniosité et a apporté des papiers qui [leur] ont permis de [se] marier ».
[21] Pour ce qui est de l’incapacité de M. Lihyaoui de nommer trois des cinq frères et sœurs de Mme Sloan, cette dernière a expliqué que la question semblait porter sur les membres de sa famille vivant à Abbotsford, et que les membres que M. Lihyaoui n’avait pas identifiés vivent ailleurs. Il est évident, d’après la transcription à la page 522 du dossier certifié du tribunal, que la question posée devant la SAI avait trait à la famille de Mme Sloan à Abbotsford.
[22] Au sujet de l’incapacité de M. Lihyaoui de dire à quelle date Mme Sloan s’est convertie à la religion musulmane, Mme Sloan a déclaré qu’elle étudiait la religion sur Internet et que le couple irait à la mosquée lorsqu’elle et M. Lihyaoui seraient réunis.
[23] À propos de la dot qui aurait été versée à Mme Sloan, cette dernière a d’abord dit qu’elle croyait que le montant se chiffrait à 1 000 dirhams et que l’argent lui serait remis si le couple divorçait. Elle a immédiatement ajouté qu’elle ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait et qu’elle pensait que cet argent lui avait peut-être été versé pour le mariage. Dans ses observations sur la présente demande, elle a mentionné avoir fait une erreur lorsqu’elle a déclaré que la dot totalisait 1 000 dirhams et qu’elle voulait plutôt dire 1 000 dollars canadiens, ce qui représente environ 7 000 dirhams, soit le montant indiqué dans les documents dont disposait la SAI.
[24] En ce qui concerne l’endroit où les parties avaient l’intention de vivre, M. Lihyaoui a déclaré que Mme Sloan et lui s’installeraient dans un endroit sécuritaire et tranquille, et qu’étant donné l’inconfort qu’avait ressenti Mme Sloan au Maroc en raison de la chaleur, il n’était pas certain qu’elle puisse vivre dans ce pays. Il a ajouté qu’il était prêt à poursuivre ses études dans un établissement du Québec ayant conclu un partenariat avec l’établissement où il étudiait au Maroc. Pour sa part, Mme Sloan a affirmé qu’elle avait discuté avec M. Lihyaoui de la possibilité qu’ils vivent ensemble au Maroc, mais qu’elle préférait s’installer avec lui au Canada parce qu’elle ne tolérait pas la chaleur du Maroc et que sa famille habitait au Canada. Elle a ajouté qu’elle devrait un jour subir une chirurgie de remplacement du genou et qu’elle aurait de la difficulté par la suite à utiliser les toilettes au Maroc.
[25] Pour ce qui est des photos du mariage qui ont été déposées devant la SAI, Mme Sloan a déclaré que la cérémonie officielle, qui s’est déroulée lors de sa première visite au Maroc, était modeste et qu’elle n’avait pas pensé à prendre des photos avec son téléphone intelligent parce qu’elle avait beaucoup à faire ce jour-là. Elle a ajouté que, si elle avait su que ces photos étaient nécessaires pour les besoins de la demande de résidence permanente de M. Lihyaoui, elle les aurait prises. Lors de son deuxième séjour au Maroc, elle s’est assurée de prendre des photos des célébrations.
[26] D’après les explications fournies par Mme Sloan et M. Lihyaoui, il n’était pas déraisonnable que la SAI ne traite pas précisément des [traduction] « incohérences » et des divergences susmentionnées.
[27] Je suis d’avis qu’il n’était pas déraisonnable que la SAI n’aborde pas la question de la mise en commun des finances du couple. Le ministre n’a présenté aucun élément de preuve pour étayer son inférence selon laquelle la plupart des couples mettent en commun leurs finances.
[28] Pour arriver à sa conclusion selon laquelle le mariage du couple était authentique et ne visait pas principalement l’immigration, la SAI a explicitement tenu compte de certains des aspects les plus problématiques du dossier de preuve. Après avoir reconnu qu’il était possible que M. Lihyaoui ait profité de Mme Sloan pour faciliter son immigration au Canada, la SAI a affirmé qu’il était « difficile » de répondre à la question de l’authenticité de leur relation. Puis, après avoir fait état de ses conclusions, la SAI a mentionné que « certains doutes subsistent » du fait, entre autres, que c’est M. Lihyaoui, un « utilisateur relativement averti des médias de réseautage social, qui a fait les premières démarches en ligne auprès de l’appelante, après quoi ont suivi assez rapidement une relation amoureuse et certains événements superficiels liés au mariage ». La SAI a aussi parlé, de façon générale, des « divergences dans la preuve » au regard des projets du couple en ce qui a trait aux enfants, ainsi que de l’écart d’âge et des différences culturelles. Toutefois, en prenant en considération l’ensemble de la preuve, et selon la prépondérance des probabilités, la SAI a conclu que le mariage ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la loi et qu’il était authentique.
[29] La SAI a fait trois constatations qui ont eu une incidence sur ses conclusions du point de vue de M. Lihyaoui. Dans un premier temps, la SAI a affirmé que Mme Sloan et lui avaient tous deux dit qu’ils avaient résolu les différences culturelles et l’écart d’âge à leur guise. Dans un deuxième temps, la SAI a mentionné que la documentation à l’appui faisait état d’une communication constante entre les deux membres du couple. Enfin, la SAI a constaté que la mesure dans laquelle M. Lihyaoui connaissait Mme Sloan correspondait passablement à celle à laquelle il est normal de s’attendre entre les membres d’un couple marié dans de telles circonstances.
[30] À mon avis, la deuxième et la troisième constatations, considérées isolément, n’auraient pu constituer un fondement raisonnable ou rationnel aux conclusions de la SAI. Toutefois, si on les examine conjointement avec la première constatation, et à la lumière du fait que la SAI a tenu compte de certains des aspects les plus problématiques du dossier de preuve, je suis d’avis que les conclusions de la SAI appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Elles sont également raisonnablement justifiées, transparentes et intelligibles et ont un fondement rationnel (Halifax, précité). Bref, la décision pourrait avoir une assise raisonnable (Alberta Teachers, précité), malgré le fait qu’on pourrait en dire autant, voire avec plus de force, des conclusions contradictoires tirées par l’agent des visas.
[31] J’ajoute au passage que la SAI n’avait pas l’obligation d’examiner et de commenter chacun des arguments soulevés par le ministre dans ses observations (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, [2012] 3 RCS 405, au paragraphe 3).
[32] Par conséquent, la demande sera rejetée.
[33] À la fin de l’audience, les parties n’ont proposé aucune question à certifier. Je conviens que les faits de l’espèce ne suscitent aucune question à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande est rejetée.
« Paul S. Crampton »
Juge en chef
Traduction certifiée conforme
Stéphanie Champagne
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DoSSIER :
IMM-4396-13
INTITULÉ : |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION C. MARI ANNA SLOAN
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
VANCOUVER (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 8 Janvier 2014
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
LE JUGE EN CHEF CRAMPTON
DATE DES MOTIFS :
LE 13 janvier 2014
COMPARUTIONS :
HELEN PARK |
POUR LE DEMANDEUR
|
MARI ANNA SLOAN |
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR
|
S.O.
|
(POUR SON PROPRE COMPTE) POUR LA DÉFENDERESSE |