Dossier :
T-1699-12
Référence : 2014 CF 39
Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2014
En présence de monsieur le juge de Montigny
ENTRE : |
RENÉ BARKLEY |
demandeur |
Et |
SA MAJESTÉ LA REINE |
défendeur |
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le demandeur, M. René Barkley, en appelle d’une ordonnance rendue le 20 décembre 2012 par le protonotaire Richard Morneau, au terme de laquelle il a accueilli la requête en radiation de la défenderesse et rejeté l’action simplifiée du demandeur, sans possibilité d’amendement.
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la requête en appel présentée par le demandeur, en vertu de la Règle 51 des Règles des cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], doit être rejetée.
Contexte
[3] Le demandeur a été déclaré délinquant dangereux en novembre 2003 et purge une peine d’emprisonnement indéterminée à l’établissement de Port-Cartier.
[4] Le 14 septembre 2012, il a déposé une déclaration (action simplifiée) contre Sa Majesté la Reine. Bien que d’une lecture ardue, cette déclaration semble faire ressortir deux causes d’action. Dans un premier temps, le demandeur reproche au Service correctionnel du Canada [Service] et à la Commission des libérations conditionnelles du Canada [Commission] d’avoir violé son droit au silence en l’assignant à résidence et en lui imposant la condition spéciale de suivre un programme en rapport avec sa problématique de délinquance sexuelle alors qu’il était accusé d’agression sexuelle, à défaut de quoi il serait ramené au pénitencier. Il appert que le demandeur en a appelé de cette décision et que la Section d’appel de la Commission a confirmé le 23 janvier 2003 la décision rendue au premier palier le 4 décembre 2002. Dans un deuxième temps, le demandeur soutient que le Service a renversé un jugement d’acquittement dont il a fait l’objet puisque l’on conserve toujours dans son dossier correctionnel une mention à l’effet qu’il se serait évadé d’un centre de réhabilitation en 1994, alors qu’il a été trouvé non coupable de cette infraction par la Cour.
[5] Le 16 novembre 2012, la défenderesse a déposé une requête pour obtenir la radiation de la déclaration du demandeur et l’exclusion de son action simplifiée, en application des Règles 294 à 299. Le demandeur a déposé sa réponse le 6 décembre 2012 et la défenderesse a déposé sa réplique le 11 décembre 2012.
[6] Le protonotaire Richard Morneau a rendu une ordonnance le 20 décembre 2012 excluant l’action simplifiée et rejetant l’action sans possibilité d’amendements.
[7] Le 5 mars 2013, le demandeur a porté la décision du protonotaire en appel.
La décision contestée
[8] Dans son ordonnance, le protonotaire note que l’action du demandeur ne vise pas exclusivement une réparation monétaire d’au plus 50 000 $ et qu’elle ne répond pas, de ce fait, aux conditions prévues par les Règles pour les actions simplifiées.
[9] Le protonotaire note d’autre part que la déclaration d’action n’énonce pas de faits matériels propres à permettre à la défenderesse de préparer et de produire une défense, est truffée d’une foule d’allégations incompréhensibles, en plus d’être prescrite parce qu’elle se rapporte à des évènements hors du délai de trois ans prescrit pour ce genre d’action par l’article 2925 du Code civil du Québec [Code].
[10] Pour ces motifs, le protonotaire a conclu que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable, et va même jusqu’à qualifier la déclaration d’action de « scandaleuse, frivole et vexatoire et constitue un abus de procédure au sens des alinéas 221(1)a), c) et f) des Règles ». Il a donc exclu l’action du demandeur des Règles 294 à 299 et a ordonné la radiation, sans possibilité d’amendement, de la déclaration d’action déposée par le demandeur et le rejet de son action.
La question en litige
[11] La seule question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si l’ordonnance rendue par le protonotaire Morneau est entachée d’une erreur qui justifie l’intervention de cette Cour.
La norme de contrôle
[12] La norme de contrôle applicable à l’égard des ordonnances discrétionnaires rendues par les protonotaires est bien établie et a été formulée comme suit par le juge Décary au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck & Co Inc c Apotex Inc, 2003 CAF 488 au para 19 :
Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :
a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,
b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.
[13] En l’occurrence, l’ordonnance du protonotaire a mis un terme au recours du demandeur, et portait par conséquent sur une question ayant une influence déterminante sur l’issue du litige. Par conséquent, la Cour doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire et se pencher à nouveau sur la demande de M. Barkley.
Analyse
[14] Le paragraphe 221(1) des Règles prévoit qu’un acte de procédure peut être radié en tout ou en partie pour l’un ou l’autre des motifs qui y sont énoncés, et notamment parce qu’il ne révèle aucune cause d’action valable (Règle 221(1)a)), qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire (Règle 221(1)c)), ou qu’il constitue autrement un abus de procédure (Règle 221(1)f)).
[15] Le fardeau que doit rencontrer un demandeur dans le cadre d’une requête en radiation est strict : il doit être clairement établi que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable, même dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés. Ma collègue la juge Bédard a bien résumé les critères applicables aux fins de trancher une telle requête dans l’arrêt Lewis c Canada, 2012 CF 1514, et je fais miennes ses observations aux paragraphes 8 à 10 de cette décision :
Le paragraphe 221(1) des Règles prévoit que la Cour peut radier un acte de procédure s’il « ne révèle aucune cause d’action […] valable ». Le critère rigoureux à remplir en l’occurrence consiste à déterminer si, compte tenu des faits plaidés, il est « évident et manifeste » que l’action ne révèle aucune cause d’action valable. Ce critère a été entériné par la Cour suprême dans l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, par 17, [2011] 3 RCS 45, où la juge McLachlin insiste sur le fait que « la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Sinon, il faut lui laisser suivre son cours ».
Au paragraphe 22, la Cour souligne également que le demandeur doit clairement plaider les faits sur lesquels il appuie sa demande :
[…] Il incombe au demandeur de plaider clairement les faits sur lesquels il fonde sa demande. Un demandeur ne peut compter sur la possibilité que de nouveaux faits apparaissent au fur et à mesure que l’instruction progresse. Il peut arriver que le demandeur ne soit pas en mesure de prouver les faits plaidés au moment de la requête. Il peut seulement espérer qu’il sera en mesure de les prouver. Il doit cependant les plaider. Les faits allégués sont le fondement solide en fonction duquel doit être évaluée la possibilité que la demande soit accueillie. S’ils ne sont pas allégués, l’exercice ne peut pas être exécuté adéquatement.
Il est également bien établi que la Cour doit interpréter l’acte de procédure de manière généreuse, en restant conciliante à l’égard des lacunes de rédaction (Brazeau c Canada (Procureur général), 2012 CF 648, au paragraphe 15 (disponible sur QL) [Brazeau], Jones c Kemball, 2012 CF 27, au paragraphe 4 (disponible sur CanLII)). Cependant, cela ne dispense pas le demandeur de plaider les faits importants sur lesquels la demande est fondée. Il ne suffit pas d’avancer de simples affirmations ou conclusions.
[16] Même en faisant une lecture généreuse de la déclaration déposée par le demandeur, je suis d’avis que le protonotaire a eu raison d’accueillir la requête en radiation de la défenderesse, et ce, pour plusieurs motifs. Tout d’abord, il est clair à la face même de la demande que les réparations demandées par M. Barkley n’entrent pas dans les paramètres d’une action simplifiée. Non seulement demande-t-il une réparation monétaire de 50 000 $ à titre de sanction exemplaire, mais il requiert également que des directives soient émises et distribuées relativement aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, et au respect des verdicts rendus par les tribunaux. Or, l’alinéa 292a) des Règles prévoit que le régime des actions simplifiées s’applique à toute action dans laquelle chaque réclamation vise exclusivement une réparation pécuniaire d’au plus 50 000 $. Le protonotaire pouvait donc, pour ce seul motif, accueillir la requête de la défenderesse et exclure l’action du demandeur des Règles relatives aux actions simplifiées.
[17] D’autre part, la défenderesse a raison de prétendre que l’action du demandeur ne s’appuie sur aucun fait matériel. Il ne fait aucun doute que l’État peut être tenu responsable d’un dommage causé par la faute d’un de ses préposés : voir Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, art 3 [LRCECA]. Encore faut-il établir une faute, un préjudice et un lien de causalité, conformément à l’article 1457 du Code; voir aussi Lehoux c Canada, 2004 CF 401 aux para 8-9. Dans la présente affaire, le demandeur n’a pas fait cette démonstration.
[18] Il est vrai que la Cour fera généralement preuve de flexibilité et d’ouverture lorsqu’une partie se représente elle-même. Cette attitude conciliante ne saurait cependant dispenser une partie de son obligation de se décharger du fardeau qui lui incombe de faire la preuve des faits sur lesquels elle s’appuie pour étayer sa réclamation. Comme cette Cour l’a répété à plusieurs reprises, il ne suffit pas d’avancer de simples affirmations ou conclusions pour avoir gain de cause : voir entre autres Lewis c Canada, 2012 CF 1514; Brazeau et al c Sa Majesté la Reine, 2012 CF 1300; Gagné c Sa Majesté du chef du Canada, 2013 CF 331.
[19] Le demandeur a tout d’abord allégué que le Service et la Commission avaient violé son droit au silence en lui imposant une condition spéciale, soit de suivre un programme visant sa délinquance sexuelle, faute de quoi il se verrait refuser la libération conditionnelle. Il importe dans un premier temps de préciser que seule la Commission a le pouvoir d’imposer une telle condition. Au surplus, cette Cour a déjà confirmé que le paragraphe 134.1(2) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20 (LSCMLSC) confère à la Commission le pouvoir d’imposer toute condition qu’elle juge raisonnable et nécessaire pour protéger la société et favoriser la réinsertion sociale : voir Deacon c Canada (Procureur général), 2005 CF 1489. Qui plus est, le demandeur n’allègue pas que ses droits constitutionnels ont été brimés, mais qu’ils auraient pu être violés parce qu’il serait forcé de dévoiler des informations incriminantes qui pourraient être communiquées à la police et être utilisées contre lui dans le cadre d’une poursuite criminelle dont il fait l’objet. Or, le demandeur ne soulève qu’une hypothèse. On ne sait pas s’il a effectivement suivi le programme en tout ou en partie, comment s’est déroulée sa participation, s’il a bel et bien révélé des informations qui pourraient être retenues contre lui, et encore moins si de telles informations ont en fin de compte été utilisées. Dans ces circonstances, on voit mal comment il pourrait faire la preuve d’une faute commise par la Commission, et encore moins d’un préjudice qui en aurait résulté. Le fait que le demandeur purge actuellement une peine de prison à durée indéterminée dans une institution carcérale à sécurité maximale découle de ses propres actes et comportements, et non d’une quelconque faute du Service ou de la Commission.
[20] Quant à la prétention du demandeur à l’effet que les informations relatives à son évasion contenues à son dossier constituent un renversement de la décision rendue par un tribunal, elle est sans fondement. Le demandeur n’a pas nié s’être évadé du Centre de réhabilitation de Waterloo le 4 avril 1994 et être demeuré en liberté pendant un mois et demi. Il est également exact qu’il n’a pas reçu de sentence suite à cet évènement. C’est précisément ce qui est consigné dans son dossier, suite à une demande de correction de sa part. Conformément à l’article 24 de la LSCMLSC, le Service doit veiller à ce que les renseignements qu’il utilise soient à jour, exacts et complets. Le Service ne respecterait pas ses obligations légales s’il radiait du dossier du demandeur toute référence à son évasion, et cette mention au dossier ne peut aucunement être considérée comme un renversement de l’acquittement du demandeur. Encore une fois, le demandeur n’a pu établir quelque faute que ce soit de la part du Service, et n’a pas démontré non plus avoir subi un préjudice suite à l’inclusion de ces renseignements rigoureusement exacts dans son dossier.
[21] Par conséquent, le recours du demandeur ne révèle aucune cause d’action, et le protonotaire pouvait à bon droit rejeter son action sans possibilité d’amendement.
[22] Dans son ordonnance, le protonotaire a également conclu que le recours du demandeur était prescrit. Cette conclusion m’apparaît bien fondée.
[23] L’action en responsabilité civile du demandeur vise le Service et la Commission, deux organismes du gouvernement fédéral assimilés à Sa Majesté la Reine, et sont donc assujettis à la LRCECA. Or, l’article 32 de cette Loi stipule que « les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est parti pour tout fait générateur survenu dans la province ». Puisque le recours en responsabilité civile contre l’État est intenté au Québec pour des faits qui sont survenus au Québec, le droit applicable à la responsabilité civile ainsi que la prescription sont régis par le Code. Ce même délai de prescription s’applique également à un recours en responsabilité civile fondé sur la violation d’un droit constitutionnel : Ravndahl c Saskatchewan, 2009 CSC 7 au para 17, [2009] 1 RCS 181.
[24] Le délai de prescription applicable en l’espèce est de trois ans, tel qu’établi à l’article 2925 du Code. Quant au point de départ de la computation du délai de prescription, le deuxième alinéa de l’article 2880 stipule que « [l]e jour où le droit d’action a pris naissance fixe le point de départ de la prescription extinctive ».
[25] En l’espèce, la faute reprochée par le demandeur au Service et à la Commission est l’acte d’avoir imposé une condition spéciale en violation du droit au silence du demandeur et la décision de la Section d’appel de la Commission qui a maintenu cette condition. En d’autres termes, les actes fautifs sur lesquels le demandeur s’appuie pour intenter son recours seraient les décisions du 4 décembre 2002 et du 23 janvier 2003. Le demandeur ayant admis avoir pris connaissance de la décision de la Section d’appel le ou vers le 24 janvier 2003, près de 10 ans se sont écoulés avant qu’il ne prenne son recours contre la Couronne. Dans ces circonstances, il est clair que son recours est prescrit. Même si le demandeur est détenu et se représente seul, on ne peut écarter son obligation d’agir dans les délais prescrits par le Code : Kaya c Le Journal de Montréal, [2004] JQ no 2601 aux para 10-12.
[26] Il en va de même pour son recours fondé sur la décision du Service de ne pas radier certains renseignements qui paraissent à son dossier correctionnel. Cette décision a été prise le 15 juillet 2009, et l’action du demandeur a été déposée à la Cour le 14 septembre 2012, soit plus de trois ans après que la décision ait été rendue.
Conclusion
[27] Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que le protonotaire n’a pas erré en concluant que l’action du demandeur devait être radiée sans possibilité d’amendement, au motif qu’elle ne répond pas aux Règles 294 à 299, qu’elle n’énonce pas des faits matériels qui permettent d’étayer son recours, qu’elle est frivole et vexatoire et qu’elle est prescrite. Il ne m’apparaît pas nécessaire, dans ces circonstances, de me prononcer sur la question de savoir si l’action du demandeur constitue un abus de procédure parce qu’il aurait omis d’exposer dans sa déclaration qu’il a plaidé coupable aux accusations criminelles portées contre lui dans le district de Joliette, ni de déterminer s’il a de ce fait renoncé à l’exercice de ses droits constitutionnels.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la requête en appel de l’ordonnance rendue par le protonotaire Morneau le 20 décembre 2012 est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse.
« Yves de Montigny »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : |
T-1699-12
|
INTITULÉ : |
RENÉ BARKLEY c SA MAJESTÉ LA REINE
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
Ottawa, ontario
DATE DE L’AUDIENCE :
LE 16 septembre 2013
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
LE JUGE DE MONTIGNY
DATE DES MOTIFS :
LE 14 janvier 2014
COMPARUTIONS :
M. René Barkley |
POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Me Nicholas Banks |
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
M. René Barkley Port-Cartier (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE)
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William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur
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