Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131205


 

Dossier : IMM-2411-13

 

Référence : 2013 CF 1216

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Montréal (Québec), le 5 décembre 2013

 

En présence de monsieur le juge Noël

ENTRE :

 

FRANCOIS, ZETA LOUVINA

FRANCOIS, SHONDA STACY

FRANCOIS, SHANIA DELISHA

FRANCOIS, DELICIA SHANIQUE

 

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], relativement à une décision par laquelle Mme Anna Brychcy, de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], a conclu que Zeta Louvina Francois [la demanderesse principale], sa fille Shonda Stacy Francois, de même que ses petites-filles, Shania Delisha Francois et Delicia Shanique Francois, citoyennes de Saint‑Vincent‑et‑les-Grenadines [Saint‑Vincent] [collectivement appelées les demanderesses], n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR ni celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

 

II.                Les faits

[2]               La demanderesse principale est âgée de 62 ans, tandis que sa fille, Shonda Stacy, est âgée de 23 ans; ses petites-filles, Shania Delisha et Delicia Shanique, sont âgées de 4 ans et de 2 ans, respectivement.

 

[3]               Shonda Stacy Francois souffre de déficience intellectuelle et, de ce fait, pour les besoins de l’audience, le Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile [le PRAIDA] a été confirmé comme représentant désigné, tant pour elle que pour ses deux enfants mineurs.

 

[4]               La demanderesse principale a été victime de mauvais traitements de la part de son ancien conjoint de fait, Brian Robinson, jusqu’à ce que ce dernier décède subitement  en 1997. Elle soutient s’être souvent plainte à la police pendant toute la durée de cette relation violente.

 

[5]               À partir de 2004, elle a été victime de mauvais traitements de la part de son conjoint suivant, Eddy Charles, qu’elle a rencontré en 1999. Ces mauvais traitements lui ont même fait perdre la vue d’un œil. Elle n’a jamais signalé aux autorités de son pays les incidents de violence conjugale impliquant Eddy Charles.

 

[6]               La demanderesse principale est arrivée au Canada en 1981 et elle y est restée pendant trois ans.

 

[7]               Elle est revenue au Canada une deuxième fois le 24 avril 2010, mais on lui a refusé l’entrée au pays parce qu’elle n’avait pas informé l’agent d’immigration du voyage qu’elle avait fait en 1981. Elle a été renvoyée à Saint‑Vincent le 26 avril 2010, mais s’est rendue à New York pour quelques mois avant de retourner à Saint‑Vincent en juillet 2010, après avoir appris qu’Eddy Charles avait déménagé à cause de son travail.

 

[8]               Après le retour de la demanderesse principale à Saint‑Vincent, Eddy Charles est revenu à la maison de celle-ci, et les deux ont repris leur relation. Aucun incident violent grave n’est survenu, sauf qu’il lui a transmis à deux reprises une maladie transmissible sexuellement.

 

[9]               La demanderesse principale est arrivée au Canada une troisième fois le 9 juin 2011 et elle a demandé l’asile en octobre 2011, se disant victime de violence conjugale de la part d’Eddy Charles.

 

[10]           En apprenant que la demanderesse principale avait quitté le pays pour le Canada, Eddy Charles est retourné à la maison de cette dernière à Saint‑Vincent, où vivaient sa fille et ses deux petites-filles, et il a menacé de la tuer si jamais elle revenait.

 

[11]           Après cet incident, Shonda Stacy et ses deux enfants ont emménagé chez la soeur de la demanderesse principale, dans une ville voisine.

 

[12]           Shonda Stacy et ses deux enfants sont arrivés au Canada le 18 décembre 2011 et elle a demandé l’asile le 5 janvier 2012, soutenant, d’une part, qu’elle craignait qu’Eddy Charles lui fasse du mal et, d’autre part, qu’Elroy Diamond – le grand-père de ses enfants et père de son ex‑conjoint - avait, dans le passé, agressé sexuellement Shania.

 

III.             La décision faisant l’objet du présent contrôle

[13]           La SPR s’est dite convaincue de l’identité des quatre demanderesses.

 

[14]           Avant de rendre sa décision, la SPR a précisé qu’elle avait passé en revue les deux documents suivants de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada : les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, ainsi que les Directives numéro 3 du président : Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié.

 

[15]           La SPR a conclu en fin de compte que Shonda Stacy ne craint pas avec raison d’être persécutée par Eddy Charles, car ce dernier ne lui a jamais fait de mal physiquement et il n’a tenté qu’à une reprise seulement d’entrer dans sa maison, pas plus qu’elle ne craint avec raison d’être persécutée par Elroy Diamond, le grand-père paternel des enfants, car il ne lui a jamais fait de menaces. Quant à la demanderesse principale et à ses deux petites-filles mineures, la SPR a conclu qu’elles bénéficieraient d’une protection de l’État à Saint‑Vincent et qu’elles n’ont donc pas « qualité de réfugié au sens de la Convention » aux termes de l’article 96 de la LIPR. Elle a également conclu qu’elles n’ont pas « qualité de personne à protéger » aux termes du paragraphe 97(1) de la LIPR car, vu la disponibilité d’une protection de l’État, leur retour à Saint‑Vincent ne les mettrait pas dans une situation où, selon la prépondérance des probabilités, elles s’exposeraient à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels inusités ou au risque de torture.

 

[16]           Au début de sa décision, la SPR a reconnu que Shonda Stacy souffrait d’un certain degré de déficience intellectuelle et elle a précisé qu’elle avait pris en considération deux rapports psychologiques concernant la demanderesse principale et sa fille, où l’on traite de la vulnérabilité des deux femmes.

 

[17]           La SPR a examiné séparément la demande d’asile de la demanderesse principale et celle de sa fille et de ses petites-filles.

 

[18]           Premièrement, au sujet de la crainte de la demanderesse principale vis-à-vis d’Eddy Charles, la SPR a passé en revue l’évaluation requise de la protection de l’État et a pris en compte les mesures que la demanderesse avait prises en vue de solliciter cette protection avant d’arriver à la conclusion qu’elle était en mesure de s’en prévaloir. Après avoir analysé la preuve documentaire, la SPR a conclu que la violence envers les femmes est un grave problème à Saint‑Vincent, mais que le gouvernement fait des efforts sérieux et concertés pour s’attaquer au problème de la violence fondée sur le sexe et que la situation s’améliore. Elle a toutefois conclu que la demanderesse principale n’avait jamais communiqué avec la police quand Eddy Charles avait été violent envers elle, même si elle avait subi une lésion oculaire importante. Si personne ne demande une protection, on ne peut donc pas considérer que l’État n’est pas parvenu à assurer une protection. La SPR a également signalé que la demanderesse principale a une sœur qui aurait pu l’aider à communiquer avec la police, mais elle ne l’a pas fait.

 

[19]           À la suite de cette analyse, la SPR a conclu que les efforts faits par le pays pour protéger les victimes de violence familiale donnaient des résultats et que la demanderesse principale, si elle retournait dans son pays d’origine, pourrait encore bénéficier de cette protection. La SPR a même fait état de ressources précises dont elle pourrait se prévaloir et a finalement conclu que, dans l’ensemble, la demanderesse principale n’avait tout simplement pas fourni les preuves claires et convaincantes qui étaient requises pour réfuter la présomption d’une protection de l’État.

 

[20]           Deuxièmement, la SPR a examiné la situation de Shonda Stacy, la fille de la demanderesse principale et la mère des deux demanderesses mineures. Shonda Stacy a déclaré qu’après le départ de sa mère pour le Canada elle s’est retrouvée, un certain moment, seule dans la maison familiale en compagnie de ses deux filles. D’après le témoignage de Shonda Stacy, Eddy Charles ne s’est présenté qu’une seule fois à la maison pendant ce temps, mais elle a réussi à verrouiller la porte à temps. Il n’est pas revenu. Elle a plus tard quitté cette maison pour vivre chez la soeur de sa mère dans un village voisin, mais elle est régulièrement retournée à la maison familiale avant de venir au Canada avec ses enfants. La SPR a admis que Shonda Stacy ne se sentait pas à l’aise à l’idée de vivre seule, mais elle a conclu que cette dernière, si elle avait ressenti un réel danger, ne serait pas retournée si souvent à la maison familiale. La SPR a donc conclu qu’Eddy Charles ne représente pas une menace véritable pour Shonda Stacy et ses enfants, car il ne leur a jamais fait du mal.

 

[21]           Troisièmement, la SPR a examiné la prétention de Shonda Stacy selon laquelle celle‑ci a peur pour ses deux enfants parce que l’aînée, Shania, a été agressée par le père de son ancien petit ami, le grand-père de l’enfant, Elroy Diamond. La SPR a admis que l’agression en question avait peut-être bien eu lieu, mais elle a conclu que cela n’était arrivé qu’à l’époque où la fille se trouvait à la maison de son grand-père, avant de commencer l’école. La fille, a-t-elle ajouté, n’était plus d’âge préscolaire, pouvait fréquenter une autre école et elle et sa mère pouvaient vivre à une certaine distance de la maison du grand-père.

 

[22]           La SPR a dit comprendre que Shonda Stacy, à cause de sa capacité intellectuelle restreinte, n’a peut-être pas pu signaler cette agression à la police, mais elle a pris en considération une lettre écrite par la sœur de la demanderesse principale, dans laquelle elle soutient avoir confronté l’épouse d’Elroy Diamond. Malgré cette confrontation, l’agression n’a jamais été signalée aux autorités. La SPR a ensuite examiné la preuve documentaire produite à propos de la violence faite aux enfants et a conclu que « en règle générale, le système fonctionne » et que les mesures mises en place et les efforts faits par le gouvernement sont efficaces pour les enfants victimes d’agression sexuelle. Les demanderesses ont déclaré que la fille aînée de Shonda Stacy avait vu un médecin qui avait diagnostiqué la présence d’une infection aux levures (un diagnostic qui, la SPR le reconnaît, est un indice possible d’agression sexuelle), que la demanderesse principale avait tenté d’obtenir une copie du rapport et qu’on le lui avait refusé. Dans sa décision, la SPR a examiné la preuve documentaire sur la procédure à  suivre en vue d’obtenir des rapports médicaux à Saint‑Vincent et elle a conclu que les citoyens de ce pays ont, de par la loi, le droit de donner à une autre personne accès aux dossiers médicaux qui les concernent. Si les demanderesses avaient suivi cette procédure, elles auraient été capables d’obtenir le dossier.

 

[23]           Pour ce qui est du danger que pose Elroy Diamond pour l’enfant de Shonda Stacy, la SPR a fait remarquer en terminant que les rapports médicaux et d’évaluation psychologique décrivant la violence dont l’enfant avait été victime existent toujours et que toutes ces informations pourraient être fournies aux autorités compétentes. Les demanderesses ont un vaste réseau familial, lequel inclut la soeur de la demanderesse principale, qui pourrait leur offrir de l’aide.

 

IV.             Les observations des demanderesses

[24]           Selon les demanderesses, la décision de la SPR est déraisonnable et il y a lieu de l’infirmer pour deux raisons : 1) la SPR n’a pas pris en considération la situation particulière des demanderesses, et 2) la SPR a omis de reconnaître des éléments de preuve allant à l’encontre de ses conclusions.

 

[25]           Les demanderesses font valoir, tout d’abord, que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne prenant pas en compte les circonstances particulières qui entourent leurs demandes. La petite‑fille de la demanderesse principale qui a été agressée sexuellement, Shania, n’est âgée que de quatre ans et est entourée de membres de sa famille qui se trouvent dans l’impossibilité de la protéger à cause de leurs propres limites et de leur propre vulnérabilité. Sa mère a une capacité intellectuelle restreinte et n’a même pas compris ce qui n’allait pas quand on a diagnostiqué que sa fille avait une infection aux levures. Selon une lettre du PRAIDA, Shonda est vulnérable, n’a que quelques années d’instruction et, à cause des difficultés qu’elle a subies, sa capacité de fonctionnement est restreinte, tous des aspects qui font qu’il lui est impossible d’aider les enfants dans le cadre des procédures à suivre. De plus, le père de l’enfant a lui aussi une capacité intellectuelle restreinte et n’a rien fait après avoir appris l’agression que sa fille avait subie. La demanderesse principale ajoute qu’elle devra continuer d’avoir affaire à son ex‑conjoint, aux mains duquel elle a été victime de violence au point d’en perdre la vue.

 

[26]           Les demanderesses soutiennent que la SPR a omis de faire référence à des éléments de preuve qui vont à l’encontre de ses conclusions et que, dans ce contexte, elle a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a reconnu le fait que le système qui assure une protection aux femmes victimes de violence est encore lacunaire, tout en concluant quand même qu’il s’améliore. Elles soutiennent par ailleurs que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en évaluant les améliorations d’après les mesures que le gouvernement a prises plutôt que d’après les résultats concrets.

 

V.                Les observations du défendeur

[27]           Selon le défendeur, la décision de la SPR est raisonnable car la demanderesse principale et les demanderesses mineures jouissent d’une protection de l’État, et la demanderesse Shonda Stacy ne s’expose à aucun risque de persécution dans son pays d’origine.

 

[28]           Premièrement, pour ce qui est de la demanderesse principale, le défendeur soutient que cette dernière, comme l’a déclaré la SPR, aurait pu se prévaloir de la protection de l’État à Saint‑Vincent et qu’il n’y a pas lieu d’accorder l’asile dans les cas où il existe une telle protection. Il incombait à la demanderesse principale de réfuter la présomption selon laquelle Saint‑Vincent est en mesure de lui assurer une protection, et elle n’est pas parvenue à le faire. De plus, elle n’a pas prouvé qu’elle avait fait tous les efforts raisonnables pour épuiser la totalité des moyens de protection dont elle disposait à Saint‑Vincent, car elle n’avait sollicité la protection de la police qu’à une seule reprise à l’époque de sa relation antérieure et n’avait jamais contacté la police pendant la relation violente qu’elle avait eue avec Eddy Charles. Qui plus est, quand elle avait quitté le Canada pour Saint‑Vincent avant de revenir une fois de plus au Canada, elle avait même repris sa relation avec cet homme en 2010 sans jamais contacter la police. À cet égard, il était fort certainement loisible à la SPR de conclure que la demanderesse principale n’avait pas fait tous les efforts raisonnables pour obtenir la protection de l’État.

 

[29]           Le défendeur ajoute par ailleurs que la SPR a bel et bien pris en compte la situation personnelle de la demanderesse principale, ayant fait mention de son peu d’instruction et de ses rapports antérieurs négatifs avec la police, mais elle a conclu que la sœur de la demanderesse principale aurait pu l’aider en cas de besoin. La réticence subjective de la demanderesse principale ne suffit pas pour réfuter la présomption d’une protection de l’État. La SPR, ajoute le défendeur, a soupesé avec soin les renseignements, tant positifs que négatifs, qui étaient disponibles sur la question de la protection de l’État avant de rendre sa décision et elle a fait remarquer que la situation continue de s’améliorer et que les efforts mènent à des résultats concrets. Il suffit que la protection soit adéquate, et non effective. Le défendeur conclut en disant que la Cour a confirmé plusieurs décisions dans lesquelles il a été jugé que Saint‑Vincent est un pays démocratique qui offre une protection de l’État adéquate aux victimes de violence familiale.

 

[30]           Quant aux demanderesses mineures, le défendeur soutient que la SPR a reconnu que la plus jeune avait été agressée sexuellement, mais elle a aussi conclu que celle-ci aurait pu bénéficier de la protection de l’État par l’entremise de la soeur de la demanderesse principale, qui n’a jamais dénoncé les actes de violence que les enfants avaient subis après en avoir pris connaissance. La SPR a également examiné la preuve documentaire produite à propos de la violence faite aux enfants à Saint‑Vincent et elle a conclu qu’il y avait en place un système qui l’avait protégée et qui pouvait la protéger dans l’avenir. À cet égard, il serait possible de prendre des mesures pour faire en sorte que l’enfant agressée soit tenue à distance de son grand‑père. Les demanderesses mineures ne sont pas parvenues non plus à réfuter la présomption d’une protection de l’État.

 

[31]           Enfin, en ce qui concerne Shonda Stacy, vu les faits de l’affaire, il n’était pas déraisonnable que la SPR conclue que si Shonda Stacy avait eu réellement peur d’Eddy Charles, elle ne serait pas retournée régulièrement à la maison familiale. Aucune preuve n’a été produite pour montrer qu’Eddy Charles était à la recherche de Shonda Stacy depuis l’arrivée de cette dernière au Canada. Elle n’est pas parvenue à prouver qu’elle s’exposait à un risque aux mains d’Eddy Charles à Sant‑Vincent, et il était raisonnable, pour la SPR, d’arriver à une telle conclusion.

 

VI.             Les questions en litige

[32]           La présente affaire soulève les questions en litige suivantes :

 

1.   La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse principale et les deux demanderesses mineures bénéficiaient d’une protection de l’État à Saint‑Vincent?

 

2.   La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que Shonda Stacy ne craint pas avec raison d’être persécutée par Eddy Charles à Saint‑Vincent?

 

VII.          La norme de contrôle applicable

[33]           Les conclusions que tire la SPR au sujet de la protection de l’État sont une question de fait et elles sont donc susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

 

[34]           Quant à la conclusion de la SPR selon laquelle Shonda Stacy ne craint pas avec raison d’être persécutée à Saint‑Vincent, elle aussi doit être analysée en fonction de la norme de la raisonnabilité (voir Moreno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 841, au paragraphe 7, [2011] ACF no 1042, voir aussi Jean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1014, au paragraphe 9, [2010] ACF no 1254).

 

[35]           Ces deux questions étant assujetties à la norme de la raisonnabilité, la Cour n’interviendra que si elle juge que les conclusions de la SPR sont déraisonnables au point de ne pas appartenir au « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » [Dunsmuir, précité, au paragraphe 47].

 

VIII.       L’analyse

A.     La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse principale et les deux demanderesses mineures bénéficiaient d’une protection de l’État à Saint‑Vincent?

[36]           Les conclusions que la SPR a tirées à cet égard ne justifient pas que la Cour intervienne, car il était raisonnable de conclure que la demanderesse principale et les deux demanderesses mineures auraient pu bénéficier d’une protection de l’État.

 

[37]           Comme la SPR l’a indiqué avec raison dans sa décision, il est tenu pour acquis qu’un État est en mesure d’assurer une protection à ses citoyens, sauf s’il se trouve dans un état d’effondrement complet (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 709, 20 Imm LR (2d) 85 [Ward]). La Cour a souvent réitéré que l’asile ne doit être accordé qu’à titre de moyen de protection auxiliaire dans les cas où la protection du pays d’origine n’est pas assurée (Ward, précité; voir aussi Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 41, [2007] ACF no 584 [Hinzman], et voir, par exemple, Starcevic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 1370, au paragraphe 19, [2008] ACF no 1748, ainsi que Campos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1244, au paragraphe 14, [2008] ACF no 1566).

 

[38]           La SPR a signalé aussi que, pour réfuter cette présomption, les demandeurs d’asile doivent « produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l'État en question est insuffisante » (Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CAF 94, au paragraphe 30, [2008] ACF no 399). Le fardeau qui incombe aux demandeurs d’asile est plus lourd lorsque ces derniers viennent d’un pays démocratique (Hinzman, précité, au paragraphe 57), comme c’est le cas en l’espèce (voir, par exemple, S.H.R. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 802, au paragraphe 19, [2010] ACF no 983, et Matthews c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 535, au paragraphe 32, [2012] ACF no 563).

 

[39]           La Cour d’appel fédérale a par ailleurs décrété que plus un pays est démocratique, plus le demandeur d’asile doit avoir fait des efforts pour obtenir la protection de son État d’origine (Hinzman, précité, au paragraphe 45, et Kadenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376, au paragraphe 5, 143 DLR (4th) 532). Dans un tel cas, les demandeurs d’asile doivent « prouver qu’ils ont épuisé tous les recours disponibles […] sans avoir obtenu gain de cause avant de demander l’asile au Canada » (Hinzman, précité, au paragraphe 46). En outre, la protection qu’offre l’État n’a pas à être parfaite, mais adéquate  (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 18 Imm LR (2d) 130, 99 DLR (4th) 334 (CAF)).

 

1.      La protection de l’État pour la demanderesse principale

[40]           Avant de conclure qu’à Saint‑Vincent des mesures de protection de l’État pourraient effectivement protéger la demanderesse principale contre Eddy Charles, la SPR a fait avec raison un aperçu détaillé de l’analyse qui est requise pour évaluer la protection de l’État (la présomption de la protection de l’État, les conditions à remplir pour réfuter cette présomption, etc.) et elle a pris en considération la preuve documentaire concernant la protection de l’État et la violence exercée contre les femmes au sein du pays. Elle a reconnu que même si la question de la violence à l’endroit des femmes est un grave problème à Saint‑Vincent, le gouvernement local fait des efforts sérieux et concertés pour s’attaquer à la question de la violence fondée sur le sexe. En examinant plus en détail la preuve documentaire, elle a fait remarquer qu’il existe dans le pays des lois, des initiatives, des politiques et des mécanismes valables pour assurer la protection des citoyens de Saint‑Vincent et que, contrairement aux observations de la demanderesse d’asile, ces mesures donnent bel et bien des résultats : la police est mieux préparée pour intervenir, un plus grand nombre de femmes font état de leur situation et les auteurs des crimes sont sanctionnés. La situation n’est pas parfaite, a conclu la SPR, mais il ressort clairement de la preuve qu’elle ne cesse de s’améliorer.

 

[41]           À cet égard, les demanderesses soutiennent dans leur mémoire des arguments que la SPR n’a pas fait référence à des preuves contraires à ses conclusions. La Cour conclut toutefois que la SPR, dans son examen détaillé de la preuve, s’est fondée sur des éléments qu’elle a considérés comme mixtes et s’est reportée à des éléments de preuve allant à l’encontre de sa décision; par exemple, elle a fait référence à des cas où la police n’avait pas agi assez rapidement (voir aussi les paragraphes 24, 29 et 30 de la décision faisant l’objet du présent contrôle). L’avocate des demanderesses aurait aimé que l’analyse soit plus approfondie. Il ressort de ma lecture de la décision dans son ensemble non seulement une mise en balance des différents points de vue, mais aussi une bonne évaluation des faits, directement liée à la demanderesse principale. Comme nous le verrons plus loin, on peut dire la même chose pour la fille et ses enfants.

 

[42]           En l’espèce, la demanderesse principale n’a pas prouvé qu’elle avait épuisé tous les recours dont elle disposait dans son pays avant de solliciter l’asile au Canada. Elle est allée voir la police à une reprise au cours d’une relation antérieure, mais n’a jamais sollicité la protection des autorités pendant la durée de sa relation avec Eddy Charles, même si cela l’a amené à perdre la vue. Fait particulièrement digne de mention, après avoir quitté Saint‑Vincent et s’être fait refuser l’entrée au Canada, elle est retournée dans son pays d’origine, où elle a repris la relation qu’elle avait avec son conjoint violent.

 

[43]           De plus, contrairement à ce que les demanderesses laissent entendre, la SPR a bel et bien tenu compte des circonstances particulières de la demanderesse principale, et ce, de manière explicite au début de la décision, en disant que cette dernière est vulnérable, qu’elle est peu instruite et qu’elle a été victime de mauvais traitements toute sa vie durant. Mais la SPR a conclu en fin de compte que ces facteurs pouvaient être contrebalancés par la soeur de la demanderesse principale, qui aurait pu l’aider durant ses moments difficiles, mais qui ne l’a pas fait.

 

[44]           Enfin, la SPR a indiqué que la demanderesse principale bénéficierait encore de cette protection si elle retournait à Saint‑Vincent, et elle a fait état de ressources précises dont cette dernière pourrait disposer, comme le Tribunal de la famille de Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines, qui fournit des informations sur la procédure à suivre pour demander une ordonnance de protection. Dans l’ensemble, la Cour est d’avis que la SPR a conclu de manière raisonnable que la demanderesse principale n’a pas fourni les preuves claires et convaincantes qui étaient requises pour réfuter la présomption d’une protection de l’État.

 

2.      La protection de l’État pour les deux demanderesses mineures

[45]           Pour arriver à la conclusion que les deux demanderesses mineures disposaient d’une protection de l’État, la SPR a entrepris d’examiner la preuve documentaire contradictoire concernant la violence faite aux enfants et elle a conclu que même si les gens sont habituellement réticents à signaler, pour des raisons diverses, les cas de violence envers un enfant, d’agression sexuelle ou d’inceste et même si l’on passe encore sous silence ce problème dans le pays, en réalité le processus d’application de la loi et le processus judiciaire à Saint‑Vincent prennent au sérieux la situation : les services de police interviennent et font enquête, les agresseurs sont poursuivis et les Services familiaux offrent assistance aux enfants dans les cas où l’on demande des ordonnances de protection au Tribunal de la famille. La SPR a également signalé que Saint‑Vincent a créé pour les enfants un système de foyers d’accueil qui vient principalement en aide aux enfants victimes d’agression, y compris d’agression sexuelle, et que, par l’intermédiaire de ce système, un grand nombre des dépenses destinées aux enfants sont prises en charge – les vêtements, les frais médicaux, les études, etc. – et des travailleurs sociaux fournissent des services de counselling aux enfants et à la famille.

 

[46]           Une fois de plus, contrairement à ce que prétendent les demanderesses, la SPR a bel et bien pris en compte les circonstances particulières des deux demanderesses mineures avant de conclure que l’État aurait également pu les protéger, contre Elroy Diamond, dans leur cas. En fait, elle a tenu compte du fait que leur mère a des capacités intellectuelles restreintes et que l’une des filles a été agressée sexuellement. Elle a également reconnu qu’elles sont jeunes, mais a indiqué dans la décision que les demanderesses ont, à Saint‑Vincent, un vaste réseau de membres de leur famille qui pourrait les aider.

 

[47]           Cela dit, toutefois, comme l’a souligné avec raison la SPR, nul n’a tenté d’obtenir une protection de l’État en leur nom – ni leur mère, ni la demanderesse principale (leur grand‑mère), ni la soeur de la demanderesse principale, même si cette soeur était au courant des mauvais traitements que l’une des demanderesses mineures avait subis. En l’espèce, les demanderesses majeures n’ont pas sollicité la protection de l’État et, comme l’a dûment indiqué la SPR, cette protection leur serait encore disponible si elles retournaient à Saint‑Vincent. Par ailleurs, la SPR a fait remarquer qu’il existe d’autres mesures de précaution que l’on pourrait prendre (comme un déménagement) pour protéger la demanderesse mineure contre son grand‑père abusif, Elroy Diamond.

 

[48]           Enfin, la SPR a indiqué à juste titre que tous les rapports médicaux et psychologiques liés aux mauvais traitements que la demanderesse mineure a subis sont toujours disponibles à Saint‑Vincent et pourraient servir à intenter une poursuite contre le grand‑père. La Cour estime donc que la SPR a conclu de manière raisonnable que les demanderesses ne sont pas parvenues à réfuter la présomption d’une protection de l’État en ce qui concerne les demanderesses mineures.

 

[49]           En conséquence, je conclus que la SPR a énoncé et appliqué convenablement le critère relatif à la protection de l’État à l’égard de la demanderesse principale et des deux demanderesses mineures, concluant ainsi de façon raisonnable que ces demanderesses ne se sont pas acquittées du fardeau de preuve qui leur incombait pour réfuter la présomption d’une protection de l’État et qu’elles pourraient encore s’en prévaloir si elles retournaient à Saint‑Vincent.

 

B.     La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que Shonda Stacy ne craint pas avec raison d’être persécutée par Eddy Charles à Saint‑Vincent?

[50]           Compte tenu des éléments de preuve dont disposait la SPR, cette conclusion est, elle aussi, raisonnable et ne justifie pas que la Cour intervienne.

 

[51]           Il incombait à la demanderesse Shonda Stacy d’établir qu’elle s’exposait à un risque raisonnable de persécution à Saint‑Vincent si elle retournait dans son pays d’origine (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, au paragraphe 5, 57 DLR (4th) 153). Cependant, Shonda Stacy a déclaré qu’il n’y avait eu qu’un seul incident impliquant Eddy Charles, soit la fois où celui-ci s’était présenté à la maison familiale pour la menacer, mais où elle avait réussi à verrouiller la porte à temps et à le repousser. Cela a été le seul incident,  et Eddy Charles n’est plus jamais entré en contact avec elle. Elle a également déclaré avoir quitté la maison après l’incident, mais y être régulièrement retournée dans les mois précédant son arrivée au Canada. Il était certes loisible à la SPR d’inférer de ce témoignage que Shonda Stacy ne craignait pas vraiment Eddy Charles. Compte tenu de ce témoignage et étant donné qu’aucun autre élément de preuve n’a été présenté à cet égard, il était sûrement raisonnable pour la SPR de conclure que la demanderesse Shonda Stacy ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir qu’elle s’exposerait à un risque raisonnable de persécution de la part d’Eddy Charles si elle retournait à Saint‑Vincent. La décision de la SPR appartient sans conteste aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[52]           Pour les motifs qui précèdent, la Cour conclut que la décision que la SPR a rendue au sujet des quatre demanderesses est raisonnable.

 

[53]           Les parties ont été invitées à soumettre des questions à certifier, mais aucune n’a été proposée.


 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2411-13

 

INTITULÉ :                                      ZETA LOUVIAN FRANÇOIS et autres c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 2 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 5 DÉCEMBRE 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki

POUR LES DEMANDERESSES

 

Lyne Prince

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki

Avocate

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.