Date : 20130924
Dossier : T‑1903‑11
Référence : 2013 CF 974
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
ENTRE :
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ERIC JOSEPH, MARGARET JOSEPH, PAULA MOON ET GERALDINE FITCH
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demandeurs
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et
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LE CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION DZAWADA’ENUXW (TSAWATAINEUK) ET LA PREMIÈRE NATION DZAWADA’ENUXW (TSAWATAINEUK)
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défendeurs
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MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Le présent contrôle judiciaire vise l’adoption par les défendeurs d’un nouveau code électoral (le code de 2011) ainsi qu’une décision prise par le président d’élection nommé en vertu de ce code.
[2] Dans leur demande modifiée, les demandeurs sollicitent ce qui suit :
1. Une ordonnance de certiorari fondée sur l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, afin d’infirmer ou d’annuler les décisions ou l’une d’entre elles;
2. Une ordonnance fondée sur l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales ou sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, afin de déclarer invalide le Custom Code (code coutumier) de 2011 de la Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk) pour l’une ou plusieurs des raisons suivantes :
(i) L’assemblée générale du 13 septembre 2011 n’a pas été tenue conformément à l’avis daté du 15 août 2011 qui a été donné à l’égard de ladite assemblée (avis);
(ii) Le code de 2011 viole l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11 (la Charte), et est donc invalide dans la mesure où il interdit aux électeurs qui n’ont pas résidé dans la réserve pendant un an d’être candidats au poste de président du conseil et à d’autres postes au sein du conseil;
(iii) Le code de 2011 n’a pas été accepté par un large consensus des membres de la bande;
(iv) Le code de 2011 n’est pas acceptable pour un large consensus selon la pratique des membres de la bande;
(v) Le code de 2011 va à l’encontre des principes de justice naturelle;
(vi) Le conseil de bande a outrepassé sa compétence et privé les demandeurs de leur droit à la justice naturelle au cours du processus de modification des élections.
3. Subsidiairement, une ordonnance de mandamus fondée sur l’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales, afin d’enjoindre au conseil de modifier le règlement de 2005 conformément aux dispositions de celui‑ci ou d’adopter un nouveau règlement sur les élections de la bande, au plus tard à la date que fixera la Cour fédérale, lequel règlement, nouveau ou modifié :
(i) sera conforme à la Charte et, notamment, permettra aux membres de la Première nation Dzawada’enuxw (Tsawataineuk) (les membres de la bande) qui ne résident pas sur l’une ou l’autre des réserves de la bande, mais qui sont par ailleurs admissibles à voter aux élections de celle‑ci, à participer de manière égale à la tenue d’élections libres et équitables et au processus de modification du règlement sur les élections de la bande selon la coutume, et respectera autrement la coutume et le droit de voter par référendum afin d’obtenir un large consensus au sujet des modifications touchant le règlement sur les élections;
(ii) comportera les modifications nécessaires pour respecter la Loi constitutionnelle de 1982 et, en particulier, permettra aux membres de la bande qui ne résident pas sur l’une ou l’autre des réserves de celle‑ci, mais qui sont par ailleurs admissibles à voter aux élections du conseil de bande, de se porter candidats à tous les postes de celui‑ci et de présenter des personnes qualifiées à ce titre;
(iii) sera fondé sur la coutume de la bande acceptée par un large consensus des membres de celle‑ci;
(iv) fera l’objet d’une supervision indépendante par rapport au conseil de bande et à l’administration de la bande;
4. Une ordonnance de mandamus fondée sur l’alinéa 18.1(3)a) de la Loi sur les Cours fédérales, afin d’enjoindre au conseil de bande de tenir une élection générale conformément au règlement sur les élections de la bande selon la coutume, sous sa version modifiée, au moyen d’un référendum suivant la coutume de la bande et conformément au paragraphe 3 qui précède, au plus tard à la date que fixera la Cour fédérale;
5. Une injonction interdisant au conseil de bande d’exercer quelque pouvoir ou fonction que ce soit en qualité de conseil, à l’exception de ce qui suit :
(i) signer les chèques de paie de la bande et payer les factures qui ont déjà été approuvées dans le budget annuel du conseil ainsi que les autres dépenses déjà approuvées conformément aux politiques financières de la bande;
(ii) poursuivre les initiatives essentielles pour la santé et la sécurité de la bande;
(iii) exécuter les ordonnances de la Cour fédérale qui concernent les élections générales de la bande, le processus de modification et les référendums;
6. Une ordonnance portant que la Cour fédérale demeure saisie de l’affaire jusqu’à ce que le règlement de 2005 soit modifié conformément aux paragraphes 3 et 4 qui précèdent et que le nouveau règlement sur les élections soit adopté;
7. Les dépens;
8. Toute autre réparation que les demandeurs pourraient demander et que la Cour fédérale pourrait estimer juste.
[3] Les défendeurs sollicitent le rejet de la demande avec dépens.
Les faits à l’origine du litige
[4] La bande se trouve sur la côte de la Colombie‑Britannique. Elle possède cinq réserves qui lui ont été attribuées, mais un seul village résidentiel dans la réserve Gwa‑Yee, située à Kingcome Inlet. La Première nation compte approximativement 520 membres, dont environ 90 vivent dans une réserve. Le conseil de la bande est un conseil coutumier au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c. I‑5 (la Loi).
[5] La bande a tenu une assemblée générale le 13 septembre 2011 et a voté sur le remplacement de son règlement précédent sur les élections (le règlement de 2005) par le code de 2011. Le règlement de 2005 avait été adopté au moyen d’un référendum au cours duquel les votes des membres non résidents avaient été pris en compte. Lors du vote tenu à l’assemblée générale, seuls les membres physiquement présents ont pu voter.
[6] Une élection générale de la bande a été tenue en application du code de 2011 le 19 avril 2012 et les résultats ont été annoncés par le président d’élection le 23 avril 2012. Les candidats aux postes de conseiller résident et de président ont été élus sans concurrent, tandis que l’élection relative au poste de conseiller non résident a été contestée, un des demandeurs, Eric Joseph, ayant perdu aux mains d’un autre candidat.
La décision
[7] Les dispositions attaquées du code de 2011 sont les suivantes :
[traduction]
3. Les définitions suivantes s’appliquent au présent code :
« résident » renvoie au statut de résidence d’un candidat « vivant dans la réserve », qui est réputé avoir sa résidence dans la réserve Gwa‑yee. Le lieu de résidence d’une personne est interprété en fonction des règles suivantes :
a. le lieu de résidence d’une personne est l’endroit où elle mange et dort habituellement;
b. une personne ne peut résider qu’à un endroit à la fois et elle y réside jusqu’à l’acquisition d’un autre lieu de résidence.
c. pour être considérée comme un résident, la personne doit avoir résidé dans la réserve Gwa‑yee pendant au moins un (1) an avant les élections.
[…]
92. Tout électeur :
a. qui est un résident de la réserve Gwa‑Yee ou d’une autre réserve de la Première nation Dzawada’enuxw est admissible à être candidat au poste de président du conseil;
b. qui est un résident de la réserve Gwa‑Yee ou d’une autre réserve de la Première nation Dzawada’enuxw est admissible à être candidat à un poste de conseiller résident;
c. qui n’est pas un résident de la réserve Gwa‑Yee ou d’une autre réserve de la Première nation Dzawada’enuxw est admissible à être candidat au poste de conseiller non résident.
[8] Les demandeurs contestent également la décision que le président d’élection a prise en application du code de 2011 et par laquelle il a empêché le demandeur, Eric Joseph, de se porter candidat au poste de président du conseil.
Les questions en litige
[9] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans leur mémoire :
1. Le code de 2011 traduit‑il un large consensus chez les membres de la Première nation?
2. Les dispositions attaquées du code de 2011 violent‑elles l’article 15 de la Charte en établissant une distinction à l’encontre des membres non résidents et, dans l’affirmative, cette distinction peut‑elle être justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
3. L’adoption du code de 2011 allait‑elle à l’encontre de la justice naturelle?
[10] Je reformulerais les questions en litige comme suit :
1. Quelle la norme de contrôle applicable?
2. L’adoption du code de 2011 respectait‑elle les normes d’équité procédurale?
3. Le code de 2011 traduit‑il un large consensus chez les membres de la Première nation?
4. Les dispositions attaquées du code de 2011 violent‑elles l’article 15 de la Charte en établissant une distinction à l’encontre des membres non résidents et, dans l’affirmative, cette distinction peut‑elle être justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
5. Quelle réparation convient‑il d’accorder?
Les observations écrites des demandeurs
[11] Les demandeurs soutiennent que lorsqu’une première nation organise ses élections conformément à un code électoral coutumier plutôt que conformément aux dispositions de la Loi, le code en question doit traduire un large consensus chez les membres de la bande. L’existence d’un large consensus comporte un élément subjectif et il ne suffit pas pour les défendeurs de se fonder sur le vote unanime tenu lors d’une assemblée générale. Il appert de la preuve qu’il était difficile d’assister à l’assemblée et qu’un seul membre non résident était présent. Il n’y avait aucune possibilité de voter par procuration et aucune mesure n’avait été prévue non plus pour le vote des absents malgré les demandes formulées en ce sens par des membres vivant hors réserve.
[12] Les demandeurs ajoutent que, selon la preuve par affidavit qui a été présentée, la bande a permis dans le passé que les membres non résidents votent lors de référendums et d’élections sans que leur présence physique soit nécessaire. Les modifications apportées au code précédemment en vigueur en 2005 comportaient des dispositions sur le vote par procuration et ce code lui‑même exigeait l’envoi de bulletins de vote par correspondance aux membres non résidents en vue des élections. En conséquence, le processus qui permet uniquement aux membres physiquement présents de voter ne peut être le reflet d’un large consensus. Le processus de modification de 2005 a été adopté par suite du vote de 62 membres, tandis que le code de 2011 a été approuvé par suite du vote de 15 membres. Le code de 2005 restreignait également la capacité des membres non résidents de se porter candidats à un poste au sein du conseil, mais cette restriction ne traduit pas nécessairement un large consensus chez les membres à l’heure actuelle. Le changement majeur qui a pour effet de restreindre encore davantage la définition de la résidence nécessite un large consensus.
[13] Les demandeurs font valoir que les décisions de la bande sont susceptibles d’examen au regard de la Charte et demandent à la Cour fédérale d’appliquer le critère à deux volets de la discrimination au titre de l’article 15 de la Charte, lequel critère a été établi dans l’arrêt R c Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 RCS 483, au paragraphe 17. Dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, l’autochtonité‑lieu de résidence a été considérée comme un motif de distinction analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte. Le code de 2011 satisfait au premier volet du critère établi dans l’arrêt Kapp en créant une distinction fondée sur ce motif.
[14] Les demandeurs précisent que le code de 2011 crée un désavantage en perpétuant un préjugé ou en appliquant un stéréotype, ce qui satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt Kapp. Les demandeurs se fondent sur la décision Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878, 2007 ACF no 1128 (QL) (modifiée pour d’autres motifs dans 2008 CAF 182, [2008] ACF no 762 (QL)), où la Cour fédérale a décidé qu’une disposition de la Loi sur les Indiens restreignant l’élection aux postes du conseil aux membres résidents était discriminatoire. Invoquant ces décisions, les demandeurs affirment que les membres non résidents subissent un désavantage préexistant et que les interdictions semblables à celles qui figurent dans le code de 2011 ont pour effet de perpétuer le stéréotype nuisible selon lequel les membres non résidents ne sont pas intéressés à participer à la gouvernance de la bande et sont donc moins dignes d’exercer des fonctions de cette nature.
[15] De l’avis des demandeurs, la Première nation n’a pas examiné adéquatement les problèmes auxquels les membres non résidents sont exposés; en conséquence, les dispositions attaquées ont pour effet de perpétuer leur situation désavantageuse et leur vulnérabilité. Dans la même veine, les demandeurs font valoir qu’il n’y a aucun lien entre les dispositions attaquées et le besoin de membres non résidents ou encore la capacité ou la situation de ceux‑ci, parce que le fait qu’ils vivent hors réserve ne les rend pas moins capables de servir leur collectivité. Selon les demandeurs, une partie de la preuve par affidavit des défendeurs perpétue ce stéréotype négatif. Le conseil de bande a pour obligation de diriger l’ensemble de la Première nation, qui comprend tant les membres résidents que les membres non résidents. Le droit touché est très important, soit le droit d’une personne de participer pleinement à la vie de la première nation dont elle est membre.
[16] Les demandeurs affirment que l’exigence relative à la résidence ne constitue pas un programme améliorateur visé par le paragraphe 15(2) de la Charte, car il n’y a pas le moindre élément de preuve établissant que les membres résidents sont plus défavorisés que les membres non résidents.
[17] Dans le cadre de leur analyse de la violation de l’article 15 de la Charte au regard de l’article premier, les demandeurs font valoir que l’objectif de veiller à ce que la Première nation soit dirigée par des membres résidents ne constitue pas un objectif urgent et réel. De plus, l’exigence relative à la résidence ne porte pas atteinte de façon minimale aux droits des demandeurs car, à tout le moins, une règle minimalement restrictive permettrait à un membre non résident de se porter candidat au poste de président du conseil. Les répercussions défavorables de la restriction pour les membres non résidents sont disproportionnées par rapport à l’importance de l’objectif.
[18] Les demandeurs soutiennent que la réparation qu’il convient d’accorder en cas de violation de la Charte consiste à annuler le code de 2011 en entier ainsi que les résultats de la récente élection tenue en application de ce code.
[19] Enfin, les demandeurs expliquent que le code de 2011 a été adopté dans le cadre d’un processus qui allait à l’encontre des normes d’équité procédurale. Les membres non résidents n’ont pas reçu un avis suffisant de la tenue de l’assemblée générale, ont été contraints de se déplacer pour se rendre à la réserve Gwa‑Yee afin de voter et se sont vus refuser l’accès à un bateau alors que le conseil leur avait promis qu’un bateau serait à leur disposition; de plus, les renseignements qu’on leur a donnés concernant le lieu, la date et l’heure de l’assemblée étaient erronés.
[20] Les demandeurs affirment que l’injonction qu’ils sollicitent selon la description qui précède établit un juste équilibre, puisqu’elle permet au conseil de prendre les mesures nécessaires pour assurer le bien‑être financier de la Première nation tout en restreignant la capacité du conseil de prendre des mesures qui ne sont pas conformes à la règle de droit.
Les observations écrites des défendeurs
[21] Les défendeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable à la question de savoir si le code de 2011 traduit les coutumes de la bande est la norme de la décision raisonnable, étant donné l’expertise du chef et du conseil relativement à ces coutumes. Quant aux questions de savoir si le code de 2011 viole la Charte et si la procédure utilisée pour son adoption était équitable, elles doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Selon les défendeurs, l’article 25 de la Charte, qui peut servir de moyen de protection contre un examen au regard de la Charte, donne à penser que l’examen fondé sur la norme de la décision correcte devrait être empreint de respect.
[22] Les défendeurs affirment que la Cour fédérale n’est pas tenue de se demander s’il existe un large consensus, étant donné que le processus de modification du code électoral est codifié depuis plus d’une décennie. Le processus ayant été consigné par écrit et suivi par la bande, il n’est pas nécessaire d’appliquer un critère distinct pour déterminer la coutume. La coutume de la bande ne comporte aucun vide qu’il est nécessaire de combler par une analyse du large consensus.
[23] Subsidiairement, les défendeurs font valoir que, s’il existe effectivement un critère général en common law du large consensus communautaire, ce critère a été établi en l’espèce par deux facteurs : l’utilisation du processus de modification depuis 1999 et la participation des membres à l’assemblée générale. Aucun élément de preuve n’établit que quiconque, à l’exception de deux des demandeurs, a manifesté un intérêt à l’égard du processus de modification.
[24] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, les défendeurs affirment que les irrégularités procédurales ne constituaient pas un manquement aux règles d’équité procédurale. La Première nation s’efforce constamment de préserver les structures d’administration fondamentales alors qu’elle se trouve dans un village éloigné, qu’une grande partie de ses membres sont des non résidents et que son budget est très restreint. Le conseil a d’abord donné, par courrier électronique, un préavis de 30 jours de la tenue de l’assemblée générale, puis a reporté l’assemblée afin de donner un avis par la poste, à la demande de l’un des demandeurs. Le conseil a à nouveau reporté l’assemblée afin de donner plus de temps pour l’examen et la formulation de commentaires et un troisième avis a finalement été posté aux membres.
[25] Les défendeurs affirment qu’aucun élément de preuve, hormis une preuve par ouï‑dire, n’établit qu’un membre a été empêché d’assister à l’assemblée parce qu’il n’a pu avoir accès à un bateau privé pour s’y rendre. Les défendeurs soutiennent que leur propre preuve montre que la bande était disposée à organiser ce transport si l’intérêt était suffisant, mais qu’un seul membre non résident a exprimé le désir de se rendre au village pour assister à l’assemblée.
[26] Les défendeurs ajoutent que rien ne prouve qu’un changement apporté au lieu de l’assemblée ou à la date et à l’heure du début de celle‑ci a empêché les personnes souhaitant y participer de s’y rendre et que le quorum fixé pour la tenue d’une assemblée générale est de 15 personnes et a été atteint. En conséquence, la procédure prévue par la coutume a été suivie correctement.
[27] En ce qui a trait à la question concernant la Charte, les défendeurs admettent que le code de 2011 est assujetti à un examen au regard de la Charte, mais soulignent que la Cour fédérale devrait éviter de se prononcer sur la question constitutionnelle s’il n’est pas nécessaire de le faire pour trancher la présente affaire.
[28] Les défendeurs admettent que le premier volet du critère de l’arrêt Kapp est établi, étant donné que le code de 2011 crée une distinction fondée sur l’autochtonité‑lieu de résidence. Ils affirment toutefois qu’il ne s’agit pas du type de distinction injuste que l’article 15 de la Charte interdit.
[29] Une personne raisonnable qui se trouverait dans la position des demandeurs n’estimerait pas être victime d’un traitement différent sous forme de préjugé, de discrimination ou de distinction montrant qu’elle a moins de valeur ou qu’elle est moins digne. Le code a pour effet de promouvoir l’autonomie gouvernementale. La structure de gouvernance de la Première nation comporte de nombreuses possibilités de participation pour les non résidents : ainsi, ils peuvent voter aux élections et aux assemblées de la bande, proposer des candidats à tous les postes, occuper un poste de conseiller non résident et avoir accès à tous les conseillers.
[30] Dans d’autres affaires, les stéréotypes visant les membres non résidents d’une bande ont eu pour effet de priver ceux‑ci du droit de voter, qui est un droit civil fondamental, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Les membres non résidents sont représentés par tous les conseillers, notamment par le conseiller non résident désigné. Aucun élément de preuve n’établit de façon convaincante que les intérêts des membres non résidents n’ont pas été représentés ou pris en compte de façon adéquate. Tant des autochtones résidents que des autochtones non résidents ont été désavantagés dans le passé et le fait de dresser les deux groupes l’un contre l’autre n’est pas une solution qui permettrait de mettre fin à la discrimination.
[31] Les défendeurs soulignent que ce n’est pas la volonté ou la capacité des membres non résidents de participer à la gouvernance qui donne lieu à l’exigence selon laquelle la majorité des membres du conseil doivent être résidents, mais plutôt la base de connaissances et l’expérience au sein de la collectivité ainsi que les liens actuels avec les besoins de celle‑ci. Cette distinction découle de la correspondance entre la résidence et la nécessité d’un lien actuel et continu avec la collectivité. La nature du droit touché est importante, mais l’atteinte est limitée, puisque les non‑résidents peuvent participer à la vie publique de la bande.
[32] Les défendeurs décrivent l’article 25 de la Charte comme un outil d’interprétation sur lequel la Cour fédérale devrait se fonder pour chercher à savoir si le code coutumier, qui représente un aspect fondamental de l’autonomie gouvernementale, va à l’encontre de l’article 15.
[33] Les défendeurs affirment que la présente affaire est différente de la situation examinée dans la décision Esquega, laquelle portait sur une interdiction totale de participer à la gouvernance de la bande dans le cas des membres non résidents et sur une contestation visant la Loi sur les Indiens plutôt qu’un code coutumier adopté par les membres d’une bande indienne. Une restriction partielle touchant les membres non résidents s’apparente à une approche fondée sur une mise en balance des intérêts que la Cour suprême du Canada a envisagée dans l’arrêt Corbiere, aux paragraphes 104 et 105.
[34] Les défendeurs font valoir que si la restriction va à l’encontre de l’article 15, elle est justifiée au regard de l’article premier. L’objectif urgent et réel consiste à veiller à ce que les membres du conseil aient un lien réel, important et actuel avec la collectivité; dans la décision Cockerill c Première nation no 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337, [2010] ACF no 393 (QL), aux paragraphes 35 et 37, infirmée sur consentement dans [2011] ACF no 1736 (QL) (CA), l’objectif d’offrir un gouvernement local a été considéré comme un objectif valide.
[35] La restriction a un lien rationnel avec cet objectif, car la plupart des décisions prises par le conseil de bande ont un effet immédiat sur les membres vivant dans la réserve et il serait trop coûteux pour la bande de verser des fonds aux conseillers non résidents pour leur permettre d’assister aux assemblées. Une analyse similaire du lien rationnel a été acceptée dans la décision Cockerill. La restriction constitue une atteinte minimale parce que les membres non résidents ont accès à toutes les autres formes de participation à la gouvernance de la bande. Dans l’arrêt Corbiere, la Cour suprême du Canada a fait mention d’un « effort de créativité afin de concevoir un système électoral » mettant en équilibre les droits des membres habitant la réserve et des autres membres. Le système actuel permet d’atteindre cet équilibre. Les effets bénéfiques du système sur la gouvernance et sur les intérêts économiques de la bande l’emportent sur les effets néfastes relevés par les demandeurs.
[36] Les défendeurs s’opposent à la demande d’injonction des demandeurs. Les demandeurs n’ont pas cherché à faire annuler les résultats de la récente élection ni n’ont sollicité la destitution des conseillers actuellement en poste et le processus relatif à la révision des résultats de l’élection est en appel aux termes de la Loi. En conséquence, l’octroi d’une injonction qui aurait pour effet d’annuler cette élection constituerait une attaque indirecte. Rien ne prouve que la gouvernance de la bande ne se poursuivrait pas de bonne foi jusqu’à la prochaine élection. Les défendeurs s’opposent également à la demande d’ordonnance de mandamus des demandeurs, puisque ceux‑ci n’ont pas prouvé l’existence d’une obligation reconnue en droit public qui contraindrait les défendeurs à tenir une élection générale.
[37] En ce qui concerne la réparation, les intimés font valoir que, si le code de 2011 va à l’encontre de la Charte, une ordonnance d’invalidité aux termes de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 conviendrait, mais ils demandent que l’effet de la déclaration soit suspendu pour une période de douze mois suivant le prononcé du jugement. Ce délai permettrait aux défendeurs d’entreprendre un processus de consultation pour élaborer un régime électoral approprié.
Analyse et décision
[38] Première question
Quelle est la norme de contrôle applicable?
Lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont elle est saisie est déjà établie dans la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).
[39] La norme de la décision correcte s’applique aux questions constitutionnelles (voir Dunsmuir, au paragraphe 58). De la même façon, les questions d’équité procédurale n’appellent aucune retenue. Comme je l’explique ci‑après, il n’est pas nécessaire d’examiner la norme de contrôle pour chercher à savoir si le code de 2011 traduit un large consensus au sein de la bande.
[40] Je passe maintenant à la quatrième question en litige.
[41] Quatrième question
Les dispositions attaquées du code de 2011 violent‑elles l’article 15 de la Charte en établissant une distinction à l’encontre des membres non résidents et, dans l’affirmative, cette distinction peut‑elle être justifiée au regard de l’article premier de la Charte?
La Cour suprême du Canada a récemment confirmé le critère à deux volets que les tribunaux devraient appliquer au moment de se demander si une règle de droit porte atteinte au droit à l’égalité garanti par l’article 15 :
(1) La loi établit‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?
(2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?
(voir Kapp, au paragraphe 17; Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, au paragraphe 30, [2011] 1 RCS 396; Québec (Procureur général) c A, 2013 CSC 5 aux paragraphes 185, 324 et 418).
[42] Dans la présente affaire, les parties ont convenu que le code de 2011 créait une distinction fondée sur le motif analogue de l’autochtonité‑lieu de résidence en réservant les postes du conseil de bande aux personnes qui sont membres de la bande et qui résident dans la réserve.
[43] Il convient toutefois de rappeler l’analyse qui a incité la Cour suprême du Canada à reconnaître l’autochtonité‑lieu de résidence comme motif de distinction analogue quatorze ans plus tôt dans l’arrêt Corbiere (au paragraphe 62) :
Dans le présent cas, plusieurs facteurs amènent à conclure que la reconnaissance, comme motif analogue, de la qualité de membre hors réserve d’une bande indienne serait compatible avec les objets du par. 15(1). Du point de vue des membres hors réserve des bandes indiennes, la décision de vivre dans la réserve ou à l’extérieur de celle‑ci, si ce choix leur est ouvert, est importante pour leur identité et leur personnalité et revêt donc un caractère fondamental. Cette décision les oblige à choisir entre vivre avec les autres membres de la bande à laquelle ils appartiennent ou vivre à l’écart de ceux‑ci. Elle se rattache à une communauté et à un territoire qui ont une importance sociale et culturelle significative pour plusieurs ou la plupart des membres de la bande. Constitue également un facteur crucial, le fait que, comme nous le verrons ci‑après au cours de la troisième étape de l’analyse, les membres hors réserve des bandes indiennes ont généralement souffert de désavantages, stéréotypes et préjugés, et font partie d’une « minorité discrète et isolée », définie par la race et le lieu de résidence. En outre, en raison du manque de débouchés et de logements qui sévit dans de nombreuses réserves et du fait que, auparavant, la Loi sur les Indiens retirait à diverses catégories de membres la qualité de membre d’une bande indienne, les personnes qui vivent à l’extérieur de la réserve n’ont bien souvent pas eu le choix à cet égard ou, si elles l’ont eu, elles n’ont pris leur décision qu’à contrecœur ou qu’à un prix très élevé sur le plan personnel. Pour ces raisons, la seconde étape de l’analyse est satisfaite, et la « qualité de membre hors réserve d’une bande indienne » est un motif analogue. Elle sera par conséquent reconnue comme telle dans toute affaire ultérieure mettant en cause cette combinaison de caractéristiques. […]
[44] En conséquence, la question qu’il faut trancher est de savoir si la restriction énoncée dans le code de 2011 quant à l’accès aux postes du conseil de bande crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes. L’application de ce volet du critère énoncé dans l’arrêt Kapp a été débattue à maintes reprises dans la jurisprudence; cependant, dans la présente affaire, il convient de se reporter à la jurisprudence établie au sujet de l’autochtonité‑lieu de résidence.
[45] Dans l’arrêt Corbiere, la Cour suprême du Canada a décidé que le fait de priver du droit de vote les membres hors réserve d’une bande indienne était discriminatoire (aux paragraphes 17 et 18) :
17 Appliquant les facteurs énoncés dans Law qui sont pertinents en l’espèce ‑‑ la préexistence d’un désavantage ainsi que la correspondance du droit touché et son importance ‑‑, nous concluons que la réponse à cette question est affirmative. La distinction reprochée perpétue le désavantage historique vécu par les membres hors réserve des bandes indiennes en les privant de leur droit de voter et de participer à l’administration de leur bande. Ces personnes ont des intérêts importants à faire valoir en ce qui concerne l’administration de la bande, ce que la distinction les empêche de faire. Ils sont copropriétaires de l’actif de la bande. Qu’ils y vivent ou non, la réserve est leur territoire et celui de leurs enfants. En tant que membres de la bande ils sont représentés par le conseil de la bande auprès de la communauté en général, tant au sein des organisations autochtones que dans le cadre des négociations avec le gouvernement. Bien qu’il existe des sujets d’intérêt purement local qui ne touchent pas aussi directement les intérêts des membres hors réserve des bandes indiennes, la privation complète de leur droit de voter et de participer à l’administration de leur bande a pour effet de les traiter comme des individus moins dignes de reconnaissance et n’ayant pas droit aux mêmes avantages, et ce, non pas parce que leur situation justifie ce traitement, mais uniquement parce qu’ils vivent à l’extérieur de la réserve. L’importance du droit touché ressort des conclusions de la Commission royale sur les peuples autochtones, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), vol. 1, Un passé, un avenir, aux pp. 147 à 206. La Commission royale écrit ceci dans le vol. 4, Perspectives et réalités, à la p. 586 :
Tout au long des audiences, les autochtones ont rappelé à la Commission qu’il est essentiel pour eux de préserver et d’enrichir leur identité culturelle quand ils vivent en milieu urbain. L’identité autochtone est l’essence de l’existence des peuples autochtones. La préservation de cette identité est donc un objectif fondamental et valorisant pour les autochtones citadins.
Et elle ajoute ce qui suit, aux pp. 589 et 590 :
De plus, les autochtones citadins associent l’identité culturelle à la notion d’assise territoriale ou de territoire ancestral. Pour nombre d’entre eux, ces deux concepts sont indissociables. […] Il est important pour les autochtones citadins de pouvoir s’identifier à un lieu ancestral, en raison des rituels, des cérémonies et des traditions qui y sont associés, des gens qui y vivent, du sentiment d’appartenance, du lien avec une communauté ancestrale et de la possibilité d’accéder à la famille, à la communauté et aux anciens.
18 Compte tenu de tout ce qui précède, il est clair que la privation du droit de vote découlant du par. 77(1) est discriminatoire. Cette privation refuse aux membres hors réserve des bandes indiennes, sur le fondement arbitraire d’une caractéristique personnelle, le droit de participer pleinement à l’administration de leur bande respective. Elle touche à l’identité culturelle des Autochtones hors réserve par l’effet de stéréotypes. Elle présume que les Autochtones hors réserve ne sont pas intéressés à participer concrètement à la vie de leur bande ou à préserver leur identité culturelle, et qu’ils ne sont donc pas des membres de leur bande aussi méritants que les autres. L’effet, comme le message, est clair : les membres hors réserve des bandes indiennes ne sont pas aussi méritants que les membres qui vivent dans les réserves. Cette situation soulève l’application de l’aspect dignité de l’analyse fondée sur l’article 15 et entraîne le déni du droit à l’égalité réelle.
[46] Dans la décision Esquega, où les faits s’apparentaient davantage à la situation dont je suis saisi en l’espèce, j’ai décidé que la disposition de la Loi ayant pour effet de restreindre l’accès aux postes du conseil de bande aux membres vivant dans la réserve était discriminatoire (aux paragraphes 87 à 92) :
[87] À mon avis, l’application de ces facteurs à la présente espèce amène également à conclure que les membres de la bande vivant hors réserve sont victimes de discrimination au sens du troisième volet du critère énoncé dans l’arrêt Law.
[88] Comme il est dit dans l’arrêt Corbiere, les membres de bande vivant hors réserve ont subi un désavantage historique à cause de lois et de politiques conçues pour les priver du droit de participer à l’administration de leur bande. Ces lois perpétuent l’idée erronée que les membres d’une bande qui vivent hors réserve n’ont aucun intérêt à prendre part à l’administration de leur bande et qu’ils sont donc moins dignes de le faire.
[89] À mon avis, il ne semble pas y avoir de correspondance entre la volonté ou la capacité des membres d’une bande vivant hors réserve de participer au conseil de bande et leur statut sur le plan de la résidence. Selon une preuve par affidavit que les demandeurs ont soumise, le conseil de bande destitué, dont faisaient partie des membres vivant hors réserve, a accompli son travail avec diligence pour atténuer de sérieux problèmes dans la réserve de Gull Bay, ainsi qu’au sein de la collectivité de la Première nation de Gull Bay en général.
[90] Le défendeur a fait valoir que la condition de résidence prévue au paragraphe 75(1) de la Loi avait un objet d’amélioration en ce sens qu’elle garantissait que les conseillers de la bande étaient situés sur la réserve et avaient une connaissance directe des questions nécessitant la prise de décisions. Comme il est signalé plus haut dans l’arrêt Corbiere, en plus de traiter des questions locales, les conseils de bande représentent les personnes qui vivent en dehors de la réserve à de nombreux titres importants. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincu que le fait de réserver les postes du conseil de bande à des membres vivant sur la réserve, et d’en exclure les membres vivant hors de la réserve, aide un groupe plus défavorisé. En fait, en contre‑interrogatoire, Mme Lynn Ashkewe a reconnu que le fait d’avoir un conseil de bande composé uniquement de membres vivant sur la réserve ne rendrait pas le conseil plus accessible à la majorité des membres, qui vivent hors de la réserve.
[91] Enfin, la nature et l’étendue du droit touché revêtent une importance fondamentale pour les membres de la bande qui vivent hors réserve. La condition de résidence prévue au paragraphe 75(1) prive les personnes vivant hors réserve de la capacité de participer à l’administration représentative de leur bande. Bien que les membres vivant hors réserve aient maintenant le droit de voter aux élections du conseil de bande, je crois encore qu’ils détiennent le droit fondamental de participer au conseil de bande et de prendre des décisions pour le compte de leur bande. Dans le contexte de la Première nation de Gull Bay, cette interdiction s’applique à plus de la moitié des membres de la bande et empêche ces derniers de devenir des dirigeants de leur bande.
[92] À mon avis, le paragraphe 75(1) de la Loi est discriminatoire envers les membres vivant hors réserve en leur interdisant de participer à l’administration représentative de leur bande par l’intermédiaire du conseil de bande, en raison de leur statut sur le plan de l ‘« autochtonité‑lieu de résidence ».
[47] Fait intéressant à souligner, l’importance des quatre facteurs examinés dans cet extrait a été atténuée depuis dans les décisions portant sur l’égalité, mais ces facteurs demeurent pertinents pour « mettre l’accent sur le principal enjeu » de l’article 15, soit la lutte contre la discrimination (Kapp, au paragraphe 24).
[48] Les restrictions relatives à la participation des membres vivant hors réserve ont également été commentées dans d’autres décisions, notamment celle que le juge Barry Strayer a rendue dans l’affaire Thompson c Conseil de la Première nation Leq’a:mel, 2007 CF 707, [2007] ACF no 955 (QL), et celle de l’affaire Cockerill, où le juge James O’Reilly a conclu que, même si le fait de refuser le droit de vote aux membres non résidents de la bande violait l’article 15 de la Charte, il pouvait se justifier au regard de l’article premier de cette même charte.
[49] Les défendeurs affirment que les restrictions énoncées dans le code de 2011 sont nécessaires parce que seuls les membres vivant dans la réserve [traduction] « possèdent la base de connaissances et l’expérience voulues au sein de la collectivité ainsi que des liens actuels avec les besoins de celle‑ci » pour guider la bande pour la prestation de services dans la réserve. Les défendeurs n’ont présenté aucun élément de preuve comparant les connaissances, l’expérience et les liens des membres vivant dans la réserve avec ceux des membres vivant hors réserve. Cette allégation est appuyée par une simple affirmation dans les affidavits des défendeurs. En l’absence de preuve de cette nature, je ne puis que conclure que cette allégation est fondée exactement sur le même stéréotype que celui qui a été dénoncé et rejeté dans l’arrêt Corbiere et selon lequel les membres vivant hors réserve ont moins à offrir en qui a trait à la gouvernance de la bande.
[50] Les défendeurs invoquent deux autres arguments pour distinguer le code de 2011 d’avec les lois annulées dans les décisions susmentionnées : le fait que le code de 2011 est un code coutumier qui a été adopté par la bande elle‑même et non imposé par la Loi et le fait que la désignation d’un membre non résident de la bande à titre de conseiller représente une solution plus équilibrée que l’interdiction totale de voter ou d’occuper un poste qui est faite aux membres vivant hors réserve.
[51] En ce qui concerne le premier argument, je me reporte à la décision de la Cour fédérale Clifton c Hartley Bay (Président d’élection), 2005 CF 1030, [2005] ACF no 1267 (QL), dans laquelle j’ai examiné au regard de la Charte les restrictions électorales imposées aux membres vivant hors réserve par un code électoral coutumier. Même si le fait qu’une bande indienne décide elle‑même d’adopter des restrictions électorales plutôt que d’être assujettie à des restrictions de cette nature par la Loi soit pertinent dans le contexte, il ne justifie pas les lois discriminatoires.
[52] De même, il ne serait guère utile de considérer l’article 25 de la Charte comme un outil d’interprétation pour l’application du critère énoncé dans l’arrêt Kapp, comme les défendeurs le demandent, puisque les décisions susmentionnées tiennent compte de considérations liées à l’autonomie gouvernementale autochtone, mais nous enseignent aussi que la discrimination fondée sur la résidence hors réserve est inacceptable.
[53] Au soutien de leur dernier argument, soit le fait que les restrictions actuelles constituent une solution équilibrée et légitime, les défendeurs invoquent à juste titre l’extrait suivant de l’arrêt Corbiere rendu par la Cour suprême du Canada (paragraphe 104) :
[104] L’appelante Sa Majesté la Reine prétend que le régime existant respecte le critère de l’atteinte minimale en raison des difficultés administratives et des coûts qu’entraîneraient, par exemple, la mise sur pied d’un conseil à deux paliers, dont l’un aurait compétence sur les questions locales et l’autre sur celles touchant l’ensemble des membres de la bande, ou encore l’établissement et le maintien d’une liste électorale et la tenue d’élections lorsque l’électorat est très dispersé. À supposer même que de tels coûts puissent légitimement constituer une justification au regard de l’article premier, ces arguments ne sont pas convaincants. Il faut se rappeler que c’est au gouvernement qu’incombe le fardeau de justifier les restrictions apportées aux droits garantis par la Constitution. Or, le gouvernement n’a présenté aucune preuve tendant à montrer qu’un système respectant les droits à l’égalité serait particulièrement coûteux ou difficile d’application. Au contraire, il existe plusieurs solutions possibles qui ne comporteraient pas de difficultés d’administration, mais exigeraient évidemment un effort de créativité afin de concevoir un système électoral mettant en équilibre les droits en cause. La modification de tout régime administratif afin qu’il respecte les droits à l’égalité entraîne immanquablement des coûts et des inconvénients d’ordre administratif. Le refus de trouver des moyens nouveaux, différents ou inventifs de mettre en place un tel système, ainsi que des solutions rentables pour respecter les droits à l’égalité ne saurait constituer une atteinte minimale à ces droits. Bien que le gouvernement soutienne qu’il ne faille pas imposer de tels coûts à de petites communautés telle la bande de Batchewana, la possibilité que, dans l’avenir, il ne mette pas à la disposition des communautés autochtones les ressources additionnelles nécessaires pour mettre en place un régime qui garantirait le respect des droits à l’égalité, ne saurait justifier la violation de droits constitutionnels dans une disposition législative relevant de son autorité.
[54] À mon avis, ces commentaires ont été formulés dans le contexte d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte, plutôt que sur l’article 15, mais je prends note de l’argument des défendeurs selon lequel la Cour suprême du Canada s’est montrée disposée à accepter une structure de gouvernance qui comporte certaines distinctions entre les membres résidents et non résidents, pourvu qu’elle n’entraîne pas une privation complète du droit de vote.
[55] En ce sens, la situation examinée en l’espèce semble nouvelle, puisque les tribunaux se sont penchés sur la privation du droit de vote imposée aux membres non résidents et sur l’impossibilité pour ceux‑ci d’accéder à un poste au sein du conseil, mais non sur les cas où seuls quelques postes du conseil sont réservés aux membres résidents. Je conviens avec les défendeurs que le code de 2011, qui se situe entre l’exclusion totale des membres non résidents et la symétrie complète entre ceux‑ci et les membres résidents, se rapproche davantage de l’approche symétrique que les lois examinées dans les affaires Corbiere et Esquega. Je conviens aussi qu’il est fort possible qu’existe une solution qui, sans représenter la parfaite symétrie, serait constitutionnelle.
[56] Toutefois, je ne suis pas convaincu que le code de 2011 correspond à la structure équilibrée que la Cour suprême du Canada envisageait, malgré l’amélioration qu’il représente par rapport aux modèles précédents.
[57] Étant donné que les décisions d’un conseil de bande sont extrêmement importantes pour tous les membres de la bande, une structure qui accorde une majorité qualifiée permanente aux membres résidents et empêche les membres non résidents de diriger le conseil en qualité de président ne peut être considérée comme une structure équilibrée. Cela est encore plus vrai lorsque les proportions entre le nombre de membres de la bande et celui du conseil sont inversées : plus des trois‑quarts des membres de la bande vivent hors réserve alors que trois des quatre postes de conseiller sont inaccessibles pour eux, sans parler du poste de président. Cette approche n’est pas vraiment « créative », puisqu’elle ne constitue qu’une variation mineure du modèle rejeté dans la décision Esquega. Bien que les membres non résidents soient représentés par le conseiller non résident au cours des délibérations du conseil, ce conseiller peut facilement être battu par les conseillers résidents lorsque les choses se corsent.
[58] Je suis donc d’avis que l’analyse que j’ai faite aux paragraphes 87 à 92 de la décision Esquega s’applique aux restrictions énoncées dans le code de 2011. La distinction que ce code comporte crée un désavantage en perpétuant le stéréotype selon lequel les membres non résidents des bandes indiennes sont moins capables de participer à la gouvernance de celles‑ci ou sont moins intéressés à le faire. En conséquence, le deuxième volet du critère de l’arrêt Kapp est établi et la restriction énoncée dans le code de 2011 viole l’article 15 de la Charte.
[59] Je comprends l’incertitude à laquelle sont exposés les défendeurs et d’autres bandes indiennes du Canada quant au type de structure de gouvernance qui satisferait aux exigences de l’article 15 de la Charte, mais il n’appartient pas à la Cour fédérale de dicter les lois. L’esprit de la Charte exige plutôt que le rôle des tribunaux se limite à l’examen des lois adoptées par les législateurs et n’englobe pas l’imposition de changements particuliers à l’avance, en l’absence d’éléments de preuve suffisants à ce sujet.
[60] Même si le code de 2011 viole l’article 15 de la Charte, il pourrait être justifié au regard de l’article premier. Les défendeurs s’appuient largement sur la décision Cockerill, où la condition selon laquelle les membres d’une bande indienne devaient être résidents pour occuper un poste au sein du conseil a été considérée comme une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans une société libre et démocratique. Je souligne toutefois que la conclusion que le juge O’Reilly a tirée dans cette décision a été infirmée sur consentement en appel (voir [2011] ACF no 1736 (QL) (CA)).
[61] Le premier objectif urgent et réel que les défendeurs ont invoqué est celui de veiller à ce que les membres du conseil aient un lien réel, important et actuel avec la collectivité. Cet objectif m’apparaît légitime.
[62] Cependant, aucun lien rationnel n’existe entre cet objectif et les restrictions découlant du code de 2011. Comme je l’ai déjà mentionné, la présomption selon laquelle seuls les membres résidents auront un lien réel avec la collectivité est fondée sur le stéréotype, rejeté dans l’arrêt Corbiere, selon lequel les membres non résidents sont moins en mesure de participer à la gouvernance de la bande indienne. Il serait inique de confirmer la validité d’une loi discriminatoire à l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier en invoquant la même distinction qui a mené au rejet de ladite loi à l’étape de l’examen au titre de l’article 15. En conséquence, la loi ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte.
[63] Je n’accepte pas non plus le motif d’ordre financier que les défendeurs invoquent pour restreindre l’admissibilité à un poste au sein du conseil de bande, lequel motif devrait, à mon sens, être considéré comme un objectif distinct.
[64] À l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte, il incombe aux défendeurs de justifier l’atteinte reprochée. Le seul élément de preuve que la bande a invoqué au sujet de la faisabilité de délibérations sous une forme autre que la tenue d’assemblées en personne dans la réserve se limite à un seul paragraphe d’un affidavit dans lequel l’actuel président du conseil qualifie d’« importante » la possibilité de rencontrer les membres en personne. Cela ne suffit pas pour justifier une restriction discriminatoire touchant la capacité pour une personne de poser sa candidature, ne serait‑ce que parce que les membres de la bande peuvent évaluer eux‑mêmes cette importance au moment de voter. En conséquence, la bande n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait aucun moyen moins attentatoire de réaliser l’objectif consistant à préserver les ressources.
[65] Bien que la Cour fédérale doive faire montre de retenue à l’égard du choix du conseil de bande lorsqu’elle mène une analyse au regard de l’article premier, les restrictions découlant du code de 2011 ne sont pas justifiées, parce qu’elles reposent sur le stéréotype qui a été rejeté dans l’arrêt Corbiere ou sur des raisons financières qui ne sont pas appuyées par la preuve.
[66] Je conclus par conséquent que les restrictions découlant du code de 2011 violent l’article 15 de la Charte et ne sont pas justifiées au regard de l’article premier de cette même charte.
[67] Cinquième question
Quelle réparation convient‑il d’accorder?
À l’audience, les parties ont demandé la possibilité de présenter d’autres observations au sujet de la réparation une fois qu’elles auront été informées de la décision sur le fond, eu égard à la complexité de l’affaire. Les parties auront cette possibilité et pourront également présenter des observations sur les dépens. Je demeure saisi de ces questions et de toute autre question non réglée.
[68] En raison de la conclusion que j’ai tirée au sujet de la quatrième question en litige, il n’est pas nécessaire que j’examine les deuxième et troisième questions.
« John A. O’Keefe »
Juge
Ottawa (Ontario)
Le 24 septembre 2013
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‑U), 1982, c 11
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
25. Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés ‑‑ ancestraux, issus de traités ou autres ‑‑ des peuples autochtones du Canada, notamment :
a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763;
b) aux droits ou libertés existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. |
1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.
15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.
25. The guarantee in this Charter of certain rights and freedoms shall not be construed so as to abrogate or derogate from any aboriginal, treaty or other rights or freedoms that pertain to the aboriginal peoples of Canada including
(a) any rights or freedoms that have been recognized by the Royal Proclamation of October 7, 1763; and
(b) any rights or freedoms that now exist by way of land claims agreements or may be so acquired.
52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect. |
Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7
18.1 … (3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :
a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;
b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.
|
18.1 … (3) On an application for judicial review, the Federal Court may
(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or
(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑1903‑11
INTITULÉ : ERIC JOSEPH, MARGARET JOSEPH, PAULA MOON ET GERALDINE FITCH
‑ et ‑
LA PREMIÈRE NATION DZAWADA’ENUXW (TSAWATAINEUK)
LIEU DE L’AUDIENCE : Vancouver (Colombie‑Britannique)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 26 mars 2013
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE O’KEEFE
DATE DES MOTIFS : Le 24 septembre 2013
COMPARUTIONS :
Greg J. Allen
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POUR LES DEMANDEURS
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Krista Robertson Jeff Langlois
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Hunter Litigation Chambers Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LES DEMANDEURS
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Janes Freedman Kyle Law Corporation Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LES DÉFENDEURS
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