Date : 20130726
Dossier : IMM-11463-12
Référence : 2013 CF 819
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2013
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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demandeur
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NADICA MARKOVSKA
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défenderesse
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Les jours de Mme Markovska au Canada sont comptés :
a. si la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre est accueillie;
b. si la Section d’appel de l’immigration, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, prend de nouveau une mesure d’expulsion;
c. s’il n’est pas sursis à la mesure d’expulsion.
Voici ce qui a mené à cette situation.
[2] Mme Markovska est arrivée au Canada à la faveur d’un visa temporaire à la fin des années 1980. Elle a eu un accident de travail en 1992 et reçoit des prestations d’invalidité depuis ce temps. Elle est devenue résidente permanente en 1993.
[3] Déprimée, elle a développé une dépendance au jeu et s’est tournée vers la criminalité pour entretenir sa dépendance. Elle a été déclarée coupable de trois chefs de fraude. De plus, d’autres accusations de fraude, qui remontent à plusieurs années, sont encore en instance.
[4] Mme Markovska a fait l’objet d’un rapport au titre de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés au motif qu’elle pouvait être interdite de territoire. Le rapport a été établi sur le fondement des trois déclarations de culpabilité. Mme Markovska a par la suite été déclarée interdite de territoire pour grande criminalité, et une mesure d’expulsion a été prise contre elle en 2008.
[5] À titre de résidente permanente (en voie de perdre ce statut), Mme Markovska avait le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Entre autres choses, la SAI peut surseoir à l’exécution d’une mesure d’expulsion, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, si des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales dans les circonstances.
[6] En 2010, la SAI a accordé un sursis de deux ans à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre Mme Markovska, laquelle devait cependant respecter 10 conditions. Selon une de ces conditions, Mme Markovska devait rembourser ses victimes. En fait, le remboursement avait déjà été ordonné dans les peines prononcées à l’origine contre Mme Markovska.
[7] Une fois les deux années écoulées, Mme Markovska a comparu devant un autre commissaire de la SAI. À ce moment-là, la condition prévoyant le remboursement a été levée, et la mesure d’expulsion a été annulée. La Cour est maintenant saisie de la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre à l’encontre de la décision du 19 octobre 2012 par laquelle la SAI a fait droit à l’appel interjeté par Mme Markovska, au motif que « [l]e tribunal est convaincu qu’il y a des motifs d’ordre humanitaire en l’espèce qui compensent l’interdiction de territoire ».
DÉCLARATIONS DE CULPABILITÉ DE MME MARKOVSKA
[8] Les déclarations de culpabilité prononcées contre Mme Markovska vont comme suit :
a. 8 novembre 2000 : elle a été déclarée coupable en Ontario de fraude de plus de 5 000 $, une infraction punissable d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Une peine suspendue de deux ans assortie d’une probation de deux ans lui a été infligée. Il lui a également été ordonné de rembourser un montant de 4 900 $;
b. 2 janvier 2001 : elle a été déclarée coupable d’escroquerie de plus de 5 000 $, une infraction punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans. Une peine suspendue de trois ans assortie d’une probation de trois ans lui a été infligée. Il lui a également été ordonné de rembourser un montant de 11 000 $;
c. 29 mai 2001 : elle a été déclarée coupable d’emploi de document contrefait, une infraction punissable d’un emprisonnement maximal de dix ans. Elle a été condamnée à 35 jours d’emprisonnement. Il lui a également été ordonné de rembourser un montant de 6 749 $.
[9] S’ajoutent un certain nombre de chefs de fraude pour des infractions qui auraient été commises en 2003 et en 2004, ainsi qu’un défaut de comparaître à la cour en 2005. Il convient de se rappeler que ces accusations en instance n’ont pas été prises en considération dans le rapport établi au titre de l’article 44, qui a mené à l’interdiction de territoire de Mme Markovska et à la prise d’une mesure d’expulsion à son endroit.
[10] La décision de 2010, qui accordait un sursis de deux ans à l’exécution de la mesure de renvoi, prévoyait 10 conditions. La plus pertinente est la condition numéro 10 :
Dédommager les victimes, si ce n’est déjà fait, et fournir la preuve que vous avez dédommagé les victimes des infractions pour lesquelles vous avez été déclarée coupable, comme vous l’ont ordonné initialement les tribunaux, ou en application de toute modification subséquente, dans les peines prononcées le 8 novembre 2000, le 2 janvier 2001 et le 29 mai 2001.
[11] Selon une autre condition, Mme Markovska devait obtenir une carte de résidente permanente de Citoyenneté et Immigration Canada, ce qu’elle a fait. En outre, les conditions numéros 4, 5 et 6 prévoyaient ce qui suit :
[4] Ne pas commettre d’infraction criminelle.
[5] Signaler à l’Agence, par écrit et sans délai, toute accusation criminelle portée contre vous.
[6] Signaler à l’Agence et à la SAI, par écrit et sans délai, toute condamnation au pénal prononcée contre vous.
DÉCISION RENDUE PAR LA SAI EN 2012
[12] Une fois les deux années écoulées, l’appel de Mme Markovska a été réactivé. Le décideur s’est fondé sur les facteurs énoncés par la Commission d’appel de l’immigration dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (T84-9623), [1985] DSAI no 4 (QL), puis confirmés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 RCS 84. Ces facteurs sont utiles lorsque la SAI doit décider dans quelles circonstances il convient de tenir compte de motifs d’ordre humanitaire :
• la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de la mesure de renvoi;
• la possibilité de réadaptation et le risque de récidive;
• la durée de la période passée au Canada par l’appelant et son degré d’établissement ici;
• la présence au Canada de la famille de l’appelant et les bouleversements que son expulsion occasionnerait à celle‑ci;
• l’importance des difficultés que causerait à la famille de l’appelant son retour dans son pays de nationalité;
• le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également dans la collectivité;
• l’importance des difficultés que causerait à l’appelant son retour dans son pays de nationalité.
[13] La décision expose en détail les difficultés que subiraient Mme Markovska et sa famille, dont sa sœur handicapée qui habite avec elle, ses fils et ses deux petits‑enfants, dont elle s’occupe au quotidien. Des difficultés surgiraient aussi si elle était renvoyée dans son pays de nationalité, l’ancienne Yougoslavie, aujourd’hui la Macédoine, où elle n’a plus de famille. En fait, elle n’a pas comparu en cour en 2005 parce qu’elle était partie enterrer sa mère en Macédoine.
[14] Devant la SAI, le ministre a recommandé le rejet de l’appel interjeté par Mme Markovska, ou le maintien du sursis tel quel, avec la condition numéro 10, à savoir le remboursement des montants dus.
[15] Mme Markovska doit encore de l’argent, mais le montant exact est inconnu. Elle a certainement remboursé une certaine somme par l’entremise de son agent de probation. Toutefois, celui‑ci ne travaille plus, et le dossier a été scellé. Mme Markovska a témoigné qu’un employé chargé de la restitution à la cour de Brampton lui avait dit qu’elle devait encore 3 400 $. En ce qui concerne le montant dû à Barrie, il aurait fallu qu’elle retienne les services d’un avocat qui se serait informé pour elle ou se présenter en personne. Elle a affirmé qu’elle ne pouvait se payer un avocat et que si elle s’était rendue en Ontario, elle aurait été arrêtée et aurait pu violer ainsi une des conditions du sursis.
[16] Mme Markovska touche des prestations d’invalidité qui lui donnent un revenu mensuel, non contesté, de 875 $.
[17] Selon la SAI, il n’était pas approprié d’imposer un sursis avec la condition numéro 10 comme telle. Mme Markovska est manifestement incapable de remplir cette condition et, en fait, elle n’était pas en mesure de la remplir quand la condition lui a été imposée en 2010; la condition avait d’abord été imposée peut‑être en raison de l’absence d’information ou d’éléments de preuve. La SAI a déclaré qu’imposer cette condition « ne changerait rien au processus de réadaptation ».
[18] Bien que la SAI ait reconnu la gravité des infractions, étant donné que la dernière déclaration de culpabilité de la demanderesse remonte à 2001 et « qu’elle n’a pas commis d’autres infractions depuis ce temps, elle a démontré qu’elle pouvait ne pas récidiver ». Le risque de récidive était très faible, selon la SAI.
[19] La SAI a reconnu que des accusations étaient en instance; ainsi, le commentaire selon lequel Mme Markovska n’avait pas commis d’autres infractions depuis 2001 peut seulement signifier qu’il n’a pas été prouvé que d’autres infractions avaient été commises.
ANALYSE
[20] Le ministre a fait une analyse rigoureuse du langage utilisé par la SAI. Il serait certes possible d’établir la présence d’incohérences. À un endroit, la SAI fait référence à une accusation pendante portée contre Mme Markovska parce qu’elle n’avait pas remboursé les montants dus. Il s’agit peut-être de la seule accusation pendante liée à ses déclarations de culpabilité. À d’autres endroits, la SAI reconnaît certainement l’existence d’autres accusations pendantes portées contre Mme Markovska, qui n’étaient pas visées dans le rapport établi au titre de l’article 44 et qui ne figuraient pas dans la décision rendue par la SAI en 2010.
[21] À mon avis, ces incohérences ne minent pas le caractère raisonnable général de la décision. Comme monsieur le juge Joyal l’a souligné dans Miranda c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 63 FTR 81, [1993] ACF no 437 (QL), en traitant des erreurs dans les décisions rendues par les tribunaux administratifs, au paragraphe 5 :
S’il est vrai que des plaideurs habiles peuvent découvrir quantité d’erreurs lorsqu’ils examinent des décisions de tribunaux administratifs, nous devons toujours nous rappeler ce qu’a dit la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a été saisie d’un pourvoi en matière criminelle où les motifs invoqués étaient quelque douze erreurs commises par le juge dans ses directives au jury. En rendant son jugement, la Cour a déclaré qu’elle avait trouvé dix-huit erreurs dans les directives du juge, mais que, en l’absence de tout déni de justice, elle ne pouvait accueillir le pourvoi.
[22] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, qui aide à décider si une décision est raisonnable, la Cour suprême du Canada s’est exprimée ainsi, au paragraphe 47 :
La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[23] Compte tenu également de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, 340 DLR (4th) 7, qui invite la Cour à examiner le dossier, et de la déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décisions discrétionnaires rendues par la SAI, je conclus que la décision est raisonnable et qu’elle ne devrait pas être modifiée.
[24] La SAI a laissé tomber la condition numéro 10 parce qu’elle était convaincue que Mme Markovska ne pourrait jamais rembourser le montant dû, quel qu’il soit. À quoi servirait-il donc d’imposer de nouveau la condition? Songeons aux infâmes prisons pour débiteurs que Charles Dickens dépeignait dans bon nombre de ses romans. La condition exercerait un effet in terrorem sur Mme Markovska. À défaut de rembourser les montants dus, ce qu’elle n’était pas en mesure de faire, selon la conclusion raisonnable de la SAI, Mme Markovska aurait risqué l’expulsion à tout moment.
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS DONNÉS,
LA COUR ORDONNE :
1. L’appel est rejeté.
2. Aucune question grave de portée générale n’est soulevée aux fins de certification.
« Sean Harrington »
Juge
Traduction certifiée conforme
Johanne Brassard, trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-11463-12
INTITULÉ : MCI c NADICA MARKOVSKA
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 22 juillet 2013
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : Le 26 juillet 2013
COMPARUTIONS :
Daniel Baum
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POUR LE DEMANDEUR |
Nadica Markovska |
POUR LA DÉFENDERESSE (POUR SON PROPRE COMPTE)
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |