[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 12 août 2013
En présence de monsieur le juge Martineau
ENTRE :
|
|
|
|
|
|
et
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La demanderesse, Mme Ravi Rally, conteste la légalité d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), rendue par le membre Wallace Gilby Craig, par laquelle ce dernier rejetait sa plainte dans laquelle elle alléguait que la défenderesse, Telus Communications inc., avait commis des actes discriminatoires, ce qui nous mène au présent contrôle judiciaire.
[2] La demanderesse alléguait dans sa plainte qu’on avait agi de manière discriminatoire envers elle en raison de sa déficience. Aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi), la déficience d’une personne constitue un motif de distinction illicite, et le fait, par des moyens directs ou indirects, de défavoriser une personne en cours d’emploi constitue un acte discriminatoire si celui‑ci est fondé sur un motif de distinction illicite : voir le paragraphe 3(1) et l’alinéa 7b) de la Loi.
[3] Le ou vers le 26 octobre 2009, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), plainte qui était fondée sur la conduite de la défenderesse à partir d’octobre 2007, dans laquelle elle alléguait essentiellement qu’elle avait fait l’objet de harcèlement et de traitement discriminatoire en raison de sa déficience à la suite de son absence occasionnée par une dépression clinique. Le 28 septembre 2011, la Commission a renvoyé l’affaire au Tribunal pour que celui‑ci instruise la plainte de la demanderesse.
[4] Deux semaines d’audience avaient été prévues, soit du 9 au 12 octobre 2012 et du 22 au 26 octobre 2012. Lors de la première journée, le Tribunal a tranché les requêtes préliminaires et il a reçu l’exposé introductif de l’avocat de la défenderesse, mais non celui de la demanderesse, après quoi la demanderesse a témoigné et a déposé un certain nombre de documents. Lors de la quatrième journée d’audience, à la suite du témoignage de la demanderesse et de son contre‑interrogatoire, l’avocat de la défenderesse a demandé au Tribunal de trancher la question de savoir si la demanderesse avait établi une preuve prima facie de discrimination (la requête en rejet). L’avocat de la défenderesse a présenté des arguments à cet égard, mais non celui de la demanderesse.
[5] À la fin de la quatrième journée d’audience, la requête en rejet a été prise en délibéré, pendant que le Tribunal tranchait aussi la demande formulée par la demanderesse en vue de contraindre un certain témoin à se présenter lors de la deuxième semaine d’audience. Je m’arrête ici pour souligner le fait que, bien que la demanderesse ait été représentée par un avocat tout au long des procédures devant le Tribunal – soit par M. Joe Coutts, qui agissait comme avocat de la demanderesse dans le cadre de la présente instance – elle avait choisi de se représenter elle‑même au cours de la première semaine d’audience devant le Tribunal. Cependant, M. Coutts était présent le 22 octobre 2012, au moment où l’audience a repris et la décision contestée a été rendue de vive voix par le membre du Tribunal.
[6] Le Tribunal a jugé que la demanderesse n’avait pas réussi à établir une preuve prima facie de l’existence d’une pratique discriminatoire (la question de la preuve prima facie), en concluant à cet égard que les arguments de la défenderesse étaient « convaincants » (la décision a par la suite été révisée et elle porte la référence 2012 CCDP 27). La demanderesse soutient auprès de la Cour à ce stade‑ci que le Tribunal a contrevenu aux principes d’équité procédurale et elle présente aussi des arguments qui, bien qu’ils soient formulés comme étant des arguments relatifs à un manquement à l’équité procédurale, mettent ultimement en doute le bien-fondé de la décision du Tribunal.
LES QUESTIONS PROCÉDURALES
[7] La première question qui doit être tranchée est celle de savoir si le Tribunal a contrevenu à la justice naturelle ou à l’équité procédurale. En l’espèce, rien ne donne à penser que le comportement du membre du Tribunal soulève une crainte raisonnable de partialité. Les questions se rapportant à l’équité procédurale et à la partialité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] ACS no 9 (Dunsmuir); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS no 12; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2005] ACF no 2056.
[8] La demanderesse soutient qu’on l’a empêché de faire son exposé introductif et aussi que, tout de suite après que les observations de la défenderesse relativement à la question de la preuve prima facie eurent été prises en délibéré, le Tribunal a refusé d’assigner à comparaître un témoin proposé (Mme Shaine Rajwani), mais son reproche le plus important concernait le fait que le Tribunal n’avait pas entendu ses arguments relativement à la question de la preuve prima facie, laquelle s’était avérée être décisive (voir paragraphes 33 à 36 de la décision du Tribunal). Par conséquent, la demanderesse soutient que la Cour doit intervenir : Iossifov c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 71 FTR 28, [1993] ACF no 1318, aux paragraphes 2 à 4; Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c Canada (Procureur général), 2012 CF 445, [2012] ACF no 425, au paragraphe 192 (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada).
[9] En revanche, la défenderesse soutient que la demanderesse avait renoncé à son droit de solliciter le contrôle judiciaire relativement à un manquement à la justice naturelle ou à l’équité en raison de son silence ou de son omission à prendre la parole en temps opportun. Elle aurait dû soulever « à la première occasion » les manquements dont elle se plaint à ce stade‑ci, comme l’exige la jurisprudence : Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] RCS 892, 1990 CanLII 26 (CSC), au paragraphe 175 (Taylor). Il est évident que, à la suite de l’ajournement du 12 octobre 2012, ni la demanderesse ni son avocat n’ont présenté d’observations ou n’ont demandé à en faire, et que son avocat, qui s’est présenté devant le Tribunal le 22 octobre 2012, n’a pas dès lors demandé l’autorisation de formuler des observations ou de présenter un autre témoin avant que le Tribunal ne rende sa décision quant à la requête en rejet présentée par la défenderesse.
[10] La teneur précise des droits procéduraux accordés aux parties qui ne sont pas représentées « dépend du contexte », comme l’a expliqué la juge Danièle Tremblay‑Lamer, qui avait résumé les principes généraux applicables en la matière dans la décision Law c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1006, [2007] ACF no 1303, aux paragraphes 14 à 19 :
14 Pour préciser le contenu des droits de participation, la juge L’Heureux-Dubé a fait observer, dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (QL), au paragraphe 21, que « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ». Elle a poursuivi en expliquant, au paragraphe 22, que « les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur ».
15 Il convient donc de faire preuve de beaucoup de retenue envers la SAI en ce qui concerne ses choix de procédure, à condition que ceux-ci permettent aux personnes visées par sa décision de faire valoir leur point de vue.
16 Plus précisément, dans le contexte des droits procéduraux reconnus
au plaideur qui agit pour son propre compte, notre Cour a estimé qu’un tribunal
administratif n’a pas l’obligation de tenir lieu de procureur pour le demandeur
qui refuse de s’adresser à un avocat et que :
[…] elle n’est pas tenue d’« instruire » le demandeur d’asile de tel ou tel point de droit soulevé par sa demande (Ngyuen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] CF 1001, [2005] A.C.F. no 1244 (QL), au paragraphe 17).
17 Cependant, bien que les tribunaux administratifs ne soient pas tenus
de faire office d’avocats pour les parties qui agissent pour leur propre
compte, ils doivent quand même s’assurer que l’audience est équitable. Dans le
jugement Nemeth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),
[2003] CFPI 590, [2003] A.C.F. no 776 (QL),
au paragraphe 13, le juge O’Reilly explique ce qui suit :
[…] Mais la liberté
de la Commission de procéder à l’instruction malgré l’absence d’un avocat ne la
dispense évidemment pas de l’obligation primordiale de garantir une audience
équitable. Les obligations de la Commission dans les cas où des revendicateurs
ne sont pas représentés sont peut-être en réalité plus élevées parce qu’elle ne
peut compter sur un avocat pour protéger leurs intérêts.
18 Il a également été reconnu qu’une partie non représentée « […] a droit à toute la latitude possible et raisonnable pour présenter l’intégralité de sa preuve et que les règles strictes et techniques devraient être assouplies dans le cas des parties non représentées » (Soares c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] CF 190, [2007] A.C.F. no 254 (QL), au paragraphe 22).
19 Il est donc évident que la teneur précise des droits procéduraux reconnus aux parties qui ne sont pas représentées dépend du contexte. La préoccupation primordiale est de s’assurer que le plaideur non représenté a bénéficié d’une audience équitable au cours de laquelle il a eu l’occasion de présenter l’intégralité de sa cause.
[11] Je suis convaincu que le membre du Tribunal a donné suffisamment de directives à la demanderesse et que cette dernière avait pleinement eu l’occasion de présenter sa preuve à l’audience. Cela dit, je n’approuve en aucune façon les commentaires malheureux et paternalistes formulés par le membre du Tribunal, au sujet desquels je me permets d’ajouter que ceci était isolé et qu’ils ne changent en rien ma conclusion générale selon laquelle il y a eu une « audience équitable » relativement aux allégations précises de violation formulées par la demanderesse.
[12] Je traiterai tout d’abord du reproche formulé par la demanderesse portant spécifiquement sur le fait qu’on ne lui a pas permis de faire une déclaration préliminaire. La demanderesse et la défenderesse avaient, à la discrétion du Tribunal, déposé leur exposé des précisions respectif des mois avant la tenue de l’audience (respectivement, le 15 février et le 14 mars 2012). Le Tribunal connaissait déjà la position de la demanderesse et il avait une connaissance générale de son témoignage et de la preuve qu’elle entendait présenter.
[13] Quoi qu’il en soit, après avoir attentivement lu les transcriptions de l’audience tenue le 9 octobre 2012 (pages 19 et 20), il semblerait que la demanderesse ait eu la possibilité de faire son exposé introductif (bien que celle‑ci lui eut été offerte après que l’avocat de la défenderesse ait fait la sienne), mais qu’elle ait implicitement renoncé à faire son exposé suivant la suggestion du membre du Tribunal, comme il ressort de l’échange suivant :
[traduction]
Membre Craig : Et vous savez, il présente beaucoup de points, il est très détaillé et très précis, vous mettant ainsi dans une situation où vous manquez de crédibilité. C’est‑à‑dire, vous étiez, selon ses dires, absente sans permission. Vous ne le saviez pas – vous êtes donc prévenue. Et lorsqu’il aura l’occasion de procéder à votre contre‑interrogatoire, il sera tout aussi percutant, et j’en suis certain, qu’il l’était lorsqu’il a fait sa déclaration à propos du fait que Telus avait une réponse à l’égard de tout ce que vous avez fait. Et c’est ce que – ce qu’il m’a dit, que Telus avait une réponse à tout.
Et vous devez comprendre que vous n’êtes pas ici pour débattre avec lui de la barre des témoins. Ce que vous devez faire, c’est de me donner votre témoignage et de me dire, sous serment, en quoi consiste votre cause et si vous pouvez établir, selon les probabilités (il s’agit du terme qu’il a employé) l’existence d’une preuve prima facie. Il vous incombe d’établir simplement qu’il est probable que la situation – les actes discriminatoires se soit produits. Il s’agit d’une norme de preuve qui est très souple, mais cela dit, même si vous établissez l’existence d’une preuve prima facie, Telus a le droit de convoquer des témoins à la barre, comme on vous l’a dit, et ceux‑ci viendront, plusieurs d’entre eux, et ils témoigneront – témoigneront au sujet des aspects pertinents de votre réclamation et s’ils établissent, selon les probabilités, que Telus a fourni une réponse, s’ils me convainquent qu’il n’y a pas eu de discrimination envers vous ou que votre témoignage n’est pas crédible, ils auront gain de cause. Donc, vous avez le fardeau initial d’établir l’existence d’une preuve prima facie, ce qui est probable, mais ils ont ensuite la même possibilité d’établir qu’ils ont un moyen de défense pour se justifier. Est‑ce que vous comprenez?
Ravi Lally : Oui, je comprends. Pourrais‑je –
Membre Craig : Donc, vous êtes le témoin principal et vous – êtes‑vous prête à vous rendre là et à dire ce que vous avez à dire, ou voulez‑vous rester où vous êtes?
Ravi Lally : Je préfère rester où je suis, mais pourrait‑on m’accorder 10 minutes de temps d’audience pour que je livre l’exposé introductif que j’ai préparé?
Membre Craig : Bien sûr vous pouvez, mais il serait peut‑être préférable pour vous de le faire sous serment pendant votre témoignage. C’est à vous de choisir. Allez‑y. Il en a eu l’occasion.
Ravi Lally : Bien.
Le membre Craig : Mais je ne prends pas de notes de cela parce que rien de ce qu’il a dit, je ne – c’est un avocat compétent. Il a des témoins. Mais, dans le cours normal des choses, je ne vois pas de raison pour laquelle je prendrai des notes avant que je ne commence à entendre la preuve, et c’est à ce moment‑là que le témoignage et les documents entrent en compte. Par conséquent, je vous demanderai donc d’aller de l’avant et de me dire ce que vous avez à me dire, mais cela ne – cela n’avance en rien votre cause. Cela ne fait que l’éclaircir un peu. Et vous avertissez l’avocat de la direction que vous prenez.
Ce que je vous dis, c’est que vous ne pouvez – une fois que vous êtes dans la barre des témoins – je ne prends pas de notes de ce que vous allez me dire, parce qu’une fois que vous serez à la barre des témoins, je vais prendre des notes et vous ne pourrez pas lire votre témoignage, vous devez le livrer en vous fiant à votre mémoire. Dans les cas où la mémoire vous fait défaut et que vous voulez faire référence à un document, vous en aurez l’occasion. Donc, vous pourrez livrer votre témoignage principal et vous serez ensuite contreinterrogée. Comment voulez‑vous procéder?
Ravi Lally : J’aimerais le faire d’ici, mais lorsque j’ai communiqué avec la CCDP, ils m’avaient mentionné que je pouvais garder certaines notes, parce que j’ai, en réalité, formulé mes propres questions suggestives, les questions dont j’ai besoin pour raconter mon récit, pour le déclencher et parce que je n’ai personne d’autre pour le faire – un avocat ici pour le faire. Donc ils m’ont dit que je pouvais garder certaines de mes notes, de manière à ce que je puisse passer au travers des incidents s’étant produits au cours des quatre ou cinq dernières années. Puisque je n’ai pas d’avocat pour me les rappeler, bien [voix inaudibles/se chevauchant] –
[Non souligné dans l’original.]
[14] La demanderesse se plaint aussi du fait que le membre du Tribunal avait refusé de lui permettre de présenter les observations de vive voix quant à la question de la preuve prima facie, parce qu’elle n’était pas représentée par un avocat ou en raison des contraintes de temps qui découlaient de la décision du Tribunal d’ajourner l’audience à 15 h à la fin de la première semaine. Le membre du Tribunal a aussi refusé d’assigner Mme Rajwani à comparaître, et ce, pour des motifs inadéquats, un point qui fera aussi l’objet d’un examen lorsque la Cour se penchera sur le bien‑fondé de la décision contestée.
[15] Les passages pertinents des transcriptions de l’audience tenue le 12 octobre (pages 101 et 102) sont les suivants :
[traduction]
Membre Craig (s’adressant à l’avocat de la
défenderesse) : [...] Je n’ai plus rien à entendre de vous. J’accorde une
grande valeur à votre argument, il est très convaincant. Celui‑ci me
donnera beaucoup de matière à réflexion lorsque je l’examinerai. Je n’ai pas
besoin d’entendre sa réponse, parce que celle‑ci ne ressemblera pas à
celle d’un avocat. Je vais vous écouter lorsque nous recommencerons lundi
dans une semaine. Mais c’était – j’apprécie votre observation. Elle me fait
réfléchir. Mais je ne traiterais pas de la requête avant que l’on revienne ici,
peu importe quelle date ce sera.
M. Heywood : Donc comment vous –
Commis : Le 22.
M. Heywood : – juste pour relater ce qui s’est passé – je veux dire [inaudible]
lundi. Donc, nous allons entendre la plaignante –
Membre Craig : La première chose dont je vais vous faire part est ma
décision quant à votre requête.
M. Heywood : Eh, bien.
Membre Craig : Et vous devez – malheureusement, je ne peux pas vous faire
part de ma décision parce que je ne le sais pas encore. À ce stade‑là, vos
témoins seront avec vous et ils pourraient bien commencer à témoigner.
M. Heywood : Très bien.
Membre Craig : Et, dans tous les cas, ce sera plus facile pour vous que ce
ne le sera pour la plaignante, parce qu’elle est personnellement concernée. Je
ne suis pas en train de dire que Telus n’est pas concernée à propos de ce genre
de choses-là, mais ils – vous allez leur expliquer en détail ce qui pourrait se
produire lors de la prochaine séance.
Ravi Rally : Puis‑je faire une observation?
Membre Craig : Non, vous n’avez pas besoin
de me dire quoi que ce soit à propos –
Ravi Rally : Non, c’est au sujet du
témoin pour la semaine prochaine.
Membre Craig : Veuillez m’excuser?
Ravi Rally : Il s’agit d’une employée de Telus,
Shaine Rajwani. Nous lui avons envoyé un subpoena au cours de –
Membre Craig : Je ne sais pas quel pouvoir j’ai pour ordonner que cette
personne soit arrêtée. Je ne suis pas un juge de la Cour supérieure et je ne
vois pas comment cette personne pourrait être amenée devant moi.
Ravi Rally : Ça va.
Membre Craig : Cette personne n’a manifestement pas la volonté, pour
quelque raison que ce soit, de comparaître. Je ne crois pas que ce soit très
important à l’égard de votre cause.
Ravi Rally : Ça va.
[Non souligné dans l’original.]
[16] J’estime que le silence de la demanderesse est problématique. Le contexte est d’une importance capitale dans la présente affaire. La question de la preuve prima facie n’était pas une surprise pour la demanderesse. Bien qu’il n’ait présenté aucune requête formelle par écrit, l’avocat de la défenderesse a promptement informé le Tribunal dans son exposé introductif que la défenderesse lui demanderait, après la fin du contre‑interrogatoire de la demanderesse, de trancher la question de savoir si la demanderesse avait établi une preuve prima facie de l’existence de discrimination à l’encontre de la défenderesse. C’est exactement ce qui s’est produit lors de la quatrième journée d’audience.
[17] Bien qu’elle ait préparé ses propres observations et que son avocat ait, le 11 octobre 2012, préparé des arguments écrits ainsi qu’un exposé de la cause, la demanderesse n’a soulevé aucun de ces éléments à quelque stade que ce soit. De plus, la requête en rejet n’a pas été tranchée la journée même où elle avait été présentée. Elle fut prise en délibéré. Par conséquent, la demanderesse disposait d’une semaine complète après que l’audience eut été ajournée le 12 octobre 2012 pour communiquer avec le Tribunal et lui faire part de sa volonté de présenter des observations ou un autre témoin après qu’elle eut déclaré « ça va » (transcription, page 102). La demanderesse n’a pas tenté sérieusement de m’expliquer ce long silence et cela doit être retenu contre elle.
[18] Il est évident qu’une partie ne devrait pas avoir la permission de garder en réserve une préoccupation en matière d’équité procédurale, qu’il s’agisse d’une préoccupation quant à une crainte de partialité ou quant à un manquement à l’équité procédurale, seulement pour l’éventualité où l’issue de sa cause ne lui est pas favorable : Taylor, précité, au paragraphe 175; Eckervogt c British Columbia (Minister of Employment and Investment), 2004 BCCA 398, [2004] BCJ no 1492, aux paragraphes 46 à 48; Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1391, [2008] ACF no 1753, au paragraphe 69); Yassine c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 172 NR 308, [1994] ACF no 949 (Yassine); Mohammadian c Canada Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 1991, [2001] ACF no 916, aux paragraphes 22 à 26; Stetler c Agriculture, Food and Rural Affairs Appeal Tribunal (2005), 76 OR (3d) 321, [2005] OJ no 2817.
[19] Par conséquent, compte tenu de la preuve dont dispose la Cour, je conclus que la demanderesse avait renoncé à la possibilité de livrer un exposé introductif ainsi que des observations quant à la question de la preuve prima facie, ainsi que celle d’assigner un autre témoin à comparaître avant que le Tribunal ne tranche la question de la preuve prima facie. Cette renonciation est fatale à la prétention de la demanderesse selon laquelle la Cour devrait intervenir à ce stade‑ci pour cause de manquement à l’équité procédurale.
LE BIEN-FONDÉ DE LA DÉCISION CONTESTÉE
[20] La deuxième question que la Cour doit trancher concerne le bien-fondé de la décision contestée, par laquelle le Tribunal a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à établir l’existence d’une preuve prima facie que la défenderesse avait commis un acte discriminatoire contraire à l’article 7 de la Loi dans la période du 16 octobre 2007 au 20 octobre 2009.
[21] Bien que le Tribunal doive adopter le bon critère juridique en ce qui concerne les conditions à remplir pour établir l’existence d’une discrimination prima facie, il n’est pas contesté en l’espèce que « [l]a norme de contrôle applicable à la conclusion tirée par le Tribunal au sujet de l’existence d’une discrimination prima facie fondée suppose nécessairement l’application du droit aux faits. Il s’agit d’une question mixte de droit et de fait », ce qui donne lieu à l’application de la norme de la rasionnabilité : Johnstone c Canada (Services frontaliers), 2013 CF 113, [2013] ACF no 92, aux paragraphes 92 à 98.
[22] Dans Willoughby c Canada Post Corporation, 2007 CHRT 45, au paragraphe 50, le Tribunal a défini ainsi le concept de preuve prima facie de discrimination :
[traduction]
Par preuve prima facie de discrimination, on entend une preuve « qui porte sur des allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé ». On ne tient pas compte de la réponse donnée par l’intimé lorsque l’on juge si une preuve prima facie a été établie. (O’Malley c. Simpson-Sears Ltd. [1985], 2 RCS 536, au paragraphe 28, voir aussi Dhanjal c Air Canada, (1997) 139 FTR 37, au paragraphe 6, et Moore c Société canadienne des postes et Syndicat des travailleurs et travailleurs des postes, 2007 TCDP 31, au paragraphe 85). Un plaignant n’a pas l’obligation de faire la preuve que la discrimination était le seul facteur ayant eu une influence sur l’acte visé par la plainte. Il lui suffit d’établir une preuve prima facie que la discrimination en était un facteur. (Voir Basi c Canadian National Railway Company, (1988) 9 C.H.R.R. D/5029).
[23] En l’espèce, il n’est pas allégué que le Tribunal a appliqué le mauvais critère. Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la raisonnabilité tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
[24] La demanderesse soutient qu’essentiellement que le Tribunal s’est servi des arguments et les justifications de la défenderesse comme éléments de preuve en parvenant à la décision de rejeter sa plainte. Selon ma lecture de la décision dans son ensemble et compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve figurant au dossier, je suis d’avis que ce n’est pas le cas. La demanderesse s’interroge aussi quant à l’absence de motifs ou au caractère déficient de ceux‑ci, surtout dans la dernière partie de la décision contestée (paragraphes 33 à 36). À cet égard, je ne vois rien de répréhensible au fait de résumer les arguments de la défenderesse et de conclure ensuite que ceux‑ci étaient « convaincants », dans la mesure où le dossier renferme des éléments de preuve appuyant ces arguments et que la Cour peut comprendre pourquoi le Tribunal a conclu que ces arguments étaient « convaincants ».
[25] À cet égard, je suis convaincu que le Tribunal a tenu compte de toute la preuve au dossier. La demanderesse a amorcé son témoignage en affirmant que sa plainte était véridique (pièce C‑1), ce que le Tribunal a expressément reconnu (paragraphe 31), sous réserve des doutes qu’il avait énoncés au sujet des interprétations et des conclusions dérivées de ces faits que la demanderesse avait formulées (paragraphe 32). Il appert, à la lecture de ces motifs, que le Tribunal ne jugeait pas que les faits établis par la demanderesse équivalaient, prima facie, à des « actes discriminatoires relativement à son emploi ». Les motifs auraient pu être mieux formulés ou contenir davantage de détails, mais ils sont en règle générale transparents et ils constituent un raisonnement et une justification intelligibles pour accepter les arguments de la défenderesse pour que la plainte soit rejetée.
[26] Plus particulièrement, le Tribunal a expressément examiné la preuve que la demanderesse considérait être comme étant « l’élément central de sa plainte » (au paragraphe 31). Selon la preuve produite par la demanderesse et résumée par le Tribunal dans sa décision, la demanderesse avait commencé à travailler pour Telus en 1989 à titre de téléphoniste et elle avait par la suite gravi les échelons jusqu’à ce qu’elle soit accréditée comme chef de projet. En mars 2007, le vice‑président par intérim de la défenderesse, M. Brett Holt, qui avait antérieurement travaillé avec la demanderesse au sein du secteur Solution aux PME de Telus en 2003, avait proposé à la demanderesse de travailler sur un projet spécial, portant le nom de code Projet Clearwater, qui devait être géré par M. Holt, sous la direction de M. Dan Goldberg, un dirigeant principal. Le projet en question fut réalisé entre mars et octobre 2007 et consistait en une stratégie inhabituelle dont le but était de générer un potentiel de ventes plus important. Ce projet consistait essentiellement à mettre fin, de manière consensuelle, au contrat de travail d’au moins 20 des directeurs des ventes des préposés aux ventes les moins performants, contrepartie d’une indemnité de départ avantageuse. Quatre de ces indemnités de départ devaient être versées à des directeurs des ventes licenciées, et 16 devaient être versées à des préposés aux ventes syndiqués.
[27] Le témoignage de la demanderesse et la preuve documentaire produite à l’audience démontrent que l’employeur était entièrement satisfait du rendement offert par la demanderesse au cours du Projet Clearwater (pièces C‑6 et C‑7) et aussi que d’autres personnes comptaient sur elle dans le contexte d’un autre projet relativement à un déménagement sur un autre étage et qu’il n’était pas encore terminé. Quoi qu’il en soit, la demanderesse a relaté dans son témoignage qu’elle avait accepté l’affectation au Projet Clearwater, apparemment en vue d’obtenir l’une des indemnités de départ en question, et uniquement après avoir reçu, de manière verbale, l’assurance de M. Holt qu’elle obtiendrait une indemnité de départ de la direction une fois que le Projet Clearwater allait prendre fin, en octobre 2007. La demanderesse a relaté dans son témoignage que, bien qu’elle ait rappelé à M. Holt de leur entente mutuelle concernant l’indemnité de départ, M. Holt a esquivé toute discussion à propos de cette question pendant cette période. Le 16 octobre 2007, M. Holt l’a appelé pour l’informer qu’on ne lui donnerait pas une indemnité de départ, parce que : [traduction] « nous ne payons pas les bons éléments pour qu’ils partent ».
[28] Si l’on en croit la demanderesse, son témoignage et ses éléments de preuve en eux‑mêmes concernant le Projet Clearwater n’appuient pas prima facie toute allégation selon laquelle elle avait fait l’objet de discrimination fondée sur une déficience lorsque M. Holt l’avait informé qu’elle allait recevoir une indemnité de départ. Par conséquent, le Tribunal n’a pas agi de manière déraisonnable lorsqu’il a accepté l’argument de la défenderesse à cet égard (paragraphe 33). Il était suffisant pour le Tribunal de souscrire à l’argument de la défenderesse selon lequel il n’y avait tout simplement aucun lien entre le fait que Telus n’ait pas fait suite à cette entente et la déficience de la demanderesse. Je ne vois tout simplement pas en quoi le fait que M. Holt ait changé d’idée à propos de l’entente a quoi que ce soit à voir avec la déficience de la demanderesse diagnostiquée par la suite.
[29] Soit dit en passant, le Tribunal avait précédemment mentionné dans sa décision (au paragraphe 16) que la promesse que M. Holt avait faite concernant l’éventuel droit de la demanderesse à recevoir une indemnité de départ constituait un « marché privé, inexécutable » qui aurait eu pour effet de mettre fin à l’emploi de la demanderesse s’il avait abouti. Le Tribunal a reproché à la demanderesse, parce qu’elle « n’avait pas saisi les ramifications de cet accord non autorisé et caché, y compris la possibilité qu’il soit interprété comme une tentative de frauder TELUS d’une somme d’argent importante ».
[30] Le tribunal a renchéri ainsi au paragraphe 18 :
[…] [S]i j’ai tort de qualifier l’accord conclu relativement à l’indemnité de départ de Mme Lally d’acte malveillant, alors, elle s’est au moins révélée comme étant malhonnête lorsqu’elle a conclu un marché non autorisé. À cet égard, il est important que Mme Lally ait omis de s’assurer que TELUS avait autorisé M. Holt à la récompenser au cas où le projet serait un succès. À tout le moins, elle aurait dû interroger M. Holt pour savoir s’il avait l’assurance de M. Goldberg qu’une indemnité lui serait réservée.
[31] Ces commentaires formulés par le membre du Tribunal sont tout à fait gratuits. M. Holt, ou n’importe quel autre employé de Telus, n’ont jamais témoigné à propos de cette entente ou de la connaissance qu’ils en avaient. À ce stade‑ci, il était hautement inapproprié de la part du Tribunal de faire les commentaires ou de tirer les conclusions ci‑dessus, et ce, de manière tout à fait superficielle. Après tout, on ne demandait pas au Tribunal de trancher expressément la question de savoir s’il y avait eu un manquement contractuel, mais plutôt d’établir s’il y avait une preuve prima facie que Telus avait commis un acte discriminatoire en raison de la déficience de la demanderesse. Je conclus que rien ne me permet d’intervenir, compte tenu des autres conclusions tirées par la suite le Tribunal dans sa décision et qui soutiennent sa conclusion finale de rejeter la plainte (paragraphes 9 à 37).
[32] Cela nous amène au cœur de la plainte déposée à la Commission, laquelle nécessitait naturellement une appréciation de la crédibilité de la demanderesse. Le Tribunal a examiné à cette fin le témoignage de la preuve déposée par la demanderesse (voir paragraphes 19 et suivants). La demanderesse a relaté dans son témoignage à l’audience que, à ce moment‑là, elle traversait une période difficile et qu’elle avait des problèmes familiaux : elle était émotionnellement fragile en raison d’un fils adolescent rebelle et d’une mère gravement malade. Plus particulièrement, le Tribunal a expressément mentionné (au paragraphe 22) que « Mme Lally était probablement au bout du rouleau lorsque M. Holt lui a téléphoné et qu’il a démantelé, sans vergogne, ses attentes illusoires relatives à une indemnité de départ ».
[33] La demanderesse a aussi allégué qu’elle avait commencé à être victime de harcèlement en raison de sa déficience le 26 octobre 2007. Le Tribunal s’est expressément penché sur le témoignage et la preuve de la demanderesse en ce qui concerne sa « dépression clinique » qui n’avait pas été immédiatement diagnostiquée (aux paragraphes 23 à 30) et il n’était pas déraisonnable de la part du Tribunal de souscrire aux arguments de la défenderesse selon laquelle la demanderesse n’avait pas fait l’objet de traitement différent en raison de sa déficience au cours de la période ayant suivi la conversation qu’elle avait eue avec M. Holt le 16 octobre 2007 (aux paragraphes 33 à 35).
[34] La demanderesse a relaté dans son témoignage qu’elle devait être en congé, de la mi‑octobre à la fin d’octobre 2007, puis à partir du 2 novembre jusqu’à la fin de ce mois. La demanderesse a déclaré qu’elle avait consulté son médecin de famille le 22 octobre 2007, puisque ses troubles de stress et d’anxiété allaient de mal en pis. Elle a relaté qu’elle avait laissé, le 23 octobre 2007, un message sur la boîte vocale de Mme Kert, pour l’aviser qu’elle était malade et qu’elle demandait à l’employeur de lui donner les formulaires nécessaires pour présenter une demande de congé pour des raisons médicales. La demanderesse allègue que, malgré le message qu’elle avait laissé sur la boîte vocale, elle avait reçu deux lettres de Telus le 26 octobre 2007 (ces lettres étaient datées du 25 et du 26 octobre 2007), dans lesquelles on l’accusait de s’être absentée du travail sans autorisation préalable.
[35] Cependant, la défenderesse a toujours maintenu qu’elle avait seulement eu connaissance le 29 octobre 2013 du fait que la demanderesse était malade et qu’elle lui avait demandé une preuve médicale pour étayer ce fait. L’avocat de la défenderesse a soumis la demanderesse à un contre‑interrogatoire serré, et la demanderesse avait alors confirmé qu’elle n’avait pas parlé personnellement à Mme Kert le 23 octobre 2007 et qu’elle ne savait pas si cette dernière avait réellement écouté le message qu’elle avait laissé sur sa boîte vocale. La demanderesse a relaté dans son témoignage qu’elle avait communiqué avec la division des relations de travail de Telus le 29 octobre 2007 pour mentionner qu’elle était malade et qu’elle se sentait harcelée par les tentatives de la défenderesse d’entrer en contact avec elle.
[36] Au paragraphe 32 de la décision contestée, le Tribunal traite expressément de la crédibilité de la demanderesse et il mentionne ce qui suit à cet égard :
Le témoignage de vive voix et les documents présentés en preuve par Mme Lally équivalaient à une affirmation ordonnée des éléments de sa plainte. Toutefois, lorsqu’elle a été soumise à un contre‑interrogatoire serré relativement aux tentatives du chef Joni Kert de communiquer avec elle dans les semaines qui ont suivi le 17 octobre 2007, Mme Lally a déclaré de façon expéditive qu’elle était l’objet de harcèlement, et donc de discrimination. Bien que les communications de TELUS avec Mme Lally aient été exprimées dans un vocabulaire sec et austère, je conclus qu’il s’agissait de l’expression du droit de TELUS de connaître la raison de l’absence de Mme Lally et qu’il ne s’agissait pas de harcèlement ni d’actes discriminatoires entrant dans le champ d’application de l’article 7 de la Loi. Je tire la même conclusion en ce qui a trait à la façon bureaucratique dont les employés de TELUS ont géré le droit de Mme Lally aux paiements relatifs à l’invalidité à court et à long terme, et enfin, à la couverture par la compagnie d’assurance‑vie Sun Life (du Canada).
[37] Le savant avocat de la demanderesse a invité la Cour à pondérer de nouveau la totalité de la preuve, et surtout à tirer l’inférence selon laquelle, le 23 octobre 2007, Mme Kert avait bel et bien reçu et écouté le message vocal de la demanderesse dans lequel elle l’avisait qu’elle était malade et lui demandait les formulaires nécessaires pour présenter une demande de congé pour des raisons médiales. Cependant, le rôle de la Cour n’est pas de se substituer au Tribunal et, quoi qu’il en soit, je ne conclus pas que la prétendue omission de tenir compte du message vocal laissé à Mme Kert le 23 octobre 2013 était une erreur déterminante. L’envoi du message vocal en question ne démontre pas que Mme Kert l’avait personnellement reçu, mais surtout, selon la preuve fournie par la demanderesse elle‑même, elle n’avait pas encore reçu le diagnostic comme quoi elle souffrait de « dépression clinique majeure ». Le témoignage de la demanderesse relativement à la question de savoir quand et comment elle avait informé Telus au sujet du diagnostic de dépression qu’elle avait reçu appuie le fait que le Tribunal ait accepté l’argument de Telus selon « elle ne savait pas que la plaignante était atteinte d’une déficience, en raison de sa dépression clinique » (paragraphe 33).
[38] Effectivement, on retrouve dans la preuve au dossier un courriel envoyé par la plaignante à Mme Adriana Eanga, Mme Catherine McColl et M. Holt, daté du 2 novembre 2007, auquel était joint un billet du médecin daté, lui aussi, du 2 novembre 2007, dans lequel le Dr Gnui, le médecin de famille de la demanderesse, attestait que cette dernière « [souffrait] d’un grave stress mental et physique et elle [n’était] pas apte à continuer à travailler ». Le Dr Gnui a une fois de plus été consulté le 13 novembre 2007, pour qu’il remplisse le « formulaire d’évaluation du praticien » (FEP) de Telus, et dans lequel il a déclaré que la demanderesse était atteinte d’une « dépression clinique majeure » et qu’elle « n’était pas en mesure de travailler ». Il recommandait qu’elle s’adresse à des services d’aide psychologique disponibles au travail, ou à un psychiatre (pièce C‑37).
[39] En ce qui concerne les allégations de différence de traitement fondée sur sa déficience, la preuve de la demanderesse est, au mieux, mince et non concluante, voire totalement inexistante. L’avocat de la demanderesse ne m’a formulé aucun argument sérieux quant au fait que la défenderesse, en demandant à obtenir des renseignements médicaux supplémentaires ou une preuve de la déficience, avait réservé un traitement défavorable à la demanderesse en raison de sa déficience. Tout ce que la preuve au dossier démontre, ce qu’il y avait eu de longs délais et des erreurs administratives dans le traitement des réclamations médicales. Cependant, la demanderesse devait prouver qu’elle avait été victime de discrimination de la part de son employeur (et non par une tierce partie, comme une compagnie d’assurance), en raison notamment de sa déficience.
[40] Le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que, selon la prépondérance des probabilités, la preuve n’était pas suffisante pour démontrer l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée notamment sur la déficience. Ce faisant, le Tribunal a entre autres tenu compte du fait que les échanges par courriel qui figurent au dossier démontrent que le FEP et la demande de congé fournie par la demanderesse n’avaient été examinés par la défenderesse qu’entre le 16 et le 19 novembre 2007 (pièce C‑38). La preuve révèle que la preuve médicale fournie par la demanderesse n’avait pas convaincu l’employeur et que ce dernier avait tenté d’obtenir des précisions auprès d’un spécialiste indépendant au sujet de l’état de santé de la demanderesse. Le 25 janvier 2008, Telus a demandé à ce que Mme Lally fasse l’objet d’un examen médical indépendant, ce à quoi la demanderesse a consenti.
[41] L’avocat de la demanderesse a expliqué au cours de la présente instance que Mme Shaine Rajwani des Servcies de santé de Telus s’occupait de prendre des mesures pour que la demanderesse fasse l’objet d’un examen médical indépendant. La demanderesse allègue que Mme Rajwani a menti à la personne devant procéder à l’examen médical indépendant, en lui disant qu’elle ne répondait pas aux objectifs et aux exigences de travail de l’employeur et que son rendement au travail laissait à désirer. Cependant, cela n’avait eu aucun effet sur l’évaluation médicale de la demanderesse ainsi que sur sa réclamation. Par conséquent, le Tribunal n’avait pas à se pencher sur l’allégation de la demanderesse et il n’était pas déraisonnable que le membre mentionne à la demanderesse au cours de l’audience que le témoignage de Mme Rajwani n’était pas « très important à l’égard de [sa] cause ».
[42] Le Tribunal a aussi tenu compte du fait que le 6 février 2008, le Dr Claman, un professeur agrégé de clinique au Département de psychiatrie de l’Université de la Colombie‑Britannique, a produit un rapport de 10 pages dans lequel il donnait des détails au sujet de l’entrevue qu’il avait eue la journée même avec la demanderesse et il confirmait le diagnostic de trouble dépressif majeur (TDM) qu’elle avait reçu antérieurement, bien que le médecin de famille de la demanderesse avait employé le terme plus englobant « dépression clinique ». La rémunération de la demanderesse avait été rétablie par suite de l’examen médical indépendant. La défenderesse avait de nouveau arrêté de rémunérer la demanderesse en juin 2009. Le 28 septembre 2009, la défenderesse a informé la demanderesse qu’elle lui devait plus de 78 000 $, parce qu’elle avait été trop rémunérée, en raison du fait qu’elle n’avait pas présenté, par l’entremise de l’agente d’assurance Sun Life, une demande de prestations d’invalidité de longue durée (PILD). Une fois de plus, la demanderesse devait prouver l’existence d’une certaine sorte de différence de traitement fondée sur sa déficience.
[43] Le Tribunal a rejeté la plainte de la demanderesse relative aux erreurs commises par Telus lorsqu’elle lui avait versé une rémunération en trop et à la manière dont la demande de la demanderesse en vue d’obtenir une PILD auprès de Sun Life était traitée par les employés de Telus, y compris son omission d’assurer qu’elle avait présenté une demande à l’intérieur du délai prescrit pour qu’elle puisse recevoir une couverture d’assurance prolongée de Sun Life, erreur que le Tribunal avait qualifiée de « bureaucratique ». Telus a reconnu ces erreurs, mais elle a mentionné qu’elles avaient été corrigées sur le champ dès que cela fut possible. Telus a prétendu que le critère pour établir s’il y a eu discrimination n’est pas celui de savoir si l’employeur avait agi de manière irréprochable dans ses rapports avec un employé qui souffre de déficience, mais plutôt de savoir si l’employeur avait agi raisonnablement et s’il n’avait pas traité différemment un employé en raison de sa déficience. Une fois de plus, le Tribunal a conclu que les arguments de la défenderesse étaient convaincants et je ne vois aucune raison d’intervenir quant à cette partie de la décision du Tribunal.
[44] L’avocat de la demanderesse soutient que le Tribunal avait accepté trop « hâtivement » les arguments de la défenderesse quant à la question de la rémunération en trop. Cependant, il n’a pas réussi à me convaincre en quoi une telle erreur avait une incidence sur l’issue de la décision. Les simples hypothèses ou accusations de discrimination ne doivent pas être assimilées à l’établissement d’une preuve prima facie d’un acte discriminatoire. Cela nécessite que la plaignante démontre l’existence de quelque acte discriminatoire fondé sur un motif interdit de discrimination. En l’espèce, je ne peux déceler dans la preuve présentée par la demanderesse le lien nécessaire qui lui permettrait d’avoir gain de cause dans sa plainte de discrimination fondée sur sa déficience.
[45] Dans l’ensemble, la décision est fondée sur la preuve au dossier et la conclusion du Tribunal d’accueillir la requête en rejet appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard du droit et des faits de l’espèce.
L’EXERCICE DU POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DE LA COUR SI ELLE CONCLUT À L’EXISTENCE D’ERREURS SUSCEPTIBLES DE CONTRÔLE DANS LA DÉCISION DU TRIBUNAL
[46] Dans l’ensemble, il n’y a pas lieu d’intervenir.
[47] Subsidiairement, si je devais me tromper en concluant que la demanderesse avait effectivement renoncé à son droit de se plaindre du manquement allégué à l’équité procédurale, il s’agit d’un cas où il serait justifié de ne pas annuler la décision et de renvoyer l’affaire au Tribunal pour nouvelle décision, parce que « le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir » : Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, précité, au paragraphe 203; W. Wade, Administrative Law (6e éd. 1988), à la page 535, cité dans Mobil Oil Canada Ltd. et al. c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, à la page 228, [1994] ACS no 14; Yassine, précitée, au paragraphe 9.
[48] Aucune allégation de partialité n’a été formulée à l’encontre du membre du Tribunal. Dans un tel cas, l’affaire serait donc simplement renvoyée au même membre. La demanderesse a déjà témoigné et elle a fait l’objet d’un contre‑interrogatoire. Le seul autre témoin qui pourrait être entendu est Mme Rajwani. À mon humble avis, il n’existe pas de possibilité raisonnable que l’issue soit différente.
[49] Le problème fondamental dans la présente affaire est celui de l’établissement d’un lien, ce qui nécessite une preuve de l’existence d’un traitement différent fondé sur la déficience de la demanderesse.
[50] À cet égard, la demanderesse n’a pas réussi à démontrer en quoi le témoignage projeté de Mme Rajwani appuierait l’allégation selon laquelle elle avait été victime de discrimination en raison de sa déficience. Je suis disposé à accepter que l’employeur eût donné à Mme Rajwani la directive d’aviser la personne allant procéder à l’examen médical indépendant que la demanderesse ne répondait pas aux objectifs et aux exigences de travail fixés par l’employeur et que son rendement au travail laissait à désirer. Ce fait, s’il était démontré, serait certainement considéré comme étant un acte inapproprié, mais le fait reste que le rapport médical indépendant corroborait le diagnostic de dépression.
[51] La demanderesse s’est plainte du fait qu’on aurait dû lui permettre de faire un exposé introductif et des observations de vive voix concernant la question de la preuve prima facie. Cela suppose que le membre du Tribunal apprécie de nouveau la preuve, à la lumière des observations de la demanderesse. À cet égard, les chances de la demanderesse de convaincre le Tribunal qu’il existe un lien objectif entre sa déficience et la conduite de l’employeur au cours de l’ensemble de la période avant sa plainte sont pratiquement inexistantes.
[52] En dernier lieu, bon nombre des questions soulevées dans la plainte datée du 29 octobre 2009 ont déjà été réglées ou seront débattues par les parties devant une autre instance compétente, laquelle n’est pas le Tribunal. Cela constituerait un motif supplémentaire pour lequel la Cour refuserait de renvoyer l’affaire au Tribunal pour nouvelle décision.
[53] En ce qui a trait aux « erreurs administratives », il semblerait qu’en novembre 2009, Sun Life ait rejeté la demande de PILD de la demanderesse, parce que le délai à l’intérieur duquel la demande devait être présentée était expiré et que cette demande n’était pas étayée par des renseignements médicaux suffisants. La demanderesse a interjeté appel de la décision de Sun Life en avril 2010. Le 14 août 2012, la demanderesse avait été informée par Sun Life que l’employeur n’avait donné aucune réponse à l’égard de son appel. Quoi qu’il en soit, la demande de PILD de la demanderesse a ultimement été approuvée. Cela a certes pour effet de rendre cette partie de la plainte de la demanderesse théorique à ce stade‑ci.
[54] Il est aussi important de souligner qu’il ne s’agit pas d’une affaire de différence de traitement fondée sur un refus de prendre des mesures d’adaptation, mais plutôt fondée sur la déficience. La demanderesse n’est jamais retournée au travail et il semblerait qu’elle ne souhaite plus travailler de nouveau pour la défenderesse, un élément qui avait bien été pris en note par l’avocat de la défenderesse dans ses échanges avec le Tribunal. Hormis les dommages que la demanderesse souhaiterait qu’on lui verse en raison du préjudice moral qu’elle allègue avoir subi l’avocat de la demanderesse n’a pas été capable d’indiquer à la Cour quelles autres mesures de réparation la demanderesse souhaiterait que le Tribunal ordonne.
[55] J’ai aussi été informé par l’avocat que la demanderesse fut congédiée en novembre 2012, apparemment pour « frustration de contrat », et que la Cour suprême de la Colombie‑Britannique est présentement saisie de la question de la légalité de son congédiement, ainsi que de la réclamation de la défenderesse en vue de recouvrer les sommes qu’elle aurait prétendument versées en trop (78 000 $) à la demanderesse.
[56] Même si l’on tient pour acquis que le Tribunal a commis des erreurs susceptibles de contrôle, les facteurs mentionnés ci‑dessous justifieraient la Cour de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’annuler la décision contestée et de la renvoyer au Tribunal pour nouvelle décision.
CONCLUSION
[57] Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire. Malgré que la défenderesse ait eu gain de cause, il s’agit d’un cas approprié où, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et ayant tenu compte de tous les facteurs pertinents, il ne devait pas y avoir d’adjudication de dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.
« Luc Martineau »
Juge
Traduction certifiée conforme
Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2092-12
INTITULÉ : RAVI RALLY
c
TELUS COMMUNICATIONS INC
LIEU DE L’AUDIENCE : Vancouver (Colombie-Britannique)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 29 juillet 2013
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le juge Martineau
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : Le 12 août 2013
COMPARUTIONS :
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Gregory J. Heywood Michael R. Kilgallin |
POUR LA DÉFENDERESSE
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Vancouver (Colombie-Britannique)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Roper Greyell LLP Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LA DÉFENDERESSE
|