Date : 20121120
Dossier : T-772-09
Référence : 2012 CF 1339
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2012
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
APOTEX INC.
demanderesse
et
PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS
défenderesse
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une action en invalidation engagée le 13 mai 2009, dans laquelle Apotex, la demanderesse, sollicite une déclaration portant que chacune des revendications du brevet canadien no 2,163,446 (le brevet 446) est invalide et inopérante, de même qu’une déclaration portant que les comprimés de citrate de sildénafil d’Apotex ne contreferont aucune des revendications valides du brevet 446. Le brevet 446 porte sur le Viagra, un médicament que Pfizer, la défenderesse, fabrique et commercialise en vue de traiter la dysfonction érectile chez l’homme.
[2] L’instruction de la présente action est censée débuter le 26 novembre 2012 et s’étendre sur vingt jours. Cependant, le 8 novembre 2012, la Cour suprême du Canada a rendu ses motifs dans l’affaire Teva Canada Ltée c Pfizer Canada Inc, 2012 CSC 60 (Teva), et, dans son jugement, elle a décrété que le brevet 446 était nul. Dans la foulée de cet arrêt, Apotex demande par requête un jugement sommaire. Pfizer demande par requête que l’action soit rejetée pour défaut de compétence ou caractère théorique.
[3] Pour situer le contexte, ainsi que pour bien saisir les observations des parties, il est nécessaire de décrire brièvement l’instance qui s’est déroulée devant la Cour suprême, la décision que celle-ci a rendue, de même que les conséquences.
L’instance de Teva et la décision rendue
[4] Teva a demandé un avis de conformité (AC) en vue de produire et de commercialiser sa version générique du Viagra. Pfizer a déposé une demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-1333 (le Règlement), afin d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un AC à Teva. La présente cour a accordé l’ordonnance d’interdiction demandée, et la Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision : 2009 CF 638; conf. par 2010 CAF 242. Teva a porté cette décision en appel devant la Cour suprême du Canada.
[5] Avant que Teva tente de commercialiser sa version générique du Viagra, Apotex a elle aussi essayé d’en faire autant. Pfizer a également sollicité une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un AC à Apotex. La présente cour a accordé l’ordonnance d’interdiction demandée, et la Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision : 2007 CF 971; conf. par 2009 CAF 8. Apotex a ensuite engagé la présente action.
[6] Dans son instance relative à un AC, Teva a exprimé l’avis que le brevet 446 était invalide pour cause d’évidence, d’absence d’utilité et de divulgation insuffisante. En appel, elle a abandonné son allégation d’évidence. Tant la Cour fédérale que la Cour d’appel fédérale ont conclu que l’invention était utile et que le brevet 446 divulguait suffisamment l’invention, qui est un médicament « pour le traitement curatif ou prophylactique de la dysfonction érectile chez l’homme ».
[7] Les revendications du brevet 446 énumèrent un nombre considérable de composés (de l’ordre de « 260 trillions » de composés, comme l’a décrit le juge de première instance). Dans la divulgation, c’est toutefois ceci qui est indiqué :
[traduction]
Chez l’humain, certains composés particulièrement privilégiés ont été mis à l’essai par voie orale dans des études de doses uniques et de doses multiples chez des volontaires. De plus, les études cliniques menées jusqu’à présent ont confirmé qu’un des composés particulièrement privilégiés cause une érection pénienne chez les hommes impuissants.
[8] « Le » composé mentionné dans le brevet 446 qui causait une érection pénienne chez les hommes impuissants - les patients ayant participé aux « études cliniques » – est celui qui était indiqué dans la revendication no 7 – le sildénafil. Au paragraphe 73 de ses motifs, la Cour suprême a conclu que « [m]ême si le brevet 446 renferme une déclaration selon laquelle [traduction] “un des composés particulièrement privilégiés cause une érection pénienne chez les hommes impuissants”, le mémoire descriptif ne précise pas que le sildénafil représente le composé efficace, ni que le composé qui fonctionne figure à la revendication 7, ni que l’on a constaté l’inefficacité [à la date du dépôt] des autres composés dans le traitement de la DÉ [dysfonction érectile] ». Et, de poursuivre la Cour suprême aux paragraphes 80 et 81 :
En l’espèce, toutefois, il y a atteinte au droit du public à une divulgation suffisante, car deux composés individuels sont revendiqués en dernier lieu, ce qui brouille l’identité véritable de l’invention. La divulgation ne précise pas en termes clairs quelle est l’invention. Pfizer obtient l’avantage prévu par la Loi — le monopole — sans s’acquitter de l’obligation de divulgation que lui impose la Loi. On ne saurait ni au plan des principes ni sous l’angle de la juste interprétation des lois permettre au breveté de se « jouer » ainsi du régime légal. Là réside à mon sens la question fondamentale que soulève le présent pourvoi, et celle-ci doit être tranchée au détriment de Pfizer.
J’arrive à la conclusion que le brevet 446 ne respecte pas le par. 27(3) de la Loi. Quelle réparation convient-il alors d’accorder?
[9] La réparation que la Cour suprême a jugé appropriée apparaît dans son jugement : [traduction] « le pourvoi […] est accueilli avec dépens, et le brevet 2,163,446 est déclaré invalide ».
[10] Pfizer est d’avis que la Cour suprême du Canada a excédé sa compétence en invalidant dans son jugement le brevet 446. Le 9 novembre 2012, Pfizer a déposé une requête en vertu des articles 76 et 81 des Règles de la Cour suprême du Canada en vue de solliciter la réparation suivante :
[traduction]
a) une ordonnance modifiant le jugement rendu par la Cour dans le dossier numéro 33951 en remplaçant les mots [traduction] « le brevet 2,153,446 est déclaré invalide » par les mots [traduction] « la demande en question est rejetée, et l’ordonnance datée du 18 juin 2009 par laquelle la Cour fédérale a interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à l’appelante est annulée »; ou
b) subsidiairement au point a), une ordonnance prescrivant qu’une requête en nouvelle audition, sur la question de la réparation, soit présentée conformément à l’article 76 des Règles;
c) si la Cour accorde la réparation mentionnée au point a), une ordonnance modifiant les paragraphes 83 et 87 des motifs du jugement de façon à clarifier que l’analyse de la Cour sur la validité du brevet 446 se situe dans le contexte du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) et, en particulier, dans celui de l’allégation d’invalidité faite par Teva au titre de ce Règlement;
d) toute autre réparation que la Cour juge appropriée.
[11] Les articles 76 et 81 des Règles de la Cour suprême du Canada prévoient, dans des circonstances restreintes, que la Cour suprême peut modifier un jugement ou ordonner la tenue d’une nouvelle audition :
76. (1) Toute partie peut, par requête avant jugement ou dans les trente jours suivant le jugement, demander à la Cour de réentendre un appel.
(2) Malgré le délai prévu au paragraphe 54(1), dans les quinze jours suivant la signification de la requête, toute autre partie peut y répondre.
(3) Dans les quinze jours suivant la signification de la réponse à la requête, le requérant peut présenter une réplique en la signifiant aux autres parties et en en déposant auprès du registraire l’original et quatorze copies.
(4) Malgré le paragraphe 54(4), aucune plaidoirie orale ne peut être présentée relativement à la requête, sauf ordonnance contraire de la Cour.
(5) Si la Cour ordonne une nouvelle audition de l’appel, elle peut prendre toute ordonnance qu’elle estime indiquée pour assurer le bon déroulement de l’audience. […] 81. (1) Toute partie peut, dans les trente jours suivant le jugement, demander à un juge par requête ou, avec le consentement de toutes les parties intéressées, au registraire, la modification du jugement dans les cas suivants :
a) le jugement contient une erreur involontaire ou une omission;
b) il n’est pas conforme au jugement prononcé par la Cour en audience publique;
c) il omet par inadvertance ou fortuitement de trancher une question dont la Cour a été saisie.
(2) Le juge saisi de la requête peut la rejeter, procéder à la modification ou ordonner qu’une requête en nouvelle audition soit présentée à la Cour conformément à la règle 76.
|
76. (1) At any time before judgment is rendered or within 30 days after the judgment, a party may make a motion to the Court for a re-hearing of an appeal.
(2) Notwithstanding the time referred to in subrule 54(1), the other parties may respond to the motion for a re-hearing within 15 days after service of the motion.
(3) Within 15 days after service of the response to the motion for a re-hearing, the applicant may reply by serving on all other parties and filing with the Registrar the original and 14 copies of the reply.
(4) Notwithstanding subrule 54(4), there shall be no oral argument on a motion for a re-hearing unless the Court otherwise orders.
(5) If the Court orders a re-hearing, the Court may make any order as to the conduct of the hearing as it considers appropriate.
… 81. (1) Within 30 days after a judgment, a party may make a motion to a judge or, if all the parties affected have consented to amend the judgment, a request to the Registrar, if the judgment
(a) contains an error arising from an accidental slip or omission;
(b) does not accord with the judgment as delivered by the Court in open court; or
(c) overlooked or accidentally omitted a matter that should have been dealt with.
(2) The judge on a motion under subrule (1) may dismiss the motion, amend the judgment or direct that a motion for a re-hearing be made to the Court in accordance with Rule 76. |
[12] La requête que Pfizer a soumise à la Cour suprême est en instance, et il y a peu de chances qu’elle soit tranchée avant la date prévue pour le début de l’instruction de la présente action.
La requête en jugement sommaire
[13] Apotex invoque trois justifications à l’appui de son argument selon lequel, par suite de la décision rendue dans Teva, il n’y a pas de véritable question litigieuse. Premièrement, soutient‑elle, le fait que la Cour suprême a décrété dans son jugement que le brevet 446 était nul permet de trancher la réparation qu’elle souhaite obtenir en l’espèce. Deuxièmement, la conclusion que la Cour suprême a tirée dans ses motifs, à savoir que le brevet 446 ne satisfaisait pas à l’exigence d’une divulgation suffisante au sens du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, est une conclusion de droit qui lie la présente Cour et qui tranche sa prétention en l’espèce, à savoir que le brevet 446 est invalide pour cause d’insuffisance de divulgation. Troisièmement, et subsidiairement, elle soutient que Pfizer n’est pas en mesure de mettre de l’avant dans la présente action un argument différent de celui qu’elle a soumis à la Cour suprême quant au caractère suffisant de la divulgation du brevet 446.
[14] Vu l’absence de véritable question litigieuse, elle demande que l’on rende un jugement sommaire déclarant le brevet 446 invalide.
La requête sollicitant le rejet de l’action
[15] Pfizer soutient que, par suite du jugement dans lequel la Cour suprême a décrété que le brevet 446 était nul, il n’y a pas de brevet d’invention en cause dans le présent litige qui oppose les parties et que, de ce fait, la Cour n’a pas compétence pour instruire la présente action, au titre soit de l’article 60 Loi sur les brevets, soit de l’alinéa 20(1)b) et du paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985 c F‑7, les sources de la compétence qu’a la Cour pour instruire les actions et les demandes qui mettent en cause des brevets d’invention. Le texte de ces dispositions est le suivant :
Loi sur les brevets 60. (1) Un brevet ou une revendication se rapportant à un brevet peut être déclaré invalide ou nul par la Cour fédérale, à la diligence du procureur général du Canada ou à la diligence d’un intéressé.
(2) Si une personne a un motif raisonnable de croire qu’un procédé employé ou dont l’emploi est projeté, ou qu’un article fabriqué, employé ou vendu ou dont sont projetés la fabrication, l’emploi ou la vente par elle, pourrait, d’après l’allégation d’un breveté, constituer une violation d’un droit de propriété ou privilège exclusif accordé de ce chef, elle peut intenter une action devant la Cour fédérale contre le breveté afin d’obtenir une déclaration que ce procédé ou cet article ne constitue pas ou ne constituerait pas une violation de ce droit de propriété ou de ce privilège exclusif.
(3) À l’exception du procureur général du Canada ou du procureur général d’une province, le plaignant dans une action exercée sous l’autorité du présent article fournit, avant de s’y engager, un cautionnement pour les frais du breveté au montant que le tribunal peut déterminer. Toutefois, le défendeur dans toute action en contrefaçon de brevet a le droit d’obtenir une déclaration en vertu du présent article sans être tenu de fournir un cautionnement. |
Patent Act 60. (1) A patent or any claim in a patent may be declared invalid or void by the Federal Court at the instance of the Attorney General of Canada or at the instance of any interested person.
(2) Where any person has reasonable cause to believe that any process used or proposed to be used or any article made, used or sold or proposed to be made, used or sold by him might be alleged by any patentee to constitute an infringement of an exclusive property or privilege granted thereby, he may bring an action in the Federal Court against the patentee for a declaration that the process or article does not or would not constitute an infringement of the exclusive property or privilege.
(3) With the exception of the Attorney General of Canada or the attorney general of a province, the plaintiff in any action under this section shall, before proceeding therein, give security for the costs of the patentee in such sum as the Federal Court may direct, but a defendant in any action for the infringement of a patent is entitled to obtain a declaration under this section without being required to furnish any security. |
Loi sur les Cours fédérales 20. (1) La Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, dans les cas suivants opposant notamment des administrés : […]
b) tentative d’invalidation ou d’annulation d’un brevet d’invention, ou d’inscription, de radiation ou de modification dans un registre de droits d’auteur, de marques de commerce, de dessins industriels ou de topographies visées à l’alinéa a).
20. (2) Elle a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit non visés par le paragraphe (1) relativement à un brevet d’invention, un droit d’auteur, une marque de commerce, un dessin industriel ou une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés. |
Federal Courts Act 20. (1) The Federal Court has exclusive original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise,
…
(b) in all cases in which it is sought to impeach or annul any patent of invention or to have any entry in any register of copyrights, trade-marks, industrial designs or topographies referred to in paragraph (a) made, expunged, varied or rectified.
20. (2) The Federal Court has concurrent jurisdiction in all cases, other than those mentioned in subsection (1), in which a remedy is sought under the authority of an Act of Parliament or at law or in equity respecting any patent of invention, copyright, trade-mark, industrial design or topography referred to in paragraph (1)(a). |
[16] Subsidiairement, Pfizer fait valoir que, si la Cour est compétente, il y a lieu de rejeter l’action du fait de son caractère théorique, car, à ce stade-ci, il n’y a pas de litige actuel entre les parties, compte tenu du jugement par lequel, dans Teva, la Cour suprême a décrété que le brevet 446 était nul.
ANALYSE
La compétence pour entendre la présente action
[17] Je conviens avec Pfizer que la première question à examiner est de savoir si la Cour a compétence sur la présente action. Il n’est pas contesté qu’avant la décision rendue dans Teva, la Cour était compétente. Pfizer soutient que cette compétence a disparu quand la Cour suprême a rendu son jugement déclarant le brevet 446 nul, car, par ce jugement, il a cessé d’y avoir un brevet d’invention, tel que décrit à l’article 60 de la Loi sur les brevets ou à l’alinéa 20(1)b) et au paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales.
[18] La position de Pfizer est, selon moi, la suivante : avant Teva, la Cour avait compétence pour instruire la présente action, parce qu’il y avait un brevet d’invention – le brevet 446 – qui était – ou n’était peut-être pas – valide; par suite du jugement rendu dans Teva, il n’existe pas à l’heure actuelle de brevet d’invention, parce qu’il a été décrété que le brevet 446 était nul. Si la Cour suprême fait droit à la requête de Pfizer et modifie son jugement en supprimant la déclaration portant que le brevet 446 est nul, la présente cour serait alors de nouveau compétente pour instruire une action contestant la validité de ce brevet. Cependant, en ce qui concerne expressément la présente action, Pfizer est d’avis qu’une fois que la Cour a perdu sa compétence le 8 novembre 2012, celle-ci ne peut pas être réactivée ou rétablie si la Cour suprême supprime ultérieurement de son jugement sa déclaration selon laquelle le brevet 446 est nul.
[19] Je ne souscris pas à ce dernier argument. Si la Cour suprême fait droit à la requête de Pfizer et supprime la déclaration d’invalidité de son jugement, et si la présente action n’a pas été tranchée dans l’intervalle, il s’ensuit que cette modification rétablira la compétence qui, d’après Pfizer, a disparu. J’arrive à cette conclusion, parce que la modification, si la Cour suprême l’apporte, découlerait de l’argument qu’invoque Pfizer dans sa requête, à savoir que la Cour suprême n’était pas compétente pour prononcer la déclaration d’invalidité. Si cette déclaration a été prononcée sans compétence, il s’agit dans ce cas d’une nullité, elle n’a jamais eu lieu. Si elle n’a jamais eu lieu, la présente cour n’a donc jamais perdu la compétence pour instruire l’action.
[20] Selon moi, ce fait suffit à lui seul pour rejeter la requête en annulation pour défaut de compétence, parce qu’il n’est pas clair et évident que la déclaration d’invalidité sera maintenue au vu de la requête de Pfizer. Je ne suis pas non plus convaincu du bien-fondé du deuxième argument de Pfizer, décrit plus tôt, à savoir que, dans l’état actuel des choses, la présente cour n’a pas compétence sur la présente action.
[21] Pfizer a orienté la Cour vers la décision du juge Rothstein, tel était alors son titre, dans Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), 128 CFPI 210, 72 CPR (3d) 453 (Merck Frosst), à l’appui de son argument selon lequel elle a perdu sa compétence quand la Cour suprême a prononcé sa déclaration d’invalidité. Dans cette affaire, Merck Frosst avait présenté, sous le régime du Règlement qui était en vigueur à l’époque, une demande de prorogation du sursis réglementaire interdisant au ministre de délivrer un AC au début de sa demande d’ordonnance d’interdiction. La période de sursis avait expiré et le juge Rothstein a conclu qu’« à l’expiration du sursis réglementaire, la Cour n’a plus compétence pour délivrer une ordonnance d’interdiction […] ni une ordonnance de prorogation […] ». Pfizer soutient par analogie que, lorsque le brevet 446 a été déclaré nul, plus rien ne sous-tendait la présente action ou, comme l’avocat l’a déclaré, il n’y avait plus de chose jugée.
[22] Merck Frosst n’est ni applicable ni utile, même par analogie, à la situation unique dont la Cour est saisie. Quoi qu’il en soit, comme l’ont signalé les avocats d’Apotex, le raisonnement du juge Rothstein sur ce point a été expressément rejeté par les juges Desjardin et Nadon dans l’arrêt Abbott Laboratories c Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 187. L’un des motifs qu’ils ont invoqués, au paragraphe 62, était que « le Règlement ne contient aucune disposition prévoyant, expressément ou implicitement, qu’après l’expiration du délai réglementaire, la Cour n’a plus compétence pour rendre une ordonnance d’interdiction. »
[23] À mon avis, la Cour demeure compétente pour instruire la présente action, indépendamment de la déclaration d’invalidité du brevet 446 que la Cour suprême a prononcée. Le législateur a expressément prévu à l’article 62 de la Loi sur les brevets le mécanisme par lequel un brevet devient nul et de nul effet à la suite d’un jugement d’un tribunal qui l’annule :
62. Le certificat d’un jugement annulant totalement ou partiellement un brevet est, à la requête de quiconque en fait la production pour que ce certificat soit déposé au Bureau des brevets, enregistré à ce bureau. Le brevet ou telle partie du brevet qui a été ainsi annulé devient alors nul et de nul effet et est tenu pour tel, à moins que le jugement ne soit infirmé en appel en vertu de l’article 63. |
62. A certificate of a judgment voiding in whole or in part any patent shall, at the request of any person filing it to make it a record in the Patent Office, be registered in the Patent Office, and the patent, or such part as is voided, shall thereupon be and be held to have been void and of no effect, unless the judgment is reversed on appeal as provided in section 63. |
[24] Les mots « devient alors nul et de nul effet et est tenu pour tel [non souligné dans l’original] » indiquent clairement que c’est la production du certificat du jugement qui a pour effet d’annuler un brevet (même si c’est rétrospectivement à la date du jugement). Le fait qu’un tribunal ait rendu son jugement et décrété qu’un brevet est invalide, comme l’a fait la Cour suprême dans Teva, n’est donc pas suffisant pour dépouiller de sa compétence un tribunal qui est légitimement saisi d’une instance relative à un brevet.
[25] Je rejette l’argument de Pfizer selon lequel l’article 62 de la Loi sur les brevets est de nature purement administrative et vise à informer le public d’une déclaration d’invalidité, car le jugement d’un tribunal, en soi, est un avis public. Je le rejette aussi parce que, si cet article ne visait qu’à informer, il aurait dans ce cas été libellé différemment. Il serait inutile de préciser qu’au moment de la production le brevet « devient alors nul et de nul effet et est tenu pour tel ». Ces mots, si l’on retient l’argument d’Apotex, sont redondants. « Suivant un principe d’interprétation législative reconnu, une disposition législative ne devrait jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne superfétatoire » : R c Proulx, 2000 CSC 5, au paragraphe 28.
[26] La Cour n’a été saisie d’aucune preuve que le certificat du jugement de la Cour suprême a été produit auprès du Bureau des brevets. En fait, il serait surprenant que Pfizer l’ait fait, à cause de sa requête en instance devant la Cour suprême. À défaut d’une preuve de production, au sens de l’article 62 de la Loi sur les brevets, je conclus que le brevet 446 n’est pas nul et de nul effet pour l’application de la Loi sur les brevets et, de ce fait, la Cour demeure compétente pour instruire la présente action.
[27] Par ailleurs, la Loi sur les brevets prévoit que la Cour fédérale est compétente même dans les cas où il n’y a pas de brevet valide. En fait, aux termes de l’article 60 de la Loi sur les brevets, qui est la disposition qui permet d’engager la présente action, la Cour fédérale est habilitée à déclarer qu’un brevet est invalide. Une déclaration d’invalidité est une déclaration portant qu’un brevet est - et a été - nul depuis le début (ab initio). Si Pfizer a raison de dire que la Cour fédérale n’est pas compétente pour instruire la présente action, cela signifie qu’il n’est possible de rendre que des jugements valides en vertu de l’article 60 de la Loi sur les brevets si le jugement consiste à refuser d’accorder une déclaration d’invalidité. Il est absurde de laisser entendre que la Cour est compétente pour déclarer qu’un brevet est valide, mais pas pour déclarer qu’il ne l’est pas.
Le caractère théorique
[28] J’admets que, dans l’état actuel des choses, la présente action est théorique. Apotex s’est vu accorder son AC et la Cour suprême a décrété que le brevet 446 était nul. Apotex a tout ce qu’elle souhaitait obtenir dans la présente action, hormis ses dépens. Cependant, la requête de Pfizer devant la Cour suprême, à l’instar de l’épée de Damoclès, est suspendue au-dessus de sa tête. Pfizer ne concède pas qu’Apotex est dorénavant libre de produire et de commercialiser sa version générique du Viagra sans craindre qu’elle la poursuive. Il est juste de dire, eu égard aux observations de Pfizer sur les requêtes dont il est question en l’espèce, qu’il y a peu de risques qu’une action en contrefaçon soit engagée si la Cour suprême modifie son jugement et supprime la déclaration d’invalidité. Ce seul fait, selon moi, est un motif suffisant pour ne pas rejeter l’action maintenant pour cause de caractère théorique. Par ailleurs, je souscris à l’observation d’Apotex selon laquelle la commercialisation de son produit à base de sildénafil en concurrence avec Pfizer et Teva pourrait être problématique. Les acheteurs pourraient hésiter à acheter son produit en l’absence d’une déclaration précise d’invalidité, à cause de l’incertitude que suscite la contestation de Pfizer à l’égard du jugement de la Cour suprême. En fait, en raison de la menace d’un litige futur, Apotex pourrait hésiter à fabriquer et à commercialiser son produit.
[29] Le règlement de la présente action, par jugement sommaire ou par procès, aura une incidence pratique sur les droits des parties et il convient donc de l’entendre : voir Sanofi-Aventis Canada Inc c Apotex Inc, 2006 CAF 328, au par. 21.
La requête en jugement sommaire
[30] Pour les motifs qui suivent, la conclusion que la Cour suprême a tirée dans ses motifs, à savoir que le brevet 446 ne satisfaisait pas à l’exigence d’une divulgation suffisante au sens du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets, est une conclusion de droit qui lie la présente cour et qui règle la prétention d’Apotex dans la présente action, à savoir que le brevet 446 n’est pas valide pour cause de divulgation insuffisante, même si la Cour suprême fait droit à la requête de Pfizer et supprime de son jugement sa déclaration d’invalidité.
[31] La Cour fédérale a maintes fois déclaré que l’interprétation des revendications d’un brevet est une question de droit : voir, par exemple, Procter & Gamble Co c Kimberly-Clark of Canada Ltd (1991), 49 FTR 31, 40 CPR (3d) 1 (1re inst); Mobil Oil Corp c Hercules Canada Inc (1994), 82 FTR 211, 57 CPR (3d) 488 (1re inst); Pharmacia Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 111 FTR 140, 66 CPR (3d) 129 (1re inst); Eli Lilly and Co c Novopharm Ltd (1997), 137 FTR 32, 76 CPR (3d) 312 (1re inst); VISX Inc c Nidek Co (1999), 181 FTR 22, 3 CPR (4th) 417 (1re inst); GlaxoSmithKline Inc c Canada (Procureur général), 2004 CF 1725; Janssen-Ortho Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2005 CF 765; Halford c Seed Hawk Inc, 2006 CAF 275; Shire Biochem Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538; UView Ultraviolet Systems Inc c Brasscorp Ltd (s/n Cliplight Manufacturing Co), 2009 CF 58. La détermination de l’invention ou de l’idée originale d’un brevet est un exercice d’interprétation de brevet et donc une question de droit : Apotex Inc c Pfizer Canada Inc, 2011 CAF 236, au paragraphe 17. L’interprétation du mémoire descriptif d’un brevet est une question de droit : Western Electric Co c Baldwin International Radio of Canada, [1934] RCS 570, aux pages 572 et 573.
[32] Je rejette l’argument de Pfizer selon lequel la question du caractère suffisant de la divulgation, dans Teva, était une question mixte de fait et de droit. Je conviens avec Apotex que, dans Teva, le caractère suffisant de la divulgation du brevet 446 s’articulait autour de trois questions de droit : 1) la détermination de l’invention ou de l’idée originale du brevet, 2) l’interprétation du brevet 446 et 3) si le brevet 446, correctement interprété, permettait à la personne versée dans l’art d’« utiliser l’invention avec le même succès que l’inventeur, à l’époque de la demande. »
[33] Les conclusions que la Cour suprême a tirées sur ces trois questions de droit lient la présente cour. Cette dernière est tenue de respecter et de suivre la conclusion de la Cour suprême selon laquelle Pfizer, en omettant de divulguer lequel des nombreux composés nommés dans le brevet 446 était efficace pour traiter la dysfonction érectile, n’avait pas divulgué de manière convenable ou suffisante son invention. C’est donc dire que, quand, comme dans le cas présent, l’action vise à obtenir une déclaration d’invalidité du brevet 446 pour cause de divulgation insuffisante, il ne peut pas y avoir de véritable question litigieuse, parce que le seul résultat possible est que le brevet 446 est invalide. Apotex a donc droit à un jugement sommaire.
Une déclaration d’invalidité est-elle appropriée?
[34] Il semble curieux, au vu d’un jugement par lequel la Cour suprême a déclaré que le brevet 446 était nul, qu’un tribunal d’instance inférieure prononce sa propre déclaration d’invalidité. Cependant, le faire dans les présentes circonstances serait, au pire, redondant. Si la Cour suprême ne supprime pas la déclaration d’invalidité, on pourrait donc dire que, en l’espèce, une déclaration est redondante et inutile. En revanche, si la Cour suprême supprime de son jugement la déclaration d’invalidité, même si Apotex a droit à une déclaration semblable dans la présente action à cause des conclusions que la Cour suprême a tirées dans ses motifs du jugement, elle bénéficiera de l’absence d’une telle déclaration. Il n’y a donc pas seulement un avantage considérable à accorder la déclaration demandée en l’espèce – elle convaincra davantage les parties et le grand public que le produit à base de sildénafil d’Apotex ne portera atteinte à aucune revendication valide du brevet 446, ce qu’il ne fera pas – cette mesure évite aussi d’éviter à Apotex une injustice procédurale dans les circonstances procédurales inusitées dont il est question en l’espèce. Selon moi, ces motifs l’emportent largement sur l’intérêt qu’il y a à retarder le règlement de la présente action jusqu’à ce que l’issue de la requête soumise à la Cour suprême, laquelle, comme je l’ai dit, peut simplement garantir que la présente Cour évite de prononcer une déclaration redondante.
LES DÉPENS
[35] Apotex a droit à ses dépens afférents à l’action et aux présentes requêtes. Les parties sont représentées par des avocats de grande expérience et on peut imaginer qu’ils s’entendront sur les montants. En cas de désaccord, toutefois, la Cour demeure compétente pour statuer sur les dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. la requête en annulation de la défenderesse est rejetée;
2. la requête en jugement sommaire de la demanderesse est accueillie;
3. l’action est accueillie;
4. le brevet canadien no 2,163,446 est déclaré invalide et nul, et, de ce fait, les comprimés de citrate de sildénafil de la demanderesse ne le contrefont pas;
5. Apotex a droit à ses dépens afférents aux présentes requêtes et à la présente action;
6. la Cour demeure compétente pour statuer sur les dépens;
7. si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens, elles doivent en aviser la Cour dans les vingt (20) jours suivant la date du présent jugement.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
C. Laroche
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-772-09
INTITULÉ : APOTEX INC c PFIZER IRELAND PHARMACEUTICALS
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 15 NOVEMBRE 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE ZINN
DATE DES MOTIFS : LE 20 NOVEMBRE 2012
COMPARUTIONS :
Andrew Brodkin Ben Hackett Michel Anderson
|
POUR LA DEMANDERESSE |
Patrick E. Kierans Amy E. Grenon
|
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Goodmans LLP Avocats Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE |
Norton Rose Canada LLP Avocats Toronto (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE |