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Date : 20130815

Dossier : IMM-343-12

Référence : 2013 CF 874

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 15 août 2013

En présence de monsieur le juge Annis

 

 

ENTRE :

 

ANNA LARIONOVA

KOSTIANTYN KUZMENKO

SOFIYA LARIONOVA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], vise la décision portant que les demandeurs n’ont qualité ni de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger.

 

Les faits

[2]               Mme Larionova, son père, M. Kostiantyn Kuzmenko, et sa fille âgée de six ans, Sofiya Larionova, sont citoyens ukrainiens. M. Kuzmenko possède aussi un passeport roumain. Il était le demandeur principal devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Le frère de Mme Larionova, Daniil Kuzmenko, est décédé, laissant en Ukraine une veuve et un fils maintenant âgé de trois ans. La femme de M. Kuzmenko, Nataliya, et le mari de Mme Larionova, Myraslav, sont également restés en Ukraine.

 

[3]               M. Kuzmenko est un survivant de Chernobyl, récipiendaire de la médaille de Héro de Chernobyl. En 1999, il a décidé de consacrer sa vie à travailler pour les enfants. Avec sa famille, il a fondé et dirigé un foyer, pour les orphelins et les enfants de la rue de Kiev. Il a commencé par louer un immeuble, dans lequel il a hébergé 40 enfants puis, en 2006, il a pu construire un centre adapté pouvant recevoir 100 enfants. Le nouvel établissement possédait une cafétéria, une salle d’ordinateurs, un bureau de psychologue, un terrain de jeu et des ateliers de menuiserie et de couture, et il donnait des cours de musique, d’art et d’anglais.

 

[4]               Au mois de septembre 2010, des représentants du Bureau de la famille et de la jeunesse ont visité l’établissement. Ils ont été mécontents de voir que les enfants recevaient une éducation religieuse. Les autorités ont commencé à dire à M. Kuzmenko de ne plus parler du centre à la presse et d’envisager sa fermeture. Les autorités locales l’ont informé qu’il n’aurait pas de subvention et lui ont aussi demandé de fermer le centre. Toutefois, de petits propriétaires d’entreprises ont continué à faire des dons pour que le centre reste ouvert.

 

[5]               À l’automne 2010, deux hommes sont venus au centre, ont menacé et frappé M. Kuzmenko et ont exigé la moitié des fonds du centre, lui donnant deux semaines pour verser 6 250 $ US. Il leur a expliqué qu’il n’avait pas l’argent nécessaire pour un tel versement et que tous les dons allaient au centre. Ils sont revenus deux semaines plus tard et ont réitéré leur demande. Apercevant sa petite‑fille Sofiya, ils ont insinué que [traduction] « quelque chose pourrait lui arriver ». M. Cruz a témoigné qu’il ne s’était pas adressé à la police parce qu’il avait peur.

 

[6]               Au printemps 2011, des appels de menace ont commencé. Le 29 avril 2011, M. Kuzmenko s’est résigné à fermer le centre. Au mois de mai 2011, la famille a fait une demande de visas pour venir au Canada, mais elle ne les a pas obtenus. Ils étaient suivis lorsqu’ils sortaient et, un soir, l’auto de Mme Larionova a été incendiée.

 

[7]               M. Kuzmenko a indiqué dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) que la police avait dit, sur les lieux, qu’ils avaient [traduction] « contrarié quelqu’un » et que le service des incendies avait conclu à un incendie criminel. M. Kuzmenko a demandé la protection de la police, mais on ne lui a pas répondu.

 

[8]               Ont été déposés en preuve des documents indiquant qu’après le signalement de l’incendie, la police a pris la déposition du mari de Mme Larionova, le 12 juillet 2011, et que celui‑ci a déclaré que l’auto avait été délibérément incendiée.

 

[9]               Un autre document de la police, daté du 19 juillet 2011, a été mis en preuve. Il décrit la décision de ne pas ouvrir d’enquête criminelle. Le rapport indique que M. Larionov aurait déclaré qu’il ne savait pas pourquoi la voiture avait brûlé du côté passager, qu’il n’avait pas d’ennemi et qu’il n’avait observé aucun individu suspect. Toutefois, M. Kuzmenko a témoigné à l’audience qu’il savait pourquoi cela s’était produit et qui l’avait fait, mais qu’il ne voyait pas comment il pourrait le prouver.

 

[10]           Il appert du rapport de police qu’une enquête a été menée et qu’aucun témoin oculaire n’a été trouvé. Les enquêteurs ont notamment interrogé sous supervision administrative des « éléments antisociaux » dont les penchants criminels étaient connus.

 

[11]           La police n’ayant identifié personne qui aurait pu commettre le crime, elle a décidé, l’auto n’ayant coûté que 400 $ US, qu’il n’y avait pas lieu d’ouvrir un dossier criminel, bien qu’un individu non identifié ait commis un crime, parce que l’acte ne présentait pas un danger social vu son peu de gravité. Elle a fait part de sa décision à M. Larionov le 13 juillet 2011. Il a témoigné qu’il était mécontent de l’enquête.

 

[12]           M. Kuzmenko a déclaré avoir demandé la protection de la police, après l’incendie, parce qu’il avait peur que sa famille et sa vie soient en danger. Il a fait état de cette crainte au chef de police en lui décrivant l’agression qu’il avait subie. Ce dernier a tenté de les calmer et lui a dit qu’il enverrait des policiers surveiller sa maison. M. Kuzmenko affirme toutefois que le chef de police [traduction] « ne brûlait pas du désir de nous protéger ». Il a témoigné qu’il a compris qu’il n’obtiendrait pas de protection lorsque le chef a mentionné le peu de valeur de l’auto incendiée.

 

[13]           À la fin d’août 2011, Mme Larionova et M. Larionov ont décidé de tenter d’entrer illégalement au Canada, avec leur fille Sofiya, pour se mettre en sécurité. Ils ont obtenu des passeports lithuaniens et ont transité par la Thaïlande mais, par deux fois, ils ont été interceptés et empêchés de prendre l’avion pour Vancouver, d’abord en Corée du Sud puis à Taïwan.

 

[14]           Le 8 septembre 2011, M. Kuzmenko a reçu un appel menaçant son fils, Daniil Kuzmenko, de mort. On lui a dit qu’en s’adressant à la police et en lui faisant des déclarations, après l’incendie, apparemment, il avait scellé le sort de sa famille. Deux jours plus tard, il a reçu un autre appel lui disant qu’il avait payé cher son entêtement. Entretemps, son fils avait disparu, le 9 septembre. M. Kuzmenko a fait appel à la police. Onze jours après, il a appris que le corps à moitié nu de son fils avait été découvert, gisant près d’une route à 40 kilomètres de Kiev, sans papier, et qu’il avait été inhumé avec d’autres personnes non identifiées six jours auparavant. Lorsqu’il a identifié le corps de son fils à la morgue au moyen des vêtements qu’il portait et qu’il a fait part à la police des menaces qu’il avait reçues, la police n’a rien fait.

 

[15]           M. Kuzmenko a déposé une demande afin de faire vérifier si l’enquête initiale avait été bien menée. A été produit en preuve un document en date du 6 octobre 2011 émanant du procureur de l’État et adressé au conseiller juridique principal de Kiev, qui mentionnait la plainte de M. Kuzmenko et enjoignait de procéder à une enquête. Ce document renfermait la demande de M. Kuzmenko et donnait instruction d’informer le procureur du résultat de l’enquête.

 

[16]           La famille a fait réinhumer Daniil Kuzmenko. Elle a tenté une nouvelle fois, toujours sans succès, d’obtenir des visas pour le Canada. Mme Larionova s’est alors procuré de faux passeports allemands pour elle et sa fille, et elle a pris un vol pour la République dominicaine puis pour Cuba et, de là, a pris l’avion pour Toronto et, ensuite, le train pour Montréal. M. Kuzmenko possédait déjà un visa pour les États‑Unis, valide pour cinq ans, qu’il avait obtenu en 2010 pour assister à un congrès de l’Église adventiste du septième jour à Atlanta, en Géorgie. Il s’est rendu à New York et a pris l’autobus pour Buffalo, où il a obtenu un visa pour le Canada, et il a pu entrer au pays et rejoindre sa fille et sa petite‑fille.

 

[17]           Une assignation non datée envoyée à la femme de M. Kuzmenko et lui intimant de se présenter devant la police le 30 novembre 2011 au sujet de l’enquête a aussi été déposée en preuve. Mme Larionova a dit ignorer pourquoi Nataliya avait été convoquée, [traduction] « ils posaient des questions pour trouver les meurtriers, mais nous sommes toujours sans réponse ».

 

[18]           Ils ont indiqué que les autorités voulaient que Nataliya signe un document mettant fin à l’enquête. Il n’y a aucun autre renseignement au sujet de l’enquête. Aucun élément de preuve n’indique que les plaignants ont cherché à connaître la progression ou les résultats de l’enquête.

 

[19]           Des photos du fils décédé ont été déposées en preuve. Elles montrent un corps dénudé à partir des genoux, la chemise ouverte, et portant des signes de contusions graves au visage et à la tête.

 

[20]           La femme et le gendre de M. Kuzmenko ont subséquemment indiqué que des agents du Service de la traite de personnes se sont présentés à leur domicile (dans l’ancien centre pour enfants) munis d’une assignation visant le gendre, Myroslav Larionov, qu’ils ont emmené à un bureau de Kiev où il a été interrogé au sujet des passeports lithuaniens que la famille avait déjà utilisés. On lui a dit que s’il ne dénonçait pas ceux qui les lui avaient vendus, sa femme et sa fille seraient expulsées du Canada et mises en prison en Ukraine et que lui‑même serait incarcéré s’il ne collaborait pas. Son téléphone a été perquisitionné. Il a été relâché quelques heures plus tard.

 

Décision de la Commission

[21]           La Commission a indiqué que la question déterminante était celle de la protection de l’État, et elle a jugé que les autorités ukrainiennes avaient réellement tenté de faire enquête au sujet de l’incendie criminel de l’auto de Mme Larionova et du meurtre allégué du fils de M. Kuzmenko.

 

[22]           La Commission n’a pas cru l’allégation de M. Kuzmenko voulant que l’État n’ait pas donné suite à sa plainte et que les autorités ne lui aient fourni [traduction] « aucune réponse à ce jour ».

 

[23]           De son propre chef, la Commission a consulté le Code criminel de l’Ukraine au sujet du paragraphe 286(2) du Code cité dans la lettre en date du 6 octobre 2012 du procureur de l’État, susmentionnée. Elle a conclu que cette disposition se rapportait à la violation des règles de sécurité routière et prévoyait une peine d’emprisonnement de trois à huit ans en cas de violation entraînant la mort ou un préjudice corporel grave.

 

[24]           Se fondant sur ce renseignement et sur le fait que la femme de M. Kuzmenko avait été assignée à témoigner dans le cadre de l’enquête, la Commission a indiqué qu’elle avait de sérieux doutes au sujet de la cause du décès du fils, exprimant l’avis qu’il résultait probablement d’un accident de la route. Elle a fait remarquer que l’État avait donné suite à la plainte, et indiqué que « [b]ien que les demandeurs d’asile soient mécontents des constatations de l’enquête, ils n’ont pas réussi à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que la protection offerte par l’État est inappropriée ».

 

[25]           Le ministre de la Sécurité publique est intervenu devant la Commission relativement à la citoyenneté roumaine de M. Kuzmenko et a demandé l’exclusion de ce dernier en application de l’article premier, section E, puisqu’il était citoyen de l’Ukraine et de la Roumanie. La Commission ayant conclu à la suffisance de la protection de l’État, elle ne s’est pas prononcée sur ce point.

 

[26]           La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient qualité ni de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger.

 

Les questions soulevées

[27]           Les demandeurs prient la Cour de déterminer si la décision portant qu’ils n’ont pas qualité de personne à protéger parce que la protection de l’État en Ukraine est suffisante peut‑être maintenue, étant donné les questions de savoir si la Commission a :

a.       commis une erreur en concluant que le fils de M. Kuzmenko n’avait pas été victime de meurtre en se fondant uniquement sur les rapports de police,

b.      et commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié sans prendre en compte les autres éléments de preuve.

 

La norme de contrôle

[28]           Ces questions se rapportant à l’appréciation des faits, elles appellent l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12).

 

Analyse

1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le fils de M. Kuzmenko n’avait pas été victime de meurtre en se fondant uniquement sur les rapports de police?

 

[29]           Pour commencer, on ne m’a pas convaincu que la Commission a fondé sa décision uniquement sur une quelconque conclusion relative à la cause du décès du fils. Telle que je la comprends, la décision conclut en substance que la police a répondu adéquatement lorsqu’on s’est adressé à elle.

 

[30]           Les demandeurs n’ont signalé à la police qu’ils étaient ciblés qu’après l’enquête relative à l’incendie criminel de l’auto du gendre. Il y a eu enquête, mais aucun suspect n’a été identifié, et la famille n’a fourni aucune aide; le gendre a déclaré qu’il ne savait pas qui avait pu mettre le feu ni comment l’incident avait pu se produire. Les demandeurs prétendent qu’un dossier criminel aurait quand même dû être ouvert, mais on ne voit pas trop dans quel but, étant donné les conclusions de la préenquête et, plus particulièrement, le fait que les plaignants n’avaient pas transmis à la police l’information qu’ils étaient ciblés, laquelle aurait pu être utile à celle‑ci.

 

[31]           Le chef de police, lorsque la plainte subséquente relative aux tentatives d’extorsion décrites par M. Kuzmenko lui a été soumise, s’est engagé à envoyer des policiers surveiller la maison. M. Kuzmenko a dit douter de l’authenticité de l’offre de protection parce que le chef de police avait déclaré que le véhicule incendié n’avait pas une grande valeur. La preuve établit néanmoins qu’il y a eu engagement à fournir protection.

 

[32]           Pour ce qui est de l’enquête sur le décès du fils, la Commission a relevé que le procureur principal a reçu la plainte relative aux lacunes de l’enquête. Il l’a transmise à un procureur pour qu’il y donne suite et a demandé un compte‑rendu du résultat. Lorsque le plaignant a quitté l’Ukraine pour le Canada, l’enquête suivait son cours, et sa fille avait été assignée ou était sur le point de l’être afin de fournir des renseignements dans le cadre de l’enquête. M. Kuzmenko affirme que l’assignation de sa femme visait uniquement l’abandon de l’enquête, sujet qui a fort bien pu être abordé étant donné que le plaignant à l’origine de l’enquête avait émigré.

 

[33]           Ce qu’il est advenu de l’enquête après le départ de la famille de l’Ukraine est un mystère, mais l’absence d’information n’est attribuable qu’aux demandeurs. Leur témoignage s’est borné à dire qu’ils n’avaient eu aucune nouvelle de l’enquête. Rien n’explique pourquoi M. Kuzmenko, l’auteur de la plainte à l’origine de l’enquête, n’a pas effectué de suivi ni n’indique même qu’il ait informé la police de son départ du pays. Il avait un avocat au Canada, et sa femme et son gendre étaient restés en Ukraine. Il avait déjà formulé une plainte qui avait eu des suites. Rien n’explique pourquoi il ne pouvait pas continuer à faire pression ou, à toute le moins, à demander le rapport préparé à l’intention du haut fonctionnaire afin que l’affaire parvienne à une conclusion quelconque.

 

[34]           M. Kuzmenko n’a même pas produit en preuve la plainte soumise à la police. Elle aurait au moins constitué une indication écrite de son opinion que le décès de son fils était lié aux tentatives d’extorsion dont il était l’objet. Rien dans le dossier ne lie Daniil, qui travaillait et vivait à Kiev et n’avait aucun rôle apparent à l’orphelinat, aux incidents. Rien n’indique qu’il ait voulu partir avec les membres de la famille qui avaient tenté d’entrer au Canada avant sa mort. Il ressort clairement des commentaires de la Commission qu’elle était préoccupée du fait que des documents relatifs à l’enquête ne figuraient pas au dossier.

 

[35]           La preuve documentaire constituait un fondement suffisant pour permettre à la Commission de conclure qu’une enquête avait été menée sans aide apparente de la famille et que les plaignants n’avaient jamais tenté de s’informer au sujet des résultats de l’enquête.

 

[36]           L’argument selon lequel la Commission a conclu à tort à l’existence de doutes sérieux concernant la cause du décès du fils, qu’elle croyait être un accident de la route, possède néanmoins un certain fondement. Il est difficile de ne pas souscrire à l’argument selon lequel l’état dans lequel se trouvait le fils, d’après les photos, n’est pas indicatif d’un accident de la route. Sans explication de la raison pour laquelle le fils avait le pantalon aux chevilles, notamment, le dénudement ne permet pas aisément un rattachement à la catégorie des accidents de la route.

 

[37]           Plus préoccupant encore est le fait que la Commission a effectué de sa propre initiative une recherche en droit ukrainien et examiné la disposition législative qui avait orienté l’enquête de la police, pour conclure qu’elle se rapportait à la négligence criminelle et non au meurtre ou à l’homicide involontaire. Non seulement la Commission a-t-elle effectué ses propres recherches en droit étranger, mais elle a également omis de donner aux parties la possibilité de répondre aux conclusions qu’elle en avait tirées.

 

[38]           Du fait que la disposition législative mentionnée dans la lettre concernant l’enquête se rapportait à la négligence criminelle au volant, la Commission a formé l’opinion que le fils du demandeur d’asile avait trouvé la mort dans un accident de la route. Il n’existe aucun autre élément de preuve étayant cette conclusion.

 

[39]           De toute évidence, en effectuant sa propre recherche et en s’appuyant sur les résultats de celle‑ci pour tirer une conclusion qu’aucune des parties n’avait présentée relativement à une question en cause, la Commission a contrevenu aux règles fondamentales d’équité procédurale, ce qui devrait normalement entraîner le renvoi de l’affaire pour nouvel examen.

 

[40]           Bien que les demandeurs n’aient pas abordé dans leur mémoire la question de la recherche entreprise de son propre chef par la Commission, le Ministre admet qu’il aurait consenti au renvoi pour nouvel examen, mais il fait valoir que l’opinion de la Commission qu’un accident de la route était la cause du décès ne concourait pas à sa conclusion que la protection de l’État était suffisante. Autrement dit, le Ministre a soutenu que la suppression de cette opinion serait sans effet sur le caractère raisonnable de la décision, qui découlait de l’ensemble de la preuve établissant que l’État s’occupait de la question d’une manière satisfaisant aux exigences du droit canadien en matière de protection de l’État.

 

[41]           Si ce n’était des circonstances particulières en cause, je rejetterais sommairement cet argument. Le problème réside dans le fait que la Commission ignorait la nature ou la teneur de la plainte de M. Kuzmenko et les résultats de l’enquête, laquelle se déroulait, ou s’était déroulée, ainsi que nous l’avons su après coup, en fonction de la thèse de l’accident de la route. Mais, cela mis à part, tout ce dont elle disposait était des photos nécessitant des explications, compte tenu de la qualification du crime, et du témoignage des plaignants selon lequel l’enquête initiale laissait à désirer, notamment à cause de l’inhumation du corps.

 

[42]           La preuve permettant de conclure qu’il y a eu une enquête portant sur l’enquête initiale et que l’absence des résultats de l’enquête postérieure devant la Commission est attribuable aux plaignants est plus que suffisante. Les résultats de l’enquête sur la cause de la mort, le fondement de la conclusion qui en a découlé ou les suites qui y ont été données sont absents de la preuve. Les plaignants ne pouvaient simplement rester les bras croisés sans rien faire pour démontrer que l’enquête qu’ils avaient demandée n’avait pas été effectuée ou, qu’en raison d’autres éléments de preuve, ses résultats concernant la cause du décès de Danil ne pouvaient se défendre.

 

[43]           Je conviens que la preuve soumise à la Commission, exception faite de toute mention de la cause du décès de Daniil, paraît suffisante pour satisfaire aux exigences en matière de protection de l’État, telles qu’elles ont été formulées par le juge Zinn, dans Morales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 216 (CanLII), au paragraphe 5 :

[5]        Depuis quinze ans, la Cour fédérale formule et développe le droit canadien relatif à la protection de l’État, en interprétant et en appliquant l’arrêt de principe à cet égard, Canada (Procureur général) c. Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 689. Le juge La Forest y a souligné la nature supplétive de la protection des réfugiés; la responsabilité du Canada ne sera engagée que si l’État étranger n’assure pas de protection. En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que celui-ci est en mesure d’assurer cette protection. Le principe de la substitution a soulevé divers problèmes relativement à l’intensité de la présomption de la protection de l’État et au type de preuve susceptible d’en démontrer l’absence. Les principes suivants ont été formulés à cet égard :

(i)  plus les institutions de l’État en cause seront démocratiques, plus lourde sera pour le demandeur la charge de réfuter la présomption de protection de l’État : Kadenko c. Canada (Solliciteur général), (1996), 206 N.R. 272 (C.A.F.).

(ii)  Le demandeur d’asile doit raisonnablement tenter de solliciter la protection de son État, mais n’a pas à épuiser tous les recours possibles : Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193 (CanLII), 2005 CF 193.

(iii)  La preuve suffisante pour réfuter la présomption doit être « claire et convaincante » : Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171 (CanLII), 2007 CAF 171.

(iv)  La protection supplétive du Canada ne se trouvera pas engagée parce qu’il n’existe pas de protection parfaite ou idéale dans l’État en cause; c’est la « suffisance » qui importe, non pas l’efficacité intrinsèque : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Carillo, 2008 CAF 94 (CanLII), 2008 CAF 94.

 

[44]           En conséquence, je retiens l’argument du Ministre selon lequel le manquement à l’équité procédurale découlant du fait que la Commission a outrepassé les limites de l’audience, en tenant pour acquis qu’aucune conclusion n’a été tirée sur la cause probable du décès, ne fait pas disparaître la preuve sur laquelle la Commission s’est appuyée pour conclure à la suffisance de la protection de l’État.

 

2. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés sans prendre en compte les autres éléments de preuve relatifs aux menaces, aux agressions et à l’incendie criminel?

 

[45]           Les demandeurs soulignent que la Commission n’ayant formulé aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité, elle n’a pas mis en doute les affirmations relatives aux menaces, aux agressions et à l’incendie criminel. Ils soutiennent que leur crainte subjective était fondée au vu de ces incidents, et que la preuve objective s’y rapportant était suffisamment crédible et grave pour que la qualité de réfugié leur soit reconnue. Ils font valoir que l’omission de la Commission de prendre en compte ces autres actes de persécution ainsi que la preuve contenue dans la documentation générale rendait la décision déraisonnable.

 

[46]           La Commission a convenu que ces incidents étaient survenus. La preuve établit toutefois qu’ils n’ont été signalés à la police qu’après l’enquête sur l’incendie criminel. À partir de ce moment, la question fondamentale devient celle de la suffisance de la protection de l’État. Ces incidents n’ont de pertinence qu’à l’égard de la question de savoir si la réponse de l’État a été adéquate et, pour les raisons susmentionnées, la Commission a conclu qu’elle l’avait été.

 

[47]           L’omission de la Commission d’examiner la documentation générale a également été invoquée. Considérant la preuve selon laquelle la police a entrepris une enquête, ces documents, toutefois, ne sont pas suffisants pour établir l’absence de protection de l’État. Voir Sholla c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 999, Tejeda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 438; Munoz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 478. En outre, il n’a pas été allégué que la police était corrompue ni qu’elle était impliquée dans les menaces reçues par les demandeurs.

 

Conclusion

[48]           La décision de la Commission n’était pas déraisonnable. Elle fait partie des issues possibles acceptables qui se justifient au regard des faits et du droit. En conséquence, la demande est rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est rejetée.

 

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad.a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-343-12

 

INTITULÉ :                                      ANNA LARIONOVA ET AL.

                                                            ET MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Serge Segal

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alain Langlois

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Segal Laforest

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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