Date : 20130723
Dossier : IMM-2972-12
Référence : 2013 CF 811
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 23 juillet 2013
En présence de madame la juge Heneghan
ENTRE :
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SABANAYAGAM KATHIRGAMATHAMBY
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
INTRODUCTION
[1] M. Sabanayagam Kathirgamathamby (le « demandeur ») sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 6 mars 2012 par laquelle un agent (l’agent) de Citoyenneté et Immigration Canada au Centre de traitement de Vegreville, en Alberta, a rejeté sa demande de résidence permanente. La demande a été refusée au motif que le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).
Faits et procédures
[2] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka. Le 25 septembre 2007, il est arrivé à l’Aéroport de Los Angeles en provenance du Sri Lanka, en possession d’un faux passeport. Il a été arrêté et accusé de fraude en vertu du United States Code [disposition : 18 U.S.C. §1028(a)(4)]. Il a plaidé coupable à l’accusation le 13 décembre 2007. Il a été détenu par les autorités d’immigration de septembre 2007 à avril 2009.
[3] En mai 2009, le demandeur est entré au Canada et a présenté une demande d’asile. Un rapport a été préparé en application de l’article 44 de la Loi, le 2 octobre 2009. Le 1er février 2011, le demandeur a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention.
[4] Le 18 février 2011, le demandeur, son épouse et leurs deux enfants ont présenté une demande de résidence permanente au Canada. Le 21 novembre 2011, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a demandé au demandeur d’expliquer son accusation criminelle aux États-Unis et de modifier sa demande afin qu’elle fasse état de sa condamnation. Par lettre datée du 30 novembre 2011, le demandeur a expliqué que sa vie étant en danger au Sri Lanka; il avait [traduction] « dû obtenir un faux passeport pour pouvoir [s]’enfuir du Sri Lanka ».
[5] Par lettre datée du 6 mars 2012, l’agent a informé le demandeur qu’il était déclaré interdit de territoire en application du paragraphe 36(1) de la Loi en raison de l’infraction de fraude aux États-Unis en 2007. L’agent a estimé que l’infraction visée par le United States Code [disposition : 1028(a)(4)] était équivalente à l’infraction visée à l’article 403 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (le Code criminel), une infraction passible d’un emprisonnement maximal de dix ans. Par voie de conséquence, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur.
OBSERVATIONS
[6] Les arguments initiaux du demandeur ont essentiellement trait à l’appréciation par l’agent de l’équivalence. Il soutient qu’en raison de l’article 133 de la Loi, il ne pouvait être accusé ou déclaré coupable au Canada. Il ajoute qu’il n’est pas possible de conclure à l’équivalence dans le cas d’un réfugié au sens de la Convention qui a été reconnu coupable d’une infraction équivalant à l’une des infractions visées à l’article 133.
[7] De plus, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’équivalence. Il fait observer que l’article 403 du Code criminel porte sur l’utilisation de documents dans le contexte d’une fraude à l’identité. Il affirme que, puisque cet élément essentiel de l’article 403 n’a pas été établi, l’agent a commis une erreur en tirant une conclusion d’équivalence entre l’infraction américaine pour laquelle il a été condamné et l’infraction visée à l’article 403.
[8] Le demandeur avance également que, lorsqu’il a rejeté sa demande de résidence permanente, l’agent a omis de façon déraisonnable de déterminer, comme le prescrit l’article 25 de la Loi, si des motifs d’ordre humanitaire entraient en jeu.
[9] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur) conteste l’interprétation que fait le demandeur de l’article 133 de la Loi et fait observer que cette disposition ne s’applique pas à sa situation au motif qu’il n’était pas un demandeur d’asile au Canada lorsqu’il a été accusé et déclaré coupable.
[10] Dans un premier temps, le défendeur a fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que l’infraction visée à l’article 403 était équivalente à l’infraction à l’égard de laquelle le demandeur a été déclaré coupable aux États-Unis.
[11] Dans un deuxième temps, le défendeur a fait observer qu’il était normal que l’agent n’ait pas tenu compte des motifs d’ordre humanitaire puisque le demandeur n’avait pas fait de demande en ce sens et qu’il avait omis de divulguer sa déclaration de culpabilité.
[12] Au cours de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, il a aussi présenté des arguments ayant trait aux éléments de preuve nécessaires pour étayer l’analyse de l’équivalence, et les parties ont eu l’occasion de déposer des observations supplémentaires, en commençant par celles du défendeur, suivies de celles du demandeur en réplique. Dans ses observations supplémentaires déposées le 15 février 2013, le défendeur affirme que l’agent n’était pas autorisé à effectuer une analyse de l’équivalence étant donné que le demandeur avait déjà été déclaré interdit de territoire en raison de sa déclaration de culpabilité aux États-Unis. Il a de plus demandé à produire l’affidavit de Helen Medeiros, de même que des pièces, à l’appui de ses observations supplémentaires.
[13] Dans ses observations datées du 7 mars 2013 présentées en réplique, le procureur du demandeur s’est opposé aux tentatives du défendeur de produire des preuves supplémentaires et a fait valoir que le moyen de défense invoqué par le défendeur se fondait sur la censée analyse de l’agent concernant l’équivalence des infractions, et non pas sur une déclaration antérieure d’interdiction de territoire.
ANALYSE ET DÉCISION
[14] La question déterminante en l’espèce est celle de l’interdiction de territoire prononcée par l’agent en vertu du paragraphe 36(1), et plus précisément de l’alinéa 36(1)b). Cette interdiction est subordonnée à l’analyse de l’équivalence effectuée par l’agent. L’interdiction de territoire s’avère donc une question mixte de fait et de droit, contrôlable selon la norme de la décision raisonnable; voir l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 51.
[15] Par ailleurs, la norme de contrôle applicable aux trois questions en litige soulevées par le demandeur est celle de la décision raisonnable. La question de la possibilité d’invoquer un moyen de défense fondé sur l’article 133 et celle de l’analyse de l’équivalence par l’agent fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit, alors que la question de l’omission par l’agent de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire concerne l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.
[16] Dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la Cour suprême du Canada a statué ce qui suit :
La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[17] Je conviens avec le défendeur que l’article 133 ne s’applique pas en l’espèce. À cet égard, la décision Uppal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2006), 289 F.T.R. 196 est déterminante. Dans cette affaire, le demandeur avait utilisé un document frauduleux pour entrer aux États-Unis, et non pas au Canada. Aux paragraphes 21 à 25, la juge Layden‑Stevenson explique clairement que l’article 133 peut protéger une personne contre une déclaration d’interdiction de territoire, mais seulement si le document frauduleux a été utilisé dans le but d’entrer au Canada.
[18] Cependant, j’estime que l’analyse de l’agent sur la question de l’équivalence ainsi que les observations du défendeur concernant cette question posent problème.
[19] Dans ses observations initiales, le défendeur se dit d’avis que l’agent avait raisonnablement conclu que l’infraction américaine est équivalente à l’infraction visée à l’article 403 du Code criminel, mais dans ses observations supplémentaires, il soutient que l’agent n’était pas autorisé à mener une analyse de l’équivalence au motif que le demandeur avait déjà été déclaré interdit de territoire.
[20] À mon sens, ces deux arguments sont incohérents et diamétralement opposés. L’interdiction de territoire a été prononcée en raison de l’équivalence alléguée entre l’infraction américaine et l’infraction décrite à l’article 403 du Code criminel. De plus, sans égard à l’issue de l’instance, j’estime que la conclusion d’équivalence est mal fondée parce que le dossier certifié du tribunal (DCT) ne contient aucune preuve pour étayer cette conclusion. L’affidavit que le défendeur a cherché à produire avec ses observations supplémentaires du 15 février 2013 ne vient en rien remédier à ce vice de preuve.
[21] Le défendeur cherche à utiliser les renseignements contenus dans la réponse à la demande produite en vertu de l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 (les Règles), en tant qu’élément de preuve étayant l’analyse de l’équivalence. À mon avis, cet argument ne peut être retenu.
[22] La réponse donnée par suite d’une demande fondée sur l’article 9 des Règles, suivant le libellé même de cette disposition, est constituée de la décision et des motifs de celle‑ci. Or, la décision elle-même ne peut constituer la « preuve » étayant la décision.
[23] Quoi qu’il en soit, ni la réponse faisant suite à la demande fondée sur l’article 9 des Règles, ni le DCT ne font état de faits se rapportant aux éléments constitutifs de l’infraction américaine dont il faut tenir compte dans l’analyse de l’équivalence suivant les critères énoncés dans la décision Hill c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 73 N.R. 315 (C.A.F.). À mon sens, l’absence de base factuelle fiable pour l’analyse de l’équivalence démontre que cette analyse n’est pas raisonnable.
[24] L’agent a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse de l’équivalence. Dans sa décision, l’agent affirme simplement que l’infraction américaine est équivalente à l’infraction visée à l’article 403 du Code criminel. Or, il n’y a ni preuve au dossier pour étayer cette conclusion, ni motifs expliquant comment l’agent est parvenu à cette conclusion. La décision ne répond donc pas aux critères de la transparence et de l’intelligibilité.
[25] À mon sens, l’agent a aussi commis une autre erreur en refusant de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire. Bien que le demandeur n’ait pas demandé explicitement la prise en compte de ces motifs, il a précisé avoir utilisé un faux passeport afin de pouvoir échapper aux menaces à sa vie. Il a fourni une explication.
[26] Ce fait, de même que le fait qu’au Canada il a été reconnu réfugié au sens de la Convention, invite à tenir compte de tous les facteurs pertinents propres à assurer la protection continue du demandeur. Le pouvoir discrétionnaire que l’article 25 de la Loi confère à l’agent en ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire est l’un de ces facteurs pertinents, un point que reconnaît la juge Snider dans la décision Abid et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2011), 384 F.T.R. 74, aux paragraphes 35 et 39 :
[35] Je suis d’avis que l’agent a commis une première erreur en concluant à tort qu’il n’y a pas eu d’observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire. Bien que les observations du consultant du demandeur laissent grandement à désirer, elles contiennent un certain nombre de renvois à des motifs d’ordre humanitaire (même si le terme « motifs d’ordre humanitaire » n’est pas employé). Le consultant fait état du statut de réfugié du demandeur principal. De plus, la lettre du 26 janvier 2010 du consultant renferme ce qui suit :
[traduction] Il est aussi très important que vous compreniez que mon client est une personne très respectable, honnête et crédible […] Il est vrai qu’il a fait une erreur il y a de cela 17 ans, mais il a payé pour cette erreur et il est maintenant un père de famille, ainsi qu’un technicien breveté au Canada. Il n’a aucun antécédent criminel au Canada ou nulle part ailleurs dans le monde après 1993.
Selon moi, cela constitue manifestement des observations reliées à des motifs d’ordre humanitaire.
[…]
[39] Les lignes directrices en matière de motifs d’ordre humanitaire prévoient que, lorsqu’un agent se penche sur une interdiction de territoire pour criminalité et une possible exception à celle-ci, il doit tenir compte d’une série de facteurs. L’un de ces facteurs-clés est le risque de récidive.
11.4 Interdiction de territoire pour criminalité
Quand il examine les circonstances d’ordre humanitaire, l’agent doit évaluer si l’interdiction de territoire connue, par exemple, une déclaration de culpabilité l’emporte sur celles-ci. Il peut tenir compte de facteurs comme les actes du demandeur, y compris ceux ayant conduit à la déclaration de culpabilité et l’ayant suivie. L’agent doit examiner :
* le type de déclaration de culpabilité;
* la peine infligée;
* le temps écoulé depuis la déclaration de culpabilité;
* si l’infraction est un incident isolé ou dénote un profil de comportement récidiviste;
* tout autre renseignement pertinent sur les circonstances du crime.
[27] En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Il n’y a aucune question à certifier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, la décision de l’agent, annulée et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Il n’y a aucune question à certifier.
« E. Heneghan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2972-12
INTITULÉ : SABANAYAGAM KATHIRGAMATHAMBY
c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 31 janvier 2013
OBSERVATIONS SUPPLÉMENTAIRES
REÇUES APRÈS L’AUDIENCE : Le 15 février 2013 et le 7 mars 2013
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA JUGE HENEGHAN
DATE DES MOTIFS : Le 23 juillet 2013
COMPARUTIONS :
Michael Crane
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POUR LE DEMANDEUR
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Asha Gafar |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael Crane Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR
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