Date : 20130507
Dossier : IMM‑1594‑12
Référence : 2013 CF 482
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]
Edmonton (Alberta), le 7 mai 2013
En présence de madame la juge Gleason
ENTRE :
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JASMATTIE DE COITO |
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeurs
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La demanderesse, Mme De Coito, est une citoyenne du Guyana d’origine ethnique indienne âgée de 59 ans. Elle vit au Canada avec des membres de sa famille depuis plus d’une décennie. Elle a quitté le Guyana après qu’elle‑même, son époux, sa fille et sa nièce eurent été sauvagement agressés. Des truands ont pénétré par effraction dans leur domicile, agressé l’époux de la demanderesse et violé collectivement Mme De Coito, sa fille et sa nièce. L’époux de la demanderesse est décédé des suites de l’agression. Malheureusement, il s’agissait de la seconde attaque du genre : sept ans plus tôt, le premier époux de la demanderesse avait également été agressé et tué au Guyana.
[2] Mme De Coito a fait une demande d’asile au Canada en invoquant les expériences qu’elle avait subies et le risque auquel les Indo‑Guyaniens sont exposés au Guyana; sa demande a été rejetée. Elle a également demandé et obtenu un examen des risques avant renvoi, mais l’examen a aussi fait l’objet d’une décision défavorable. Elle a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [CH], en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi], laquelle a été rejetée le 13 janvier 2012 par une agente principale de Citoyenneté et Immigration Canada. La décision CH fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Mme De Coito prétend que l’agente a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle durant le processus qui l’a menée à rendre une décision négative au sujet de sa demande, notamment les suivantes :
1. L’agente n’a pas tenu suffisamment compte des intérêts supérieurs du beau‑petit‑fils de Mme De Coito, dont la demanderesse est très proche.
2. L’agente a fait abstraction de certains éléments de preuve essentiels qui ont été fournis, dont un disque compact contenant des coupures de presse provenant du Guyana et décrivant l’agression commise contre Mme De Coito et sa famille, ainsi que des observations complémentaires de son avocat, apportant des précisions au sujet des difficultés qu’éprouverait, selon la demanderesse, son beau‑petit‑fils si elle était renvoyée.
3. L’agente n’a pas traité de façon raisonnable la question des difficultés que la demanderesse connaîtrait vraisemblablement si elle était renvoyée au Guyana; l’examen des motifs de l’agente révèle que celle‑ci les a recopiés d’un autre dossier et qu’elle s’est fondée sur des faits totalement étrangers à la situation de Mme De Coito, de sorte que le résultat obtenu est déraisonnable.
[3] Je dois seulement examiner le dernier point, car j’estime que la façon dont l’agente a traité la question de la difficulté en l’espèce n’est pas raisonnable et exige une intervention de la Cour.
[4] En parvenant à cette conclusion, je reconnais que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’agente et que, s’agissant d’une décision discrétionnaire comme celle‑ci, la norme de la raisonnabilité commande de faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la décision, de sorte que je ne puis substituer mon appréciation à celle de l’auteur de la décision (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, aux paragraphes 18 et 20). Pour citer les mots du juge Binnie, s’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], au paragraphe 62, « [i]l ne s’agit pas de savoir » si je souscris ou non à la décision de l’agente, car c’est à l’agente que le législateur a confié la tâche de rendre la décision. En d’autres termes, une décision discrétionnaire sous‑entend un large éventail d’issues possibles acceptables (voir Abraham c Canada (Procureur général), 2012 CAF 266, au paragraphe 42; Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129, au paragraphe 24).
[5] Cela dit, les décisions discrétionnaires ne sont pas à l’abri d’un contrôle si les résultats obtenus sont déraisonnables, et l’éventail d’issues possibles acceptables n’est pas infini. La jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada précisant la teneur de la norme de la décision raisonnable établit clairement qu’une cour de révision doit examiner à la fois le raisonnement et le résultat obtenu pour déterminer si la décision d’un tribunal administratif est raisonnable. Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190, « [l]a cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité ». De façon similaire, dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14, la juge Abella, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a écrit que « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». La juge Abella a récemment confirmé, dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, que l’obligation imposée aux cours de révision d’évaluer les motifs et l’issue s’applique aux décisions discrétionnaires.
[6] Rares sont les cas où un contrôle s’impose en raison du caractère déraisonnable d’une décision discrétionnaire rendue par un tribunal, car il n’appartient pas à la cour de révision de réexaminer les facteurs pris en considération par le tribunal, pour autant qu’il ait examiné les facteurs pertinents (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 37, [2002] 1 RCS 3). Toutefois, la jurisprudence a depuis longtemps établi qu’une intervention est justifiée dans les cas où le tribunal n’a pas tenu compte des facteurs pertinents ou s’est fondé sur des facteurs non pertinents pour en arriver à sa décision (voir p. ex. Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2, 137 DLR (3d) 558).
[7] De plus, un contrôle peut être justifié si, après avoir fait état de l’une des principales considérations pertinentes, un tribunal fait ensuite abstraction de ce facteur au point où celui‑ci perd pratiquement toute substance. Le problème s’est posé dans l’affaire Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39, où la Cour suprême a écarté une décision CH en partie parce que l’agent qui l’avait rendue avait minimisé à un point tel l’intérêt des enfants en cause qu’il les avait pour ainsi dire ignorés. S’exprimant au nom de la majorité, la juge L’Heureux‑Dubé a écrit ce qui suit au paragraphe 66 :
Le libellé du par. 114(2) et de l’art. 2.1 du règlement exige que le décideur exerce le pouvoir en se fondant sur « des raisons d’ordre humanitaire » (je souligne). Ces mots et leur sens doivent se situer au cœur de la réponse à la question de savoir si une décision d’ordre humanitaire particulière constituait un exercice raisonnable du pouvoir conféré par le Parlement. La loi et le règlement demandent au ministre de décider si l’admission d’une personne devrait être facilitée pour des raisons humanitaires. Ils démontrent que l’intention du Parlement est que ceux qui exercent le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi agissent de façon humanitaire. Notre Cour a jugé que le ministre est tenu d’examiner les demandes d’ordre humanitaire qui sont présentées […] De même, quand il procède à cet examen, le ministre doit évaluer la demande d’une manière qui soit respectueuse des raisons d’ordre humanitaire.
[8] En l’espèce, la décision de l’agente n’est pas raisonnable, car elle a repris textuellement les motifs d’une autre affaire et les a cités pour justifier son rejet de l’allégation de Mme De Coito selon laquelle elle serait exposée à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées si elle devait retourner au Guyana. L’agente a écrit ce qui suit :
[traduction]
[…] J’estime que si la demanderesse devait se réinstaller au Guyana, il serait raisonnable de présumer qu’elle bénéficierait du soutien et de l’aide de leur autre fils et des frères et sœurs du demandeur principal, et qu’elle pourrait mettre à profit ses connaissances d’entrepreneure en restauration ou son expérience professionnelle acquise au Canada pour les aider à obtenir un emploi. Je conclus donc que les éléments examinés en l’espèce n’entraîneraient pas son exposition à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait retourner à Trinité.
[9] Mme De Coito est une femme, elle n’est pas originaire de Trinité, elle n’a jamais travaillé dans un restaurant et elle n’a pas de fils au Guyana. Ainsi, rien de ce qui figure au paragraphe précédent ne se rapporte à sa situation. Les défendeurs soutiennent que ce ne sont que des erreurs d’écriture et que l’agente a exposé ailleurs les faits relatifs à la demande de Mme De Coito avec exactitude. Les défendeurs estiment donc que les erreurs commises par la Commission ne justifient pas l’intervention de la Cour.
[10] Je ne suis pas d’accord. Contrairement à ce que soutiennent les défendeurs, ces erreurs factuelles sont au cœur même du raisonnement de l’agente en l’espèce. Le fait que la situation de la demanderesse n’a pas été examinée ni analysée convenablement rend la décision de l’agente déraisonnable.
[11] Même si cette dernière conclusion permet de trancher la présente demande, il convient également de signaler que la conclusion tirée par l’agente ne semble pas appartenir aux issues possibles acceptables. L’objet du pouvoir discrétionnaire relatif aux demandes CH est analysé à la section 2 du chapitre 5 du Guide de traitement des demandes au Canada : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, publié par le défendeur :
Le pouvoir discrétionnaire relatif aux demandes CH donne la latitude nécessaire à l’approbation des cas non prévus dans la Loi lorsqu’il est justifié de le faire, contribuant ainsi au maintien de la tradition humanitaire du Canada. L’exercice du pouvoir discrétionnaire n’est donc pas contraire à la Loi ou au Règlement et représente plutôt une disposition complémentaire concourant aux objectifs de la Loi.
[12] La juge L’Heureux‑Dubé a aussi reconnu cet objet dans l’arrêt Baker, ayant exposé ce qui suit au paragraphe 15 :
Les demandes de résidence permanente doivent normalement être présentées à l’extérieur du Canada, conformément au par. 9(1) de la Loi. L’une des exceptions à cette règle est l’admission fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. En droit, conformément à la Loi et au règlement, c’est le ministre qui prend les décisions d’ordre humanitaire, alors qu’en pratique, ces décisions sont prises en son nom par des agents d’immigration […] En outre, même si, en droit, une décision d’ordre humanitaire est une décision qui prévoit une dispense d’application du règlement ou de la Loi, en pratique, il s’agit d’une décision, dans des affaires comme celle dont nous sommes saisis, qui détermine si une personne qui est au Canada, mais qui n’a pas de statut, peut y demeurer ou sera tenue de quitter l’endroit où elle s’est établie. Il s’agit d’une décision importante qui a des conséquences capitales sur l’avenir des personnes visées. Elle peut également avoir des répercussions importantes sur la vie des enfants canadiens de la personne qui a fait la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire puisqu’ils peuvent être séparés d’un de leurs parents ou déracinés de leur pays de citoyenneté, où ils se sont installés et ont des attaches.
[13] Le résultat obtenu en l’espèce est difficilement conciliable avec l’objet des dispositions relatives aux motifs CH dans la Loi et l’idée qu’il faut tenir compte de la tradition humanitaire du Canada. Si la demanderesse n’a pas droit à ce traitement exceptionnel, on imagine mal qui d’autre pourrait s’en prévaloir. Comme l’avocate de la demanderesse l’a souligné, si les motifs d’ordre humanitaire ne peuvent être pris en considération dans le cas de Mme De Coito, celle‑ci ne pourra probablement pas revenir au Canada, sauf de façon temporaire, et elle devra vivre au Guyana, où elle n’a pas vraiment de racines et où elle a subi d’importants traumatismes. Il est difficile d’imaginer une personne mieux placée pour obtenir la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire qu’une grand‑mère de 59 ans dont les deux maris ont été brutalement assassinés, qui a été victime d’un viol collectif et témoin du viol collectif de sa fille et de sa nièce, et qui serait forcée de regagner le pays où ces événements se sont produits, pays où elle ne vit plus depuis plus de dix ans et où il lui reste peu de relations. Voilà exactement le genre de cas que le législateur devait avoir à l’esprit lorsqu’il a accordé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’observation des dispositions de la LIPR.
[14] Pour les raisons susmentionnées, la décision de l’agente sera annulée et l’affaire sera renvoyée aux défendeurs pour qu’ils procèdent à un nouvel examen conformément à la présente décision. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification en application de l’article 74 de la LIPR et aucune ne se pose en l’espèce.
JUGEMENT
LA COUR STATUE QUE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agente est accueillie, et la décision rendue par l’agente le 13 janvier 2012 est annulée.
2. La demande CH de la demanderesse est renvoyée au défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision.
3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
4. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Mary J.L. Gleason »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑1594‑12
INTITULÉ : JASMATTIE
DE COITO c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 6 décembre 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LA JUGE GLEASON
DATE DES MOTIFS : Le 7 mai 2013
COMPARUTIONS :
Robin L. Seligan
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POUR LA DEMANDERESSE
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Margherita Braccio
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Robin Seligman Professional Corporation Avocate Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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William F. Pentney Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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