T‑672‑11
T‑673‑11
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 25 mai 2012
En présence de madame la juge Gleason
Dossier : T‑671‑11
ENTRE :
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et
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Dossier : T‑672‑11
ET ENTRE :
FADUMA HASHI
demanderesse
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
Dossier : T‑673‑11
ET ENTRE :
HALIMO ABSHIR
demanderesse
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Au début de l’audience tenue en l’espèce, les avocats des parties ont présenté une requête de vive voix afin de modifier l’intitulé dans les trois dossiers de façon à y substituer le procureur général du Canada à titre de défendeur, compte tenu des exigences de l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS /98‑106. La requête est accueillie; le défendeur approprié en l’espèce est le procureur général du Canada.
[2] Les trois dossiers visés par le présent jugement concernent des demandes de contrôle judiciaire visant à faire annuler les décisions datées du 18 mars 2011 par lesquelles un arbitre de Passeport Canada a confirmé la révocation des passeports des demanderesses et leur a refusé la prestation de services de passeport pendant cinq ans. Étant donné que les décisions rendues dans les trois dossiers sont presque identiques et découlent des mêmes circonstances, les présents motifs portent sur les trois demandes de contrôle judiciaire et une copie de ces motifs sera versée dans chaque dossier.
[3] La demanderesse Shukri Abdi est originaire de la Somalie et a obtenu la citoyenneté canadienne en 1994. La demanderesse Halimo Abashir est la fille de Mme Abdi et était âgée de 17 ans lorsque les événements pertinents se sont produits. La demanderesse Faduma Hashi est une amie de Mme Adbi.
[4] En juillet 2008, les trois femmes ont fait un voyage en Égypte et au Kenya afin de rendre visite à des parents et de rencontrer un homme avec lequel Halimo correspondait sur l’Internet. Pendant le trajet de retour vers le Canada, Shukri Abdi, Faduma Hashi et une troisième femme (qui, selon elles, était Halimo, mais qui, de l’avis de l’agent d’intégrité des mouvements migratoires (AIMM) des Services frontaliers du Canada, était un imposteur) ont été arrêtées et interrogées par l’AIMM à l’aéroport du Caire, en Égypte. Ayant conclu que la personne utilisant le passeport de Halimo était un imposteur, l’AIMM a remis les femmes aux autorités égyptiennes, qui les a renvoyées au Kenya (là où leur voyage de retour avait débuté). Le Haut‑Commissariat du Canada à Nairobi a saisi les passeports des demanderesses et leur a délivré des documents de voyage temporaires pour leur permettre de revenir au Canada.
[5] L’affaire a été renvoyée à Passeport Canada en vue d’une enquête. Les enquêteurs de Passeport Canada ont recommandé que les passeports des demanderesses soient révoqués, que les demandes qu’elles avaient présentées en vue d’obtenir le renouvellement de leurs passeports soient rejetées et que la prestation de services de passeport soit également refusée aux trois demanderesses pour une période de cinq ans, étant donné que l’enquête avait permis d’établir que Mme Abdi et Mme Hashi avaient été impliquées dans un incident de passage de clandestins, que Halimo avait, de façon inacceptable, permis que son passeport soit utilisé par une tierce personne et que toutes les trois avaient fait de fausses déclarations à Passeport Canada lorsqu’elles ont demandé des documents de voyage temporaires et la délivrance de nouveaux passeports. Conformément à ses procédures habituelles, Passeport Canada a renvoyé l’affaire à l’un de ses arbitres. Ce dernier a accepté la recommandation que les enquêteurs avaient formulée dans les trois décisions faisant l’objet des présentes demandes de contrôle judiciaire.
[6] Dans ses observations écrites, l’avocat des demanderesses a soutenu que les décisions devraient être annulées pour les motifs suivants :
1. L’arbitre a manqué aux principes d’équité procédurale en acceptant des éléments de preuve qui n’avaient pas été communiqués aux demanderesses et en se fondant sur cette preuve;
2. La procédure d’enquête suivie par Passeport Canada était inéquitable et allait à l’encontre des principes d’équité procédurale, parce que Passeport Canada a divulgué des renseignements à deux occasions distinctes (la deuxième après la présentation des observations initiales des demanderesses) et a donc indûment fractionné sa cause;
3. L’arbitre a commis une erreur susceptible de révision en acceptant en preuve les notes non solennelles de l’AIMM et en préférant ces notes aux affidavits déposés par les demanderesses;
4. Certains commentaires formulés par l’enquêteur de Passeport Canada soulèvent une crainte raisonnable de partialité, de même que certains commentaires que l’arbitre a formulés dans les décisions;
5. L’arbitre a commis une erreur susceptible de révision quant à la façon dont il a interprété les articles 117 et 135 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] et l’alinéa 10(2)b) du Décret sur les passeports canadiens, TR /81‑86 [Décret];
6. L’arbitre a rendu des décisions déraisonnables en n’attribuant pas suffisamment d’importance aux témoignages sous serment des demanderesses et en formulant des hypothèses inappropriées.
Au cours de sa plaidoirie, l’avocat des demanderesses a mis l’accent principalement sur les trois premiers points susmentionnés et précisé qu’il abandonnait son cinquième argument, parce qu’il existe des décisions judiciaires dont il n’était pas au courant lorsqu’il a préparé son mémoire et qui indiquent que l’interprétation donnée aux dispositions susmentionnées de la LIPR et du Décret était correcte.
[7] Pour sa part, l’avocate du défendeur a répondu qu’il n’y avait eu aucun manquement à l’équité procédurale parce que les renseignements importants sur lesquels reposent les décisions de l’arbitre avaient été communiqués aux demanderesses et que la procédure suivie par Passeport Canada n’avait rien d’anormal, soulignant à cet égard qu’en qualité d’organisme administratif, Passeport Canada n’était pas tenu d’adopter une procédure semblable à celle des cours de justice. L’avocate a ajouté que la décision de l’arbitre d’admettre en preuve les notes de l’AIMM et de les retenir de préférence aux affidavits des demanderesses était susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable et que cette décision était tout à fait raisonnable. Enfin, le défendeur a souligné que la conduite des enquêteurs de Passeport Canada et celle de l’arbitre ne soulevaient aucune crainte raisonnable de partialité.
[8] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis arrivée à la conclusion que les décisions de l’arbitre doivent être annulées parce que la procédure suivie par Passeport Canada dans les présents dossiers n’était pas conforme à l’équité procédurale. À cet égard, les circonstances de la présente affaire sont différentes de celles de la décision Slaeman et Roukan c Procureur général du Canada (2012 CF 641, rendue en même temps que la présente décision) car, contrairement à la situation mise en preuve dans cette dernière décision, les renseignements qui n’ont pas été communiqués aux demanderesses étaient importants pour l’enquête en l’espèce et concernaient des questions dont l’arbitre devait tenir compte. En conséquence, l’omission de communiquer ces renseignements a privé les demanderesses de la possibilité de se défendre correctement, de sorte que les décisions doivent être annulées. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire ou utile que j’examine les autres motifs que les demanderesses ont invoqués, puisque les affaires doivent être renvoyées à Passeport Canada pour qu’il rende de nouvelles décisions.
La procédure suivie à Passeport Canada
[9] Afin de comprendre les allégations de manquement à l’équité procédurale formulées par les demanderesses, il convient de passer en revue la façon dont les passeports sont délivrés et révoqués et la procédure que suit Passeport Canada pour trancher des affaires semblables à celles des présentes demandes.
[10] Comme l’a souligné le juge Noël dans Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, au paragraphe 25, [2008] 1 RCF 59 [Kamel] (décision que la Cour d’appel fédérale a infirmée dans Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449, mais pas sur ce point), les passeports sont délivrés conformément à la prérogative royale. Dans l’exercice de cette prérogative, le gouverneur en conseil a pris le Décret, qui régit la délivrance et la révocation des passeports et le refus des demandes de passeport. Les dispositions du Décret en vertu desquelles les passeports des demanderesses ont été révoqués et la prestation de services de passeport leur a été refusée pour une période de cinq ans figurent aux alinéas 9a), 10(2)b) et 10(2)c) et au paragraphe 10(1) du Décret (et, par renvoi, aux paragraphes 8(1) et 8(2)), dont voici le texte :
8. (1) En plus des renseignements et des documents à fournir avec une demande de passeport ou à l’égard de la prestation de services de passeport, Passeport Canada peut demander au requérant ou à son représentant de fournir des renseignements, des documents ou des déclarations supplémentaires à l’égard de toute question se rapportant à la délivrance du passeport ou à la prestation des services.
(2) Les renseignements, les documents et les déclarations supplémentaires visés au paragraphe (1) et les circonstances qui justifient leur demande comprennent ceux mentionnés à l’annexe.
[…]
9. Passeport Canada peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui : a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés (i) dans la demande de passeport, ou (ii) selon l’article 8;
[…]
10. (1) Passeport Canada peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que le refus d’en délivrer un.
(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :
[…]
b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;
c) permet à une autre personne de se servir du passeport; |
8. (1) In addition to the information and material that an applicant is required to provide in the application for a passeport or in respect of the delivery of passeport services, Passeport Canada may request an applicant and any representative of the applicant to provide further information, material, or declarations respecting any matter relating to the issue of the passeport or the delivery of passeport services.
(2) The further information, material and declarations referred to in subsection (1) and the circumstances in which they may be requested include the information, material, declarations and circumstances set out in the schedule.
[…]
9. Passeport Canada may refuse to issue a passeport to an applicant who (a) fails to provide the Passeport Office with a duly completed application for a passeport or with the information and material that is required or requested (i) in the application for a passeport, or (ii) pursuant to section 8
[…]
10. (1) Passeport Canada may revoke a passeport on the same grounds on which it may refuse to issue a passeport.
(2) In addition, Passeport Canada may revoke the passeport of a person who
[…]
(b) uses the passeport to assist him in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;
(c) permits another person to use the passeport; |
[11] Passeport Canada a promulgué des règles de procédure concernant les cas de refus de délivrance et de révocation de passeports [les Règles], qui sont disponibles sur l’Internet. Comme l’avocat des demanderesses le souligne à juste titre, Passeport Canada a promulgué ces règles de manière unilatérale et non en vertu d’une autorisation législative ou réglementaire explicite. Les règles énoncent une procédure en deux étapes à suivre dans les cas semblables à la présente affaire : d’abord, la tenue d’une enquête par la Section de la revue de l’admissibilité de la Direction générale de la sécurité, des politiques et de l’admissibilité du Bureau des passeports [la Section]; ensuite, le renvoi de l’affaire à un arbitre en vue d’une décision, si ce renvoi est justifié. L’arbitre est membre du Bureau d’arbitrage et de gestion des conflits [BAGC] du Bureau des passeports.
[12] La première étape de l’enquête vise à décider s’il existe des éléments de preuve à l’appui d’une recommandation de révoquer ou de refuser de délivrer un passeport pour l’un des motifs mentionnés à l’article 9 ou 10 du Décret. Selon l’article 19 des Règles, la Section est tenue de communiquer à l’intéressé [traduction] « tous les faits et renseignements pertinents en sa possession et lui donner la possibilité de répondre et de fournir des renseignements supplémentaires ». Les Règles prévoient également que la Section doit informer l’intéressé de la procédure régissant la tenue de l’enquête et de toute recommandation qu’elle pourrait formuler. Des recommandations sont formulées dans les cas où la Section estime qu’il existe des motifs justifiant la révocation d’un passeport ou le refus de délivrer un passeport. Avant de soumettre une recommandation au BAGC, la Section doit faire parvenir à l’intéressé une lettre résumant [traduction] « tous les faits et renseignements pertinents » et lui donner le droit de répondre (articles 21 et 22 des Règles). Par la suite, la Section soumet au BAGC une recommandation écrite motivée et doit en remettre une copie à l’intéressé. Selon les Règles, la recommandation doit faire état de [traduction] « tous les éléments de preuve et faits importants dont la Section a tenu compte pour arriver à sa recommandation » (article 23 des Règles). Les Règles n’exigent pas que la Section communique la totalité de son dossier d’enquête au BAGC; cependant, tel qu’il est expliqué de façon plus détaillée ci‑dessous, il semble que ce soit là la pratique courante de la Section.
[13] En ce qui a trait à la deuxième étape, les Règles énoncent que l’arbitre ne tiendra pas d’audience en personne, mais examinera, pour arriver à sa décision, la preuve écrite fournie par la Section. Selon l’article 11 des Règles, l’arbitre doit appliquer la norme de preuve de la prépondérance des probabilités. Les Règles précisent que le fardeau de prouver l’existence ou la non‑existence d’un fait ou d’une question incombe à l’auteur de l’allégation en question (la Section ou la partie) (article 10 des Règles) : les Règles autorisent le dépôt de copies et l’admission d’une preuve par ouï‑dire (articles 15 et 16 des Règles).
[14] Dans la présente affaire, il semble que la Section ait suivi la procédure habituelle, qu’elle a d’ailleurs décrite en ces termes dans la correspondance qu’elle a fait parvenir aux demanderesses. Ainsi, elle a transmis la totalité de son dossier d’enquête à l’arbitre pour que celui‑ci l’examine avant de décider d’accepter ou de rejeter les recommandations qu’elle avait formulées. De plus, la Section n’envoie habituellement pas de copie de son dossier à l’intéressé et effectivement, dans la présente affaire, les demanderesses n’ont pas reçu de copie du dossier envoyé à l’arbitre. Malgré des demandes répétées de l’avocat des demanderesses, la Section n’a communiqué aucun des documents sur lesquels elle s’est fondée, dont les rapports détaillés qu’elle avait reçus de l’AIMM et de représentants du Haut‑Commissariat à Nairobi, au Kenya. La Section a plutôt fait parvenir aux demanderesses (ou à leur avocat) une série de lettres dans lesquelles elle a mentionné plusieurs (mais non la totalité) des faits importants qui avaient été portés à sa connaissance.
[15] La Section a reçu plusieurs rapports relativement détaillés qui n’ont pas été communiqués aux demanderesses. Le premier était un courriel que l’AIMM a écrit un jour ou deux après l’incident au cours duquel les demanderesses ont été interpellées à l’aéroport du Caire. Le deuxième provenait également de l’AIMM et a été écrit deux ou trois semaines plus tard. Dans les deux courriels, l’AIMM a fourni des détails concernant les événements mettant en cause les demanderesses et les raisons pour lesquelles il avait conclu que la personne qui avait cherché à utiliser le passeport de Halimo était un imposteur. Ces rapports mentionnaient notamment les faits importants suivants :
- les trois femmes semblaient nerveuses et excessivement amicales lorsque l’AIMM leur a parlé pour la première fois;
- la personne soupçonnée d’être un imposteur ressemblait à celle qui figure sur la photographie du passeport de Halimo:
- la personne soupçonnée d’être un imposteur avait une connaissance limitée de l’anglais et une connaissance très sommaire de Toronto (où Halimo avait vécu pendant plusieurs années);
- la personne soupçonnée d’être un imposteur a feint d’être malade lorsque l’AIMM a commencé à l’interroger pour vérifier son identité;
- lorsque l’AIMM a mentionné aux trois femmes qu’elles pouvaient se rendre à la salle de départ, la personne soupçonnée d’être un imposteur s’est soudainement sentie mieux et elle lui a souri et l’a remercié;
- l’AIMM a interpellé les femmes un peu plus tard, alors qu’elles se trouvaient dans la salle de départ, et les a interrogées à nouveau. Au cours de cet interrogatoire, l’AIMM a demandé à la personne soupçonnée d’être un imposteur de signer son nom sur une feuille de papier, et la signature ainsi obtenue ne correspondait pas à celle qui figurait dans le passeport de Halimo;
- peu après, les trois femmes ont avoué séparément avoir tenté de faire passer de manière clandestine l’imposteur au Canada et elles ont admis que cette personne était la fille du frère de Mme Adbi;
- avant que l’AIMM remette les trois femmes aux autorités égyptiennes, Mme Hashi lui a fait une avance sexuelle afin de tenter de l’inciter à fermer les yeux sur l’affaire;
- Mme Adbi s’est montrée préoccupée par la question de faire sortir Halimo de Nairobi;
- la police égyptienne a décidé de renvoyer tout le groupe à Nairobi, là où avait commencé le voyage de retour des demanderesses.
[16] Passeport Canada a également reçu un troisième rapport d’un représentant du Haut‑Commissariat à Nairobi, où les demanderesses se sont rendues après avoir été renvoyées au Kenya depuis Le Caire. Ce rapport n’a pas été dévoilé aux demanderesses. Les principaux faits qui y sont énoncés comprenaient les éléments suivants :
- le Haut‑Commissariat avait été prévenu par l’Unité de l’AIMM au Caire de s’attendre à ce que les demanderesses se présentent pour obtenir de l’aide afin de retourner au Canada;
- les demanderesses se sont effectivement présentées au Haut‑Commissariat le 31 juillet 2008 et ont nié avoir tenté de faire passer qui que ce soit clandestiment au Canada. Halimo a soutenu qu’elle avait été à l’aéroport du Caire;
- les demanderesses se sont fait retirer leurs passeports et ont demandé des documents de voyage temporaires afin de retourner au Canada;
- une recherche menée dans les bases de données pertinentes du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a révélé l’existence d’une affaire de fraude de passeport depuis Dubaï, laquelle affaire figurait sous le nom de Shukri Abdi, mais il n’a pas été possible de savoir si la demanderesse était la même personne que celle qui était impliquée dans cette affaire de fraude.
[17] De plus, le dossier de la Section contenait des courriels dans lesquels l’AIMM a confirmé qu’il n’avait pas conservé le spécimen de signature que lui avait fourni la personne qui portait le passeport de Halimo lorsqu’il l’a interrogée à l’aéroport du Caire. Le dossier contenait également un document intitulé « Security Case History Sheet » (résumé du dossier de sécurité), qui présentait un sommaire des différentes mesures prises au cours de l’enquête ainsi que des commentaires de l’un des enquêteurs; dans bien des cas, ces commentaires équivalent à des observations au soutien de la position de la Section et énoncent les raisons pour lesquelles les arguments de l’avocat des demanderesses devraient être rejetés. Ainsi, selon un commentaire formulé, une des explications données en guise d’excuse par Mme Adbi [traduction] « n’a rien à voir avec l’incident ». D’après un commentaire concernant les observations formulées par l’avocat des demanderesses, la version des événements fournie par celles‑ci va à l’encontre de celle que l’AIMM a donnée au sujet du même incident et est une question [traduction] « dont la véracité doit être examinée selon la prépondérance des probabilités ». Dans un autre commentaire, qui concernait les demandes répétées de l’avocat des demanderesses en vue d’obtenir la communication des documents sur lesquels s’est fondé Passeport Canada, des motifs inappropriés sont imputés à l’avocat. Voici le commentaire en question :
[traduction] Je crois que l’avocat n’a pas répondu aux renseignements que nous avons fournis dans nos lettres et a simplement transmis les dénégations de ses clientes à ce sujet. Il continue à nous demander les documents mêmes au soutien des renseignements que nous lui avons donnés et je pense qu’il sait parfaitement que nous les possédons uniquement sous forme d’information. Je pense qu’il demande la documentation simplement parce qu’il sait qu’elle n’est pas disponible et espère ainsi que notre cause échouera parce que nous ne pouvons pas fournir les documents.
[18] Bon nombre de faits contenus dans les rapports de l’AIMM et du représentant du Haut‑Commissariat à Nairobi ont été dévoilés aux demanderesses ou à leur avocat dans les lettres que la Section leur a écrites. Cependant, plusieurs faits cruciaux ont été omis, dont le plus important est que l’AIMM n’avait pas conservé de copie de la signature fournie par la personne soupçonnée d’être un imposteur. L’avocat des demanderesses a demandé à maintes reprises la communication de la signature afin de la faire analyser par un graphoanalyste, parce qu’elle représentait l’élément de preuve clé du dossier de la Section et que les demanderesses ont nié avec véhémence avoir participé à des activités de passage de clandestins ou avoir fait l’une ou l’autre des admissions mentionnées dans le rapport de l’AIMM. Selon les demanderesses, c’est Halimo elle‑même qui se trouvait à l’aéroport du Caire afin de monter à bord de l’avion qui devait les ramener au Canada. De plus, le fait que Mme Adbi a été soupçonnée en liaison avec le précédent incident de passage de clandestins à Dubaï n’a pas été dévoilé, ni le fait que la personne soupçonnée d’être un imposteur ressemblait à la femme figurant sur la photographie du passeport de Halimo ou qu’elle a soudainement semblé reprendre du mieux lorsqu’elle a cru à tort que l’AIMM avait accepté son identité.
[19] Dans les décisions, l’arbitre devait choisir entre la version des événements proposée par les demanderesses (au moyen d’affidavits et de déclarations faites à différents représentants de Passeport Canada) et une version provenant principalement des rapports de l’AIMM. En conséquence, ce qui était en cause, c’est la crédibilité des demanderesses par opposition à celle de l’AIMM. Chacun des faits non divulgués qui a été mentionné dans les paragraphes précédents était pertinent quant à la décision à laquelle l’arbitre devait arriver, parce que chacun des faits en question concernait directement la véracité des versions des événements proposées par les différentes parties. Plus précisément, la signature fournie par la personne soupçonnée d’être un imposteur constituait un élément de preuve clé. Comme l’avocat des demanderesses l’a souligné à juste titre dans ses observations, l’omission de divulguer le fait que Passeport Canada n’avait pas la signature (ou même une copie de celle‑ci) l’a privé de la possibilité d’invoquer un argument central dans l’affaire, soit la nécessité d’attribuer une importance minime à l’observation non solennelle de l’AIMM au sujet de l’authenticité de la signature, dans des circonstances où la signature elle‑même ne faisait pas partie du dossier de la Section. Un autre fait non dévoilé aurait pu étayer sensiblement cet argument, soit la ressemblance entre la personne soupçonnée d’être un imposteur et celle qui figurait sur la photographie du passeport de Halimo.
[20] Je ne me prononce pas sur la question de savoir si ces arguments seraient retenus; ce qui m’importe, c’est que les demanderesses n’ont pas eu la possibilité de les faire valoir. Dans la même veine, elles n’ont pas eu la possibilité de répondre à l’insinuation très accablante de l’AIMM selon laquelle Mme Abdi s’était précédemment livrée à des activités de passage de clandestins et n’ont pu, pour la même raison, répondre aux observations de l’AIMM au sujet du rétablissement rapide de la personne soupçonnée d’être un imposteur, lesquelles observations ont renforcé la version que l’AIMM a donnée.
L’obligation d’équité procédurale dans le cadre du processus décisionnel découlant du Décret
[21] L’avocat des demanderesses soutient qu’au nom de l’équité procédurale, il était nécessaire de remettre aux demanderesses une copie de l’ensemble du dossier dont disposait l’arbitre. Je ne crois pas que l’équité procédurale exige une telle communication dans le contexte des décisions prises par Passeport Canada en application du Décret. À mon avis, il faut plutôt s’assurer que tous les faits importants que la Section a découverts pendant son enquête sont divulgués aux parties concernées; de plus, tous les documents qui renferment des éléments qui appuient la position de la Section et qui sont fournis à l’arbitre doivent également être communiqués aux parties concernées. Enfin, celles‑ci doivent avoir l’entière possibilité de répondre avant que l’affaire soit renvoyée à l’arbitre.
[22] À cet égard, le droit de détenir un passeport canadien est un droit important et permet aux citoyens canadiens de voyager à l’étranger. Cependant, les intérêts en jeu dans une affaire comme celles en cause en l’espèce sont moins importants pour les personnes concernées que le droit à la vie ou à la liberté pouvant être en jeu dans d’autres types de décisions que la Cour fédérale est appelée à contrôler.
[23] Dans l’arrêt Baker c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, la Cour suprême du Canada a énoncé, aux paragraphes 21 à 27, les principes régissant l’obligation d’équité procédurale à l’égard des décisions administratives et décidé que cette obligation variera selon la nature de la décision et ses répercussions sur les intérêts de la personne touchée. Les facteurs pertinents quant au contenu de l’obligation comprennent : la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir ou « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire »; les exigences du texte législatif en vertu duquel la décision est prise et le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision en ce qui concerne les procédures que suivra le tribunal et les choix de procédure que l’organisme fait lui‑même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures.
[24] L’obligation d’équité procédurale dans le contexte de la révocation des passeports et de la suspension permanente de services de passeport a été examinée dans la décision Kamel, précitée. La situation examinée dans Kamel était différente de celle des présents dossiers en ce que Passeport Canada a suspendu la prestation de services de passeport en l’espèce pendant cinq ans. En revanche, dans Kamel, le ministre des Affaires étrangères et du Commerce international avait suspendu la prestation de services de passeport pour M. Kamel pour une durée indéfinie, après avoir conclu que celui‑ci représentait un risque pour la sécurité. La décision que le ministre a prise dans Kamel était fondée sur un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité qui n’avait pas été communiqué à M. Kamel. Le juge Noël a conclu que, étant donné que M. Kamel n’avait pas été informé de la teneur du rapport, l’équité procédurale n’avait pas été respectée : dans les circonstances de cette affaire‑là, M. Kamel aurait dû avoir la possibilité de participer pleinement au processus devant le ministre. Selon le juge Noël, à cette fin, le demandeur de passeport devait « connaître exactement les reproches qu’on lui [faisait] et l’information requise au cours de l’enquête et pouvoir y répondre » (Kamel, au paragraphe 68). Le juge Noël a résumé les principes applicables comme suit au paragraphe 72 :
Il suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée.
[25] Eu égard à ce qui précède, il est évident qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce parce que des faits importants et des observations de la Section, sous forme de promotion des intérêts, n’ont pas été communiqués aux demanderesses, qui ont donc été privées du droit de répondre pleinement aux arguments que la Section a donnés pour demander que leurs passeports leur soient retirés. De plus, je souligne de façon incidente que la Section n’a pas suivi les règles qu’elle avait promulguées unilatéralement, qui traduisent les principes d’équité procédurale et qui exigent la communication de tous les faits importants aux personnes concernées. Comme je l’ai mentionné dans la décision Slaeman et Roukan, précitée, même si les principes d’équité procédurale n’exigent pas nécessairement que la Section communique des documents peu pertinents dont disposait l’arbitre, il serait peut‑être plus prudent de la part de Passeport Canada de communiquer des documents identiques à l’arbitre et aux personnes visées par une enquête et de s’assurer ainsi d’être à l’abri de contestations de la nature de celles dans les présents dossiers. Eu égard aux circonstances mises en preuve en l’espèce, l’omission de suivre cette pratique prudente entraîne l’annulation de la décision de l’arbitre.
Conclusion
[26] À la lumière de ce qui précède, la décision de l’arbitre doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée au BAGC de Passeport Canada en vue d’une nouvelle décision par un arbitre différent.
[27] À l’audience, j’ai soulevé la question des dépens auprès des parties et l’avocat des demanderesses a demandé la possibilité de déposer de courtes observations à ce sujet, après le prononcé du jugement en l’espèce. En conséquence, les avocats ont jusqu’au 8 juin 2012 pour déposer des observations d’au plus dix pages sur les dépens. Ils peuvent aussi, s’ils le souhaitent, déposer d’ici le 15 juin 2012 une réponse d’au plus cinq pages aux observations de l’autre partie sur les dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. Les intitulés figurant dans les présentes demandes de contrôle judiciaire sont modifiés de façon à substituer le procureur général du Canada au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international à titre de défendeur dans chaque demande.
2. Les présentes demandes de contrôle judiciaire relatives aux décisions que l’arbitre de Passeport Canada a rendues le 28 mars 2011 sont accueillies et les décisions de l’arbitre sont annulées.
3. La question de la révocation des passeports des demanderesses et de l’imposition d’une interdiction pour celles‑ci de recevoir des services de passeport est renvoyée à Passeport Canada pour qu’un arbitre différent de celui qui a rendu les décisions visées par le présent jugement statue à nouveau sur l’affaire, s’il existe à Passeport Canada un autre employé du BAGC qui pourrait agir en qualité d’arbitre. S’il n’y en a pas, les affaires pourront être renvoyées à M. Francoeur, qui tiendra une nouvelle audience sans tenir compte des propos et commentaires formulés dans les décisions annulées. L’arbitre à qui auquel les affaires sont renvoyées pour les nouvelles décisions doit accorder aux demanderesses une nouvelle possibilité de présenter des observations à l’égard des éléments qui figurent au dossier de la Cour.
4. Les parties doivent déposer des observations écrites d’au plus dix pages sur la question des dépens au plus tard le 8 juin 2012.
5. Les parties ont la possibilité, si elles le désirent, de déposer jusqu’au 15 juin 2012 une réponse d’au plus cinq pages aux observations de l’autre partie sur les dépens.
6. Je demeure saisie de la question des dépens en l’espèce.
7. Une copie des présents motifs du jugement et jugement est versée dans les dossiers de la Cour portant les numéros T‑671‑11, T‑672‑11 et T‑673‑11.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS
DOSSIERS : T‑671‑11, T‑672‑11, T‑673‑11
INTITULÉS : SHUKRI
ABDI c
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, FADUMA HASHI c
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
HALIMO ABSHIR c
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 30 avril 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : Le 25 mai 2012
COMPARUTIONS :
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POUR LES DEMANDERESSES
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Mme Michelle Ratpan
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Poulton Law Office Avocat
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POUR LES DEMANDERESSES
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Myles J. Kirvan, Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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