Date : 20130412
Dossier : T-1157-12
Référence : 2013 CF 370
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 12 avril 2013
En présence de madame la juge Strickland
ENTRE :
AYELETE KOROLOVE
demanderesse
et
LE
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Ayelete Korolove (la demanderesse) interjette appel de la décision du 8 mai 2012, par laquelle le juge de la citoyenneté Philip Gaynor (le juge de la citoyenneté) a rejeté sa demande de citoyenneté, au motif qu’elle n’avait pas respecté l’obligation en matière de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi). Cet appel est fondé sur le paragraphe 14(5) de la Loi, et interjeté conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985 c F‑7, et à l’alinéa 300c) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
Le contexte
[2] La demanderesse est une citoyenne israélienne d’origine kazakhe. Elle est arrivée au Canada le 17 mars 2003 et a déposé une demande d’asile qui a été rejetée en juin 2004. Sa demande de contrôle judiciaire relative à cette décision a été rejetée le 26 novembre 2006.
[3] La demanderesse s’est mariée en août 2004 et son époux d’alors a parrainé sa demande de résidence permanente. Ils ont eu une fille, née à Toronto le 12 juin 2005. Ayant obtenu le statut de résidente permanente au Canada le 6 décembre 2006, elle a présenté une demande de citoyenneté canadienne le 26 mai 2009. Le 4 juillet 2011, elle a passé et réussi l’examen de citoyenneté et a soumis, comme il lui a été demandé, un questionnaire sur la résidence.
[4] Le 19 août 2011, un agent de citoyenneté a renvoyé la demande de citoyenneté de la demanderesse au juge de la citoyenneté pour qu’il apprécie sa résidence et sa crédibilité (la lettre de renvoi). Dans cette lettre, l’agent note que la période pertinente de quatre ans va du 26 mai 2005 au 26 mai 2009, et que le vol du passeport (israélien) de la demanderesse a été signalé le 22 mai 2007, de sorte qu’il était impossible d’examiner la période comprise entre le [traduction] « 26 mai 2005 et mai 2007 ». L’agent fait remarquer qu’un rapport du Système intégré d’exécution des douanes (le SIED) [traduction] « permettrait éventuellement d’obtenir les renseignements manquants ». La lettre de renvoi contient des observations concernant le passeport et le titre de voyage de la demanderesse, notamment celle-ci : [traduction] « Pas de tampons de retour au Canada entre le 23 janvier et le 30 janvier 2008 et entre le 10 février et le 12 avril 2008; peut avoir passé 67 jours de plus à l’extérieur ».
[5] L’audience relative à la citoyenneté de la demanderesse a eu lieu le 9 septembre 2011. À l’issue de l’audience, on l’a priée de fournir d’autres documents justificatifs pour permettre au juge de la citoyenneté d’apprécier sa résidence. La demanderesse a soumis les documents suivants le 7 octobre 2011 :
- recours aux soins de santé provinciaux de la RAMO entre le 1er janvier 2005 et le 31 décembre 2009;
- conventions d’achat et de vente relatives à des maisons possédées par la demanderesse;
- lettres des rédacteurs en chef de deux publications canadiennes auxquelles la demanderesse a contribué;
- avis de cotisation pour les années d’imposition 2004 à 2010;
- rapport de voyageur du SIED pour la période allant du 1er janvier 2005 au 31 décembre 2009.
[6] Le juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté de la demanderesse le 9 mai 2012, au motif qu’elle n’avait pas rempli les obligations en matière de résidence prévues par l’alinéa 5(1)c) (la décision). C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.
La décision faisant l’objet du contrôle
[7] La décision récapitule la preuve orale et documentaire présentée au juge de la citoyenneté. On peut notamment y lire ce qui suit :
[traduction]
3. Dans votre cas, la période pertinente de respect de l’obligation en
matière de résidence allait du 6 décembre 2006 au
26 mai 2009, soit un total de 1 181 jours.
4. Dans votre demande, vous avez déclaré que vous vous étiez absentée 96 jours du Canada durant la période pertinente. Après un examen approfondi, j’ai établi que vous avez passé au moins 171 jours hors du Canada, ce qui nous laisse 1 010 jours de présence effective au pays (1 181‑171).
[8] Le juge de la citoyenneté précise que la question à trancher était de savoir si la demanderesse avait respecté l’obligation en matière de résidence prévue par l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Pour ce faire, il a eu recours au critère de la présence physique énoncé dans Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 232, 62 FTR 122 (1re inst), en vertu duquel les demandeurs doivent prouver qu’ils ont été physiquement présents au Canada au moins 1 095 jours durant la période pertinente de quatre ans. Le juge de la citoyenneté a conclu ainsi :
[traduction]
Dans votre cas, après avoir examiné tous les documents au dossier, je ne suis pas convaincu que vous avez rempli les exigences de la Loi en matière de résidence. Vous n’avez pas soumis suffisamment de renseignements pour les années 2006 et 2007. Vous vous êtes absentée du Canada 171 jours durant la période en cause. Par conséquent, il vous manque 85 jours (1 095‑1 010) pour satisfaire au seuil minimal de 1 095 jours requis par la Loi.
[9] Conformément au paragraphe 15(1) de la Loi, le juge de la citoyenneté a choisi de ne pas effectuer de recommandation favorable en vue de l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté, comme le prévoit le paragraphe 5(4) de la Loi.
Les questions en litige
[10] Je formulerais ainsi les questions en litige :
(i) Quelle est la norme de contrôle applicable?
(ii) La conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle la demanderesse n’avait pas respecté ses obligations en matière de résidence était-elle raisonnable?
(iii) Le juge de la citoyenneté était-il tenu d’effectuer aussi une analyse qualitative?
Analyse
(i) La norme de contrôle
[11] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 34 et 45, la Cour suprême a déclaré qu’il existait deux normes de contrôle : celle de la raisonnabilité pour les questions de fait et de droit, et celle de la décision correcte pour les questions de droit. La raisonnabilité est une norme de déférence qui intéresse surtout la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (paragraphe 47). Si la jurisprudence a établi de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à une question particulière, celle-ci peut être adoptée ensuite par une autre cour de révision (paragraphes 57 et 62).
[12] En l’espèce, la jurisprudence a établi que la décision des juges de la citoyenneté concernant le respect des obligations en matière de résidence d’un demandeur était une question de fait et de droit soumise à la norme de la raisonnabilité. Cette norme s’appliquera donc à la deuxième question en litige (Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 19, [2013] ACF no 37, au paragraphe 13; Burch c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1389, [2011] ACF no 1695, au paragraphe 30; Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 395, [2008] ACF no 485, au paragraphe 19; Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1641, [2005] ACF no 2029, au paragraphe 5).
[13] La question de savoir si le juge de la citoyenneté s’est servi du bon critère de résidence en est une de droit. À ce titre, le choix du critère applicable par le juge de la citoyenneté est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Gosh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 282, [2013] ACF no 313, aux paragraphes 14 à 18; Burch, précitée, au paragraphe 3l; El Ocla c (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 533, [2011] ACF no 667, aux paragraphes 12, 13 et 19; Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 346, [2002] ACF no 492, au paragraphe 9).
(ii) Le caractère raisonnable de la décision
a) La période de résidence applicable
[14] D’après la décision, la période pertinente durant laquelle la demanderesse devait respecter l’obligation en matière de résidence allait du 6 décembre 2006 au 26 mai 2009, soit un total de 1 181 jours.
[15] La demanderesse affirme que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en concluant que la période de résidence applicable allait du 6 décembre 2006 (date à laquelle la demanderesse est devenue résidente permanente) au 26 mai 2009 (date de sa demande de citoyenneté). Aux termes de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, pendant les quatre ans (1 460 jours) qui ont précédé la date de leur demande, les demandeurs doivent avoir résidé au Canada au mois trois ans (1 095 jours), calculés selon les modalités prévues aux sous-alinéas 5(1)c)(i) et (ii). À ce titre, la période correcte aurait dû être établie en l’occurrence comme allant du 26 mai 2005 au 26 mai 2009, comme l’indiquait la lettre de renvoi.
[16] D’après la demanderesse, cette erreur produit une marge additionnelle de 560 jours, à réduire de moitié en vertu du sous-alinéa 5(1)c)(i) de la Loi, puisqu’elle était sans statut entre le 26 mai 2005 et le 6 décembre 2006. Il faut donc ajouter 280 jours aux 1 010 calculés par le juge de la citoyenneté, ce qui donne un total de 1 290 jours de présence effective au Canada. La demanderesse soutient que le juge de la citoyenneté a commis [traduction] « une erreur de droit au regard du dossier », ce qui justifie d’infirmer la décision.
[17] La demanderesse reconnaît qu’en dépit de cette erreur, le juge de la citoyenneté a conclu qu’elle avait accumulé 1 181 jours de résidence, ce qui peut laisser entendre qu’il a tenu compte de la bonne période de quatre ans.
[18] Le défendeur concède que le juge de la citoyenneté s’est trompé en déclarant que la période pertinente de quatre ans débutait le 6 décembre 2006, mais souligne qu’il ne s’agissait que d’une simple erreur d’écriture. La preuve en est que le juge a [traduction] « conclu correctement » que le nombre de jours de résidence admissibles s’élevait à 1 181, ce qui correspond à la bonne période, soit du 26 mai 2005 au 26 mai 2009. Le défendeur a inclus un tableau dans ses observations écrites pour illustrer son propos, dans lequel il arrive à un total de 1 181,5 jours.
[19] Je conviens avec le défendeur que le juge de la citoyenneté a commis une erreur d’écriture en déclarant dans la décision que la période pertinente de résidence avait débuté le 6 décembre 2006 – même si cette erreur est regrettable. En l’espèce, s’il avait calculé le total de jours admissibles en faisant commencer la période de résidence le 6 décembre 2006, il aurait obtenu 901 jours. Comme il aurait pu parvenir à un total de 1 181 jours s’il avait utilisé le 25 mai 2005 comme date de départ, on peut inférer que la décision repose sur la bonne période de résidence.
[20] Quant aux répercussions de cette erreur, la demanderesse renvoie à la décision du juge Teitelbaum dans Islam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 10, [2009] ACF no 14 (Islam), au paragraphe 22, comme un exemple de décision rendue par ce juge de la citoyenneté en particulier et infirmée pour des motifs similaires :
[22] […] Premièrement, le juge a omis d’inclure dans le calcul les jours de résidence pendant la période antérieure à l’obtention par la demanderesse de son statut de résident permanent, mais compris dans la période d’évaluation de quatre ans. Le défendeur soutient que cela n’aurait rien changé quant à la décision, mais cela est néanmoins contraire à ce que prévoit le sous-alinéa 5(1)c)(i) de la Loi, et il s’agit ainsi d’une erreur de droit qui doit être corrigée.
[21] À mon avis, le cas d’espèce se distingue de l’affaire Islam, précitée, en ceci que le juge de la citoyenneté ne semble pas avoir « omis d’inclure » la présence de la demanderesse au Canada avant l’obtention de son statut de résidente permanente, comme en atteste le fait qu’il soit parvenu à un total de 1 181 jours. Pour cette raison, je ne pense pas que cette erreur de transcription concernant la date de départ de la période de résidence, ou erreur d’écriture, soit une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour. Je ne pense pas non plus que cela constitue une erreur apparente à la lecture du dossier justifiant à elle seule une telle intervention.
[22] Cela étant dit, le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué ici comment il avait déterminé que la demanderesse avait accumulé 1 181 jours admissibles, ni pourquoi ce total était différent des 1 134 jours qu’elle a indiqués dans sa demande de citoyenneté. Ce qui soulève la question du caractère suffisant des motifs du juge de la citoyenneté, qui sera analysée ci‑après.
b) Le caractère suffisant des motifs
[23] Dans sa demande de citoyenneté, la demanderesse a calculé qu’elle avait passé 96 jours hors du Canada durant la période pertinente. En tenant compte de ces absences, elle a donc déduit qu’elle avait résidé 1 134 jours au Canada pendant la période de résidence applicable, ce qui dépassait les 1 095 jours requis.
[24] Le juge de la citoyenneté a reconnu dans sa décision que la demanderesse avait déclaré 96 jours d’absence du Canada, mais il a estimé, après un examen approfondi, qu’il s’agissait en fait [traduction] « d’au moins 171 jours ». D’après ses calculs (1 181‑171), elle avait donc été physiquement présente au Canada pendant 1 010 jours, soit 85 jours de moins que les 1 095 jours requis. Il a également déclaré que la demanderesse n’avait pas soumis suffisamment de renseignements pour la période allant de 2006 à 2007.
[25] La demanderesse fait valoir que la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle elle s’était absentée [traduction] « pendant au moins 171 jours » ne reposait pas sur des motifs adéquats, et qu’il est impossible de comprendre comment il est parvenu à ce total. Elle invoque à cet égard l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Baron, 2011 CF 480, [2011] ACF no 735, aux paragraphes 17 et 18, dans laquelle la juge Bédard a infirmé la décision d’un juge de la citoyenneté, car ses motifs n’étaient ni clairs ni adéquats, ce qui ne lui permettait pas d’établir si celle-ci appartenait aux issues possibles et acceptables.
[26] La demanderesse soutient que, dans le cas présent, le juge de la citoyenneté devait fournir des motifs adéquats avant de rejeter la preuve qu’elle avait présentée pour établir qu’elle avait rempli ses obligations en matière de résidence. Plus précisément, il aurait dû expliquer comment il avait déterminé qu’elle s’était absentée du Canada pendant au moins 171 jours et pourquoi les renseignements couvrant la période allant de 2006 à 2007 étaient insuffisants, alors que ses antécédents de voyageuse dans le SIED démontraient qu’elle n’avait pas quitté le Canada entre le 1er janvier 2005 et le 17 octobre 2007. Qui plus est, son rapport de la RAMO fait état d’évaluations médicales régulières entre le 1er janvier 2005 et le 31 décembre 2009.
[27] La demanderesse laisse par ailleurs entendre que le juge de la citoyenneté [traduction] « a aveuglément souscrit » à l’appréciation de l’agent de citoyenneté selon laquelle elle s’était possiblement absentée 67 jours de plus. S’il avait examiné ses dossiers de la RAMO et du SIED, il se serait rendu compte qu’elle avait été présente au Canada durant les périodes potentiellement problématiques. Ayant négligé de le faire, il est arrivé à des conclusions de fait erronées et a failli à son obligation d’examiner toute la preuve documentaire disponible (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jreige, [1999] ACF no 1469, 175 FTR 250, aux paragraphes 20 à 22; Bogdanovich c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 181, [2002] ACF no 241, au paragraphe 11). Ceci est particulièrement préoccupant, puisque l’écart entre les chiffres a un impact considérable sur l’issue de la décision.
[28] La demanderesse affirme également qu’elle n’aurait pas pu quitter le Canada entre le 26 mai 2005 et le 6 décembre 2006 pour les raisons suivantes :
- mai 2005 correspondait à son dernier mois de grossesse;
- sa demande de parrainage à titre d’épouse présentée à l’intérieur du Canada était en cours de traitement;
- elle faisait l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire (à cause du rejet de sa demande d’asile). Si elle avait quitté le Canada, elle n’aurait donc pas été en mesure d’y revenir ou de devenir résidente permanente;
- son dossier d’antécédents de voyageuse dans le SIED aurait gardé la trace de ses sorties, ce qui n’est pas le cas.
[29] La demanderesse fait valoir que rien ne prouve qu’elle était hors du Canada avant le 6 décembre 2006, que le juge de la citoyenneté a ignoré ou négligé le rapport du SIED et qu’à ce titre, sa conclusion voulant qu’elle n’ait pas soumis assez de renseignements ayant trait à sa présence au Canada en 2006 est une [traduction] « affirmation non corroborée équivalant à une erreur susceptible de contrôle ». Elle renvoie à l’affaire Nguyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1244, [2009] ACF no 1694, dans laquelle la décision du même juge de la citoyenneté a été infirmée, parce qu’il n’avait pas calculé les jours de résidence de la demanderesse, malgré le fait que cette dernière avait produit des documents satisfaisants.
[30] Le défendeur soutient que le juge de la citoyenneté a raisonnablement conclu que, sur les 1 181 jours admissibles, les absences de la demanderesse comptaient pour [traduction] « au moins 171 jours » et qu’elle n’avait donc pas respecté son obligation en matière de résidence. À cet égard, le défendeur a examiné les antécédents de voyage de la demanderesse, à partir desquels il a créé et inclus dans ses observations écrites un deuxième tableau détaillé démontrant que la conclusion du juge de la citoyenneté concernant ses absences du Canada était raisonnable, puisque, d’après les calculs du défendeur, la demanderesse s’était absentée pendant au moins 180 jours.
[31] Le défendeur souligne également qu’il incombait à la demanderesse de prouver sa résidence. Elle a énormément voyagé durant la période pertinente et, même d’après ses estimations (96 jours d’absence), elle est en dessous des 1 095 jours requis (1 181 – 96 = 1 085).
[32] Le défendeur soutient en outre qu’il était loisible au juge de la citoyenneté de conclure que la demanderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante de sa résidence eu égard aux types d’éléments qu’elle aurait pu soumettre à l’appui de sa demande. Or, elle n’a produit qu’une seule facture de service public, mais aucune facture de téléphone, de câble ou d’Internet; elle n’a pas fourni les pages intérieures du passeport de sa fille (qui auraient permis de clarifier ses antécédents de voyage); elle a présenté des relevés bancaires qui n’indiquaient pas d’opérations régulières et n’a pas offert de détails sur son occupation au Canada, ni soumis d’échantillons d’articles qu’elle a écrits pour les publications canadiennes.
[33] Le défendeur fait également observer que, bien que la fille de la demanderesse soit née en juin 2005, sa naissance n’a été enregistrée en Ontario qu’en janvier 2006, et il n’existe aucun dossier médical la concernant pour cette période. À ce titre, le fait que la demanderesse ait eu un bébé en 2005 ne prouve pas qu’elle ait résidé au Canada à partir de ce moment-là. De plus, les dossiers médicaux n’ont qu’une force probante limitée, car ils ne peuvent qu’indiquer que la demanderesse se trouvait au Canada à quelques dates précises, y compris pour des rendez-vous prévus le jour même de son retour de voyage. Le dossier montre également que la demanderesse aurait reçu des services médicaux au Canada à un moment où, d’après son passeport, elle se trouvait aux États-Unis.
[34] Le défendeur conclut qu’en tout état de cause, l’insuffisance des motifs ne justifie pas à lui seul le contrôle et que la décision du juge doit être envisagée dans son ensemble (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 (Newfoundland Nurses), aux paragraphes 14 et 15; Baig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 858, [2012] ACF no 963, au paragraphe 10).
[35] Il est vrai que, dans Newfoundland Nurses, précité, la Cour suprême du Canada a analysé l’arrêt Dunsmuir, précité, et déclaré que celui-ci ne signifiait pas que l’« insuffisance » des motifs justifiait à elle seule d’infirmer une décision. En fait, le tribunal de révision doit se livrer à un « exercice plus global », dans lequel les motifs de la décision sous contrôle doivent être examinés au regard du résultat, et permettre de déterminer si celui-ci appartient aux issues possibles acceptables (paragraphe 14). En d’autres termes, le « caractère suffisant des motifs » s’inscrit dans une analyse plus large de la raisonnabilité.
[36] La Cour suprême déclare plus loin que « [la cour de justice] ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (paragraphe 15).
[37] Dans Newfoundland Nurses, précité, la Cour cite également l’opinion du professeur David Dyzenhaus selon laquelle [traduction] « [l]e “caractère raisonnable” s’entend ici du fait que les motifs étayent, effectivement ou en principe, la conclusion. Autrement dit, même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer » (paragraphe 12, citant David Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (Oxford : Hart Publishing, 1997), à la page 304).
[38] En l’espèce, chaque partie allègue une multitude d’irrégularités dans la preuve ou le raisonnement de l’autre. Par exemple, la demanderesse affirme que le juge de la citoyenneté n’a pas examiné les rapports du SIED et de la RAMO, ce qui lui aurait permis de combler les « lacunes » alléguées qui ont été relevées dans la lettre de renvoi. Le défendeur allègue de son côté que les rapports médicaux de la demanderesse contiennent des incohérences, et laisse entendre que ses visites médicales ne représentent que 14 jours en 2007.
[39] Comme cela a déjà été mentionné, le défendeur a examiné, dans le cadre de ses observations écrites, les antécédents de voyage de la demanderesse. Il en a tiré un tableau détaillé qui démontre, d’après lui, que le juge de la citoyenneté a raisonnablement calculé les absences de la demanderesse du Canada, puisque, d’après ses propres estimations, elle a passé au moins 180 jours à l’extérieur du pays.
[40] Cependant, le problème vient de ce que les motifs du juge ne donnent absolument aucune indication sur la manière dont il est parvenu à [traduction] « au moins 171 jours » d’absence du Canada. Bien que sa conclusion puisse être étayée par le dossier, comme a cherché à le démontrer le défendeur par ses propres calculs visant à prouver le caractère raisonnable de la décision, c’est à mon avis au juge de la citoyenneté qu’il incombait d’expliquer la décision, et non au défendeur ni à la Cour (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 673, [2008] ACF no 864 (Singh), au paragraphe 18).
[41] Dans Dunsmuir, précité, la Cour suprême a déclaré que le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (paragraphe 47). En l’espèce, comme le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué comment il est parvenu à la conclusion selon laquelle la demanderesse avait accumulé un total de 1 181 jours admissibles et s’était absentée au moins 171 jours, la décision n’est ni justifiée, ni transparente ni intelligible. En l’absence de tels motifs, le raisonnement du juge ne peut être examiné en regard du résultat de manière à déterminer si celui-ci appartient ou non aux issues acceptables. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie soit que le nombre de jours admissibles était supérieur à 1 095, et donc que l’exigence en matière de résidence a été remplie et que la décision est déraisonnable, soit que le nombre de jours est inférieur à 1 095, auquel cas l’exigence n’a pas été remplie et la décision est raisonnable.
[42] Dans Newfoundland Nurses, précité, la Cour suprême a bien pris soin de signaler que, bien que les cours de révision doivent chercher à compléter les motifs du décideur, elles ne doivent pas y substituer leurs propres motifs (paragraphe 15).
[43] Ce principe a été récemment reformulé par le juge Martineau dans Szabo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1422, [2012] ACF no 1524 (Szabo), au paragraphe 11, où il déclare :
[11] [...] je ne crois pas que « compléter » les motifs du tribunal, comme le propose l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, signifie que la cour de révision doive se substituer au tribunal et se prononcer de sa propre initiative, après une analyse de la preuve versée au dossier, sur la question de savoir s’il est « dans l’intérêt de la justice » d’accueillir ou de rejeter une demande de rétablissement. La Cour suprême du Canada « [a] insisté sur le fait qu’un tribunal administratif n’a pas l’obligation d’examiner et de commenter dans ses motifs chaque argument soulevé par les parties », mais « [l]a question que doit trancher [la Cour] demeure celle de savoir si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable », comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 au paragraphe 3. […]
[44] Dans le récent arrêt Canada (Procureur général) c Kane, 2012 CSC 64, [2012] ACS no 64 (Kane), au paragraphe 9, la Cour suprême a rappelé aux cours de révision qu’elles devaient se garder d’entreprendre leur propre appréciation du dossier et de justifier le raisonnement du décideur :
[9] […] le Tribunal n’a tiré aucune conclusion sur ce qu’a pu être la « principale raison » de l’employeur pour agir comme il l’a fait. En toute déférence, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur en se livrant concrètement à leur propre évaluation du dossier et en déterminant quelle était la « principale raison » à l’origine de la décision de l’employeur, alors que le Tribunal n’avait pas tiré de conclusion à cet égard. Il ne convenait pas que la Cour d’appel fédérale modifie de la sorte la décision du Tribunal dans le cadre du contrôle judiciaire.
[45] À mon avis, le défendeur dans la présente affaire demande en substance à la Cour d’effectuer sa propre appréciation du dossier et, pour paraphraser Kane, de déterminer la raison à l’origine de la décision du juge de la citoyenneté. Il invite la Cour dans ses observations à examiner le dossier au peigne fin, à relever les dates pertinentes, à calculer lui-même les absences de la demanderesse et à présumer que cela fournira le fondement de la conclusion du juge de la citoyenneté. C’est exactement à cet exercice que s’est livré le défendeur dans ses observations écrites.
[46] À mon avis, appliquer ce genre de « rétro-ingénierie » à la décision du juge de la citoyenneté revient à faire le pas entre compléter et remplacer les motifs. Comme cela va à l’encontre des principes énoncés dans Newfoundland Nurses, Szabo, Kane et Singh, précités, je crois que la Cour doit se garder de faire siennes les spéculations du défendeur quant au raisonnement adopté par le juge de la citoyenneté.
[47] La seule manière de comprendre les motifs du juge de la citoyenneté en ce qui a trait au nombre applicable de jours de résidence admissibles et de journées d’absence du Canada consiste en fait à reprendre de novo l’examen du dossier. Par ailleurs, le calcul – correct ou incorrect – de ces jours est extrêmement important et s’avère décisif pour la demande de citoyenneté de la demanderesse. Par conséquent, et pour les raisons exposées plus tôt, je ne pense pas que les motifs soient conformes à l’exigence de transparence, de justification et d’intelligibilité énoncée dans Dunsmuir. Il s’ensuit que la décision est déraisonnable.
(iii) L’analyse qualitative
[48] Compte tenu de la conclusion qui précède, il n’est pas nécessaire que je me penche sur cette question.
[49] Le dernier élément à aborder concerne la requête présentée par la demanderesse en vue de déposer des éléments de preuve additionnels sous la forme d’un affidavit et de documents joints qu’elle a qualifiés de dossiers professionnels. Elle fait valoir que ces documents ne constituent pas de nouveaux éléments de preuve parce qu’ils donneraient à la Cour une meilleure idée des dates pertinentes, et qu’ils sont admissibles au titre de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5.
[50] Dans Chaudhry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 179, [2011] ACF no 355 (Chaudhry), aux paragraphes 21 et 22, la Cour déclarait :
[21] Dans ses observations, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve documentaire à la Cour. Le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas tenir compte de ces éléments de preuve. La question de l’appel de novo dans les affaires de citoyenneté a été abordée dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Wang, 2009 CF 1290, 360 FTR 1, dans laquelle le juge Mandamin déclare, aux paragraphes 23 et 24 :
Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hung, [1998] A.C.F. no 1927, au paragraphe 8, le juge Rouleau écrivait ce qui suit : « En vertu des nouvelles Règles, les appels en matière de citoyenneté ne sont plus de nouveaux procès, mais doivent plutôt être interjetés au moyen d’une demande fondée sur le dossier soumis au juge de la citoyenneté : il n’est plus possible de présenter de nouveaux éléments de preuve à la Cour. »
Par conséquent, je ne tiendrai pas compte des nouveaux éléments de preuve présentés par le déclarant du ministre relatifs à la première demande de citoyenneté de Mme Wang.
[22] J’abonde dans le sens du défendeur lorsqu’il affirme que la Cour ne doit pas tenir compte des éléments de preuve qui ont été soumis à la Cour par le demandeur.
[51] Ce raisonnement a été confirmé lors de décisions subséquentes, où la Cour s’est rapportée à l’affaire Wang (citée dans Chaudhry, précitée) et affirmé que les appels en matière de citoyenneté devaient être tranchés sur la base du dossier dont disposait le juge de la citoyenneté (Hao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 46, [2011] ACF no 143, au paragraphe 2; Sotade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 301, [2011] ACF no 383, au paragraphe 2; El-Khader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 328, [2011] ACF no 426, au paragraphe 2; Ye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1337, [2011] ACF no 1639, au paragraphe 3; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Willoughby, 2012 CF 489, [2012] ACF no 626, au paragraphe 3).
[52] Par ailleurs, en règle générale, les nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur ne seront admissibles que si une atteinte à la justice naturelle ou à l’équité procédurale est invoquée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Saifee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 589, [2010] ACF no 693, au paragraphe 28).
[53] Par conséquent, je n’ai pas tenu compte de la preuve additionnelle que la demanderesse souhaitait produire.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que l’appel est accueilli et que l’affaire est renvoyée à un autre juge de la citoyenneté en vue d’une nouvelle audience.
« Cecily Y. Strickland »
Juge
Traduction certifiée conforme
C. Laroche, traducteur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1157-12
INTITULÉ : AYELETE KOROLOVE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto
DATE DE L’AUDIENCE : Le 28 février 2013
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LA JUGE STRICKLAND
DATE DES MOTIFS : Le 12 avril 2013
COMPARUTIONS :
Nikolay Chsherbinin
|
POUR LA DEMANDERESSE |
Ildiko Erdei
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nikolay Chsherbinin Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE |
William F. Pentney Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR |