Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20130213

Dossier : IMM-6508-12

Référence : 2013 CF 154

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

AMBIHAIBAHAN VILVARATNAM

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue par un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent d’ERAR) sur sa demande d’ERAR en date du 14 juin 2012. L’agent a conclu en effet que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution, à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[2]               Le demandeur voudrait que la décision de l’agent d’ERAR soit annulée et que sa demande d’ERAR soit renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Le demandeur est un Sri‑Lankais d’origine tamoule. Il est arrivé au Canada en janvier 1988. Il a présenté une demande d’asile, qui a été refusée le 31 août 1990 par la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. En 1990, sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires a été examinée, mais a été refusée. Une mesure d’exclusion a été prononcée contre lui le 6 juin 1992.

 

[4]               Le 30 mai 1996, le demandeur a été déclaré coupable d’avoir conduit un véhicule à moteur avec les facultés affaiblies, en vertu de l’article 253 du Code criminel, LRC 1985, c C-46. Il a présenté le 9 février 1999 une demande de résidence permanente parrainée par son épouse, demande qui fut approuvée en principe en juillet 2001. Il a été déclaré coupable le 11 décembre 2003 d’avoir manqué à ses engagements et d’avoir proféré des menaces. Sa demande de résidence permanente a été refusée le 18 octobre 2004 parce qu’il était frappé d’interdiction de territoire pour criminalité.

 

[5]               Il a été autorisé à demeurer au Canada à la faveur de permis de travail jusqu’à ce qu’il soit admissible à un pardon. Il est le père de trois enfants canadiens et il est le seul à subvenir financièrement à leurs besoins et à ceux de son épouse.

 

[6]               Il a sollicité un pardon, qui lui a été refusé le 3 février 2009, parce qu’il n’avait pas payé une suramende de 50 $. Le délai d’attente pour obtenir un pardon a donc recommencé à courir à la date du paiement de cette suramende, et sa nouvelle date d’admissibilité à un pardon était dès lors le 26 janvier 2012.

 

[7]               Quelques mois seulement avant cette date, il s’est présenté à l’Agence des services frontaliers du Canada, qui lui a remis le 14 septembre 2011 le formulaire de demande d’ERAR. Il a présenté cette demande le 20 septembre 2011. Il a également déposé le 25 novembre 2011 une demande fondée sur des considérations humanitaires.

 

[8]               En janvier 2012, le demandeur a sollicité le certificat de police qui devait accompagner sa nouvelle demande de pardon. Alors qu’il attendait ce document, des modifications apportées à la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C-47, sont entrées en vigueur, faisant passer à cinq ans le délai d’attente. Il deviendra donc admissible à un pardon le 26 janvier 2014.

 

[9]               Le 14 juin 2012, on lui a signifié la décision défavorable rendue sur sa demande d’ERAR. Une date de renvoi fut fixée au 21 juillet 2012, mais le juge Russel Zinn lui a accordé le 18 juillet 2012 un sursis d’exécution de la mesure de renvoi.

 

La décision de l’agent d’ERAR

 

[10]           La décision de l’agent d’ERAR porte la date du 14 mai 2012, mais, selon l’affidavit du défendeur, elle a été signifiée au demandeur le 14 juin 2012.

 

[11]           L’agent résumait dans sa décision les risques indiqués par le demandeur, notamment des extraits assez considérables des observations de son avocat. Il prenait acte de 55 articles, produits comme preuve, qui décrivaient la situation régnant au Sri Lanka. Selon le demandeur, un Tamoul de sexe masculin originaire du Nord du Sri Lanka, qui était un demandeur de statut de réfugié débouté ayant un casier judiciaire et ne disposant au Sri Lanka d’aucun réseau de soutien, courait le risque d’être faussement soupçonné par le gouvernement sri-lankais d’être un membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les LTTE). Les observations de l’avocat reprises dans la décision de l’agent résumaient la situation ayant cours dans le pays pour ce qui concernait le bilan du gouvernement sri-lankais en matière de droits de la personne, et en particulier s’agissant des hommes tamouls. Les observations de l’avocat précisaient aussi que toute personne revenant au Sri Lanka depuis le Canada serait vue comme une personne nantie et donc serait exposée à un risque accru.

 

[12]           Évaluant le risque couru par le demandeur, l’agent a commencé par résumer les antécédents du demandeur en matière d’immigration. Selon lui, la description de la situation ayant cours au Sri Lanka était de nature générale et n’apportait pas la preuve suffisamment objective d’un risque personnalisé. Se fondant sur la décision Kaba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 647, au paragraphe 46, [2007] ACF n° 874, il a estimé que le risque couru par un demandeur d’asile doit être un risque personnalisé, et, selon lui, la preuve ne parlait pas du cas particulier du demandeur ni n’attestait l’existence d’un risque propre au demandeur.

 

[13]           L’agent a cité le rapport du Département d’État des États-Unis de 2010 sur le Sri Lanka, qui faisait état de graves violations des droits de la personne. Il a reconnu que le gouvernement, et la population du Sri Lanka en général, connaissaient encore de très graves difficultés, mais, selon lui, la preuve documentaire objective était insuffisante et de caractère trop général pour qu’on puisse dire que le demandeur entrait dans les paramètres des articles 96 ou 97 de la Loi.

 

Points litigieux

 

[14]           Le demandeur soumet les points suivants :

            1.         L’agent a-t-il commis une erreur en l’obligeant à prouver un risque personnalisé et en ne cherchant pas à savoir s’il avait une crainte fondée de persécution compte tenu de son profil?

            2.         L’agent a-t-il commis une erreur en faisant un examen sélectif de la preuve et en laissant de côté la preuve qui contredisait directement sa conclusion?

            3.         L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité en ne motivant pas suffisamment sa décision?

 

[15]           Je reformulerais ainsi les points litigieux :

            1.         Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer?

            2.         L’agent a-t-il commis une erreur en rejetant la demande?

 

Les observations écrites du demandeur

 

[16]           Selon le demandeur, soit l’agent a mal interprété la décision Kaba, précitée, en concluant que le risque ne peut jamais être établi uniquement d’après des documents décrivant la situation dans le pays, soit il a confondu les critères des articles 96 et 97 de la Loi. Il est constant en droit que l’asile peut être accordé dès lors que sont persécutées des personnes dans la même situation que le demandeur d’asile, sans qu’il soit nécessaire à celui-ci de prouver qu’il a déjà connu la persécution, voire en l’absence de documents le concernant personnellement. Le demandeur d’asile doit être exposé à un risque plus élevé que celui de la population en général, ou différent de celui de la population en général, mais cela n’est pas incompatible avec l’idée que ce risque puisse être partagé par d’autres personnes, ou même par de nombreuses autres personnes.

 

[17]           Dans l’affaire Kaba, précitée, le demandeur avait produit une preuve documentaire générale portant sur la situation politique et économique qui régnait dans le pays en cause, et la Cour avait estimé qu’il n’avait pas établi un lien avec la preuve parce que son profil établi avait été pleinement évalué, puis rejeté à la fois par la Section de la protection des réfugiés et par un agent d’ERAR. Dans la présente affaire, il n’y a eu depuis 1990 aucune évaluation du risque couru par le demandeur, sa crédibilité n’a pas été mise en doute, et les circonstances ont considérablement évolué dans son pays d’origine. Le demandeur a produit une preuve considérable concernant les risques auxquels une personne ayant son profil serait exposée après un renvoi, et il n’apparaît pas que l’agent ait de quelque manière pris en considération ces risques.

 

[18]           Le demandeur fait valoir que, en concluant que tous les Sri-lankais sont exposés au même risque, l’agent n’a pas fait la différence entre la population sri-lankaise en général et la minorité tamoule en particulier. Il a cité un passage du rapport du Département d’État des États-Unis de 2010, sans dire pourquoi il n’avait pas tenu compte d’une preuve plus récente concernant la situation qui régnait dans le pays. La propre recherche faite par l’agent contredisait l’idée que tous les Sri-lankais sont exposés au même risque. L’agent ne s’est pas préoccupé de la preuve produite par le demandeur, et le seul fait de dire que toute la preuve a été prise en compte ne suffit pas lorsque la preuve semble contredire tout simplement les conclusions.

 

[19]           Le demandeur soutient aussi que l’agent a manqué à son obligation d’équité en ne motivant pas suffisamment sa décision.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[20]           Le défendeur fait valoir que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable. Le demandeur d’asile doit établir un risque personnalisé ou un risque qui lui est propre, ou qui est partagé par les membres d’un groupe qui sont dans la même situation que lui. L’agent n’a pas commis d’erreur en se fondant sur la décision Kaba, précitée, et le fait que selon certains éléments de preuve le groupe ethnique du demandeur était la cible de mauvais traitements ne suffit pas quand la preuve fait également état de facteurs distinctifs particuliers que ne possède pas le demandeur.

 

[21]           Le décideur est présumé avoir pris en compte l’ensemble de la preuve qui lui a été soumise, sans qu’il lui soit nécessaire de mentionner explicitement chacun des documents. Dans sa décision, l’agent s’est exprimé directement sur les observations et la preuve du demandeur. Selon la preuve produite, les rapatriés au Sri Lanka, quel que soit leur groupe ethnique, sont traités de la même manière. Les motifs de l’agent étaient suffisants et montrent que sa décision était raisonnable. Pour l’essentiel, la preuve ne concernait pas un risque prospectif. L’agent n’a pas conclu à l’existence d’un risque généralisé, mais a plutôt reconnu que c’est toute la population qui devait relever les défis de l’après-guerre. Considérés globalement, les risques évoqués par le demandeur n’étaient pas des risques qui lui étaient propres.

 

Analyse et décision

 

[22]           Point n° 1

      Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer?

            Lorsque la jurisprudence a fixé la norme de contrôle applicable à une question particulière soulevée devant la juridiction de contrôle, celle-ci peut adopter cette norme (voir l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57, [2008] 1 RCS 190).

 

[23]           Il est constant en droit que la norme de contrôle applicable aux décisions portant sur des demandes d’ERAR est celle de la décision raisonnable (voir la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 799, [2010] ACF n° 980, au paragraphe 11; et la décision Aleziri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 38, [2009] ACF n° 52, au paragraphe 11).

 

[24]           Examinant la décision de l’agent d’après la norme de la décision raisonnable, la Cour n’interviendra que si l’agent est arrivé à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues possibles acceptables d’après la preuve qui lui a été soumise (voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339). Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Khosa, il n’appartient pas à la juridiction de contrôle de substituer à l’issue qui a été retenue celle qui serait à son avis préférable, et il ne lui appartient pas non plus de soupeser à nouveau les éléments de preuve (paragraphe 59).

 

[25]           La qualité des motifs d’une décision n’est plus une question d’équité procédurale ni un motif autonome de contrôle (voir l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708). J’examinerai donc les arguments du demandeur sur ce point en même temps que la question générale de savoir si la décision de l’agent est raisonnable ou non.

 

[26]           Point n° 2

            L’agent a-t-il commis une erreur en rejetant la demande?

            La Convention relative au statut des réfugiés a été rédigée à une époque où le monde avait encore en mémoire un passé récent où des massacres avaient été commis pour des raisons religieuses ou ethniques. On a du mal à comprendre comment un agent qui applique la définition prévue par la Convention pourrait rejeter la preuve d’une persécution ethnique au motif qu’elle n’a pas été suffisamment « individualisée ».

 

[27]           Toute lecture, fût-elle superficielle, de la définition donnée dans la Convention atteste que le problème qu’elle vise à régler est la persécution subie par des personnes en raison de leur appartenance à un groupe. D’après l’agent, il faudrait que le Canada renvoie les demandeurs d’asile vers des États pratiquant la persécution envers leurs minorités dès lors qu’il n’est pas prouvé que ces demandeurs d’asile n’ont pas eux-mêmes été la cible de cette persécution. C’est là une approche qui doit être rejetée, et que la Cour a d’ailleurs rejetée maintes fois.

 

[28]           Le demandeur signale à juste titre une décision de la juge Eleanor Dawson, Surajnarain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1165, au paragraphe 12, [2008] ACF n° 1451, ainsi que l’extrait qu’elle donne d’un ouvrage du professeur James Hathaway :

Par conséquent, dans le contexte d’une demande d’asile présentée suivant ce qui est maintenant l’article 96 de la Loi, la Cour d’appel fédérale a reconnu que le demandeur qui courait un risque généralisé pouvait être visé par la définition d’un réfugié au sens de la Convention s’il risquait personnellement de faire l’objet d’un préjudice grave lié à l’un des cinq motifs prévus dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. Dans l’arrêt Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250, à la page 259, la Cour d’appel fédérale a adopté le passage suivant tiré de l’ouvrage du professeur Hathaway intitulé « The Law of Refugee Status » :

 

[traduction] En somme, tandis que le droit des réfugiés moderne s’attache à reconnaître la protection dont doivent bénéficier des revendicateurs pris individuellement, la meilleure preuve qu’une personne risque sérieusement d’être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d’origine. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de revendications fondées sur des situations où l’oppression est généralisée, la question n’est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n’importe qui d’autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manœuvres d’intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. Si des personnes comme le requérant sont susceptibles de faire l’objet d’un grave préjudice de la part des autorités de leur pays, et si ce risque est attribuable à leur état civil ou à leurs opinions politiques, alors elles sont à juste titre considérées comme des réfugiés au sens de la Convention. [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[29]           Ce point est admis par le défendeur dans son mémoire, au paragraphe 19, où il décrit le risque nécessaire comme [traduction] « un risque propre au demandeur, ou un risque partagé par les membres d’un groupe se trouvant dans la même situation que le demandeur ». [Non souligné dans l’original.] L’agent cependant ne s’est pas satisfait d’une telle définition.

 

[30]           Selon moi, les propos du juge Michel Shore dans la décision Kaba, précitée, ne signifient pas que la persécution fondée sur la seule appartenance à un groupe ethnique ne sera pas un risque suffisamment individualisé. S’il a en fait rejeté, dans cette affaire-là, la preuve relative aux conditions régnant dans le pays, c’est parce que « le lien entre cette preuve et le demandeur lui‑même n’[avait] pas [été] établi » (paragraphe 1). Dans la présente affaire, j’ai du mal à saisir en quoi l’appartenance à la minorité tamoule, sans compter les facteurs plus particuliers énumérés par le demandeur, ne pourrait établir ce lien, et les motifs exposés par l’agent ne répondent pas à la question. Dans son témoignage, le demandeur ne se limitait pas à dire que « la situation dans [son] pays est problématique du point de vue du respect des droits de la personne » (comme on peut le lire dans la décision Kaba, au paragraphe 1), mais il affirmait également que les droits de personnes comme lui étaient menacés.

 

[31]           Il semble également que le « lien » dont parle la décision Kaba, dans la deuxième moitié du paragraphe 1, s’entend du lien entre la crainte objective et la crainte subjective. C’est le sens que j’en avais déduit dans la décision Robles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1134, au paragraphe 50, [2012] ACF n° 1219 :

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’agente n’était pas tenue de se prononcer sur chacun des documents en cause (voir Kaba, précitée, au paragraphe 1). De plus, comme les demanderesses devaient démontrer à la fois une crainte objective et subjective de persécution, la preuve documentaire concernant la situation dans le pays ne suffisait pas à elle seule à fonder leurs observations ayant trait à l’ERAR (voir Kaba, précitée, au paragraphe 1). [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[32]           Dans la décision ici contestée, l’agent ne disait nulle part qu’il doutait de la crainte subjective du demandeur, dont la crédibilité n’a pas été remise en cause.

 

[33]           Finalement, je ferais observer que les propos du juge Shore concernaient l’analyse du préjudice irréparable selon le critère exposé dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302, [1988] ACF n° 587. L’analyse du préjudice irréparable et celle qui est faite aux termes de l’article 96 se chevauchent souvent, mais elles ne coïncident pas nécessairement.

 

[34]           La difficulté que soulève la question du risque individualisé pourrait s’expliquer par le fait que l’agent n’a pas fait le tri dans la jurisprudence relative à l’article 97, une disposition qui fait la distinction entre le risque généralisé et le risque individualisé. Quelle que soit la source de l’erreur, la manière dont l’agent a analysé le témoignage du demandeur concernant le traitement des personnes au Sri Lanka qui sont dans la même situation que lui est déraisonnable.

 

[35]           L’avocate du défendeur s’est donné beaucoup de mal pour tenter de racheter la décision de l’agent, notamment en pointant certains détails dont l’agent n’avait pas fait état dans la preuve relative à la situation ayant cours dans le pays. Cependant, la décision de l’agent ne pouvait se justifier par des nuances comme par exemple des comparaisons interethniques dans le traitement de rapatriés, ou des questions se rapportant aux casiers judiciaires (voir les paragraphes 27 à 29 du mémoire du défendeur). L’agent s’est plutôt contenté d’affirmations générales qui rejetaient la preuve de la situation qui régnait dans le pays :

[traduction]

J’ai examiné la volumineuse mallette d’articles de presse et de rapports produite par l’avocat au soutien de la demande de protection. Selon moi, les articles et les rapports sont de nature générale et n’apportent pas une preuve objective suffisante de l’existence d’un risque personnalisé.

 

[…]

 

J’accepte cette documentation pour l’évaluation de la situation qui règne au Sri Lanka en ce qui concerne les violations des droits de la personne, mais je suis d’avis qu’elle ne concerne pas la situation personnelle du demandeur ni n’atteste l’existence d’un risque qui soit propre au demandeur.

 

[…]

 

Je reconnais que le gouvernement du Sri Lanka et la population de ce pays doivent encore relever de très grands défis, mais je suis d’avis que l’on ne m’a pas apporté une preuve documentaire objective suffisante montrant qu’il est vraisemblable que le demandeur sera exposé personnellement à plus qu’une simple possibilité de persécution selon les articles 96 et 97 de la LIPR en raison de la situation qui règne dans le pays. D’après la décision Kaba, la preuve documentaire de la situation qui règne dans un pays ne suffit pas à conclure que le demandeur sera exposé à un risque, car le risque en question doit être personnalisé.

 

 

[36]           Voilà à quoi se résume l’analyse de l’agent en ce qui concerne la preuve produite. Je reconnais être dans l’obligation de compléter les motifs de l’agent avant de les récuser (voir l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 12), mais, dans la présente affaire, le raisonnement suivi par l’agent pour rejeter la preuve est le résultat d’une mauvaise appréciation de sa pertinence, comme je l’explique plus haut. Compléter les motifs de l’agent ne contribuerait pas à rendre sa décision raisonnable.

 

[37]           La décision de l’agent n’appartenait pas aux issues justifiables. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire sera renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour nouvelle décision.

 

[38]           Aucune des parties n’a souhaité me soumettre une question grave de portée générale susceptible d’être certifiée.


JUGEMENT

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


ANNEXE

 

Dispositions applicables

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6508-12

 

 

INTITULÉ :                                      AMBIHAIBAHAN VILVARATNAM

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 février 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE O’KEEFE

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 13 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Meghan Wilson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sharon Stewart Guthrie

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman, Nazami and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.