Date : 20130201
Dossier : T‑1775‑10
Référence : 2013 CF 117
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 1er février 2013
En présence de monsieur le juge Mandamin
ENTRE :
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COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA
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demanderesse
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DENISE SEELEY et COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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défenderesses |
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COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE
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intervenants
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision, en date du 29 septembre 2010, par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] a fait droit à la plainte de Mme Denise Seeley visant son employeur, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada [le CN], qui, selon elle, avait agi de façon discriminatoire envers elle en raison de sa situation de famille.
[2] Mme Seeley avait déposé une plainte dans laquelle elle alléguait que son employeur, le CN, avait agi de façon discriminatoire envers elle en raison de sa situation de famille en ne prenant pas de mesures d’accommodement pour tenir compte de ses obligations liées à la garde de ses enfants et en mettant fin à son emploi. La situation de famille fait partie des motifs de discrimination interdits prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi].
[3] Mme Seeley travaillait pour le CN comme chef de train de marchandises et son terminal local était situé à Jasper, en Alberta. Elle a été mise à pied et le CN l’a ensuite rappelée au travail pour une affectation temporaire pour pallier une importante pénurie de main‑d’œuvre à Vancouver, en Colombie‑Britannique. Elle a répondu qu’elle ne pouvait se présenter au travail à Vancouver en raison de difficultés liées à ses obligations parentales. Le CN lui a accordé un peu plus de temps pour se présenter au travail. Comme elle ne s’était pas encore présentée au travail à l’expiration du délai consenti, le 30 juin 2005, le CN a mis fin à son emploi.
[4] Le Tribunal a conclu que Mme Seeley avait établi une preuve prima facie de discrimination en matière d’emploi fondée sur sa situation de famille. Il a également conclu que le CN ne s’était pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement pour tenir compte de la situation de Mme Seeley. Finalement, le Tribunal a rendu une ordonnance réparatrice enjoignant au CN de revoir ses politiques en matière de mesures d’accommodement, d’indemniser Mme Seeley pour perte de salaire et de lui verser une indemnité supplémentaire pour préjudice moral et conduite inconsidérée.
[5] La demanderesse affirme que le Tribunal a commis tant des erreurs de droit que des erreurs de fait en faisant droit à la plainte de Mme Seeley. Elle soutient que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie, en estimant que le CN ne s’était pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement pour Mme Seeley et en accordant à celle‑ci des dommages‑intérêts supplémentaires après avoir conclu que le CN s’était rendu coupable de conduite inconsidérée.
[6] Je conclus que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en estimant que les obligations liées à la garde des enfants ne tombaient pas sous le coup de l’expression « situation de famille » au sens de la Loi. Je conclus également que le Tribunal a appliqué le bon critère en ce qui concerne l’établissement de la preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille. Enfin, je conclus que le Tribunal n’a pas commis d’erreur, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, en estimant que le CN ne s’était pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement pour Mme Seeley.
Contexte
[7] Mme Seeley a été embauchée comme « serre‑freins » en 1991 et s’est qualifiée comme chef de train de marchandises en 1993. Son terminal local était celui de Jasper, en Alberta. Son mari travaille aussi pour le CN comme mécanicien de locomotive. Son premier enfant est né en 1999 et son second, en 2003. Ils ont ensuite déménagé à Brûlé, en Alberta, à environ 98 kilomètres de Jasper.
[8] Mme Seeley a travaillé comme chef de train de 1991 à 1997. Elle a été mise à pied en 1997 et l’est demeurée de novembre 1997 à février 2005, mais elle a continué à accumuler de l’ancienneté conformément à la convention collective signée entre le CN et le syndicat. Entre 1997 et 2001, elle a répondu à des appels d’urgence pour le CN.
[9] Le CN est une société ferroviaire transcontinentale qui exerce ses activités tant au Canada qu’aux États‑Unis. Ses trains circulent 24 heures par jour, sept jours par semaine, et ce, toute l’année.
[10] Le CN a négocié des ententes pour se protéger contre des pénuries de main‑d’œuvre afin d’être en mesure de faire circuler ses trains dans chacun des terminaux de son vaste réseau ferroviaire. L’article 115 de la convention collective qu’il a signée avec les Travailleurs unis des transports (le Syndicat) permet au CN de rappeler par ancienneté au travail des employés qui ont été mis à pied et de les forcer à se présenter au travail dans un délai de 15 jours. Conformément à l’article 148.11 de la convention collective, les employés embauchés après le 29 juin 1990 peuvent être contraints de travailler dans un autre terminal dans la région de l’Ouest du Canada, y compris à Vancouver.
[11] En 005, le CN a fait face à une grave pénurie de chefs de train à son terminal de Vancouver. Pour pallier cette pénurie, le CN a rappelé au travail 47 employés qui avaient été mis à pied un peu partout dans l’Ouest du Canada par ordre d’ancienneté à partir du 25 février 2005.
[12] Un représentant du CN a téléphoné au domicile de Mme Seeley le 26 février 2005 et a parlé au mari de Mme Seeley pour l’informer que Mme Seeley avait été rappelée au travail pour pallier la pénurie de main‑d’œuvre à Vancouver.
[13] Mme Seeley a écrit une lettre pour demander une prorogation de délai de 30 jours, ce que le CN lui a accordé. Peu de temps après, elle a écrit une nouvelle lettre au CN pour demander d’être dispensée de l’obligation de se présenter à Vancouver en invoquant des motifs de compassion. Elle faisait valoir le peu d’options qui s’offrait à elle pour répondre à ses obligations parentales.
[14] Dans sa première lettre du 4 mars 2005 adressée au CN, Mme Seeley exposait sa situation de famille. Elle expliquait qu’elle avait deux enfants dont l’un, âgé de six ans, fréquentait une garderie et dont l’autre avait 21 mois. Elle n’avait aucune famille immédiate à proximité pour l’aider à prendre soin des enfants et la garderie de la localité voisine de Hinton n’offrait ses services qu’aux heures normales d’ouverture. Son mari, qui étant lui aussi un cheminot, était parfois appelé à travailler de 14 à 24 heures consécutives. Elle a demandé une prorogation de délai de 30 jours pour examiner les options qui s’offraient à elle pour s’occuper de ses enfants. Elle a également formulé des demandes par téléphone. Le 26 mars 2005, elle a écrit une lettre pour demander d’être dispensée de l’obligation de se présenter à Vancouver pour des motifs de compassion en application des dispositions de la convention collective. Le CN n’a jamais répondu à sa lettre et ne lui a jamais fourni de renseignements au sujet de la durée de son rappel au travail pour cause de pénurie ou d’autres détails à ce sujet.
[15] Le CN a maintenu que Mme Seeley était tenue de se présenter à Vancouver aux termes de la convention collective même s’il lui a accordé des délais supplémentaires. La date à laquelle Mme Seeley devait se présenter a été repoussée du 14 au 29 mars 2005 puis, de nouveau, au 6 mai 2005. Le syndicat a expliqué que Mme Seeley avait besoin d’un délai supplémentaire, et le CN a prorogé de nouveau le délai jusqu’au 30 juin 2005.
[16] Le 20 juin 2005, le CN a demandé que Mme Seeley lui fasse savoir au plus tard le 30 juin 2005 si elle se présenterait ou non au travail pour répondre à la pénurie qui sévissait à Vancouver. Le CN l’a également informée que si elle ne se présentait pas, elle perdrait son emploi. Mme Seeley a répondu le 27 juin 2005 qu’elle attendait d’être informée de la décision relative à sa demande de dispense et, du coup, demandait au CN de renoncer au délai du 30 juin tant qu’une décision ne serait pas rendue concernant sa demande fondée sur des motifs de compassion.
[17] Le 4 juillet 2005, le CN a informé Mme Seeley qu’on mettait fin à son emploi parce qu’elle ne s’était pas présentée au travail à Vancouver pour pallier la pénurie de main‑d’œuvre.
[18] Le 26 juin 2006, Mme Seeley a saisi la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] d’une plainte de discrimination fondée sur sa situation de famille. Le Tribunal a entendu l’affaire en 2009 et a rendu le 29 septembre 2010 une décision dans laquelle il a fait droit à la plainte de Mme Seeley.
Décision à l’examen
[19] Le Tribunal a fait observer qu’il incombait à Mme Seeley d’établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur sa situation de famille. Il a estimé que la preuve prima facie de discrimination est établie lorsqu’en raison de ses obligations parentales et des règles imposées par l’employeur, le plaignant ne peut bénéficier de chances égales et entières au travail (Hoyt c Chemins de fer nationaux du Canada, [2006] DCDP no 33 [Hoyt]; Brown c Canada (Ministère du Revenu national, Douanes et accise), [1993] DCDP no 7 [Brown]).
[20] Le Tribunal a estimé que le concept de « situation de famille » englobait les obligations parentales. Il a rejeté le critère plus rigoureux préconisé par le CN en matière de preuve prima facie de discrimination, lequel exigeait la preuve d’une « atteinte grave », selon ce que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique avait expliqué dans Health Services Association of British Columbia c Campbell River and North Island Transition Society, 2004 BCCA 260 [Campbell River].
[21] Le Tribunal a conclu que Mme Seeley avait établi une preuve de discrimination prima facie étant donné que, comme le CN l’avait forcée à se présenter pour répondre à la pénurie à Vancouver, il lui serait impossible de prendre des mesures afin d’obtenir des services de garde appropriés pour ses enfants. Le Tribunal a conclu qu’en raison de ses obligations parentales, Mme Seeley n’avait pas bénéficié de chances égales et entières à son emploi au sein du CN à cause des règles et des pratiques du CN.
[22] Le Tribunal a expliqué que le fardeau de la preuve passait ensuite au CN, qui devait démontrer que l’obligation de se présenter pour répondre à la pénurie à Vancouver constituait une exigence professionnelle justifiée [EPJ] (Colombie‑Britannique (Public Service Labour Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, aux paragraphes 54 à 68 [Meiorin]) était déplacé sur le CN.
[23] Le Tribunal a poursuivi en concluant que le CN n’avait produit aucun élément de preuve démontrant que le fait d’accommoder Mme Seeley lui aurait causé des contraintes excessives. Le Tribunal a expliqué que l’on devait procéder à l’analyse des contraintes excessives dans le contexte d’une demande d’accommodement individuelle, ajoutant qu’une telle demande n’avait pas été faite dans le cas de Mme Seeley. Le Tribunal a conclu que le CN avait une politique d’accommodement très complète, qui pouvait comprendre la situation de famille parmi les motifs de distinction illicite, et que la convention collective permettait au CN de dispenser un employé de se présenter au travail pour répondre à une pénurie s’il avait une « raison satisfaisante » pour justifier son refus d’obtempérer.
[24] Le Tribunal a décidé que le CN n’avait pas fourni de mesures d’accommodement raisonnable à Mme Seeley parce qu’il n’avait pas répondu à sa demande d’accommodement et qu’il ne l’avait pas rencontrée pour discuter de sa situation. Le Tribunal a conclu que le CN n’avait pas appliqué ses propres directives et politiques d’accommodement et qu’il avait plutôt estimé que les obligations liées à la garde des enfants ne constituaient pas un motif de discrimination pour lequel des mesures d’accommodement étaient requises.
[25] Enfin, le Tribunal a ordonné les réparations suivantes :
a. Le CN doit travailler en collaboration avec la Commission afin de garantir que les pratiques discriminatoires ne se poursuivent pas et de veiller à ce que des politiques, pratiques et procédures appropriées soient mises en place ;
b. Le CN doit rétablir Mme Seeley dans son poste rétroactivement au mois de mars 2007, le tout sans perte d’ancienneté;
c. Le CN est condamné à verser à Mme Seeley une indemnité pour perte de salaire et d’avantages ;
d. Le CN est condamné à payer à Mme Seeley 15 000 $ en indemnité pour préjudice moral;
e. Le CN est condamné à payer à Mme Seeley des dommages‑intérêts de 20 000 $ pour conduite inconsidérée (le montant maximal prévu).
[26] Le CN sollicite maintenant le contrôle judiciaire la décision du Tribunal.
[27] La Commission [la Commission défenderesse] participe à la présente instance en tant que défenderesse avec Mme Seeley [la défenderesse].
[28] La Commission ontarienne des droits de la personne [la CODP intervenante] intervient avec les Employeurs des transports et communications de régie fédérale dans la présente instance.
Dispositions législatives applicables
[29] La Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 dispose :
2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.
3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.
7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :
[...]
b) de le défavoriser en cours d’emploi.
10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :
a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;
b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.
53. (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.
(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :
a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :
(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),
(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;
b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;
c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;
d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;
e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.
(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.
[Non souligné dans l’original.] |
2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered. 3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.
7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,
...
(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.
10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization
(a) to establish or pursue a policy or practice, or
(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment, that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.
53. (1) At the conclusion of an inquiry, the member or panel conducting the inquiry shall dismiss the complaint if the member or panel finds that the complaint is not substantiated.
(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:
(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including
(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or
(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;
(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;
(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;
(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and
(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.
(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.
[Emphasis added] |
Questions en litige
[30] Les parties et les intervenants soulèvent plusieurs questions. L’intervenante CODP n’a pas énoncé de questions, mais a abordé des sujets qui se rapportent aux questions en litige. Les points litigieux qui ont été articulés se chevauchent ou ont été formulés de façon différente. On peut les résumer comme suit :
a. Quelle est la norme de contrôle appropriée en ce qui concerne les conclusions tirées par le Tribunal au sujet :
i. de l’interprétation du concept de situation de famille dans la Loi;
ii. du critère de la preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille;
iii. des réparations à accorder?
b. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie vu l’ensemble de la preuve dont il disposait?
c. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en concluant que le CN n’avait pas pris de mesure d’accommodement?
d. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur dans les réparations qu’il a accordées?
[31] Les questions en litige dans la présente instance sont presque identiques à celles dont il est question dans l’affaire Procureur général du Canada c Fiona Ann Johnstone et la Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CF 113 sur laquelle j’ai également statué.
Norme de contrôle
[32] Le CN soutient que les questions portant sur l’interprétation à donner au concept de « situation de famille », sur le critère légal permettant d’établir l’existence d’une discrimination prima facie et sur la question de savoir si le Tribunal a commis une erreur en formulant ses ordonnances réparatrices sont toutes des questions de droit assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte. Bien qu’elle soit la loi constitutive du Tribunal, la Loi s’applique aussi à d’autres tribunaux administratifs tels que des tribunaux du travail, des tribunaux d’arbitrage et des tribunaux de la fonction publique.
Norme de contrôle applicable à l’interprétation de la notion de « situation de famille » dans la Loi
[33] Le CN affirme que l’interprétation du concept de « situation de famille » est une question qui est revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, étant donné que la Cour suprême du Canada a reconnu que toutes les lois en matière des droits de la personne du Canada doivent être interprétées de façon similaire. Si les lois en matière de droits de la personne doivent être interprétées en fonction de leur objet, les différences de formulation entre les provinces ne devraient pas masquer les fins essentiellement semblables de leurs dispositions, à moins que la formulation n’indique la poursuite d’une fin différente de la part d’une législature provinciale particulière (Université de la Colombie‑Britannique c Berg, [1993] 2 RCS 353, au paragraphe 32 [Berg]; Gould c Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 RCS 571, au paragraphe 48 [Gould]).
[34] En 2008, dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi qu’il existe deux normes de contrôle : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. Suivant Dunsmuir, la déférence est en règle générale de mise lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive. Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé (Dunsmuir, au paragraphe 54). Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa], la Cour suprême a confirmé que les décideurs administratifs ont droit à une certaine déférence dans les affaires ayant trait au rôle, à la fonction et à l’expertise qui leur sont propres (Khosa, aux paragraphes 25 et 26).
[35] La Cour suprême a expliqué que la norme de la décision correcte continuera à s’appliquer aux questions constitutionnelles, aux questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise de l’arbitre ainsi qu’aux questions relatives à la délimitation des compétences respectives des tribunaux spécialisés concurrents (Dunsmuir, aux paragraphes 58, 60 et 61). La norme de la décision correcte s’applique par ailleurs également aux véritables questions de compétence.
[36] Récemment, dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 [Mowat CSC], la Cour suprême s’est demandé si le Tribunal canadien des droits de la personne pouvait adjuger des dépens à titre d’indemnité. Cette question se rapportait directement à l’interprétation et à l’application de la loi constitutive du Tribunal, en l’occurrence la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi). La Cour suprême a jugé que la question de savoir si un tribunal administratif déterminé pouvait adjuger des dépens ne revêtait pas une importance capitale pour le système juridique canadien. La Cour a également conclu que cette question n’était pas étrangère au domaine d’expertise du Tribunal. La Cour suprême a estimé que la décision que le Tribunal avait rendue au sujet de l’adjudication de dépens en se fondant sur son interprétation des dispositions applicables de la Loi était susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Voici ce que la Cour écrit au paragraphe 27 :
En résumé, la question de savoir si le Tribunal peut adjuger des dépens dans le cadre de l’indemnisation qu’il ordonne ne représente ni une question de compétence ni une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, étrangère au domaine d’expertise du Tribunal au sens de l’arrêt Dunsmuir. La décision du Tribunal d’adjuger des dépens à la plaignante, après que celle‑ci eut obtenu gain de cause, est par conséquent susceptible de contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable.
[Non souligné dans l’original.]
[37] Pour apprécier le caractère raisonnable de la décision du Tribunal, la Cour suprême a poursuivi en déclarant ce qui suit :
[33] Il nous faut interpréter le texte législatif et discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur [renvois omis]. Dans le cas d’une loi relative aux droits de la personne, il faut se rappeler qu’elle exprime des valeurs essentielles et vise la réalisation d’objectifs fondamentaux. Il convient donc de l’interpréter libéralement et téléologiquement de manière à reconnaître sans réserve les droits qui y sont énoncés et à leur donner pleinement effet [renvoi omis]. On doit tout de même retenir une interprétation de la loi qui respecte le libellé choisi par le législateur.
Par conséquent, la norme de contrôle applicable à l’interprétation que le Tribunal avait faite de sa loi constitutive était celle de la décision raisonnable, eu égard aux principes fondamentaux d’interprétation des lois et au libellé choisi par le législateur.
[38] Bien que la définition des droits de la personne constitue une question importante et que des questions importantes se posent en l’espèce en raison de problèmes familiaux, on ne saurait aisément prétendre que l’interprétation du concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi est une question de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Certes, les tribunaux des droits de la personne des diverses provinces canadiennes sont également appelés à se pencher sur des questions de droits de la personne qui se posent en matières familiales, mais ils le font en conformité avec leur propre législation et, bien que cela soit préférable, ces tribunaux ne sont pas obligés d’appliquer exactement la même interprétation que celle qui est donnée à des dispositions semblables par d’autres juridictions fédérales ou provinciales, dès lors qu’ils tiennent compte d’objectifs similaires.
[39] Pour ce qui est de la question précise de la norme de contrôle applicable à l’interprétation que le Tribunal a faite du concept de la situation de famille contenu dans la Loi dans le cas qui nous occupe, les considérations suivantes s’appliquent :
a. le Tribunal interprète sa propre loi constitutive;
b. le Tribunal statue dans un domaine dans lequel il possède une expertise;
c. la question ne se rapporte pas à la délimitation des compétences de tribunaux spécialisés concurrents; à cet égard, les divers tribunaux administratifs fédéraux concernés de près ou de loin par la Loi, tels que les arbitres du travail et les tribunaux de la fonction publique, ont des pouvoirs qui se chevauchent et non des pouvoirs qui s’opposent;
d. on ne saurait prétendre que l’interprétation du concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi soulève une question constitutionnelle, compte tenu du fait que cette question implique l’interprétation d’une loi fédérale.
[40] À la lumière des enseignements donnés par la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir et Mowat et des considérations susmentionnées, j’estime que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique aux conclusions que le Tribunal a tirées en l’espèce sur la question de savoir si les obligations familiales font partie du concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi.
Discrimination prima facie fondée sur la situation de famille
[41] Dans Johnstone c Canada (Procureur général), 2007 CF 36 [Johnstone CF], la Cour était appelée à examiner la décision par laquelle la Commission avait, à l’étape de l’examen préalable, rejeté la plainte de Mme Johnstone. Le juge Barnes a estimé que la question dont il était saisi ressemblait beaucoup à celle qui était en litige dans Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 [Sketchley]. Dans Sketchely, le raisonnement de la Commission dépendait de ses conclusions de droit sur la valeur à titre de précédent de Scheuneman c Canada (Procureur général), 2000, 266 NR 154, et ce raisonnement n’avait rien à avoir avec la situation personnelle et les faits propres à l’intimée.
[42] La Cour d’appel fédérale a abordé la question sous un angle pragmatique et fonctionnel lors de son contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission s’était prononcée sur la question de droit de savoir si une politique du Conseil du Trésor était discriminatoire à première vue. Voici ce que la Cour d’appel fédérale a conclu, aux paragraphes 61 à 81 de Sketchely :
[81] Si on applique l’approche pragmatique et fonctionnelle à la décision de la Commission concernant la plainte relative au CT, les quatre facteurs favorisent, tout bien pesé, l’application de la norme de contrôle de la décision correcte. Pour que sa décision concernant cette plainte puisse être confirmée, il fallait que la Commission ait tranché correctement la question de savoir si la politique du CT était discriminatoire à première vue, une question que je vais examiner plus loin.
[Non souligné dans l’original.]
[43] Dans Johnstone CF, la Cour fédérale a décidé que la norme de contrôle applicable à la décision prise par la Commission à l’étape de l’examen préalable était celle de la décision correcte. Voici ce qu’elle écrit :
[18] En l’espèce, la Commission n’était pas convaincue que la diminution des heures travaillées par Mme Johnstone due à la politique de l’ASFC sur les quarts de travail fixes constituait une [traduction] « atteinte grave » à sa capacité de s’acquitter de son devoir de parent ou que cette politique causait une discrimination fondée sur la situation de famille. Comme dans l’arrêt Sketchley, précité, la conclusion considérant comme non discriminatoire la politique d’emploi de l’ASFC est fondée sur une question de droit précise et abstraite et, par conséquent, est susceptible de contrôle selon la décision correcte.
[Non souligné dans l’original.]
[44] Le jugement a été porté en appel devant la Cour d’appel fédérale (Johnstone c Canada (Procureur général), 2008 CAF 101 [Johnstone CAF], qui a confirmé le jugement de la Cour fédérale et a déclaré ce qui suit :
[2] Les motifs donnés par la Commission pour rejeter la plainte indiquent que la Commission a appliqué un critère juridique en matière de discrimination à première vue qui est apparemment compatible avec la décision Health Sciences Association of Colombie‑Britannique c. Campbell River & North Island Transition Society, 2004 BCCA 260, mais incompatible avec la décision subséquente rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans Hoyt c. la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [2006] D.C.D.P. No 33. Nous ne formulons aucune opinion pour indiquer en quoi consiste le critère juridique approprié. […]
[45] CN affirme que, dans le cas qui nous occupe, le Tribunal a commis une erreur dans son application du critère juridique permettant de savoir s’il y avait eu, à première vue, discrimination fondée sur la situation de famille.
[46] Les conditions à remplir pour établir à première vue l’existence d’une discrimination ont été passées en revue par la Cour suprême du Canada dans Commission ontarienne des droits de la personne c Simpsons‑Sears, [1985] 2 RCS 536 [O’Malley]. La Cour suprême déclare que, dans les instances se déroulant devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit établir une preuve prima facie de discrimination. Voici en quels termes elle explique ce critère, au paragraphe 28 :
Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé.
[47] Le CN affirme que le critère de la discrimination prima facie fondé sur la situation de famille est une question de droit qui revêt une importance capitale pour le système juridique. L’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable favoriserait des interprétations disparates, contrairement au principe voulant qu’une loi publique qui s’applique de façon égale à tous doive faire l’objet d’une interprétation universellement admise.
[48] De nombreuses situations peuvent se présenter en ce qui concerne la situation de famille et le travail : certaines ne justifieraient pas une conclusion de discrimination fondée sur la situation de famille, alors que d’autres justifieraient le feraient.
[49] À mon avis, il est nécessaire de se reporter aux faits propres à la situation personnelle de l’intéressé, étant donné que les questions de discrimination fondées sur la situation de famille sont différentes d’un cas à l’autre. Ainsi, dans B c Ontario, [2002] 3 RCS 403 [B], le plaignant fondait sa plainte sur sa situation de famille personnelle, en l’occurrence le fait qu’il vivait avec sa femme et sa fille, ce qui lui avait attiré les foudres de son employeur. La Cour suprême a confirmé que, pour prouver l’existence d’une discrimination fondée sur l’état matrimonial ou la situation de famille, il suffisait que le plaignant démontre qu’il avait été victime de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite. La Cour a reconnu que des motifs tels que l’état familial, l’état matrimonial ou l’âge ne soulèvent pas tant la question de savoir si l’intéressé fait partie d’un groupe défavorisé que celle de savoir s’il présente certaines caractéristiques personnelles.
[50] L’examen de la situation personnelle de l’intéressé nécessite une appréciation contextuelle des faits. Au paragraphe 22 de Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 RCS 161, 2007 CSC 4, la juge Abella a insisté sur la nécessité de procéder à une analyse contextuelle au cas par cas des mesures d’accommodement. À mon avis, il en va de même lorsqu’il s’agit de conclure à une discrimination prima facie. En quoi consistent les circonstances individuelles de l’employé? Sa situation permet‑elle de conclure à l’existence d’une discrimination prima facie fondée sur sa situation de famille? La norme applicable est celle de la décision raisonnable, étant donné qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit au sens de Dunsmuir.
[51] Je conclus que la norme de contrôle applicable à la conclusion tirée par le Tribunal au sujet de l’existence d’une discrimination prima facie fondée sur la situation de famille suppose nécessairement l’application du droit aux faits. Il s’agit d’une question mixte de droit et de fait, ce qui donne lieu à l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 53).
Réparations
[52] Enfin, la norme de contrôle applicable à l’appréciation des ordonnances réparatrices prononcées par le Tribunal dépend des conclusions de fait tirées par le Tribunal. Le Tribunal est appelé à examiner des questions de fait et des questions de fait et de droit.
[53] Il y a lieu de faire preuve de déférence envers les conclusions du Tribunal, compte tenu de son expertise en matière de droits de la personne. La décision d’accorder des réparations relève de la compétence spécialisée du Tribunal lorsqu’il tranche des questions de fait portant sur le montant de l’indemnité à accorder, le cas échéant. Qui plus est, le prononcé d’ordonnances réparatrices visant à répondre à une situation de discrimination relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du Tribunal, tout comme la question de savoir s’il convient d’accorder des dommages‑intérêts punitifs lorsque les faits le justifient.
[54] Par conséquent, je suis convaincu que la norme de contrôle de la décision raisonnable est celle qui s’applique s’agissant des réparations que le Tribunal a décidé d’accorder en l’espèce.
Analyse
[55] Le CN affirme que la question sous‑jacente dans la présente instance est celle de savoir si la conciliation travail‑famille doit se faire au travail plutôt qu’à la maison. Voici ce que le CN affirme dans ses observations écrites :
[traduction] Le Tribunal a commis une erreur en mettant sur le même pied « la situation de famille » avec le choix de tout parent de définir ses obligations quant à la garde des enfants et de décider comment y répondre [...] Ces choix personnels, qui n’ont aucun lien avec le travail qu’exerce l’employé et qu’aucun employeur n’est en mesure d’évaluer, ne sont pas protégés par les lois relatives aux droits de la personne. Le législateur fédéral ne peut pas avoir voulu qu’une employée puisse choisir de vivre à un endroit où elle dispose de peu de possibilités en matière de services de garde pour ses enfants tout en obligeant son employeur à tenir compte des besoins de cette employée en matière de services de garde de ses enfants jusqu’au moment où elle décide de déménager.
[56] Pour faire contrepoids à cette déclaration générale, la Commission défenderesse soutient que notre Cour devrait s’inspirer du raisonnement suivi par la Cour suprême dans Brooks c Canada Safeway Ltd., [1989] 1 RCS 1219 [Brooks] :
Il semble aller de soi que celles qui donnent naissance à des enfants et favorisent ainsi l’ensemble de la société ne devraient pas en subir un désavantage économique ou social.
[57] Le CN affirme que le Tribunal a commis quatre grandes erreurs :
a. l’interprétation que le Tribunal a faite du concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi est trop large;
b. le Tribunal a commis une erreur en concluant que Mme Seeley avait établi une preuve prime facie de discrimination du simple fait qu’elle avait subi des effets négatifs en tentant de concilier ses obligations familiales avec ses obligations professionnelles;
c. le Tribunal a commis une erreur en concluant que le CN ne s’était pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement;
d. le Tribunal a commis une erreur en condamnant le CN à des dommages‑intérêts punitifs au motif que ses actes étaient délibérés et inconsidérés.
[58] Je vais examiner chacune des erreurs reprochées à tour de rôle.
Le concept de « situation de famille » prévu par la Loi englobe‑t‑il les obligations liées à la garde des enfants?
[59] L’article 3 de la Loi dispose :
3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.
[Non souligné dans l’original.]
La Loi ne définit pas l’expression « situation de famille ».
[60] Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur en retenant une interprétation trop large du concept de « situation de famille » prévu par la Loi.
[61] Le Tribunal était conscient du fait qu’au cours des dernières années, la notion de « situation de famille » a donné naissance à deux écoles de pensée bien distinctes. Certaines décisions ont retenu une conception large, tandis que d’autres ont préféré une conception plus étroite. Je relève notamment la décision Schaap c Canada (Ministère de la Défense nationale), [1988] DCDP no 4, dans laquelle le Tribunal a conclu qu’il devait exister un lien du sang ou un lien légal et il a défini la situation de famille comme comprenant notamment les liens du sang entre le parent et l’enfant.
[62] Le Tribunal a également cité la décision Brown c Ministère du Revenu national (Douanes et accise), (1993) DT 7/93, dans laquelle le Tribunal déclare :
Il est donc facile de comprendre le dilemme évident auquel la famille moderne est confrontée. En effet, selon la tendance socio‑économique actuelle, les deux parents travaillent et sont souvent assujettis à des règles et à des exigences différentes. Plus souvent qu’autrement, en raison des demandes qui lui sont imposées comme parent, la mère doit chercher à atteindre cet équilibre délicat entre les besoins de la famille et les exigences liées à son travail.
Le Tribunal a conclu que l’interprétation de la Loi en fonction de son objet consistait [traduction] à « reconnaître clairement, dans le contexte de la “situation de famille”, le droit et l’obligation du parent de chercher à atteindre cet équilibre, ainsi que l’obligation manifeste pour l’employeur d’aider le parent à cet égard en fonction des critères énoncés dans la jurisprudence ».
[63] Des tribunaux d’autres provinces et territoires ont eux aussi estimé que le concept de « situation de famille » englobait les obligations liées à la garde des enfants : tribunaux des droits de la personne provinciaux (en Ontario : Wight c Ontario (Office of the Legislative Assembly), [1998] OHRBID no 13; en Alberta : Rennie c Peaches and Cream Skin Care Ltd., 2006 AHRC 13 (CanLII) [Rennie]); commissions des relations de travail fédérales (Canada Post c Canada Union of Postal Workers (Somerville Grievance, CUPW 790‑03‑00008, Arb. Lanyon), [2006] CLAD no 371, au paragraphe 66, et Rajotte c Président de l’Agence des services frontaliers du Canada et autres, 2009 TDFP 0025 [Rajotte]) et la Cour fédérale (Johnstone CF).
[64] De plus, bien que le CN se fonde sur l’arrêt Campbell River de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, il convient de signaler que, dans cet arrêt, la Cour d’appel est partie du principe que les obligations liées à la garde des enfants ne faisaient pas partie du concept de « situation de famille », même si celui‑ci était expressément mentionné dans la Loi sur les droits de la personne de la Colombie‑Britannique.
[65] Les lois sur les droits de la personne ont un caractère quasi constitutionnel. Le rang élevé qui est reconnu à ces lois s’explique par les valeurs fondamentales qu’elles incarnent et qu’elles consacrent. La Cour suprême du Canada a jugé que les lois sur les droits de la personne doivent être interprétées d’une manière large et libérale pour atteindre les objectifs de la loi. Dans C.N.R. c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114 [Action Travail des Femmes], la Cour suprême déclare :
24 La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale lorsqu’elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. […]
[Non souligné dans l’original.]
[66] Rappelons, enfin, que l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985 c I‑21, dispose : « Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». L’expression « situation de famille » que l’on trouve à l’article 3 de la Loi devrait être interprétée de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation des objets de la Loi, qui sont ainsi énoncés à son article 2 :
La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.
[Non souligné dans l’original.]
[67] Si l’on s’en tient au sens courant des mots, on trouve notamment l’acception suivante dans le Canadian Oxford Dictionary (2e éd.) au mot anglais « family » [« famille »] : [traduction] « ménage, plus précisément les parents et leurs enfants ». Quant au mot anglais « status » [« statut »], il est notamment défini comme suit : [traduction] « situation juridique d’une personne lui conférant certains droits et lui imposant certaines obligations ». Lorsqu’on rapproche ces deux termes, on obtient davantage qu’une simple description du parent d’un enfant et une simple allusion aux obligations qu’a un parent de s’occuper de ses enfants.
[68] Enfin, il est difficile d’envisager la famille sans tenir compte des enfants qui existent au sein de cette famille et des liens qui existent entre les enfants et les parents. L’aspect le plus important de cette relation est l’obligation qu’ont le père et la mère de prendre soin de leurs enfants. Il me semble que, si le législateur fédéral avait eu l’intention d’exclure les obligations parentales, il aurait employé des mots qui expriment clairement son intention en ce sens.
[69] Dans Mowat, la Cour suprême explique que la norme de contrôle dans le cas d’un tribunal qui interprète sa propre loi constitutive est celle de la décision raisonnable, mais que, compte tenu des principes d’interprétation des lois,
[i]l nous faut interpréter le texte législatif et discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur [renvoi omis]. Dans le cas d’une loi relative aux droits de la personne, il faut se rappeler qu’elle exprime des valeurs essentielles et vise la réalisation d’objectifs fondamentaux. Il convient donc de l’interpréter libéralement et téléologiquement de manière à reconnaître sans réserve les droits qui y sont énoncés et à leur donner pleinement effet [renvoi omis]. On doit tout de même retenir une interprétation de la loi qui respecte le libellé choisi par le législateur.
[70] Le Tribunal a interprété le concept de situation de famille en estimant qu’il englobait les obligations liées à la garde des enfants. Cette interprétation s’accorde avec le sens courant des mots, de même qu’avec les objets de la Loi qui expriment la volonté du législateur fédéral. Le Tribunal a interprété les mots de la loi libéralement de manière à donner pleinement effet aux droits énoncés dans la Loi, et son interprétation est conforme aux décisions déjà rendues en matière de droits de la personne par les tribunaux du travail ainsi qu’à la jurisprudence pertinente.
[71] Par conséquent, je conclus que l’interprétation que le Tribunal a donnée au concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi est raisonnable.
Preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille
[72] Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie. Il affirme que la preuve ne démontrait pas que Mme Seeley avait subi une différence de traitement défavorable ni qu’un tel traitement était lié à sa situation de famille. Le CN affirme que le Tribunal n’a pas franchi la troisième étape obligatoire pour établir l’existence d’une preuve prima facie, soit celle du lien qui existe entre l’appartenance au groupe et le caractère arbitraire du comportement désavantageux. Le CN cite les propos tenus par la juge Abella dans McGill, au paragraphe 49 :
Les distinctions ne sont pas toutes discriminatoires. Il ne suffit pas de contester le comportement d’un employeur pour le motif que ce qu’il a fait a eu une incidence négative sur un membre d’un groupe protégé. La seule appartenance à un tel groupe n’est pas suffisante pour garantir l’accès à une réparation fondée sur les droits de la personne. C’est le lien qui existe entre l’appartenance à ce groupe et le caractère arbitraire du critère ou comportement désavantageux – à première vue ou de par son effet – qui suscite la possibilité de réparation. [Passages soulignés par la demanderesse]
[73] Le CN signale que le raisonnement de la juge Abella a été confirmé par la majorité de la Cour suprême dans Honda Canada Inc. c Keays, [2008] 2 RCS 362 [Honda]. Qui plus est, dans Ontario (Disability Support Program) c Tranchemontagne, 2010 ONCA 593, au paragraphe 94 [Tranchemontagne], la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré, après avoir cité McGill et Honda :
[traduction] II ressort à mon avis clairement des observations de la juge Abella que le fait de conclure à l’existence d’une discrimination dans un contexte de droits de la personne ne se résume pas à une simple constatation de l’existence d’une distinction fondée sur un motif illicite susceptible d’entraîner des conséquences négatives.
[74] Le CN cite et approuve l’énonciation suivante du critère de la preuve prima facie de discrimination proposée par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans Armstrong c British‑Columbia (Ministry of Health), 2010 BCJ no 216, au paragraphe 10 :
[traduction]
i) Le plaignant appartient‑il à un groupe présentant une caractéristique protégée par le Code?
ii) Le plaignant a‑t‑il subi un traitement défavorable?
iii) Est‑il raisonnable d’inférer que la caractéristique protégée a joué un rôle quelconque dans le traitement défavorable?
[Passage souligné par la demanderesse]
[75] Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur en interprétant que la notion de « situation de famille » comprenait les choix personnels des parents sur la façon dont ils entendent s’acquitter de leurs obligations parentales. À l’appui de son argument, le CN cite une série de décisions :
a. Décisions du Bureau d’arbitrage des chemins de fer, no 3549 (Whyte) et 3550 (Richards). Ces affaires portaient sur des griefs déposés par deux femmes chefs de train qui avaient refusé de se présenter au travail pour répondre à la pénurie à Vancouver. Le litige portait sur l’alinéa 148.1d) de la convention collective, qui prévoyait que les employés qui refusaient de se présenter au travail pour répondre à une pénurie perdaient leur ancienneté et leur emploi, à moins de fournir une raison satisfaisante pour justifier leur refus. L’arbitre a jugé qu’il incombait aux parents de faire la preuve de leurs obligations liées à la garde de leurs enfants et que ni la convention collective ni le législateur fédéral n’obligeaient les employeurs à tenir compte de ces facteurs et que ce type de difficultés avec lesquels les parents devaient composer ne constituaient pas une raison satisfaisante pour refuser de se présenter au travail.
b. Canada Staff Union c Canadian Union of Public Employees, (2006) 88 CLAS 212. Dans cette décision, l’arbitre a jugé que c’était par choix personnel et non en raison de ces obligations conjugales ou familiales que l’employé n’avait pas pu déménager à Halifax.
c. Alberta (Solicitor General) c Alberta Union of Provincial Employees (Jungworth Grievance), [2010] AGAA no 5. Il a été jugé que l’employée devait d’abord démontrer qu’elle avait pris toutes les mesures raisonnables pour s’acquitter à la fois de ses obligations parentales et de ses engagements professionnels.
d. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Makesteel Québec Inc., 2003 CSC 68. Dans cet arrêt, la Cour suprême établit une distinction entre un congédiement motivé par un stigmate injustifié, ce qui est interdit par les lois sur les droits de la personne, et un congédiement pour cause d’indisponibilité imputable uniquement aux agissements de l’employé en cause.
e. Syndicat Northcrest c Amselem, [2004] 2 RCS 551 [Amselem]. Dans cet arrêt, la Cour suprême a jugé que le plaignant devait démontrer qu’on avait porté atteinte de façon importante à ses croyances sincères.
f. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Broisbrand (Ville), [2000] 1 RCS 665. Dans cet arrêt, la Cour suprême a jugé que, bien que la notion de handicap dans les lois sur les droits de la personne ne devait pas être interprétée de façon restrictive, il existait certaines limites et que le fait de permettre aux employés de s’autodiagnostiquer posait de graves problèmes d’ordre pratique.
[76] La défenderesse (Mme Seeley), la Commission défenderesse et la CODP intervenante renvoient la Cour à plusieurs décisions en matière de droits de la personne :
a. Brown. Dans cette décision, le Tribunal a jugé qu’une employée avait été victime de discrimination parce qu’elle n’avait pas bénéficié de mesure d’accommodement pour un quart de travail de jour dont elle avait besoin en raison de son incapacité à se trouver des services de garderie pour son enfant.
b. Hoyt. Dans cette décision, le Tribunal canadien des droits de la personne a jugé que la plaignante avait été victime de discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille et que l’employeur n’avait pas pris de mesure d’accommodement pour répondre à ses besoins.
c. Rajotte. Dans cette décision, le Tribunal a conclu que la plaignante avait fait été victime de discrimination en raison de sa situation de famille.
d. Falardeau c Ferguson Moving (1990) Ltd. (c.o.b. Ferguson Moving and Storage), 2009 BCHRT 272. Dans cette affaire, un employé demandait d’être dispensé de l’obligation de faire des heures supplémentaires parce qu’il devait s’occuper de son enfant. Le Tribunal a jugé qu’il n’avait pas établi une preuve prima facie de discrimination étant donné qu’il n’avait pas démontré que son enfant avait des besoins spéciaux et que ses habitudes de travail n’avaient pas changé puisqu’il avait réussi jusque‑là à remplir ses exigences de travail.
e. McDonald c Mid‑Huron Roofing, 2009 HRTO 1306. Dans cette affaire, l’employeur avait refusé de permettre à un employé d’accompagner son fils prématuré de 12 jours chez le médecin à la place de sa femme malade. L’employeur avait mis fin à son emploi au lieu de se demander si les besoins de l’employé étaient sérieux et de voir de quelle façon il pouvait l’accommoder.
f. Rennie, précitée. Dans cette décision, le Tribunal a estimé qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie dans une affaire dans laquelle l’employeur avait mis fin à l’emploi d’une femme parce qu’elle n’avait pas repris le quart de travail qu’elle faisait auparavant après son retour d’un congé de maternité au motif qu’elle n’avait pas réussi à trouver quelqu’un pour garder son enfant le soir.
[77] Pour illustrer le débat qui oppose le CN aux défenderesses, citons le cas de deux femmes chefs de train, Mmes Richards et Whyte, qui avaient eu des problèmes à cause de leurs obligations liées à la garde de leurs enfants après avoir été rappelées au travail pour répondre à une pénurie. L’arbitre avait rejeté les griefs qu’elle avait formulés en vertu de la convention collective dans les dossiers 3549 et 3550 (décisions du Bureau d’arbitrage des chemins de fer canadiens). Le Tribunal avait toutefois accueilli les plaintes qu’elle avait portées contre le CN au motif que celui‑ci avait fait preuve à leur égard de discrimination fondée sur la situation de famille (Whyte c Chemins de fer nationaux du Canada, [2010] TCDP 22; Richards c Chemins de fer nationaux du Canada, [2010] TCDP 24 (décisions du Tribunal)).
[78] Pour tenter de dégager les principes qui ressortent de la jurisprudence précitée, je me hasarderais à dire que l’une ou l’autre de ces décisions a soulevé ou examiné des questions sous‑jacentes :
a. L’employé a‑t‑il des obligations parentales en matière de garde d’enfants importantes; à cet égard, est‑il le seul ou le principal parent pourvoyeur de soins? Ses obligations parentales sont‑elles importantes et plus qu’une simple question de choix personnel?
b. L’employé dispose‑t‑il de solutions de rechange réalistes pour remplir ses obligations liées à la garde des enfants? L’employé a‑t‑il eu l’occasion d’examiner et a‑t‑il examiné les options qui s’offrent à lui? Existe‑t‑il dans son milieu de travail des mesures, des processus ou des dispositions de sa convention collective susceptibles de l’aider à s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants et ses obligations professionnelles?
c. Le comportement, les pratiques ou les règlements de l’employeur ont‑ils pour effet de placer l’employé dans une situation difficile le forçant à choisir entre ses obligations liées à la garde de ses enfants et ses obligations professionnelles?
[79] Le CN soutient que le critère exposé dans Campbell River s’applique en l’espèce. Il fait remarquer que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que la situation de famille [traduction] « ne saurait être un concept ouvert comme le prétend l’appelante puisque cela pourrait causer de la perturbation ou des torts sérieux dans les lieux de travail ». La Cour d’appel ajoute :
[traduction] … il me semble qu’il y a discrimination à première vue quand un changement dans les conditions d’emploi imposé par l’employeur résulte en une atteinte grave aux obligations ou devoirs importants parentaux ou familiaux de l’employé. Je crois que, dans la vaste majorité des situations où il existe un conflit entre les nécessités du travail et une obligation familiale, il serait difficile d’établir une preuve prima facie de discrimination.
Suivant le CN, le raisonnement suivi dans Campbell River est convaincant, d’autant plus qu’il s’agit de la seule décision d’une juridiction d’appel sur la question. Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur de droit en refusant de suivre cette décision.
[80] Le CN cite également l’extrait suivant de la décision rendue par un arbitre dans l’affaire International Brotherhood of Electrical Workers, Local 636 c Power Stream Inc. (Bender Grievance), [2009] OLAA no 447, au paragraphe 60 [Power Stream], suivant lequel ce ne sont pas toutes les caractéristiques de la situation de famille qui donnent lieu à l’application des protections prévues par la Loi :
[traduction] […] Mais on ne peut s’attendre à ce qu’un employeur définisse des conditions de travail qui ne créent aucun conflit avec aucune des caractéristiques de la situation de famille. Les employés ne devraient pas non plus s’attendre à ce que leur employeur prenne des mesures pour tenir compte de chacune des caractéristiques de leur situation de famille. Les employés prennent des mesures pour tenir compte des besoins de leur employeur qui leur conviennent et conviennent à leurs familles. Parmi ces mesures, mentionnons le choix de lieu où ils habitent, le choix et le degré de service de garderie pour leur enfant et le choix et le type de travail qu’ils sont prêts à accepter.
[81] À mon avis, Power Stream est digne de mention. Après avoir examiné la situation personnelle des quatre plaignants, l’arbitre avait conclu que trois d’entre eux n’avaient pas démontré qu’ils avaient été victimes de discrimination, étant donné qu’ils pouvaient remplir leurs obligations éventuelles relatives à la garde de leurs enfants en trouvant des solutions de rechange, alors que le quatrième plaignant avait démontré qu’il avait été victime de discrimination parce qu’il avait démontré qu’un règlement par lequel son horaire de travail avait été modifié aurait pour effet de modifier l’entente de garde partagée qu’il avait conclue en fonction de son horaire de travail initial. Power Stream démontre qu’il est possible de procéder à une évaluation personnalisée des solutions dont dispose l’intéressé pour répondre à ses obligations liées à la garde des enfants.
[82] Dans McGill, la juge Abella a conclu qu’il fallait procéder à une analyse contextuelle au cas par cas pour tenir compte de tous les facteurs pertinents pour établir l’existence d’un lien entre les caractéristiques du groupe dont le plaignant fait partie et le critère ou le comportement désavantageux
[83] Le CN affirme que le Tribunal n’a pas procédé à une analyse contextuelle dans le cas qui nous occupe. Il a commis une erreur en concluant qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie en l’absence de quelque élément de preuve que ce soit portant sur facteurs pertinents indiquant que des règles ou des pratiques du CN avaient joué un rôle en ce qui concerne un traitement défavorable qu’aurait subi Mme Seeley, ou encore que le congédiement de cette dernière était lié à son statut de parent plutôt qu’à d’autres aspects tels que ses choix de vie.
[84] Le CN affirme que ses règles et pratiques n’ont pas empêché Mme Seeley de bénéficier de chances égales et entières au travail et ajoute qu’aucun élément de preuve n’a été présenté pour démontrer que les règles et les pratiques du CN ont eu pour effet d’exclure les enfants ou les parents ayant des enfants des lieux où Mme Seeley devait se présenter pour combler la pénurie de Vancouver. Le CN affirme qu’il possède des installations à Vancouver dont Mme Seeley pouvait se prévaloir, mais admet que ni elle ni son mari ne connaissait personnellement les moyens d’hébergement qui étaient disponibles à Vancouver. Le CN n’a pas répondu aux lettres dans lesquelles Mme Seeley lui avait exposé ses difficultés et il ne lui a pas précisé la durée prévue de son affectation à Vancouver, l’emplacement précis de son travail de ses quarts de travail ou les moyens d’hébergement disponibles.
[85] Le problème que comporte l’argumentation du CN est le fait qu’elle ne mentionne pas son défaut de renseigner Mme Seeley au sujet de l’emplacement, de la durée et de la nature du travail qu’elle serait appelée à faire en réponse au rappel au travail pour pallier la pénurie. Il faut tenir compte de la conduite du CN pour déterminer s’il a fait preuve de discrimination fondée sur la situation de famille.
[86] Lorsqu’elle a appris qu’elle était rappelée au travail à Vancouver, Mme Seeley a écrit à son superviseur pour l’informer qu’elle ne pouvait se présenter à Vancouver en raison de ses difficultés quant à la garde de ses enfants. Elle a demandé une prorogation de 30 jours pour examiner les possibilités qui s’offraient à elle. Le CN n’a pas répondu. Plus tard, le 26 mars 2005, elle a demandé que sa situation soit considérée comme une question de compassion en vertu de la convention collective et elle a demandé qu’on lui offre du travail à Jasper ou à Edson. Le CN n’a jamais répondu.
[87] Le CN lui a plutôt répondu ce qui suit le 20 juin 2005 : [traduction] « La Compagnie a pris des mesures d’accommodement pour vous en vous donnant plus de temps pour examiner vos options et pour prendre les mesures nécessaires quant à la garde de vos enfants ». Le CN a ajouté ce qui suit :
[traduction] Bien que la Compagnie reconnaisse que vos obligations quant à la garde de vos enfants constituent des obligations personnelles importantes, vous devez aussi être consciente que vous êtes tenue envers le CN de gérer vos obligations personnelles de façon à être en mesure de satisfaire à vos obligations d’emploi et à celles prévues par votre convention collective.
[Non souligné dans l’original.]
[88] À mon avis, les mots employés par le CN dans sa lettre et son défaut de répondre aux lettres et aux appels téléphoniques de Mme Seeley et à sa demande de prise en compte de la convention collective sont révélateurs de l’opinion inébranlable du CN que les obligations en matière de garde d’enfants ne faisaient pas partie de l’interdiction de la discrimination au travail fondée sur la situation de famille prévue par la Loi.
[89] Il est vrai que, pour établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille, il faut présenter des éléments de preuve, mais cette norme de preuve n’est pas très exigeante.
[90] Je suis d’accord pour dire que, peu importe la norme que l’on applique, Mme Seeley a présenté des éléments de preuve établissant qu’elle a été victime prima facie de discrimination fondée sur sa situation de famille. C’est elle qui est la principale responsable des soins à prodiguer à ses deux enfants en bas âge. Son mari travaille à temps plein et il est le principal soutien de la famille. Le choix de la résidence à Brûlé n’avait jamais été un problème auparavant et il ressort du témoignage de Mme Seeley qu’elle avait vérifié s’il existait des services de garde dans la localité voisine de Hinton. Le CN ne lui a jamais fourni des renseignements nécessaires pour qu’elle vérifie s’il existait des services de garde pour elle à Vancouver. Une évaluation réaliste de la situation de famille de Mme Seeley révèle effectivement qu’elle aurait de graves difficultés à s’acquitter de ces responsabilités envers ses enfants si elle devait répondre à une affectation de rappel indéfini pour combler la pénurie qui existe à Vancouver.
[91] Le CN affirme que Mme Seeley ne s’est jamais renseignée. Il me semble que le CN était au courant des conditions de travail et des moyens d’hébergement qui existaient à Vancouver. Il a été mis au courant du problème par les lettres de Mme Seeley et avait l’obligation d’y répondre en lui communiquant des renseignements. Or, il ne l’a pas fait.
[92] Par conséquent, Mme Seeley satisfait à l’exigence relative à l’existence d’importantes obligations liées à la garde de ses enfants. Elle ne s’est pas vu offrir une possibilité réaliste de répondre à ce qui, du propre aveu du CN et suivant ses propres observations, constituait un important rappel au travail visant à répondre à une pénurie qui constituait une situation exceptionnelle. En ne donnant pas suite aux lettres et appels de Mme Seeley, le CN a refusé à cette dernière la possibilité d’examiner de façon réaliste les solutions qui s’offraient à elle pour résoudre son problème lié à la garde de ses enfants et pour répondre à la pénurie ou pour avoir accès à d’éventuels moyens d’hébergement, conformément à la politique et à la convention collective du CN.
[93] Le Tribunal disposait des éléments de preuve suivants :
a. La lettre du 4 mars 2005 dans laquelle Mme Seeley informait le CN qu’elle avait deux enfants dont l’un était âgé de six ans et l’autre de 21 mois et qu’elle n’avait aucune famille immédiate dans les environs et ne pouvait compter sur aucun service de garde approprié à Brûlé ou à Hinton;
b. L’appel téléphonique du 7 mars 2005 dans lequel Mme Seeley avait laissé à son superviseur un message lui expliquant sa situation de famille et son problème de garde d’enfants;
c. Sa lettre du 26 mars 2005 dans laquelle elle expliquait de nouveau que les obligations de son mari envers le CN faisaient en sorte qu’il ne pouvait s’occuper des enfants et qu’elle croyait comprendre que son obligation de répondre à la pénurie à Vancouver était pour une période de temps indéterminée;
d. son témoignage que le CN ne l’avait pas informée de l’endroit où le CN voulait qu’elle se rende, des quarts de travail qu’elle devait faire, de la durée de son affectation à Vancouver et qu’il lui était pratiquement impossible d’évaluer ses chances de trouver des services de garde dans cette situation;
e. bien que ce soit le CN qui l’a informé qu’il disposait de moyens d’hébergement pour les employés à Vancouver et notamment de la possibilité de louer des maisons, le CN a reconnu que ni Mme Seeley ni son mari n’étaient personnellement au courant des moyens d’hébergement disponibles;
f. l’absence d’élément de preuve démontrant que le CN a répondu de quelque façon que ce soit autrement qu’en prorogeant le délai et en envoyant à Mme Seeley sa lettre du 20 juin 2005 dans laquelle il lui a donné un avis et lui expliqué que ses obligations relativement à la garde des enfants étaient des questions d’ordre personnel;
g. des éléments de preuve suivant lequel le CN n’avait entamé aucune discussion au sujet d’éventuelles solutions de rechange pour Mme Seeley en vertu de sa politique en matière d’accommodement;
h. le CN n’a entamé des discussions avec le syndicat conformément à l’alinéa 148.1d) de la convention collective qu’après le congédiement de Mme Seeley.
[94] Compte tenu de la norme applicable à la conclusion de l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille et des éléments de preuve dont disposait le Tribunal, je suis convaincu que la conclusion tirée par ce dernier était raisonnable.
[95] Avant de laisser l’analyse de la discrimination prima facie, je tiens à signaler que les Employeurs des transports et communications de régie fédérale intervenants affirment que le Tribunal a commis une erreur en adoptant un critère fondé sur les obligations familiales « générales ». Toutefois, après avoir examiné la décision du Tribunal, il m’apparaît évident que le Tribunal était conscient des obligations précises de Mme Seeley en ce qui a trait à la garde de ses enfants. Il en a tenu compte et ne s’en est pas tenu à des obligations familiales vagues et « générales ».
Mesures d’accommodement
[96] Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur en concluant que le CN ne s’était pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement. Le CN affirme qu’il a donné à Mme Seeley quatre mois pour se préparer à déménager à Vancouver, c’est‑à‑dire bien plus que les 15 jours prévus par la convention collective. Mme Seeley n’a fourni aucun élément de preuve pour démontrer que les besoins essentiels de ses enfants ne pouvaient pas être satisfaits à Vancouver, qu’elle n’a pris aucune mesure pour s’informer des conditions de vie et de travail à Vancouver et qu’elle n’a pris aucune mesure pour se trouver un logement temporaire à Vancouver.
[97] Le CN était toutefois clairement la personne qui était au courant des conditions de travail et d’hébergement sur lesquelles Mme Seeley pouvait compter pendant la période au cours de laquelle elle répondrait à la pénurie. Mme Seeley a écrit à son superviseur pour faire état de ses difficultés. Elle a raconté que son superviseur ne lui avait jamais répondu et que le CN n’avait jamais demandé au superviseur de témoigner.
[98] Le CN affirme qu’il aurait été préférable d’entamer des discussions. Je ne considère pas ces discussions comme simplement optionnelles dans ces circonstances. Il était essentiel que le CN engage des discussions en répondant aux lettres et aux appels téléphoniques de Mme Seeley en lui communiquait les renseignements qu’il était le seul à posséder au sujet des conditions de travail et des possibilités de logement auxquelles Mme Seeley et ses enfants pouvaient s’attendre à Vancouver.
[99] Qui plus est, Mme Seeley a expressément demandé que son cas soit examiné au regard des dispositions de la convention collective. Le fait pour CN de prétendre qu’il appartenait exclusivement au syndicat, en tant qu’agent négociateur exclusif, de traiter de la question ne constitue pas une réponse de la part du CN. Le CN soutient que les syndicats doivent participer à des séances de médiation tripartite – syndicat, employé et employeur – portant sur les mesures d’accommodement. Néanmoins, même le fait que des négociations doivent se dérouler avec ou sans le syndicat ne saurait empêcher un employé de réclamer des mesures d’accommodement. Il incombe au CN, une fois qu’il est saisi d’une demande d’un employé, de faire intervenir le syndicat. Suivant la preuve, les seules discussions qui ont eu lieu entre le CN et le syndicat au sujet de la situation de Mme Seeley ont eu lieu après que le CN eut congédié Mme Seeley.
[100] Le CN s’avance un peu plus au sujet des modalités et des conséquences de la convention collective signée avec le syndicat. Le CN n’a toutefois jamais reconnu qu’il était possible de recourir aux mécanismes prévus par la convention collective pour répondre à la demande d’examen de Mme Seeley. S’il l’avait fait, la situation aurait pu être différente, mais tel n’a pas été le cas et je n’ai pas besoin d’examiner la question davantage, sinon pour faire observer que, dans Central Okanagan School District No. 23 c Renaud, [1992] 2 RCS 970 [Central Okanagan], la Cour suprême a jugé que, lorsque l’employeur a l’obligation de prendre des mesures d’accommodement, le syndicat est également assujetti à cette obligation si les dispositions de la convention collective ont pour effet de gêner les tentatives de l’employeur de s’entendre avec l’employé. La juge Abella a par ailleurs déclaré clairement que la clause régissant la rupture du lien d’emploi ne s’appliquera que si elle satisfait aux exigences applicables en matière d’accommodement raisonnable adaptées aux circonstances individuelles du cas en litige (McGill, au paragraphe 25). En l’espèce, le CN n’a jamais examiné la question de l’accommodement en vertu de la convention collective avant de congédier Mme Seeley.
[101] Le Tribunal s’est bel et bien demandé si le CN s’était acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la prise de mesures d’accommodement lui causerait des contraintes excessives.
[102] Le Tribunal a appliqué le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans Meiorin. Le CN devait démontrer que la norme ou le comportement qui était prima facie discriminatoire constituait par ailleurs une exigence professionnelle justifiée (EPJ). Le Tribunal s’est dit convaincu que le CN satisfaisait au premier volet du critère de Meiorin, en l’occurrence celui de savoir si la norme avait été adoptée dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail. Le CN poursuivait une fin légitime en rappelant les employés au travail pour répondre à la pénurie. Le Tribunal s’est également dit convaincu que le CN satisfaisait au second volet du critère de Meiorin, c’est‑à‑dire celui exigeant que la norme ait été adoptée de bonne foi. Le Tribunal a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve permettant de penser que l’obligation de répondre à la pénurie avait été adoptée dans le but d’exercer une discrimination contre Mme Seeley.
[103] Le Tribunal a conclu que le CN ne répondait pas au troisième volet du critère de Meiorin. Il s’est demandé si la norme contestée était raisonnablement nécessaire pour permettre au CN d’atteindre ses objectifs. Le Tribunal a expliqué que le CN devait établir qu’il ne pouvait prendre de mesures d’accommodement pour Mme Seeley et les autres personnes négativement touchées par la norme sans subir de contrainte excessive ou, pour reprendre la formule employée par le Tribunal, comme Mme Seeley avait été négativement touchée en raison de sa situation de famille par la norme forçant les employés à répondre aux pénuries, le CN aurait‑il pu l’accommoder sans subir de contraintes excessives? Le Tribunal a répondu à cette question par la négative.
[104] Le Tribunal a tenu compte de la jurisprudence. L’adoption d’un critère rigoureux se justifie s’il y a lieu de tenir compte de facteurs concernant les capacités uniques ainsi que la valeur et la dignité inhérentes de chaque personne, dans la mesure où cela n’impose aucune contrainte excessive (Central Okanagan, à la page 984). L’employeur doit procéder à une analyse individuelle de la situation de l’employé (McGill, au paragraphe 22). Les facteurs à examiner dont la Cour a dressé la liste dans Central Alberta Dairy Pool c Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 RCS 489, aux pages 520 et 521 [Central Dairy Pool] comprennent le coût des mesures d’accommodement, l’interchangeabilité relative de l’effectif et des installations et la possibilité d’atteinte importante aux droits des autres employés.
[105] Le Tribunal a examiné l’argument du CN suivant lequel le fait d’accorder à Mme Seeley plus de quatre mois au lieu du délai minimal de 15 jours prévu par la convention collective constituait une mesure d’accommodement raisonnable. Le Tribunal a estimé que le fait pour le CN d’accorder ce délai supplémentaire ne constituait d’aucune façon une réponse valable.
[106] Le Tribunal a examiné les éléments de preuve dont il disposait. Mme Seeley demandait des mesures d’accommodement en raison de sa situation de famille. Le CN ne lui a jamais répondu et ni le superviseur de Mme Seeley ni le directeur général ne l’a jamais appelée pour lui fournir des renseignements ou lui donner des explications. Le Tribunal a conclu que les témoins du CN n’ont jamais considéré qu’une situation de famille comportant des obligations quant à la garde des enfants nécessitait de leur part la prise de mesures d’accommodement. Le CN n’a pas tenu compte de la demande d’accommodement de Mme Seeley et il n’a pas appliqué ses propres politiques en matière d’accommodement.
[107] Étant donné que le Tribunal a tenu compte de la jurisprudence et des éléments de preuve dont il disposait avant de se pencher sur la question de savoir si le CN avait offert des mesures d’accommodement raisonnable suffisantes, j’estime raisonnable sa conclusion que la prétention du CN suivant laquelle le fait de se contenter d’offrir un délai supplémentaire ne constituait pas une réponse suffisante à la demande d’accommodement.
[108] Le Tribunal a poursuivi en examinant l’argument du CN suivant lequel il subirait une contrainte excessive si l’on devait accorder la réparation demandée par Mme Seeley, étant donné que cette dernière se verrait ainsi accorder une « super ancienneté » en raison de sa situation de famille. Le Tribunal a axé son analyse sur l’argument relatif à l’avalanche de demandes plutôt que sur l’interaction entre la convention collective et la demande d’accommodement.
[109] Je suis d’accord avec le CN pour dire que la question de la « super ancienneté » fait intervenir la question de l’atteinte aux droits des autres employés, ce qui constitue une question valable si la convention collective avait été examinée. Toutefois, le CN n’a jamais répondu à la demande que Mme Seeley lui avait faite de tenir compte de son dossier à la lumière de la convention collective, et le CN n’a même pas examiné la question avec le syndicat avant de congédier Mme Seeley. À mon avis, il n’est pas loisible au CN de soulever cette question après‑coup et, par conséquent, le Tribunal n’avait pas l’obligation d’examiner la question.
[110] À mon avis, la conclusion du Tribunal suivant laquelle le CN ne s’est pas acquitté de son obligation d’accommodement n’a rien de déraisonnable.
Réparations
[111] Le CN affirme que le Tribunal a commis une erreur en accordant une indemnité à Mme Seeley, étant donné qu’il ne peut accorder une indemnité que s’il en vient à la conclusion que l’acte discriminatoire était délibéré ou inconsidéré. Le Tribunal a conclu que le comportement du CN était inconsidéré. Le CN affirme que cette conclusion méconnaît l’état incertain du droit sur la situation de famille à l’époque en cause, ajoutant que la preuve n’appuie pas cette conclusion.
[112] Le CN invoque l’arrê Campbell River rendu en 2004 par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ailleurs dans les arguments qu’elle formule dans la présente demande de contrôle judiciaire. Or, cet arrêt indique clairement que les obligations importantes liées à la garde des enfants font intervenir la protection contre la discrimination fondée sur la situation de famille consacrée par les lois sur les droits de la personne.
[113] Par sa façon de traiter la situation de Mme Seeley, le CN a constamment ignoré le fondement de la demande d’accommodement de Mme Seeley, malgré le fait que la jurisprudence reconnaît que les obligations relatives à la garde des enfants font partie du concept de « situation de famille » protégé par les lois sur les lois de la personne. Il me semblerait qu’à tout le moins le CN aurait dû se demander si la situation de Mme Seeley méritait d’être examinée.
[114] Le Tribunal a pris acte du fait que le CN avait une politique en matière d’accommodement qui mentionnait entre aux la situation de famille. Il a tenu compte du fait que le CN et ses hauts dirigeants ont décidé qu’ils n’avaient pas à se préoccuper de la situation de famille et ils ont ignoré les obligations que les lignes directrices du CN en matière d’accommodement leur imposaient.
[115] J’estime que le Tribunal avait des motifs suffisants pour conclure de façon raisonnable que la conduite du CN en l’espèce était effectivement inconsidérée.
Conclusion
[116] J’estime que la conclusion du Tribunal suivant laquelle le concept de « situation de famille » que l’on trouve dans la Loi englobe les obligations liées à la garde des enfants est raisonnable et qu’elle est conforme aux indications de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir, Khosa et Mowat. J’estime également que le Tribunal a appliqué le bon critère pour conclure à l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille et qu’il a conclu raisonnablement qu’il y avait eu discrimination à première vue. Je conclus que la conclusion du Tribunal suivant laquelle le CN ne s’est pas acquitté de son obligation de prendre des mesures d’accommodement à l’égard de Mme Seeley était raisonnable. Enfin, j’estime que l’indemnité accordée par le Tribunal était raisonnable.
[117] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[118] Compte tenu de l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire et des observations formulées par les parties au sujet des dépens, les dépens sont adjugés à Mme Seeley.
JUGEMENT
LA COUR :
1. REJETTE la demande de contrôle judiciaire;
2. ADJUGE les dépens à la défenderesse, Mme Seeley.
« Leonard S. Mandamin »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑1775‑10
INTITULÉ : COMPAGNIE
DES CHEMINS DE FER DU CANADA c
DENISE SEELEY ET COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE ET AUTRES
LIEU DE L’AUDIENCE : Edmonton (Alberta)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 2 juin 2011
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE MANDAMIN
DATE DES MOTIFS : Le 1er février 2013
COMPARUTIONS :
Richard Charney William Hlibchuk Brian Gottheil
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POUR LA DEMANDERESSE
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Simon Renouf Shasta Desbarats
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POUR LA DÉFENDERESSE, DENISE SEELEY
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Daniel Poulin Sheila Osborne‑Brown
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POUR LA DÉFENDERESSE, COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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Cathy Pike
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POUR L’INTERVENANTE, COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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John Craig Michelle MacGillivray
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POUR LES INTERVENANTS, EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ogilvy Renault S.E.N.C.R.L., s.r.l. Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Simon Renouf Professional Corporation Edmonton (Alberta)
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POUR LA DÉFENDERESSE, DENISE SEELEY
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Commission canadienne des droits de la personne Ottawa (Ontario)
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POUR LA DÉFENDERESSE, COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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Commission ontarienne des droits de la personne Toronto (Ontario)
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POUR L’INTERVENANTE, COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
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Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., s.r.l. Toronto (Ontario)
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POUR LES INTERVENANTS, EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE
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