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Date : 20130104

Dossier : IMM‑3227‑12

Référence : 2013 CF 7

[traduction FRANÇAISE certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

CARLOS ALFREDO MARTINEZ GIRON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision du 13 mars 2012 de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), par laquelle la demande d’asile du demandeur a été rejetée au titre des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               La Commission a conclu que la question déterminante était la crédibilité du demandeur, et elle a décidé qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve crédibles suffisants pour tirer une conclusion favorable quant à la demande d’asile au titre des articles 96 et 97. La Commission a donc conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention, parce qu’il n’avait pas raison de craindre d’être persécuté au Salvador pour un motif prévu par la Convention. La Commission a aussi conclu que le demandeur n’avait pas qualité de personne à protéger, car son renvoi au Salvador ne l’exposerait pas personnellement à une menace à sa vie ou au risque de torture, de traitements ou de peines cruels et inusités.

 

[3]               Il est intéressant de souligner que la Commission ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la demande relative à l’article 96 devait être rejetée parce que la crainte du demandeur n’était pas fondée sur un motif de la Convention, comme la Commission l’a fait dans d’autres causes lorsque la crainte était inspirée par le crime organisé.

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Le contexte

 

[5]               M. Giron, qui est un citoyen du Salvador, est arrivé au Canada en juillet 2008, muni d’un permis de travail temporaire afin de travailler dans le domaine de la construction. Par la suite, il a présenté une demande d’asile basée sur les faits qui s’étaient déroulés pendant qu’il était au Salvador et après son départ.

 

[6]               M. Giron demande l’asile en raison du risque auquel sa famille et lui seraient exposés de la part de criminels organisés au Salvador. Selon le récit de M. Giron, il a commencé à travailler pour le Centre judiciaire de Metapan, au Salvador, en 2001. Au début, il travaillait comme agent de nettoyage et de jardinage, par la suite, après avoir étudié en informatique, il a travaillé au service de technologie et d’information (TI) du tribunal, et il avait accès aux dossiers confidentiels du tribunal. Des membres du gang Mara Salvatrucha ont abordé M. Giron et lui ont offert de l’argent pour avoir accès aux dossiers confidentiels du tribunal. Il a refusé de se soumettre à leur demande et a commencé à recevoir des menaces.

 

[7]               En 2007, M. Giron a été gravement blessé dans un accident de voiture, il croit que l’accident a été perpétré par le gang en guise de représailles. En avril 2008, le collègue qui remplaçait M. Giron au travail pendant qu’il se remettait de ses blessures a été tué dans un autre accident de voiture. M. Giron croit que cet accident a aussi été perpétré par le gang.

 

[8]               L’épouse de M. Giron, qui gérait un petit magasin, a été victime d’extorsion de la part du même gang. Très tôt, on a compris que l’extorsion était liée au refus du demandeur de coopérer avec le gang. Mme Giron a déménagé deux fois dans d’autres villes du Salvador avec leurs filles, mais le gang l’a retrouvée et l’a menacée de représailles en cas de nouveau déménagement.

 

[9]               Après l’arrivée de M. Giron au Canada en juillet 2008 pour travailler, son épouse a continué d’être extorquée. En juillet 2009, le gang a laissé des notes dans lesquelles il disait qu’il savait où le demandeur se trouvait et qu’il avait toujours [traduction] « une dette à rembourser ». L’épouse du demandeur a fait un signalement à la police, et on lui a dit qu’elle aurait à témoigner contre le gang s’il y avait des arrestations. Elle était craintive face à cette perspective.

 

[10]           En juin 2011, un an après que le demandeur eut présenté une demande d’asile, son père a été enlevé et tué. Les ravisseurs auraient laissé entendre que cela était lié à la [traduction] « dette à rembourser » que le demandeur avait à leur égard. Peu après le meurtre, l’épouse du demandeur et leurs filles se sont enfuies pour le Guatemala, où elles se trouvent toujours actuellement, et ce sans statut.

 

Les questions en litige et la norme de contrôle

 

[11]           Le demandeur soutient que la décision n’était pas raisonnable et que la Commission a commis des erreurs relativement à quatre questions en litige : les conclusions sur l’invraisemblance, les conclusions sur la crédibilité, le rejet de la preuve documentaire du demandeur; le défaut de mener une évaluation prospective du risque de persécution du demandeur ou du besoin de protection en cas de retour de M. Giron au Salvador.

 

[12]           Le défendeur avance que la décision était raisonnable : la Commission a clairement énoncé ses conclusions relatives à l’invraisemblable et à la crédibilité, et, sur la base de la décision dans son ensemble, il y avait beaucoup d’incohérences auxquelles s’ajoute un manque de preuve étayant les observations.

 

[13]           La norme de contrôle applicable relativement aux questions déterminantes est la décision raisonnable. La Cour a examiné la jurisprudence pertinente qui souligne que le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire, lorsque la norme de contrôle est la décision raisonnable, n’est pas de substituer la décision, quelle qu’elle soit, qu’elle aurait rendue, mais plutôt de décider si la décision de la Commission « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47. Bien qu’il puisse y avoir plus d’une issue raisonnable, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59.

 

[14]           En ce qui a trait à l’analyse de la Commission portant sur la crédibilité et le caractère vraisemblable, vu son rôle en tant que juge des faits, les conclusions de la Commission justifient une importante déférence : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329, au paragraphe 13; Fatih c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, [2012] ACF no 924, au paragraphe 65.

 

[15]           Toutefois, cela ne signifie pas que les décisions de la Commission jouissent d’une immunité eu égard au contrôle judiciaire lorsqu’une intervention est justifiée. Dans Njeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 291, [2009] ACF no 350, le juge Phelan a déclaré ce qui suit :

[11] En ce qui concerne les conclusions sur la crédibilité, j’ai remarqué que la Cour a, et devrait avoir, des réticences à annuler de telles conclusions, à moins qu’il y ait eu une erreur des plus manifestes (Revolorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1404). La retenue due tient compte tant du contexte de l’affaire et de l’intention du législateur que de la situation particulière dans laquelle se trouve le juge des faits qui évalue la preuve apportée par des témoignages. Le degré de retenue varie selon le fondement de la conclusion de crédibilité. La raisonnabilité est la norme applicable et la Cour doit faire preuve d’une retenue non négligeable à l’égard de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

 

[12] Toutefois, la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable. C’est avec beaucoup de réticence que j’ai conclu que la décision de la Commission ne satisfaisait pas à la norme de contrôle.

 

 

[16]           Étant donné que la présente décision est basée en grande partie sur les conclusions de la Commission quant à l’invraisemblance, la jurisprudence relative à l’invraisemblable a été prise en compte et appliquée avec les principes énoncés ci‑dessus.

 

[17]           Dans la décision Ansar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),), 2011 CF 1152, [2011] ACF no 1438, le juge Noël a établi une distinction nette entre les conclusions quant à la crédibilité et celles relatives à l’invraisemblance :

17 D’entrée de jeu, il importe d’établir une distinction entre les conclusions tirées par la SPR quant à la crédibilité et sa conclusion voulant que le danger posé par M. Choudhry soit « invraisemblable ». Le tribunal doit être attentif à l’emploi qu’il fait de ce terme et de ses conséquences. Il ne peut conclure à l’invraisemblance que « dans les cas les plus évidents » (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7, [2001] ACF no 1131). Les inférences faites par le tribunal doivent être raisonnables et ses motifs doivent être formulés en termes clairs et explicites (R.K.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 9, [2003] ACF no 162). Ainsi que l’explique le juge Richard Mosley au paragraphe 15 de la décision Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937, [2004] ACF no 1149 (CF) :

 

[L]es conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d’invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l’appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions.

 

[Souligné dans l’original; gras ajouté.]

 

 

[18]           Dans la décision Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653, [2002] ACF no 875 (Divsalar), le juge Blanchard a déclaré ce qui suit :

[22]      La jurisprudence de la Cour a clairement établi que la SSR a entièrement compétence pour déterminer la vraisemblance d’un témoignage; dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables au point de justifier une intervention, les conclusions tirées par la SSR ne peuvent pas faire l’objet d’un examen judiciaire. [voir Aguebor c. ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 NR 315, pages 316 et 217, paragraphe 4.]

 

[23]      Il existe également certaines décisions faisant autorité selon lesquelles la Cour intervient et annule une conclusion relative à la vraisemblance lorsque les motifs invoqués ne sont pas étayés par la preuve dont était saisi le tribunal. Dans la décision Yada et autre c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1998), 140 F.T.R. 264, Monsieur le juge MacKay a dit ce qui suit, page 270, paragraphe 25 :

 

Lorsque la conclusion de non-crédibilité repose sur des invraisemblances relevées par le tribunal, la Cour peut, à l’occasion d’un contrôle judiciaire, intervenir pour annuler la conclusion si les motifs invoqués ne sont pas étayés par les éléments de preuve dont était saisi le tribunal, et la Cour ne se trouve pas en pire situation que le tribunal connaissant de l’affaire pour examiner des inférences et conclusions fondées sur des critères étrangers aux éléments de preuve tels que le raisonnement ou le sens commun.

 

 

[19]           Dans Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 819, [2007] ACF no1077, le juge O’Reilly a cité la décision Divsalar et il a fait observer ce qui suit, au paragraphe 7 :

Lorsqu’il s’agit d’une conclusion d’invraisemblance, la Cour est souvent en aussi bonne situation que la Commission pour décider s’il est raisonnable de croire un scénario ou une série d’événements particuliers décrits par un demandeur d’asile.

 

 

La vraisemblance

 

[20]           Dans la présente affaire, la Commission a tiré trois conclusions qu’elle a clairement décrites comme étant des conclusions relatives à l’invraisemblance.

 

[21]           Premièrement, la Commission a conclu qu’il était invraisemblable que le gang soit en mesure d’identifier le demandeur en tant que « personne [ayant] des renseignements à vendre ».

 

[22]           Deuxièmement, la Commission a conclu que « [l]e fait que le demandeur d’asile ait été présent au Canada [] constitue une autre invraisemblance évidente ». La Commission a fait remarquer que « les criminels sembl[aient] avoir eu de nombreuses occasions de tuer le demandeur d’asile, si telle [avait été] leur intention », étant donné la nature violente du gang, les deux accidents de voiture prétendument ciblés, et le fait que le demandeur vivait sans se cacher pendant qu’il était au Salvador. En d’autres termes, il était invraisemblable que le demandeur ait échappé à son sort si son récit était vrai.

 

[23]           Troisièmement, la Commission a conclu qu’il était invraisemblable que l’épouse du demandeur lui ait envoyé au Canada la version originale des menaces écrites qu’elle avait reçues. La Commission a posé la question de savoir pourquoi de telles notes n’avaient pas été fournies à la police après le meurtre du père du demandeur, meurtre commis par le même gang en juin 2011, et elle a observé que ce fait « soul[evait] un doute [portant] à croire qu’il ne s’agi[ssait] pas d’éléments de preuve authentiques ».

 

[24]           De telles conclusions relatives à l’invraisemblable sont déraisonnables, parce qu’elles ne sont pas fondées sur la preuve dont la Commission disposait. Ces conclusions sont plutôt basées sur des conjectures et sur une mauvaise compréhension de la preuve.

 

[25]           La proposition de la Commission selon laquelle le demandeur aurait dû savoir comment le gang a eu connaissance du fait qu’il travaillait au tribunal ne tient pas compte de son témoignage d’après lequel il ne connaissait pas le membre du gang qui l’avait abordé et qu’il n’avait pas eu de communications antérieures avec le gang. Selon M. Giron, c’est son poste au tribunal qui a fait de lui une cible en premier lieu, et non pas lui personnellement. Le fait que le personnel des tribunaux était ciblé par le gang avait aussi été décrit dans les documents relatifs à la situation du pays.

 

[26]           Nous ne sommes pas en présence d’un « cas évident » dans lequel le témoignage du demandeur était invraisemblable. Il existait une preuve pertinente qui réfutait la conclusion relative à l’invraisemblable, et, par conséquent, une telle conclusion n’est pas raisonnable.

 

[27]           La proposition de la Commission selon laquelle le gang aurait tué M. Giron « si telle était [son] intention » et que sa simple présence au Canada rend son récit invraisemblable, est basée sur une conjecture relative à la façon dont ce gang opère. La Commission a aussi laissé entendre, de façon déraisonnable, qu’en fait, seul l’assassinat de M. Giron aurait rendu son récit vraisemblable.

 

[28]           La Cour a fait une mise en garde contre les raisonnements conjecturaux dans de nombreuses affaires récentes. Dans Beltran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1475, [2011] ACF no 1778 (Beltran), le juge Rennie a écrit ce qui suit :

8          En l’espèce, la Commission a émis l’hypothèse qu’un extorqueur raisonnable aurait précisé la somme d’argent exigée ainsi que le mode de paiement dès le premier appel téléphonique. La Commission a également jugé invraisemblable que les extorqueurs téléphonent au demandeur pour l’avertir qu’il serait tué parce qu’il avait signalé à la police les menaces dont il avait fait l’objet. Par ces réflexions, la Commission a beaucoup présumé du mode d’opération de l’extorqueur. Sa conclusion que les faits relatés étaient invraisemblables ne résiste pas à un examen suivant le critère de la raisonnabilité.

 

 

[29]           Dans Imafidon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 970, [2011] ACF no 1192 (Imafidon), le juge de Montigny a aussi conclu que des conjectures de la part de la Commission étaient déraisonnables :

11        La Commission a affirmé que « [s]i la demandeure d’asile avait vraiment été forcée [à] se prostituer, le tribunal estime qu’il est raisonnable de croire que M. Efe aurait rapidement pris des mesures pour protéger son investissement; or, il ne l’a pas fait ».C’est une hypothèse. La Commission n’a pas suffisamment connaissance des circonstances pour être en mesure de présumer que juste parce que M. Efe n’a finalement pas forcé la demanderesse à se faire avorter, son récit en entier est nécessairement une invention. Il est illogique de faire une telle présomption.

 

 

[30]           Dans Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1155, [2011] ACF no 1252 (Zacarias), la juge Gleason a examiné la jurisprudence portant sur les conclusions relatives à la vraisemblance et à la crédibilité et elle a souligné ce qui suit :

11        Ainsi, la Commission peut conclure qu’une affirmation est invraisemblable si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée ou si (pour emprunter la formule utilisée par le juge Muldoon dans la décision Valtchev) « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ». De plus, la Cour a déjà statué que la Commission doit invoquer « des éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des témoignages des demandeurs pourraient être appréciés » [sic], sinon la conclusion au sujet de l’invraisemblance pourrait n’être que « de la spéculation non fondée » (voir la décision Gjelaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 37, [2010] ACF no 31, au paragraphe 4; voir également la décision Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 694, [2012] ACF no 885 (la décision Cao), au paragraphe 20).

 

 

[31]           Dans Zacarias, la juge Gleason a accueilli le contrôle judiciaire, parce que la décision de la Commission était basée sur des « conjectures inadmissibles ». La Commission avait conclu que, si le récit du demandeur était véridique, il aurait été victime d’extorsion plutôt que ce qu’il a déclaré, et que, si sa vie avait réellement été exposée à une menace, les membres du gang auraient réussi à le tuer.

 

[32]           En l’espèce, le raisonnement de la Commission est très semblable au raisonnement que la Cour a déclaré déraisonnable dans Beltran, Imafidon et Zacarias. La Commission a clairement indiqué que le demandeur aurait dû être tué pour que son récit soit vraisemblable. Il va de soi que s’il avait été tué, il n’aurait pas présenté de demande d’asile. La proposition de la Commission n’est pas appropriée et elle est déraisonnable.

 

[33]           En ce qui a trait à la conclusion tirée par la Commission relativement à la version originale des menaces écrites qui ont été reçues par l’épouse du demandeur et qui lui ont été transmises au Canada, il appert que la Commission a mal compris la preuve qui lui avait été fournie par le demandeur ainsi que le déroulement des faits, comme cela ressort du dossier. Selon le dossier, l’épouse du demandeur lui a transmis les notes originales en octobre 2009. Selon le témoignage du demandeur, il n’y avait aucune enquête de la police relativement à ces menaces. La Commission a remis en cause la raison pour laquelle les notes n’avaient pas été fournies à la police pour son enquête dans le cadre du meurtre du père du demandeur. Toutefois, ce meurtre a eu lieu en 2011, plus d’un an après que l’épouse du demandeur eut reçu les notes et qu’elle les eut transmises au demandeur. Par conséquent, elle ne les avait pas en main au moment du meurtre. La conclusion relative à l’invraisemblance est basée sur une mauvaise compréhension de la Commission relativement au moment où les notes avaient été envoyées, le moment où le père du demandeur avait été tué et les faits sur lesquels la police avait mené une enquête.

 

La crédibilité

 

[34]           Bien que la conclusion de la Commission quant à la crédibilité ait été largement basée sur les conclusions relatives à l’invraisemblable, la Commission a tiré des conclusions défavorables supplémentaires quant à la crédibilité, et ce sur deux aspects : les réponses incohérentes du demandeur quant à la manière dont il a obtenu une copie du rapport d’autopsie de son collègue et la question de savoir si le gang ne faisait simplement que les extorquer, son épouse et lui, ou s’il s’agissait plutôt de représailles dues au fait qu’il n’avait pas coopéré avec eux.

 

[35]           Le demandeur a déclaré en premier lieu qu’il avait obtenu le rapport d’autopsie simplement parce que la mort de son ami avait eu un effet très important sur lui. Plus tard dans son témoignage, il a indiqué qu’il avait utilisé son ordinateur pour obtenir le rapport, parce que l’épouse de son ami en avait besoin pour une question d’assurance. La Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité relativement à ses réponses incohérentes, étant donné que ce fait était pertinent à l’égard de la tentative d’assassinat dont il avait fait l’objet ainsi que de sa demande d’asile et qu’il aurait dû se souvenir des détails. La Cour estime que cette conclusion est raisonnable. Toutefois, ni l’existence du rapport d’autopsie ni son authenticité ne sont contestées, et la façon dont le demandeur en a eu possession n’est pas au cœur de sa demande d’asile, puisqu’il ne révèle pas qui était responsable de cette mort.

 

[36]           La Commission a aussi conclu que le demandeur avait fourni des réponses incohérentes quant à la question de savoir s’il avait été simplement extorqué ou si l’extorsion constituait des représailles de la part du gang en raison de son défaut de coopérer. Dans sa première demande d’asile, le demandeur a mentionné que sa famille et lui avaient été victimes d’extorsion de la part du gang Mara Salvatrucha, et qu’ils avaient reçu des menaces de mort les avertissant de continuer à payer les [traduction] « versements ». Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), présenté peu de temps après, le demandeur a donné des détails et il a déclaré que, au début, il ne pensait pas que l’extorsion était liée à son refus de coopérer avec le gang en leur donnant accès aux documents du tribunal. Toutefois, il s’est rendu compte que l’extorsion était liée à ce fait lorsque son épouse a reçu des menaces qui faisaient référence à sa [traduction] « dette à rembourser ».

 

[37]           Le demandeur a aussi expliqué, et le défendeur l’a admis, qu’on lui avait donné l’instruction d’être bref dans sa demande d’asile initiale, mais de fournir plus de précisions dans son FRP, ce qu’il a fait. Le demandeur avance qu’il ne s’agit pas d’incohérence, mais de détails supplémentaires relatifs à la raison de l’extorsion.

 

[38]           Bien que l’on doive faire montre de retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité tirées par la Commission et que le rôle de la Cour ne soit pas de soupeser à nouveau la preuve, et il semble que la Commission a accordé un certain poids à ce qu’elle a perçu comme étant une différence entre l’extorsion et les représailles, il était déraisonnable, de la part de la Commission, de rejeter l’explication du demandeur. La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’était pas cohérent ne tient pas compte de la preuve démontrant qu’on avait donné pour instructions au demandeur d’être bref dans sa demande initiale et de fournir des détails de son récit dans son FRP. De plus, on peut débattre de la question de savoir s’il existe une véritable distinction entre le fait de décrire ce qui s’est passé de façon générale comme étant de l’extorsion ou, de façon plus spécifique, comme étant des menaces de représailles pour défaut de fournir au gang un accès aux documents du tribunal.

 

[39]           Le défendeur fait valoir que les incohérences entre le FRP du demandeur et son témoignage étaient importantes et qu’elles étaient au cœur même de sa demande.

 

[40]           Comme la Cour l’a déjà fait remarquer, elle est d’avis que la conclusion relative au rapport d’autopsie était raisonnable, mais elle ne souscrit pas à l’argument selon lequel le rapport d’autopsie est au cœur même de la demande du demandeur. La Cour n’accepte pas l’argument selon lequel la conclusion de la Commission relative à la description de l’extorsion est raisonnable.

 

La preuve documentaire

 

[41]           Le défendeur a fait observer que la Cour d’appel fédérale avait décidé qu’une conclusion défavorable relative à la crédibilité permet de trancher la demande, à moins que le dossier ne contienne des éléments de preuve documentaire fiables et indépendants pour la réfuter : Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, [2008] ACF no 1685, aux paragraphes 2 et 3 (Sellan).

 

[42]            Dans l’arrêt Sellan, la Cour d’appel fédérale a répondu ainsi à une question certifiée :

3          […] Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

 

 

[43]           En l’espèce, après avoir tiré la conclusion selon laquelle la demande du demandeur était invraisemblable et que le demandeur n’était pas crédible, la Commission a conclu qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles en l’espèce sur lesquels [elle pouvait s]’appuyer pour rendre une décision favorable au demandeur d’asile ».

 

[44]           La Commission a signalé qu’elle a accordé peu de poids aux documents fournis par le demandeur. Ces documents comprenaient les rapports de police et les notes de menace envoyées à l’épouse du demandeur. La Commission a conclu que ces documents, contrairement aux passeports, n’étaient pas dotés d’éléments de sécurité et qu’ils étaient « peu protégés contre la falsification », et elle leur a accordé peu de fiabilité intrinsèque. La Commission a aussi fait le commentaire selon lequel ils avaient été fournis par le demandeur, qui, à son avis, manquait de crédibilité.

 

[45]           M. Giron prétend que l’exigence de fournir une preuve documentaire à l’appui ayant des éléments de sécurité fait peser sur les demandeurs un fardeau impossible à assumer. Le demandeur prétend aussi que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a omis d’examiner de façon indépendante la preuve documentaire, peu importe son appréciation de la crédibilité du demandeur. Le demandeur cite les décisions Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 84, [2006] ACF no 104, aux paragraphes 10 à 14, et Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 969, [2011] ACF no 1191, au paragraphe 49, à l’appui du principe selon lequel la Commission a l’obligation de « faire des efforts » pour apprécier l’authenticité des documents.

 

[46]           Les décisions citées avaient toutes les deux trait à des documents produits afin d’établir l’identité du demandeur. En l’espèce, l’identité n’est pas en cause. La Commission s’est plutôt posé des questions sur l’authenticité des rapports de police, des notes de menace ainsi que des autres déclarations et notes de service présentées par le demandeur.

 

[47]           Les faits dans Dzey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 167, [2004] ACF no 181, ressemblent plus à ceux de l’espèce. La Commission a conclu que la demanderesse n’était pas crédible, et elle a accordé peu de poids aux rapports de l’hôpital et de la police, de même qu’aux documents relatifs au divorce, lesquels manquaient d’éléments de sécurité. Lorsqu’elle a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel la Commission avait omis, de façon déraisonnable, de tenir compte de sa preuve, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit :

 

19        La Commission de l’immigration et du statut de réfugié possède une compétence bien établie dans la détermination des questions de fait, y compris l’appréciation de la crédibilité des demandeurs d’asile. En effet, de telles déterminations se situent au cœur même de la compétence de la Commission. En tant que juge des faits, il est loisible à la Commission de tirer des conclusions raisonnables concernant la crédibilité du récit d’un demandeur, en se fondant sur des invraisemblances, le bon sens et la raison. […]

 

[…]

 

22        […] en l’espèce la Commission a clairement mis en doute l’authenticité des documents et a expliqué pourquoi en termes explicites […]

 

[…]

 

24        J’estime que la décision de la Commission d’accorder peu de poids au certificat d’hôpital ne devrait pas être modifiée. La Commission a examiné le document et a expliqué pourquoi elle ne lui accordait que peu de poids. Je ne peux conclure que la Commission a traité cet élément de preuve de manière manifestement déraisonnable.

 

 

[48]           En l’espèce, on ne peut pas dire que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve documentaire qui pouvait être corroborante. La Commission l’a examinée, elle a signalé lui avoir accordé peu de poids et elle en a expliqué la raison. Toutefois, l’appréciation de la Commission portant sur la preuve documentaire était influencée par ses conclusions défavorables relatives à la crédibilité et à l’invraisemblance tirées contre le demandeur.

 

L’évaluation prospective

 

[49]           Le demandeur prétend que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a appliqué le critère pour déterminer s’il était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. Selon le demandeur, la Commission a seulement examiné les faits passés au lieu d’effectuer une évaluation prospective et de tenir compte du risque auquel le demandeur serait exposé s’il devait retourner au Salvador. Le demandeur avait fourni une preuve des menaces reçues après avoir fui au Canada, en même temps qu’une preuve relative au meurtre de son père. Le demandeur prétend que la Commission a omis de tenir compte de ces éléments dans sa conclusion sur la question de savoir si le demandeur serait exposé à un risque en cas de retour au Salvador.

 

[50]           Il est de droit constant que le critère pour la persécution et la protection est prospectif. Si la Commission avait appliqué le critère de façon incorrecte, la décision serait susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Toutefois, la décision de la Commission était basée sur les conclusions relatives à l’invraisemblance et à la crédibilité concernant la demande du demandeur dans son ensemble. La Commission n’a pas fait fi du fait que le père du demandeur avait été tué, même si elle peut ne pas avoir cru que cela était lié à l’extorsion contre le demandeur. Étant donné que, dès le début, la demande du demandeur n’a pas convaincu la Commission, elle n’a pas « mal appliqué » le critère en tant que tel. Autrement dit, l’analyse de la Commission n’a pas été aussi loin que l’évaluation du risque d’une persécution à l’avenir, puisque, au départ, la Commission n’a pas cru que le demandeur avait été persécuté.

 

Conclusion

 

[51]           Les conclusions de la Commission quant à l’invraisemblance étaient basées sur des conjectures et sur une mauvaise compréhension de la preuve dont le tribunal disposait. Ainsi, ses conclusions relatives à l’invraisemblance n’étaient pas raisonnables. Les faits que la Commission a déclaré invraisemblables étaient essentiels à la demande du demandeur, vu qu’ils décrivaient le risque auquel il était exposé, et serait exposé s’il retournait au Salvador. Les conclusions quant à l’invraisemblance étaient au cœur de la décision défavorable de la Commission et ses autres conclusions ont été influencées ou liées par celles sur l’invraisemblance.

 

[52]           Bien que la Commission n’ait pas commis d’erreur dans sa conclusion relative à la crédibilité, en ce qui a trait à la façon dont le demandeur avait pris possession du rapport d’autopsie, cette seule conclusion n’est pas suffisante pour étayer les autres conclusions déraisonnables. De même, l’appréciation faite par la Commission de la preuve documentaire peut, dans une situation différente, être justifiée. Toutefois, en l’espèce, sa conclusion était fondée, jusqu’à un certain point, sur le fait que la preuve qui avait été fournie par le demandeur, que la Commission avait déclaré non crédible. Cette conclusion relative à la crédibilité était, à son tour, basée essentiellement sur la conclusion de la Commission selon laquelle le récit du demandeur était invraisemblable. Étant donné que ces conclusions quant à l’invraisemblable n’étaient pas raisonnables, les conclusions de la Commission relatives à la preuve documentaire ne peuvent pas préserver une décision déraisonnable.

 

[53]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune question n’a été proposée en vue de la certification.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.         La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen.

 

2.         Aucune question n’a été proposée en vue de la certification.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              IMM-3227-12

 

INTITULÉ :                                            CARLOS ALFREDO MARTINEZ GIRON

c

MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Calgary (Alberta)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   Le 28 novembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                  La juge Kane

 

 

DATE DES MOTIFS

ET JUGEMENT :                                  Le 4 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rehka McNutt

POUR LE DEMANDEUR

 

W. Brad Hardstaff

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CARON & PARTNERS LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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