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Date : 20121205

Dossier : IMM-1610-12

Référence : 2012 CF 1423

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2012

En présence de Monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

MIHALY TUROCZI,

ZSUZSANNA EDINA KARPATI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

     

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont des demandeurs d’asile déboutés.  Ils sont citoyens de la Hongrie et leur demande d’asile a été rejetée en 2011 par le commissaire David McBean.  Ils soutiennent qu’il y a eu manquement à leur droit à l’équité procédurale parce qu’il existait une crainte raisonnable de partialité en raison du fait que le taux de rejet du commissaire [traduction] « diffère de façon astronomique de celui de ses collègues et de la moyenne globale ». 

 

Les éléments de preuve présentés par les demandeurs et les arguments des parties

[2]               La preuve produite par les demandeurs à l’appui de leur allégation consiste principalement en un rapport écrit par un professeur adjoint de droit à la faculté de droit Osgoode Hall, Sean Rehaag, dont le titre est « 2011 Refugee Claim Data and IRB Member Recognition Rates » [Données de 2011 relatives aux demandes d’asile et taux de reconnaissance des commissaires de la CISR] [le rapport Rehaag]. 

 

[3]               S’appuyant sur des données obtenues grâce à une demande d’accès à l’information présentée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et dont il offre un résumé, le rapport Rehaag indique que le commissaire a accueilli deux des 108 demandes d’asile qu’il a entendues en 2011, et que dans 21 de ces décisions défavorables il a conclu à l’absence de fondement au regard du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC­ 2001, ch 27.  Le taux de reconnaissance de 1,9 % du commissaire était de 20,3 % inférieur [traduction] « au [taux] de reconnaissance qui [aurait été] prévisible eu égard à la moyenne des taux de reconnaissance par pays d’origine dans les affaires tranchées [par le commissaire] ».  Le commissaire n’a accueilli aucune des 12 demandes présentées par des citoyens hongrois dont il a été saisi en 2011.

 

[4]               Le rapport Rehaag fournit également un résumé des décisions rendues par le commissaire au cours des années précédentes et indique que le commissaire :

(i)           n’a accueilli aucune des 35 demandes dont il a été saisi en 2008, alors que le taux de reconnaissance « prévisible » en fonction des moyennes pour le pays concerné (15,67 %) aurait établi qu’il accueille 5 de ces demandes (donnée arrondie au nombre entier le plus proche);

(ii)         n’a accueilli aucune des 72 demandes dont il a été saisi en 2009, alors que le taux de reconnaissance « prévisible » en fonction des moyennes pour le pays concerné (15,74 %) aurait établi qu’il accueille 11 de ces demandes (donnée arrondie au nombre entier le plus proche);

(iii)       n’a accueilli aucune des 62 demandes dont il a été saisi en 2010, alors que le taux de reconnaissance « prévisible » en fonction des moyennes pour le pays concerné (14,88 %) aurait établi qu’il accueille 9 de ces demandes (donnée arrondie au nombre entier le plus proche).

 

[5]               Les demandeurs font valoir qu’[traduction] « aux yeux d’une personne raisonnable […] le nombre de demandes accueillies par le commissaire diffère de façon astronomique de celui de ses collègues [et qu’] il faut pratiquer l’aveuglement volontaire pour [...] ne pas conclure qu’il existe une crainte raisonnable de partialité ». 

 

[6]               Le défendeur conteste l’admissibilité de la preuve présentée par les demandeurs et fait valoir que le critère applicable à la partialité n’a pas été respecté pour les raisons suivantes : a) aucune preuve ne soutient la méthodologie utilisée dans le rapport Rehaag; b) aucune preuve ne donne la signification des chiffres au niveau des statistiques; c) même en tenant pour avéré que la méthodologie utilisée dans le rapport Rehaag était solide à l’interne, il y a de nombreuses variables qui n’ont pas été prises en compte, autres que les moyennes par pays (qui ont été considérées); d) les demandeurs ne font aucun effort dans le but de démontrer que leur cause, ou l’une quelconque des causes entendues par le commissaire, ont vraiment été décidées de façon erronée.

 

Admissibilité du rapport Rehaag

[7]               Se référant aux brèves explications contenues dans le rapport Rehaag, le défendeur soutient que [traduction] « les remarques sont inadmissibles en tant que preuve d’expert » parce que cet exposé [traduction] « offre non seulement des données ayant trait aux taux d’acceptation des commissaires de la Section du statut, mais il tire également des conclusions fondées sur l’appréciation de ces données par son auteur ».  L’argument du demandeur en ce qui a trait à la crainte raisonnable de partialité n’est cependant pas fondé sur l’opinion de l’auteur du rapport Rehaag, et n’en dépend pas non plus, mais bien sur le résumé des données fournies dans ce rapport. 

 

[8]               Sous la rubrique [traduction] «  La preuve n’a pas été soumise régulièrement à la Cour », le défendeur soutient que le rapport Rehaag et ses documents connexes, lesquels étaient annexés à l’affidavit d’une assistante juridique de l’avocat des demandeurs, « doivent être remis en question ».  Il ne fournit aucune explication, sauf un renvoi à l’arrêt Benoit c Canada, 2003 CAF 236, lequel n’est pas pertinent pour l’argument avancé par le défendeur.  Le défendeur ne fait qu’affirmer que [traduction] « les documents déposés par les demandeurs ne peuvent être admis en preuve de cette façon » parce que Mme Fu ne possède « aucune expertise précise sur l’objet du litige », et aussi parce que le rapport est « bref », « apparaît sur un site Web » et  « a été rédigé par un professeur de droit ».  Le défendeur ne formule pas avec précision son opposition à la production de ces éléments de preuve et, par conséquent, j’accepte les données contenues dans le rapport Rehaag comme preuve des taux d’acceptation et de rejet des commissaires de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [SPR].

 

Crainte raisonnable de partialité

[9]               Les parties conviennent que le critère applicable à la question de savoir s’il existe une crainte de partialité est celui énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie) (1976), [1978] 1 RCS 369, à la p. 394 [Committee for Justice and Liberty] :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires [...]  [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le preneur de décision], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

                         [Non souligné dans l’original]

 

[10]           Inutile d’ajouter que les parties ne sont pas d’accord en ce qui a trait à « quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ».

 

[11]           Les demandeurs ont clairement énoncé dans leurs arguments qu’ils ne laissaient pas entendre que le commissaire avait fait preuve de partialité réelle; le critère auquel il est alors nécessaire de répondre est beaucoup plus élevé que lorsqu’une crainte de partialité est alléguée.  Néanmoins, qu’il s’agisse d’allégation de partialité réelle ou de crainte raisonnable de partialité, cette allégation est grave. Une personne occupant des fonctions judiciaires ou quasi-judiciaires à l’encontre de qui pèse une allégation de crainte raisonnable de partialité est en droit d’exiger que cette allégation soit examinée de façon appropriée en fonction d’éléments de preuve crédibles et d’un raisonnement solide. 

 

[12]           À mon avis, même si les données provenant du rapport Rehaag constituent une preuve crédible, cette preuve n’est crédible qu’au regard des résultats de diverses décisions rendues par divers commissaires de la SPR durant une période donnée. Il ne s’agit pas d’une preuve sur un élément quelconque des variables pouvant influer sur la conclusion que les demandeurs tentent d’obtenir.  

 

[13]           Les statistiques produites par les demandeurs ne contiennent tout simplement pas, sans plus, suffisamment d’informations.  On doit de plus se demander ce que la « personne sensée » en tirerait. 

 

[14]           Les demandeurs font valoir, et il s’agit là du fondement de leur argument, que les données relatives au taux d’acceptation et de rejet des demandes d’asile sont à ce point probantes qu’à elles seules « on doit pratiquer l’aveuglement volontaire pour ne pas percevoir l’existence d’une crainte raisonnable de partialité » de la part du commissaire.  Cette position ne tient pas compte du fait, ou l’ignore, que le taux d’acceptation et de rejet ne dit en soi rien à la « personne sensée », même si cette personne en vient à partager la conclusion recherchée par les demandeurs.

 

[15]           Bien que les données statistiques produites par les demandeurs puissent faire sourciller certaines personnes, la personne raisonnable et sensée, qui étudie la question sous tous ses angles, exigerait d’en savoir davantage, notamment :

                      Toutes les données, y compris, et c’est là un facteur important, les moyennes pondérées des pays d’origine, ont-elles été compilées de façon appropriée?

                     La SPR a-t-elle assigné au hasard les affaires pour chacun des pays d’origine? Si non, comment la SPR a-t-elle assigné les dossiers?

                     Certains facteurs susceptibles d’influer sur le caractère aléatoire de l’attribution des dossiers peuvent-ils faire l’objet d’ajustements fiables à des fins statistiques?

                     Dans l’affirmative, quelles sont ces statistiques visées par des ajustements, et que signifient-elles?

                     Si les dossiers ont été assignés de façon aléatoire par la SPR, comment doit-on interpréter d’un point de vue statistique le taux de rejet du commissaire?

                     Au-delà de la performance relative du commissaire au sein de la SPR, y a-t-il des aspects objectifs dans l’attaque des décisions du commissaire (c.-à-d. des points qui laissent entendre que les décisions sont erronées)?

                     Tenant compte des facteurs appropriés (si la chose est possible), les décisions des commissaires sont-elles plus souvent annulées par suite d’un contrôle judiciaire que ce à quoi on pourrait s’attendre?

                     Le commissaire a-t-il commis des erreurs d’un certain type de façon répétitive, par. ex. en matière de crédibilité, de protection de l’état, etc., qui auraient une certaine ressemblance avec la décision contestée?

En résumé, la personne sensée et raisonnable, qui étudie la question sous tous ses angles, exigerait l’analyse statistique des données par un expert en fonction de la prise en considération de tous les divers facteurs et de toutes les diverses circonstances qui sont propres aux décisions sur les demandes d’asile, et qui influent sur elles, avant de penser que le décideur, selon toute vraisemblance, ne rendra pas une décision juste.

 

[16]           Les demandeurs soutiennent que les données soulèvent une crainte raisonnable de partialité dans la pensée d’une personne sensée, même en dépit des éléments de preuve et de l’analyse additionnels que j’estime nécessaires.  Ils citent la déclaration suivante attribuée à Peter Showler, un ancien président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, publiée dans un article du Toronto Star du 4 mars 2011 :

[traduction]

Pour M. Showler, un taux de passage de zéro pour cent de la part d’un même arbitre unique est « très suspect ».

 

« Cela laisse certainement entrevoir de la partialité, que ce commissaire adopte un comportement soit à l’égard des demandeurs d’asile en particulier, en provenance d’un pays particulier, soit à l’égard des demandeurs d’asile en général ».

[Non souligné dans l’original]

 

[17]           Le fait de dire que des éléments semblent laisser entrevoir un résultat peut difficilement être considéré comme ayant la même valeur que le critère exigé par l’arrêt Committee for Justice and Liberty qui permet de « [c]roi[re] que, selon toute vraisemblance », il s’agira du résultat.

 

[18]           Les demandeurs n’ont pas tenté de contester la décision du commissaire dans leur demande.  Cette décision ne comportait pas l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.  Les demandeurs ont présenté une demande d’asile fondée sur la crainte de l’ancien petit ami violent de Mme Karpati, lequel ne pouvait accepter la fin de leur relation et le début d’une nouvelle avec M. Turoczi.  Le commissaire a jugé que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur convenable (PRI) à Budapest, qui se trouve à 200 kilomètres de la ville natale des demandeurs, et qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de la protection de l’État.  Ces conclusions résultent de l’application de fondements juridiques ayant force exécutoire ainsi que du fardeau de preuve pertinent.  À mon avis, le fait que le commissaire soit pratiquement dans l’obligation de statuer de la façon dont il l’a fait en prenant en compte le droit et le fardeau de preuve applicables constitue un autre facteur qu’une personne raisonnable et sensée, qui étudierait la question en profondeur, aurait examiné. En l’espèce, il est tout à fait probable qu’une personne sensée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arrive à la conclusion selon laquelle il est très peu probable qu’un commissaire aurait statué autrement. 

 

[19]           Par conséquent, la présente demande doit être rejetée. Aucune question à certifier n’a été proposée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1610-12

 

INTITULÉ :                                                  MIHALY TUROCZI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDITION :                           Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDITION :                          Le 31 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE  JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 5 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Wennie Lee

 

POUR LES DEMANDEURS 

Amy King / Greg George

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

WENNIE LEE             

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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