Cour fédérale |
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Federal Court |
Date : 20121113
Dossier : IMM-9533-11
Référence : 2012 CF 1318
Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2012
En présence de monsieur le juge Rennie
ENTRE :
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JIAUDDIN JAINUL SHAIKH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le demandeur sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent d’ERAR), datée du 5 novembre 2011, de rejeter sa demande d’ERAR. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Contexte
[2] La décision de l’agent d’ERAR était fondée sur sa conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé au risque de persécution, au risque d’être soumis à la torture, à une menace pour sa vie ni au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Inde.
[3] Le demandeur, Jiauddin Jainul Shaikh, est musulman et citoyen indien. Il n’est pas marié et ses parents et sa fratrie vivent en Inde.
[4] Le demandeur a déclaré devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié que, en 2002, alors étudiant activiste, il s’était joint à d’autres musulmans pour manifester contre des groupes fondamentalistes hindous affiliés à des groupes politiques, notamment le Shiv Sena et le Navriman Sena. En raison du rôle du demandeur dans l’activisme musulman, des membres de ces groupes fondamentalistes se sont mis à le cibler en 2005. Le demandeur a cherché, en vain, à obtenir la protection de la police relativement à ces incidents.
[5] Le demandeur a dit aussi que, le 21 septembre 2005, il avait été enlevé et battu. Le chef de l’un des groupes fondamentalistes hindous en cause a communiqué avec le père du demandeur et a exigé 100 000 roupies pour la libération du demandeur. Le père du demandeur a négocié la libération de son fils en échange de 35 000 roupies, à condition que le solde de la rançon soit payé dans un délai d’une semaine. Le demandeur a été libéré, mais averti que, si le solde n’était pas payé, il n’aurait nulle part où se cacher en Inde. Son père n’a pas pu payer le reste de la rançon. Le 16 novembre 2005, le demandeur s’est donc enfui aux Émirats arabes unis (EAU). Il y a travaillé, mais a excédé la durée de son visa de touriste. Il a finalement été appréhendé par les autorités, puis renvoyé en Inde le 11 mai 2007.
[6] De retour en Inde, le demandeur a d’abord vécu avec des proches et se rendait à son domicile la nuit. Cependant, le 7 juillet 2007, les extrémistes se sont rendus à son domicile alors qu’il s’y trouvait. Le demandeur a affirmé s’être échappé par l’arrière de la maison. Après avoir pris l’avis de sa famille, il a conclu qu’il n’était pas en sécurité en Inde. Il a obtenu un contrat de six mois pour travailler sur un navire, ainsi qu’un visa des États‑Unis, puis il est parti pour les États‑Unis en octobre 2007. Le 14 mai 2008, alors que le navire était à quai à Vancouver, le demandeur est descendu à terre et est entré au Canada.
[7] À son arrivée au Canada, le demandeur a déposé une demande d’asile. L’audition de cette demande a eu lieu en mars 2010. Par une décision datée du 27 juillet 2010, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile. Les facteurs déterminants du rejet avaient trait à la crédibilité du demandeur et à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI). La SPR a exprimé des doutes sur l’existence d’une crainte subjective de persécution et conclu que, selon la prépondérance de la preuve, le demandeur avait fixé son choix sur le pays le plus accommodant. Elle a aussi conclu que le demandeur disposait d’une PRI à Calcutta, Delhi ou Bangalore, qui comptent d’importantes populations musulmanes. Selon la SPR, le demandeur n’avait pas une crainte fondée de persécution et n’avait pas la qualité de personne à protéger. L’autorisation de contester la décision de la SPR a été refusée au demandeur.
[8] Le 4 juin 2011, le demandeur a déposé une demande d’ERAR. Il y expliquait qu’il craignait d’être persécuté en Inde et de subir un préjudice irréparable s’il y était renvoyé. Le demandeur soulignait la persistance d’une menace pour sa vie en Inde, l’absence d’une PRI et la collusion entre la police et les groupes extrémistes religieux, et il mentionnait des sources documentaires portant sur l’extrémisme religieux et la violence grandissante à l’encontre des minorités religieuses. Il a aussi produit une lettre de son père indiquant que des groupes extrémistes s’étaient récemment mis à sa recherche et que sa famille avait été victime d’une introduction par effraction commise par des extrémistes religieux le 15 avril 2011.
La décision visée par le contrôle
[9] L’agent d’ERAR a pris note de l’alinéa 113a) de la LIPR, qui oblige le demandeur à ne présenter que de nouveaux éléments de preuves, et il a tenu compte de l’analyse qui avait été faite de cette disposition dans la décision Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385, [2006] ACF n° 1779. S’agissant des observations figurant dans la demande d’ERAR, l’agent d’ERAR a estimé que le demandeur avait simplement repris les renseignements qu’il avait présentés à la SPR. Il écrivait plus précisément que :
[traduction]
Ces renseignements ne diffèrent pas vraiment des renseignements donnés précédemment, et je ne crois pas que la demande d’ERAR renferme des éléments de preuve nouveaux portant sur les éléments essentiels de la situation personnelle du demandeur.
[10] L’agent d’ERAR a pris note de la lettre du père du demandeur, ainsi que de son contenu. Après examen de cette lettre, il a estimé que les renseignements qui y figuraient n’étaient pas vérifiables et que leur valeur probante était minime. Il a donné l’explication suivante :
[traduction]
Les renseignements ne viennent pas d’une partie désintéressée dans l’issue de l’affaire du demandeur et ils ne sont pas confirmés par une preuve indépendante. Je ne crois pas que cette lettre contient des renseignements nettement différents de ceux qu’a examinés la SPR, mais qu’il s’agit plutôt d’une mise à jour des risques allégués par le demandeur. Je ne crois pas que cette lettre réfute les conclusions de la SPR, notamment celles qui concernent l’existence d’une PRI.
[11] L’agent d’ERAR est passé ensuite aux documents soumis par le demandeur, faisant observer qu’il les avait lus et étudiés dans leur totalité. Il a trouvé que les articles en question portaient sur une diversité de sujets, notamment [traduction] « la situation ayant cours en Inde, la réduction des tortures policières à l’encontre des musulmans, la progression de l’impunité en Inde et l’illusion du respect des droits de la personne en Inde ». Selon lui, les articles avaient une portée générale et ne concernaient pas les éléments essentiels de la situation personnelle du demandeur. L’agent a affirmé que ces articles ne réfutaient pas les conclusions de la SPR et n’apportaient pas la preuve de risques nouveaux propres au demandeur et postérieurs à la décision de la SPR.
[12] L’agent d’ERAR a aussi examiné l’argument du demandeur selon lequel il n’existait aucune PRI. À ce propos, il s’est exprimé ainsi :
[traduction]
Il [le demandeur] a cité des passages provenant d’une diversité de sources; cependant, il n’a pas produit les documents dont proviennent ces citations, et je ne puis accorder aucune valeur aux passages cités.
[13] Après avoir examiné la conclusion de la SPR sur la PRI, l’agent d’ERAR a conclu qu’aucune des observations figurant dans la demande d’ERAR ne réfutait cette conclusion. Il a néanmoins examiné les conditions ayant cours dans le pays pour savoir si elles avaient notablement évolué. Au vu de la situation des droits de la personne telle qu’elle était décrite dans le rapport de 2010 du Département d’État des États-Unis portant sur les droits de la personne en Inde, il a estimé que les conditions ayant cours dans le pays étaient demeurées sensiblement les mêmes depuis la décision de la SPR.
[14] L’agent d’ERAR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution et qu’il ne serait vraisemblablement pas exposé à un risque de torture ou à une menace pour sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités à son retour en Inde. La demande d’ERAR a donc été rejetée.
Questions en litige et norme de contrôle
[15] Le demandeur soulève trois questions : d’abord, l’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en écartant la lettre du père du demandeur au motif qu’elle n’était [traduction] « pas vérifiable » et qu’elle venait d’une partie intéressée? Ensuite, l’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur dans son évaluation des rapports sur les conditions dans le pays en affirmant que les risques dont ils faisaient état ne visaient pas le demandeur personnellement? Finalement, l’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en refusant d’accorder une audience au demandeur?
[16] Il est bien établi que, hormis un manquement à l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR est celle de la décision raisonnable. Par conséquent, il n’appartient pas à la cour de révision d’imposer l’issue qu’elle juge préférable à celle choisie par l’agent, ni d’apprécier à nouveau la preuve.
Analyse
[17] Le défendeur affirme, avec raison, que le décideur peut choisir d’accorder peu de poids à un élément de preuve en raison de sa provenance. Il ressort clairement de la jurisprudence qu’une preuve ne saurait être écartée du seul fait qu’elle vient d’une partie intéressée : voir l’arrêt R c Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 RCS 397, au paragraphe 11. La Cour fédérale a énoncé ce principe à plusieurs reprises, un principe qu’a très bien résumé le juge de Montigny dans la décision Cruz Ugalde c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la protection civile), 2011 CF 458, aux paragraphes 24 et 25. Ces précédents reposent sur le fait que certaines preuves, de par leur nature même, seront souvent connues ou présentées par des personnes ayant des liens personnels étroits avec le demandeur. Ce sera le cas tout particulièrement dans le traitement des demandes d’asile, où le risque doit viser le demandeur d’asile personnellement. L’agent d’ERAR aurait donc commis une erreur s’il avait écarté la lettre du père du demandeur sur ce seul fondement.
[18] Toutefois, l’agent d’ERAR a aussi souligné que la lettre n’était pas confirmée par une preuve indépendante. À certains égards, il a raison. Aucune preuve ne confirme précisément l’incident du 5 avril, lors duquel des extrémistes hindous ont forcé le domicile des parents du demandeur. Cela est exact, mais ce volet de la lettre décrit l’agressivité croissante des extrémistes hindous.
[19] Ces erreurs dans la manière dont l’agent d’ERAR a considéré la lettre du père doivent être placées dans le contexte de la décision de la SPR et dans celui du processus d’ERAR. La SPR a conclu que le demandeur disposait d’une PRI viable dans d’autres régions de l’Inde. La lettre n’infirme pas ni ne répond à cette conclusion.
[20] Je note d’emblée que la conclusion à l’existence d’une PRI est habituellement déterminante quant à l’issue d’une demande d’asile : Rosas Maldonado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1183, au paragraphe 6. Comme l’expliquait la juge Snider dans la décision Sarker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 353, au paragraphe 7 :
Je suis d’avis qu’il n’est pas important ni nécessaire que je me prononce sur le bien-fondé de cette prétention du demandeur pour rendre une décision sur la présente demande. La question de l’existence d’une PRI constitue un élément distinct de l’analyse de la Commission qui se suffit à lui-même (Tharmaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 92 (C.F. 1re inst.)). Pour dire les choses simplement, lorsqu’il est constaté que le demandeur dispose d’une PRI, ce demandeur n’est pas un réfugié ni une personne à protéger (Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1991] 3 C.F. 605 (C.A.F.), Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.F.)). […]
[Non souligné dans l’original.]
[21] En somme, bien que l’agent ait commis des erreurs, elles ne modifient pas l’issue de la décision ni ne font douter que la conclusion d’existence d’une PRI soit raisonnable. Même si l’on acceptait la lettre et qu’on lui accordait beaucoup de poids, elle n’a aucun rapport avec la conclusion sur la PRI. Ainsi, bien que l’agent d’ERAR ait commis une erreur en analysant la preuve, cette erreur n’a aucunement influencé l’issue de l’affaire.
[22] Le demandeur soutient aussi que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve qui lui avaient été soumis, et que sa décision est donc déraisonnable. À la vérité, l’agent a bel et bien considéré les rapports sur la situation dans le pays. Le demandeur a produit un rapport intitulé The Promotion of Impunity in India: How Oppressive National Political Agendas Interact with the Global War on Terror (« La progression de l’impunité en Inde : comment des programmes politiques nationaux tyranniques interagissent avec la guerre planétaire contre la terreur »), rédigé par Satchit Balsari, attaché de recherche à la School of Public Health de l’Université Harvard (le rapport Balsari).
[23] L’agent d’ERAR a écarté ce rapport dans les termes suivants :
[traduction]
Il [le demandeur] a cité des passages provenant d’une diversité de sources; cependant, il n’a pas produit les documents dont proviennent ces citations, et je ne puis accorder aucune valeur aux passages cités.
[24] Puis il poursuivait ainsi :
[traduction]
[…] le demandeur a produit des articles provenant de diverses sources […] les articles concernent divers sujets, notamment les conditions en Inde, la réduction des tortures policières à l’encontre des musulmans, la progression de l’impunité en Inde et l’illusion du respect des droits de la personne en Inde
[25] Le demandeur a démontré que l’agent d’ERAR a confondu les aspects des rapports qui étaient en fait « cités » par le demandeur avec les aspects sur lesquels ce dernier s’appuyait. À mon avis, cette erreur est elle aussi sans conséquence. La question essentielle est de savoir si l’agent a suffisamment considéré et pesé le contenu de ces rapports.
[26] Essentiellement, l’argument du demandeur consiste à dire que l’agent d’ERAR n’a pas examiné les rapports, parce que, s’il l’avait fait, il n’aurait pas conclu que le passage de la lettre du père faisant état d’une montée de l’extrémisme hindou n’était pas corroboré.
[27] La question de l’extrémisme hindou n’était pas nouvelle; c’était d’ailleurs le fondement même de la demande d’asile, et c’était précisément le risque qu’avait examiné la SPR. Ce rapport ne disait rien non plus de la viabilité d’une PRI. En réalité, le rapport Balsari traite de la violence qui sévissait dans l’État du Gujerat en 2002. Le rapport a été rédigé en 2004. Il ne s’agit pas d’un élément de preuve nouveau justifiant la tenue d’une audience suivant l’article 113 de la LIPR. Il convient de noter que le rapport, à la page 20, étaye le caractère raisonnable de la conclusion de la SPR quant à l’existence d’une PRI :
[traduction]
Pendant ce temps, les minorités indiennes, comme celles qui ont été persécutées en Allemagne, ont commencé à émigrer. L’immensité du territoire indien leur permet de trouver refuge à l’intérieur des frontières du pays. La ghettoïsation des musulmans a été observée dans tout le pays, avec une tendance à la hausse correspondant aux violences intercommunautaires. Il y a plusieurs régions du Gujerat que le VHP a déclarées « nettoyées » – c’est‑à‑dire exemptes de musulmans. Des migrations sans précédent ont été observées dans la ville de Mumbai et ses banlieues à la suite des émeutes de 1993. Ces communautés recluses engendrent toutefois l’insécurité, et l’absence apparente de justice les pousse à des actions violentes. La région de Mumbra, près de Mumbai, n’est pas musulmane à 80 %, où « tout débat sur le nationalisme, la démocratie, la laïcité […] en est venu à être considéré comme anti-islamique ».
[Non souligné dans l’original.]
[28] Il reste donc la question de savoir si l’agent d’ERAR, pour qui le contenu de la lettre du père était « non vérifiable », a commis une erreur en n’accordant pas d’audience au demandeur. Si la lettre avait porté sur la viabilité d’une PRI, cet argument aurait sans doute été recevable. Comme elle portait sur un risque connu et déjà évalué, un risque à l’égard duquel existait une possibilité de refuge intérieur, la lettre n’ajoutait rien à l’analyse du risque allégué devant l’agent. La conclusion d’existence d’une PRI n’a pas été minée par cette lettre.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.
« Donald J. Rennie »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9533-11
INTITULÉ : JIAUDDIN JAINUL SHAIKH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto
DATE DE L’AUDIENCE : Le 26 septembre 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le
juge Rennie
DATE DES MOTIFS : Le 13 novembre 2012
COMPARUTIONS :
Jacqueline Swaisland
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POUR LE DEMANDEUR
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Ildiko Erdei |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman & Associates Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Myles J. Kirvan, Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |