Date : 20121106
Dossier : IMM‑993‑12
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 6 novembre 2012
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
|
|
|
|
|
|
et
|
|
|
ET DE L’IMMIGRATION
|
|
|
|
|
|
|
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
INTRODUCTION
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), visant la décision datée du 5 mars 2012 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé la demande présentée par le demandeur en vue de se faire reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.
CONTEXTE
[2] Le demandeur est un homme de 58 ans d’Altamira, dans l’État de Tamaulipas, au Mexique. Il est entré au Canada le 28 septembre 2008 et y est resté en vertu d’un visa valide de travailleur temporaire jusqu’au 8 novembre 2010, date à laquelle il a fait une demande de statut de réfugié. Le demandeur a produit dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) présenté le 23 décembre 2010 un exposé circonstancié décrivant le cadre général de sa demande (exposé circonstancié initial), puis a présenté un supplément à son FRP le 20 décembre 2011 (exposé circonstancié supplémentaire) dans lequel il développe considérablement son récit.
Exposé circonstancié initial
[3] Le demandeur fonde sa demande d’asile sur le fait qu’il est membre d’une organisation appelée le [traduction] « Mouvement citoyen » et sur ses activités en tant qu’activiste social au Mexique. Le demandeur a travaillé pour la Commission fédérale d’électricité du Mexique et, après avoir pris sa retraite, il s’est engagé dans diverses organisations environnementales non gouvernementales, dont le Mouvement citoyen. Cette organisation a pour mission de protéger l’environnement, d’aider les collectivités à faire face aux problèmes sociopolitiques par le lobbying auprès des organismes du gouvernement et de sensibiliser la population à différents enjeux. Plusieurs cartels criminels puissants tels que « La Maña », « Los Zetas » et le « cartel du Golfe » ont des intérêts économiques liés à des activités causant de la pollution, activités contre lesquelles le Mouvement citoyen exerçait un lobby. Le demandeur a été menacé à maintes reprises en raison de ses actions politiques.
[4] En mai 2007, alors qu’il se rendait à l’école de son fils, le demandeur a été arrêté par des personnes qui lui ont demandé de l’argent en échange de leur protection. Elles ont dit au demandeur qu’il avait besoin de protection parce que son activisme lui avait attiré beaucoup d’ennemis, notamment La Maña et Los Zetas.
[5] Le 12 juin 2008, le demandeur a informé le ministère public d’Altamira de l’extorsion qu’il subissait. Le rapport figure aux pages 322 à 326 du dossier certifié du tribunal (DCT). Après avoir quitté le ministère public où il avait fait son rapport, il a été intercepté et enlevé pendant trois jours. Le demandeur croit que c’est un membre de La Maña qui était responsable de l’enlèvement. Il a échappé aux personnes qui le séquestraient le 14 juin 2008 et s’est rendu immédiatement à la Croix‑Rouge pour obtenir des soins médicaux.
[6] Le 15 juin 2008, le demandeur a quitté Altamira et a loué une chambre à Rioverde, dans l’État de San Luis Potosí. Un mois après son arrivée, il a été victime d’une nouvelle tentative d’enlèvement, mais le propriétaire de l’établissement où il logeait est intervenu et l’a accompagné aux bureaux du ministère public de Rioverde pour signaler l’incident. Ce rapport, daté du 29 août 2008, figure aux pages 327 à 329 du DCT. À ce stade, le demandeur, très inquiet pour la sécurité de sa famille, a décidé de fuir au Canada.
[7] Le demandeur est arrivé à Edmonton le 26 septembre 2008. Un agent d’immigration, prénommé Dave, l’a rencontré à l’aéroport. Dave a dit au demandeur qu’étant donné ses attestations professionnelles, il n’aurait pas besoin de faire une demande d’asile parce qu’il pourrait trouvait du travail et obtenir un visa de travail. Comme les demandeurs d’asile mexicains ont un taux de succès très faible au Canada, Dave a encouragé le demandeur à se concentrer sur la recherche d’un emploi.
[8] Le demandeur a trouvé du travail à Edmonton chez Polytubes, entreprise qui fabrique des conduits en caoutchouc. Le 26 avril 2010, le demandeur s’est blessé au travail et le côté droit de son corps est resté paralysé. Le permis de travail du demandeur est venu à échéance le 12 novembre 2010. Le demandeur craint d’être renvoyé au Mexique et d’être assassiné par l’un des cartels.
Exposé circonstancié supplémentaire
[9] Le 20 décembre 2011, le demandeur a présenté un supplément à son FRP, lequel contient bon nombre de nouveaux détails. Il a expliqué ses antécédents professionnels et les circonstances de sa retraite anticipée, laquelle lui a permis de consacrer tout son temps à ses activités bénévoles. Ces activités consistaient à aider les personnes âgées en résidence, à travailler auprès de personnes handicapées dans un centre de réhabilitation à Altamira, à mettre au point des plans d’évacuation pour les civils en situation d’urgence et à obtenir des services pour les squatteurs. Le demandeur a été nommé par le gouvernement à un poste bénévole à Altamira, poste qui s’accompagnait du pouvoir de donner des contraventions pour des infractions en matière d’environnement. Il est arrivé aussi que le demandeur se porte à la défense de différentes collectivités en faisant du lobby auprès du gouvernement ou en tentant d’attirer l’attention des médias sur les problèmes auxquels ces collectivités étaient confrontées.
[10] Le demandeur a à l’origine adhéré au Mouvement citoyen afin de représenter sa ville natale d’Altamira au sein du groupe. Le Mouvement citoyen a plusieurs filiales qui s’occupent d’enjeux environnementaux, socioéconomiques et politiques. Il compte des milliers de membres et son exécutif comprend une vingtaine de personnes. Le Mouvement citoyen a en place des critères de présélection pour s’assurer que ses membres ne sont en aucune manière impliqués dans des activités de corruption. Au moment où le demandeur a quitté le Mexique, il occupait deux postes dans l’organisation : inspecteur et conseiller en environnement. Le poste de conseiller consistait à assurer la liaison entre les collectivités et le gouvernement, à prendre la parole à la radio et à la télévision, et à participer à des marches. Le demandeur est apparu sur le radar des cartels parce qu’il a mis en lumière leurs activités néfastes pour l’environnement. Le principal projet qui a commencé à attirer l’attention des gangs est celui où le demandeur a cherché à faire déménager un terrain de décharge d’Isleta Zapote à El Chocolate Relleno en 2002.
[11] En avril 2002, le demandeur attendait un fonctionnaire à Tampico pour discuter d’une usine de traitement des eaux usées. Un homme est venu à lui et lui a dit, avant de s’éloigner : [traduction] « Je sais tout sur toi ». Le demandeur n’a pas fait cas de l’incident. Toutefois, en 2002, il commencé à se rendre compte qu’il était suivi. Il a remarqué certains détails, comme la présence d’étrangers à des réunions communautaires.
[12] En mai 2002, le demandeur était à l’école de son fils lorsqu’un camion lui a coupé la route. Le camion a continué, mais lorsqu’il est passé à côté du demandeur, les glaces se sont abaissées et quelqu’un a sorti une arme à feu et l’a pointée dans sa direction. Le demandeur a eu la frousse, mais il n’a pas signalé l’incident à la police. Plus tard cette semaine‑là, il s’est rendu à une réunion du Mouvement citoyen. Il a raconté aux autres membres ce qui lui était arrivé, et ils ont parlé d’incidents semblables qui leur étaient aussi arrivés. Quatre personnes – Alfonso Amieba Zamora, Felipe Bracho Ugarte, Alberta Collado, Gerardo Siliceo Tavera – ont aussi dit avoir reçu des menaces de gangs. Le président de la réunion, le docteur Ricardo Guerror, a dit qu’il chercherait à savoir ce qui se tramait auprès de son frère, qui était brigadier au ministère de la Défense nationale.
[13] En juin ou juillet 2002, à Altamira, le demandeur a assisté à une réunion sur la prévention des inondations. Il a été arrêté par un homme qui a remonté un pan de son manteau pour lui montrer une arme à feu en lui disant : [traduction] « On t’a déjà dit d’arrêter, fais-le sinon tu vas connaître l’enfer. » L’homme est monté dans une voiture et est parti. Le demandeur a été effrayé, mais il a poursuivi ses activités.
[14] En 2003, le demandeur a participé à la fermeture de terrains de décharge. Ces fermetures ont fait perdre beaucoup d’argent aux cartels, parce que le gouvernement leur octroyait des contrats pour y décharger des ordures. À cause des activités du demandeur, ils devaient chercher de nouveaux sites. En juin 2003, le demandeur a été approché par trois membres du cartel du Golfe. Ils se sont identifiés comme tels et se sont dits très fâchés de l’attention que portait le demandeur à leurs activités. Ils ont montré au demandeur leurs armes à feu et lui ont dit qu’ils savaient où habitait sa famille et qu’il ferait mieux de cesser ses activités, car sinon [traduction] « ça va mal tourner ».
[15] Plus tard le même mois, le demandeur et un autre membre du Mouvement citoyen, Cesar Fentanez Banda (Fentanez), se trouvaient dans le terrain de stationnement d’un hôtel où les membres de ce mouvement se rencontraient régulièrement. Deux VUS se sont garés et six hommes en sont sortis. Le demandeur les a entendus demander à un employé de l’hôtel où ils pouvaient le trouver; pensant qu’il s’agissait de fonctionnaires d’un organisme gouvernemental, il est donc allé à leur rencontre. Les hommes l’ont saisi par la cravate et l’ont poussé, puis lui ont dit qu’il nuisait à leurs affaires et qu’il ferait mieux d’arrêter de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Fentanez a essayé de s’interposer, mais ils lui ont donné des coups de pied. Le demandeur et Fentanez ont quitté les lieux et se sont rendus à la réunion. Après celle‑ci, les membres du cartel se tenaient toujours dans le lobby de l’hôtel. Alors que le demandeur quittait les lieux, les membres du cartel ont fait le geste de sortir une arme à feu et de lui tirer dessus.
[16] En juillet 2003, le demandeur se trouvait dans le terrain de stationnement d’un magasin à rayons en compagnie de deux autres membres du Mouvement citoyen, Patricia Bracho et le sénateur Bolado Salinas, lorsque deux fourgonnettes se sont garées. Les portières latérales des fourgonnettes se sont ouvertes et les hommes qui se trouvaient à l’intérieur ont brandi leurs armes à feu. Le demandeur est sorti de son véhicule, les fourgonnettes se sont garées près de lui et les occupants ont pointé leurs armes par la fenêtre dans sa direction. Deux hommes sont sortis et se sont approchés du côté du véhicule où Patricia était assise. Ils ont dit : [traduction] « Nous savons ce que vous faites », et ils ont frappé le côté du véhicule avant de quitter les lieux. Les hommes portaient des blousons d’un organisme fédéral, ce que le demandeur a trouvé particulièrement inquiétant. Patricia a eu très peur et a pleuré. Le demandeur n’a pas signalé ces incidents à la police, car Ricardo Guerrero, le président national du Mouvement citoyen, lui a dit de ne pas le faire parce que, comme la police était aussi corrompue que les cartels, cela ne servirait à rien.
[17] En juin 2004, le Mouvement citoyen a tenu une réunion en plein air, près d’un centre commercial d’Altamira, pour discuter d’une usine de traitement des eaux usées pour la région. Après la réunion, le demandeur attendait près du centre commercial en compagnie d’un autre membre (Alberto) pour rencontrer des membres de la collectivité qui souhaitaient s’entretenir avec lui du projet. Il a été approché par des hommes qui ont dit : [traduction] « ce n’est pas approprié que vous alliez de l’avant avec ce projet » et « ne faites rien pour aucun projet, c’est l’affaire de notre patron ». Le demandeur a compris que par « patron », ils voulaient dire le patron de leur cartel, La Maña. Puis les personnes que le demandeur attendait sont arrivées. Les membres du cartel les ont attaquées et une personne a été frappée à la bouche avec la crosse d’une arme à feu. Le demandeur a dit que la violence visait les membres de la collectivité parce qu’ils étaient favorables au projet d’usine de traitement des eaux usées. Les membres des cartels sont ensuite revenus vers le demandeur et Alberto et leur ont dit : [traduction] « On ne plaisante pas »; puis ils sont montés dans leurs véhicules et ont quitté les lieux.
[18] Au début de septembre 2004, une assemblée générale du Mouvement citoyen s’est tenue à Tampico. Le demandeur se dirigeait vers le restaurant situé près de l’hôtel en compagnie d’Amieva, Bracho, Fentanez, le sénateur Bolado et Patricia lorsqu’ils ont remarqué deux Hummer de couleur sombre et deux Navigator noirs garés dans la rue adjacente. Quatre hommes lourdement armés sont sortis de l’un des Navigator et ont menacé Bracho et Patricia. Le demandeur se tenait entre l’un des hommes et Patricia et l’homme a sorti une énorme arme à feu et lui a dit de dégager. Amieva a dit : [traduction] « Vous nous avez sûrement suivis », et l’homme a rétorqué : [traduction] « Si vous continuez comme ça, vous allez y goûter. » Le demandeur craignait que l’homme ne lui tire dessus, car il y avait eu des assassinats dans le secteur cette année‑là. L’homme a enfoncé le canon de son arme dans le ventre du demandeur, qui a eu si peur qu’il en a uriné dans son pantalon. Les hommes sont retournés à leurs véhicules, et le demandeur et les autres sont retournés à l’hôtel pour raconter à Ricardo Guerrero ce qui était arrivé. Celui‑ci a dit qu’il se rendrait à Mexico pour parler à son frère, et le demandeur a été rassuré de savoir que Guerrero allait intervenir maintenant que que les attaques se faisaient de plus en plus brutales. Plusieurs incidents comme celui‑là avaient été signalés par d’autres membres du Mouvement citoyen, et les membres des cartels veillaient à se rendre visibles lorsqu’ils les suivaient.
[19] À la rencontre de décembre 2004, Guerrero a dit aux membres que son frère avait pris des mesures pour que le Mouvement citoyen bénéficie de la protection de la police secrète. Le demandeur a supposé que cela était vrai puisqu’il n’y a pas eu d’incident de toute l’année 2005.
[20] Cependant, à l’été 2006, le demandeur a commencé à recevoir des appels téléphoniques. Le premier provenait d’un membre de Los Zetas, qui a dit : [traduction] « Il nous faut de l’argent pour assurer votre protection contre le cartel du Golfe. On vous laisse le soin de décider du montant. » Le demandeur a raccroché. Les appels ont continué tout le reste de l’année, presque quotidiennement. Le demandeur a entendu dire que la même chose arrivait aux autres membres du Mouvement citoyen, mais puisque tous pensaient que le Mouvement bénéficiait d’une protection nationale, personne ne s’en inquiétait outre mesure.
[21] En décembre 2006, le demandeur se trouvait dans un café à Altamira lorsqu’il a été approché par un homme petit et trapu. L’homme a demandé : [traduction] « Ingénieur? Je veux vous assurer que nous sommes sérieux quant à la démonstration de notre aptitude à vous protéger. » Le demandeur a répondu : [traduction] « Qu’est‑ce qui se passe? On m’a téléphoné plusieurs fois. » L’homme a répondu : [traduction] « Nous vous avons laissé la possibilité de choisir le montant à nous donner, mais maintenant nous vous imposons une somme de 2 000 pesos tous les 14 jours pour votre protection. » Le demandeur a dit : [traduction] « Je ne vois pas pourquoi je devrais vous donner de l’argent. » L’homme a alors quitté les lieux.
[22] Plus tard en décembre 2006, après avoir terminé la fermeture d’un site de décharge (celui dont il était question au paragraphe 14), le demandeur sortait d’une réunion avec Fentanez et quatre autres membres du Mouvement citoyen lorsqu’il a aperçu des membres du cartel La Maña qui les attendaient. Ils savaient que les hommes appartenaient à La Maña parce qu’ils portaient une chemise, une ceinture et des bottes marquées de la lettre « K ». L’un des hommes avait une arme à feu dont la crosse était faite d’or, aussi le demandeur a‑t‑il présumé qu’il était un membre influent du groupe. L’homme a bougé son arme de manière à la rendre plus visible aux yeux du demandeur et a dit : [traduction] « Quand allez‑vous commencer à nous payer? Votre petit ami a déjà commencé à payer. Nous vous avons donné beaucoup d’avertissements et de temps. Votre mouvement entrave nos activités et nous perdons de l’argent. Nous savons que votre mouvement s’apprête à appuyer les lois antitabac, et ça va nous faire perdre beaucoup d’argent. Vos actions interfèrent avec nos affaires – si vous n’arrêtez pas, c’est nous qui allons vous arrêter. » Puis il a dit : [traduction] « Désormais, vos vies n’ont plus de valeur. » L’homme est resté dans le hall; le demandeur et ceux qui l’accompagnaient sont retournés à leur bureau pour téléphoner à Guerrero et l’informer de ce qui s’était passé. Le demandeur était particulièrement inquiet, car ces hommes connaissaient les plans du Mouvement citoyen avant même qu’ils ne soient rendus publics. Guerrero leur a dit de ne pas s’inquiéter, affirmant qu’il trouverait un moyen de les protéger.
[23] En janvier 2007, alors que le demandeur marchait dans la rue, un homme l’a saisi par le bras. L’homme s’est mis à tourner autour de lui et a dit : [traduction] « Tu te souviens de nos coups de téléphone? C’est pour assurer ta protection. » Le demandeur a répliqué : [traduction] « Je n’ai pas besoin de protection – j’ai besoin de protection contre vous. » L’homme a rétorqué : [traduction] « Maintenant, c’est 3 000 pesos tous les 14 jours qu’il nous faut pour ta protection. Nous connaissons les noms de tes enfants et savons quelles écoles ils fréquentent. Nous savons à quoi ressemble ta femme et ce qu’elle fait. Nous connaissons toutes les allées et venues de ta famille. Nous sommes La Maña. Tu me vois aujourd’hui, demain tu verras quelqu’un d’autre. » Le demandeur a quitté promptement les lieux.
[24] En février 2007, le demandeur sortait de la banque lorsqu’il a été intercepté par trois hommes qui lui ont montré leurs armes. Ils ont dit : [traduction] « Arrête toute activité, car tu mets ta famille en danger. » Ils lui ont raconté des détails intimes sur sa vie, comme l’année où sa fille a commencé à fréquenter l’université et la faculté où son fils était inscrit. C’est là que le demandeur s’est rendu compte de la gravité de sa situation et du fait qu’il faisait l’objet d’une filature. Le demandeur s’attendait à ce que les hommes lui demandent de l’argent, mais ils ont quitté les lieux.
[25] Environ deux semaines plus tard, le demandeur sortait de la banque lorsque trois hommes l’ont approché. Ce n’étaient pas les mêmes que la fois précédente. Ils l’ont entraîné de force aux guichets automatiques et lui ont dit : [traduction] « Il faut que tu paies maintenant. » Le demandeur a retiré 2 000 pesos, mais les hommes ont dit qu’il devait maintenant payer 3 000 pesos; il a donc fait un autre retrait. Le demandeur savait que la banque disposait de caméras et a donc essayé de rester visible. Il a remis l’argent aux hommes et ils ont dit : [traduction] « Nous t’attendons ici dans 14 jours… ne joue pas les héros. » Le demandeur a dit : [traduction] « C’est le seul argent que vous aurez reçu de moi. Je ne vous paierai plus rien. » Les hommes ont répliqué : [traduction] « Non, c’est tous les 14 jours. À partir d’aujourd’hui, nous ne te chercherons plus. Ne va pas croire que ce sera nous, ça pourrait être n’importe qui. » Les hommes ont quitté les lieux et le demandeur est allé parler au gérant de la banque. Le gérant de la banque a dit que les caméras ne fonctionnaient pas.
[26] Après cet épisode, le demandeur a commencé à recevoir des appels téléphoniques sur son cellulaire deux ou trois fois par semaine. Il n’a pas changé de numéro de téléphone parce que son numéro servait à l’organisation communautaire et que, s’il le changeait, il devrait de toute façon communiquer le nouveau numéro à la collectivité. Les appels avaient pour but de rappeler au demandeur que le cartel viendrait percevoir son agent. Il leur a versé 3 000 pesos tous les 14 jours pendant plus d’un an jusqu’à mai 2008. Parfois, le cartel augmentait le montant de 3 000 pesos à 4 000, et parfois même jusqu’à 6 000 pesos. Ces ponctions commençaient à avoir une incidence sur les finances du demandeur, et son épouse s’est inquiétée. Il ne lui avait jamais dit ce qui se passait avec les cartels parce qu’il avait peur pour la sécurité de sa famille.
[27] Le 12 juin 2008, le demandeur a déposé une demande auprès du directeur du ministère public (un organisme qui protège le public) concernant l’extorsion dont il faisait l’objet. Une copie de ce rapport figure aux pages 322 à 326 du DCT. Au Mexique, la procédure courante est de déposer une plainte auprès de l’organisme, qui contacte alors la police à ce sujet. Après avoir déposé sa plainte, le demandeur s’est dirigé vers l’école de son fils et a alors été abordé par des membres du cartel. Ils l’ont saisi et ont couvert sa tête, puis ils l’ont frappé avec la crosse d’une arme et lui ont cassé toutes les dents. Ils ont embarqué le demandeur à l’arrière d’un camion et lui ont dit de ne pas bouger. Ils l’ont promené un peu partout et ont fini par l’emmener dans un endroit isolé, où il est resté attaché pendant trois jours et deux nuits. Ils ont insisté pour que le demandeur leur remette 2 millions de pesos, mais celui‑ci avait de la difficulté à parler à cause de ses dents cassées et il ne pouvait payer parce qu’ils lui avaient extorqué tout son argent. Au bout de trois jours, le demandeur, n’entendant plus personne, est parvenu à se découvrir la tête et à se libérer. Il s’est rendu compte qu’il était dans une maison, d’où il a réussi à sortir en rampant par un trou dans le mur. Ayant reconnu où il se trouvait, il a marché jusqu’à une autoroute où il a fait signe à quelqu’un pour obtenir de l’aide. Le demandeur n’a pas dit à l’homme qui l’a fait monter ce qui était arrivé, mais il lui a demandé de le conduire à la Croix‑Rouge pour obtenir des soins médicaux. Les gens de la Croix‑Rouge n’ont pas demandé de détails parce qu’ils ne voulaient pas s’en mêler. Le demandeur avait de l’argent caché dans son pantalon. Il a donc appelé son épouse et lui a dit de quitter leur maison et de rester chez sa sœur. Puis il a pris un autobus et s’est rendu dans l’État voisin de San Luis Potosí.
[28] Le demandeur est arrivé à la gare centrale d’autobus de Rio Verde le 15 juin 2008. Il s’est caché dans une auberge jusqu’au 29 août 2008. Pendant ce temps, le demandeur a appelé Amieva, qui a pris les dispositions nécessaires pour obtenir des chèques de voyage pour le demandeur et sa famille. Le demandeur a aussi téléphoné à sa femme et à d’autres membres du Mouvement citoyen.
[29] Le 29 août 2008, le demandeur s’est levé et a vu deux camions noirs garés à l’extérieur de l’endroit où il demeurait. Des hommes vêtus de noir et portant un passe‑montagne en sont sortis. Un homme a coupé la ligne téléphonique. La personne chez qui le demandeur logeait a frappé à sa porte et a dit : [traduction] « On vous demande en bas. » Le demandeur a laissé là tous ses effets personnels et s’est enfui par l’arrière de l’appartement de son propriétaire. Le propriétaire (Hilario) a conduit le demandeur en voiture à Rio Verde chez un organisme similaire relevant du ministère public parce que Hilario y connaissait quelqu’un. Une copie du rapport déposé à cet organisme figure aux pages 327 à 329 du DCT. Hilario a ensuite envoyé le demandeur chez ses cousins à la Laguna, à Media Luna, à deux heures et demie de route de Rio Verde. Le demandeur y est resté deux jours. À partir de là, il s’est rendu à Valles, d’où il a téléphoné à Jorge Cantu et à Cesar Fentanes, d’autres membres du Mouvement citoyen. Ceux‑ci lui ont recommandé de quitter le pays. Le demandeur est resté à Valles pendant quelques jours et est ensuite allé à Tampico, puisque c’était le seul endroit de la région doté d’un aéroport important.
[30] De Tampico, le demandeur a téléphoné à son épouse et lui a dit de réunir ses documents, car les cartels l’avaient de nouveau repéré. Son épouse l’a informé que Patricia avait été enlevée et qu’une rançon aurait été payée, mais elle avait quand même été tuée. Le demandeur a alors estimé qu’il n’était pas en sécurité au Mexique. Il décidé de venir au Canada parce qu’il n’avait pas besoin de visa pour entrer au pays. Il voulait que son épouse et ses enfants viennent avec lui, mais la famille n’avait pas assez d’argent. Le billet d’avion coûtait environ 8 000 pesos.
[31] Le demandeur est arrivé au Canada le 26 septembre 2008. Il a pris un vol de Tampico à Mexico, puis de Mexico à Edmonton. Dès son arrivée au Canada, le demandeur s’est adressé à un agent d’immigration prénommé Dave pour expliquer sa situation. L’interprète à qui il a eu recours pour l’entrevue était Luis Garay. Dave a dit au demandeur que les demandes d’asile des ressortissants mexicains sont rarement acceptées au Canada, mais que, compte tenu de ses titres de compétence, il devait arriver à trouver du travail. Il a conseillé au demandeur d’essayer de rester au Canada en obtenant un visa de travail plutôt qu’en faisant une demande d’asile. Dave a donné au demandeur un permis de visiteur valable pour dix jours et lui a conseillé de chercher un emploi. Le demandeur a cherché du travail pendant dix jours et séjourné à la Hope Mission à Edmonton pendant ce temps. Après dix jours, le demandeur est retourné voir Dave, qui a prolongé son visa pour un mois afin de lui donner davantage de temps pour trouver du travail.
[32] Le 13 novembre 2008, le demandeur a trouvé un emploi à la société Polytubes. Il a signé un contrat de deux ans avec l’entreprise. Ce soir‑là, Luis Garay a téléphoné au demandeur et lui a dit de se rendre à l’aéroport parce que Dave souhaitait lui parler. Dave a dit au demandeur de se rendre au bureau de Coutts, dans le Montana, pour prendre son permis de travail, car il devait quitter le pays et y entrer à nouveau muni du permis. Le demandeur a pris un autobus d’Edmonton à Calgary, puis jusqu’à Lethbridge. Il a marché jusqu’à la frontière en pleine tempête de neige et l’a traversée sans le savoir pour aboutir au bureau du poste frontalier américain. L’agent du bureau a écrit une note, attestant que le demandeur se trouvait aux États‑Unis. Le demandeur s’est ensuite rendu au bureau canadien, a payé les droits de 150 $, s’est fait remettre son permis de travail et est retourné à Lethbridge.
[33] Le demandeur a travaillé comme [traduction] « concepteur de machine à enrouler » chez Polytubes. Essentiellement, il réparait la machine à enrouler les tubes de caoutchouc lorsqu’elle était défectueuse. Le 26 avril 2010, le bras hydraulique de la machine a heurté le demandeur à la tête. Le demandeur s’est évanoui et s’est réveillé au Royal Alexandria Hospital. Le demandeur vomissait beaucoup et était incapable de bouger le côté droit de son corps. On lui a dit qu’il avait un « trouble de conversion » et qu’on était incapable de trouver le lien entre l’accident et ses blessures. Par suite de l’accident, le demandeur a eu de nombreux trous de mémoire, à tel point qu’il a écrit son nom sur son bras pour ne pas l’oublier. L’un des tests que les médecins lui ont fait subir a été l’administration d’un puissant sédatif pour détendre son esprit afin de pouvoir vérifier si son côté droit était effectivement paralysé. Les médecins l’ont interrogé pendant qu’il était sous sédation; Luis Garay était alors présent dans la chambre. Le médecin lui a aussi demandé de marcher et de faire d’autres choses sous sédatif. Plus tard, le demandeur a lu un rapport où il était indiqué qu’il était incapable de faire ce que le médecin lui demandait.
[34] En juin 2010, deux personnes de chez Polytubes sont venues voir le demandeur à l’hôpital. L’une d’elles était l’interprète de l’entreprise. Une amie du demandeur, Iris Camacho, était aussi présente. Elle s’est inquiétée de ce que l’interprète de Polytubes n’était pas impartial dans l’interprétation de ce que disait le demandeur. Cela a rendu le demandeur méfiant. Cette méfiance s’est encore accrue du fait que le dossier de l’hôpital indique que le demandeur avait raconté au personnel comment l’accident s’était produit, en dépit du fait qu’il était inconscient au moment de l’accident. Il y est écrit aussi qu’il avait une sensation dans son bras droit, mais pas de douleurs, ce qui, pour lui, n’avait pas de sens.
[35] Plus tard en juin 2010, deux personnes de l’hôpital sont venues voir le demandeur. L’une d’elles, une travailleuse sociale prénommée Mary, lui a demandé de se préparer parce que le lendemain, quelqu’un de Polytubes devait venir le conduire à l’aéroport et qu’ils avaient un billet d’avion de retour au Mexique pour lui. Après leur départ, une travailleuse sociale du Mennonite Centre, Nancy Villegas, est arrivée. Elle a dit qu’elle estimait que les agissements de Polytubes étaient contraires à l’éthique. Nancy a téléphoné à Amy Wilson, au Mennonite Centre, qui a parlé à des membres du personnel de l’hôpital et leur a dit que le demandeur devait rester, car il était physiquement instable et qu’il avait un problème d’indemnisation des accidents du travail à régler avec Polytubes. Mary a téléphoné à Polytubes pour informer l’entreprise que le demandeur allait prolonger son séjour à l’hôpital. La question de la demande d’asile n’a pas été soulevée à ce stade parce que le permis de travail du demandeur avait été prolongé jusqu’au 12 novembre 2010.
[36] Le 8 novembre 2010, le demandeur a déposé sa demande d’asile. Il n’avait pas fait de demande plus tôt cet été‑là en raison de son mauvais état mental après l’accident. Il se rappelait aussi ce que Dave lui avait dit sur ses chances de succès en tant que demandeur d’asile mexicain, de même que sa réponse à Dave, à savoir qu’il chercherait du travail plutôt que de faire une demande d’asile.
[37] Depuis son arrivée au Canada, le demandeur a été informé de l’assassinat d’autres membres du Mouvement citoyen. Il s’agit des personnes suivantes :
a) Felipe Bracho Ugarte, abattu lors d’une réunion communautaire en 2008; il a été décapité et un message de La Maña et de Los Zetas adressé au Mouvement citoyen a été épinglé sur son corps;
b) Alberto Collado, mort en septembre 2008; il a été enlevé à Altamira par Los Zetas. Bien que sa sœur leur eût versé une rançon de 3 millions de pesos, ils l’ont décapité, ont brûlé son corps et ont laissé une note indiquant que le même sort attendait d’autres membres du Mouvement citoyen;
c) Alfonso Amieva Zamora, abattu dans son véhicule en septembre 2009; les balles qui l’ont tué portaient le symbole de Los Zetas. Les médias américains ont publié des clichés de l’incident;
d) Cesar Banda, mort en septembre 2010; son corps a été retrouvé démembré devant une banque à proximité du lieu où le Mouvement citoyen avait l’habitude de tenir ses réunions à Tampico.
Le demandeur craint d’être assassiné comme l’ont été d’autres membres du Mouvement citoyen s’il retourne au Mexique.
La demande d’asile du demandeur
[38] Le demandeur a présenté de nombreux documents avec sa demande d’asile; la liste figure à la page 148 du dossier certifié du tribunal (DCT). Ces documents comprennent : des renseignements sur ses tires de compétence professionnelle; des articles de journaux sur le Mouvement citoyen et ses activités; les procès‑verbaux de réunions du Mouvement citoyen; des lettres et des certificats attestant les activités de bénévolat du demandeur; des articles sur les enlèvements de membres du Mouvement citoyen; des rapports de la Croix‑Rouge et du ministère public; des lettres de l’épouse du demandeur et du président du Mouvement citoyen.
[39] Le demandeur a aussi produit une lettre datée du 23 décembre 2011 écrite par German Villegas, un thérapeute en santé mentale (page 343 du DCT). Dans cette lettre, M. Villegas explique qu’il travaille depuis le 9 mai 2011 avec le demandeur et que celui‑ci souffre d’une grave dépression en raison de la paralysie dont il a été frappé lors de l’accident à Polytubes. M. Villegas déclare qu’il considère que tous les symptômes que présente le demandeur sont directement liés à l’accident. Il dit être conscient du fait que le demandeur a été considéré comme un patient « non crédible » par les médecins, mais, selon son interprétation, cela signifie que les médecins n’ont pas réussi à trouver des lésions neurologiques liées aux symptômes dont souffre le demandeur. M. Villegas affirme que l’expression « non crédible » signifie qu’aucun lien neurologique n’a été établi, mais que cela ne signifie pas que le handicap n’existe pas. Il affirme de plus que [traduction] « les signes et les symptômes psychologiques [du demandeur] semblent crédibles lors des consultations. »
[40] Le demandeur a comparu devant la SPR le 26 janvier 2012. La SPR lui a posé un certain nombre de questions sur la raison pour laquelle tant de détails importants de son récit étaient absents de son exposé circonstancié initial (pages 397 à 400 du DCT). Pour l’essentiel, le demandeur a répondu qu’on lui avait accordé très peu de temps lorsqu’il avait rencontré pour la première fois l’avocate de l’aide juridique qui l’a aidé à rédiger son exposé circonstancié initial, et qu’il avait oublié certains détails à cause de la blessure qu’il avait subie à la tête. La SPR a posé beaucoup de questions à propos des visas temporaires du demandeur et de ses rapports avec Dave (pages 401 à 406 et 415 à 417 du DCT). Le conseil du demandeur a indiqué avoir tenté de convaincre le traducteur, Luis Garay, de témoigner sur ce point, mais que celui‑ci avait refusé, car il travaille pour la SPR et craignait d’être en conflit d’intérêts.
[41] La SPR a prononcé ses motifs oraux le jour même et a jugé que le demandeur était non crédible. La SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de l’article 96 de la Loi, ni une personne ayant besoin de protection au sens de l’article 97.
LA DÉCISION SOUMISE AU CONTRÔLE
[42] La décision consiste en des motifs prononcés oralement le 26 janvier 2012 et par écrit le 1er mars 2012. La SPR a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger, et a rejeté sa demande d’asile.
[43] La SPR a estimé que la question cruciale avait trait à la crédibilité. Selon la SPR, il y avait des motifs de douter de la sincérité du demandeur au vu des contradictions, des incohérences et des omissions dans son témoignage. De plus, elle a estimé que les explications du demandeur pour justifier les contradictions n’étaient pas satisfaisantes. Les deux principales sources de préoccupation de la SPR étaient les multiples omissions dans l’exposé circonstancié initial du demandeur comparativement à son récit modifié et la vraisemblance des rapports du demandeur avec Dave.
[44] La SPR a indiqué que l’exposé ciconstancié modifié comprend sept incidents impliquant des armes à feu qui n’étaient pas inclus dans l’exposé circonstancié initial du demandeur, et que certains des événements exclus étaient très graves : dans l’un d’entre eux, le demandeur a eu si peur qu’il en a uriné dans son pantalon; un autre concerne un civil qui a été battu au moyen d’une arme.
[45] La SPR a rappelé que lorsqu’on avait demandé au demandeur pourquoi ces incidents ne figuraient pas dans son exposé circonstancié initial, il avait répondu qu’il ne se rappelait pas s’il en avait parlé ou non à sa travailleuse sociale. Il avait ajouté qu’il les avait peut‑être oubliés à ce moment‑là à cause de sa blessure à la tête. La SPR a déclaré qu’elle n’estimait pas ces explications crédibles, parce que le demandeur était alors représenté par un conseil qui aurait pu répondre à toute question sur les renseignements qu’il devrait inclure dans son FRP.
[46] La SPR a fait observer que le demandeur s’était fait aider par sa travailleuse sociale dans la préparation de son exposé circonstancié initial. La SPR a fait la remarque suivante : « Bien qu’elle ne soit pas experte en droit de l’immigration, sa profession témoigne de son instruction et de ses compétences. » La SPR a estimé qu’il était déraisonnable que la travailleuse sociale n’ait pas considéré des incidents comportant des armes à feu comme suffisamment importants pour les inclure dans le FRP. De plus, la SPR a déclaré qu’il fallait supposer que la travailleuse sociale aurait demandé conseil aux services d’aide juridique. Elle a conclu qu’il [traduction] « n’est tout simplement pas plausible » que la travailleuse sociale n’ait pas inclus ces multiples incidents mettant en jeu des armes à feu dans l’exposé circonstancié initial si le demandeur lui en avait parlé. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas informé sa travailleuse sociale de ces événements.
[47] Ayant conclu que le demandeur n’avait pas informé sa travailleuse sociale des événements omis, la SPR a cherché à savoir s’il avait une excuse raisonnable pour avoir omis ces incidents au départ. La SPR a constaté que la seule preuve dont elle disposait concernant la blessure à la tête du demandeur était une lettre de German Villegas datée du 23 décembre 2011. La lettre mentionne que le demandeur est considéré comme un patient non crédible par les médecins parce qu’ils n’ont pas réussi à trouver d’explication neurologique à ses symptômes, mais que M. Villegas croit que le demandeur présente des symptômes psychologiques crédibles. La SPR a conclu d’après cette preuve que le demandeur n’avait pas subi de troubles du cerveau ou de la mémoire. Au paragraphe 16 de la décision, le commissaire écrit : « Je déduis de cette lettre qu’aucune lésion n’a été décelée dans le cerveau du demandeur d’asile. Rien ne me prouve que sa mémoire ait été atteinte au moment où il a soumis son premier formulaire de renseignements personnels. Je conclus que le demandeur d’asile ne souffrait pas de troubles de mémoire lorsqu’il a présenté son premier formulaire de renseignements personnels. De plus, je ne trouve pas plausible le fait qu’il se soit rappelé ces nombreux incidents lorsqu’il a repensé à son histoire et l’a racontée […] ». La SPR a déclaré que les omissions du demandeur dans son exposé circonstancié initial « sont loin d’être mineures et vont au cœur de la demande d’asile ». La SPR a estimé que le fait de ne pas les avoir incluses dans la première déclaration avait miné la crédibilité du demandeur et qu’une telle quantité d’omissions si importantes a entaché encore davantage sa crédibilité.
[48] La SPR a fait observer que le demandeur n’avait pas demandé l’asile pendant plus de deux ans après son arrivée au Canada. La SPR n’a pas jugé crédibles les rapports entre le demandeur et Dave; les agents d’immigration « doi[vent] suivre une procédure lorsqu’un étranger demande l’asile. Les demandeurs d’asile n’ont pas de permission à demander pour demander l’asile, ils le demandent, et c’est tout. La procédure n’implique pas de négociation avec le demandeur d’asile pour voir s’il acceptera une autre forme de statut comme cela s’est produit en l’espèce selon les dires du demandeur d’asile ». La SPR a conclu que le récit du demandeur concernant Dave était illogique et constaté que le demandeur n’avait pas pu produire le visa de visiteur qu’on lui aurait supposément délivré; par conséquent, une conclusion défavorable quant à la crédibilité a été tirée à cet égard.
[49] La SPR a jugé, sur le fondement de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité, que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de l’article 96 de la Loi. De plus, rien dans les éléments de la preuve dont elle disposait n’a démontré que le demandeur avait été exposé à un risque personnel au sens de l’article 97 de la Loi. La SPR a donc rejeté la demande d’asile du demandeur.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[50] Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :
Définition de « réfugié »
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
[…]
Personne à protéger
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
[...] |
Convention refugee
96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,
(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or
[…]
Person in Need of Protection
97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally
(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or
(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if
(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,
(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,
(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and
(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care
[…] |
QUESTIONS EN LITIGE
[51] Le demandeur soulève la question suivante dans la présente demande :
i. Est‑ce que la SPR, en se fondant principalement sur la modification de l’exposé circonstancié figurant dans le FRP du demandeur, a erré en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité?
Cela revient essentiellement à décider si la conclusion défavorable quant à la crédibilité de la SPR était raisonnable.
LA NORME DE CONTRÔLE
[52] Dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’analyse de la norme de contrôle dans chaque instance. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont la Cour est saisie est bien établie dans la jurisprudence, la cour de révision peut recourir à cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision doit examiner les quatre facteurs qui entrent en jeu dans l’analyse relative à la norme de contrôle.
[53] Dans Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), la Cour d’appel fédérale a déclaré que la norme de contrôle pour établir la crédibilité est la raisonnabilité. De plus, dans Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 21, le juge Max Teitelbaum a soutenu que l’analyse relative à la crédibilité est au cœur même du rôle de juge des faits de la SPR, ce qui favorise une évaluation fondée sur la norme de la décision raisonnable. Enfin, dans Wu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 929, le juge Michael Kelen a déclaré, au paragraphe 17, que la norme de contrôle à appliquer à une évaluation en matière de crédibilité est la raisonnabilité. La norme de contrôle applicable à l’égard de la question en litige en l’espèce est la raisonnabilité.
[54] Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable parce qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
LES ARGUMENTS
Le demandeur
[55] Le demandeur soutient que les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité étaient déraisonnables. La SPR a dit douter de la crédibilité du demandeur en raison « des contradictions, des incohérences et des omissions dans son témoignage », mais n’a cité aucun exemple hormis le fait que le demandeur a présenté un FRP modifié pour élaborer son exposé circonstancié initial. Le demandeur a indiqué dès le début de son exposé circonstancié supplémentaire qu’il s’agissait de détails additionnels par rapport au récit initial présenté dans son FRP. Aucune autre contradiction, incohérence ou omission n’a par la suite été relevée.
[56] Selon le demandeur, la SPR a fait des hypothèses déraisonnables au sujet de ses rapports avec sa travailleuse sociale au paragraphe 14 de la décision. La SPR a écrit : « Il n’est tout simplement pas plausible que le demandeur d’asile aurait raconté à sa travailleuse sociale ces nombreux incidents impliquant des armes à feu et que, si elle avait été au courant, elle n’aurait pas pu les ajouter à l’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels original. » Le demandeur avance qu’il était déraisonnable que la SPR fasse cette supposition. Comme l’a écrit Lorne Waldman dans son livre Immigration Law and Practice, 2e édition, LexisNexis Butterworths, au paragraphe 8.64 : [traduction] « On ne peut conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient se produire comme le demandeur d’asile le prétend. » Le demandeur soutient que son explication de l’aide reçue de la part de sa travailleuse sociale ne correspond pas à cette description et que les conclusions d’invraisemblance de la SPR étaient déraisonnables.
[57] En outre, le demandeur fait observer que la SPR s’est contredite en disant que le demandeur était représenté par un conseil lorsqu’il a rédigé son exposé circonstancié initial, mais en acceptant ensuite le fait que le demandeur avait été aidé par sa travailleuse sociale. En fait, la SPR s’est engagée dans une analyse approfondie des mesures qu’elle estime qu’une travailleuse sociale raisonnable prendrait pour aider un demandeur d’asile potentiel à remplir un FRP. Au paragraphe 13 de sa décision, la SPR s’est dit d’avis que le conseil du demandeur, « logiquement, aurait été disponible pour répondre aux questions qu’il aurait pu avoir quant à l’information demandée dans le FRP ». Il s’agit là d’un exposé inexact des faits, qui contredit directement les affirmations précédentes de la SPR au sujet de l’aide que le demandeur a reçue de sa travailleuse sociale.
[58] Le demandeur souligne que l’exposé circonstancié initial a été préparé avec l’aide d’une travailleuse sociale qui n’avait pas de formation juridique, alors que le demandeur était sous médication à l’hôpital. La SPR a admis que le demandeur avait subi une blessure grave à la tête au travail. La preuve a été faite que le demandeur avait été hospitalisé pendant deux mois. Il était déraisonnable de la part de la SPR de ne pas prendre ce fait en considération. De plus, la SPR a fait une lecture sélective de certaines parties de la lettre de M. Villegas, d’une façon trompeuse et inappropriée. Elle a déduit de la lettre « qu’aucune lésion n’a été décelée dans le cerveau du demandeur d’asile », mais elle a ignoré les portions de la lettre où il est écrit que M. Villegas ne doutait pas de la crédibilité du demandeur, que celui‑ci souffrait d’une incapacité, que ses symptômes semblaient réels et qu’il était dans un très mauvais état de santé mentale. Selon le demandeur, la SPR a fait une évaluation déraisonnable de son état pathologique.
[59] De plus, le demandeur estime que la SPR s’est montrée déraisonnable dans l’analyse qu’elle a faite de ses rapports avec Dave, l’agent d’immigration. Il était raisonnable de la part du demandeur d’interpréter les propos d’un agent d’immigration l’autorisant à entrer au Canada et à y rester après lui avoir délivré un « visa de visiteur », et il n’est pas inhabituel de demander à des citoyens étrangers de retourner à l’aéroport pour donner suite à cette procédure. Le demandeur a forcément reçu une quelconque documentation à cet égard, sinon on ne lui aurait pas délivré un permis de travail à la frontière canado‑américaine. L’appréciation de ce point par la SPR n’était pas raisonnable.
[60] Le demandeur soutient que les conclusions de la SPR n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables. La décision Faryna c Chorny, [1952] 2 DLR 354 (BCCA), à la page 357, établit que le critère applicable pour évaluer la crédibilité [traduction] « consiste à examiner si le récit [du demandeur] est compatible avec les probabilités qui caractérisent les faits de l’espèce ». Le demandeur soutient que ses explications touchant les ajouts importants à son récit cadrent avec les événements qui se déroulaient dans sa vie à ce moment‑là et que ces circonstances n’ont pas été dûment prises en compte dans la décision.
[61] Le demandeur a fourni des explications raisonnables et plausibles quant aux raisons pour lesquelles il a présenté un exposé circonstancié supplémentaire pour le FRP. Cette situation n’est pas à rapprocher de celle de l’affaire Shulha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1191, où la demanderesse n’avait offert aucune explication pour les modifications qu’elle avait apportées à son FRP. Le demandeur n’a pas non plus ajouté de nouveaux motifs ou modifié le fonds de sa demande d’asile comme cela était arrivé dans l’affaire Larios‑Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1162; il a simplement étoffé son récit. Le demandeur soutient qu’il est très raisonnable de croire qu’une personne qui vient de subir une très grave blessure à la tête, est hospitalisée et risque d’être renvoyée au Mexique par son employeur n’est pas en état de donner la meilleure description possible des détails de sa demande.
[62] Le demandeur déclare que s’il a étoffé son exposé circonstancié, ce n’est pas dans le but d’inventer une histoire, mais bien parce que l’exposé circonstancié initial a été préparé par une travailleuse sociale, dans des circonstances très stressantes. La SPR n’a pas pris en compte ces circonstances, et ses conclusions quant à la crédibilité du demandeur n’ont pas été formulées de manière raisonnable et intelligible. Le demandeur estime que la décision de la SPR n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », comme l’exige l’arrêt Dunsmuir, et que la décision doit être annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.
Le défendeur
[63] Le défendeur soutient qu’il est du ressort de la SPR de tirer des conclusions sur la crédibilité et qu’elle l’a fait de manière raisonnable dans la présente affaire. Les omissions du demandeur dans son exposé circonstancié initial étaient multiples et importantes, et il n’a pas fourni d’explication raisonnable de sa lenteur à produire une demande d’asile. Il était raisonnable de la part de la SPR de se fonder sur ces faits pour parvenir à une conclusion défavorable quant à la crédibilité.
[64] Dans la préparation de son FRP, le demandeur a été aidé par une travailleuse sociale qui aurait dû se rendre compte de la nécessité de mentionner certains incidents, ou qui aurait été en mesure de demander conseil à d’autres personnes sur les éléments à inclure. Il était raisonnable de la part de la SPR de tenir compte du fait que le demandeur avait bénéficié de l’aide de la travailleuse sociale pour préparer le FRP, et le fait qu’à un certain moment la SPR désigne la travailleuse sociale comme étant un conseil importe peu et ne constitue pas une erreur (voir Rohm and Haas Canada Ltd c Canada (Tribunal Anti‑Dumping), (1978) 22 NR 175 (CAF)). Compte tenu du nombre et de l’importance des omissions, il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que ces omissions ont entaché la crédibilité du demandeur.
[65] Le défendeur affirme que l’argument du demandeur selon lequel il ne se souvenait pas s’il avait ou non informé sa travailleuse sociale des incidents dans l’exposé circonstancié modifié ne constitue pas une explication raisonnable des omissions. La SPR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel il ne s’est peut‑être rappelé les incidents que plus tard et noté que les omissions étaient importantes et pertinentes. La SPR a également rejeté la possibilité que le demandeur ait souffert de troubles de la mémoire par suite de sa blessure à la tête. Dans sa lettre, M. Villegas a mentionné que le demandeur était perçu comme un [traduction] « patient non crédible par les médecins parce qu’ils n’ont pas réussi à trouver de lésion neurologique liée à ses symptômes ». Bien que la lettre mentionne que le demandeur présentait des symptômes psychologiques crédibles, il n’y est pas question de perte de mémoire. Le demandeur n’a pas démontré qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de mettre en doute le fait qu’il ne s’était pas rappelé les nombreux incidents où il avait été menacé avec des armes à feu.
[66] De plus, le défendeur avance qu’il était raisonnable que la SPR n’accorde pas foi à l’explication du demandeur concernant tout le temps qu’il a laissé s’écouler avant de présenter sa demande d’asile. La SPR a fait observer que les agents d’immigration sont tenus, de par leur fonction, de respecter une certaine procédure lorsqu’une personne revendique le statut de réfugié. Comme l’a rappelé la SPR, « [l]es demandeurs d’asile n’ont pas de permission à demander pour demander l’asile, ils le demandent, et c’est tout. La procédure n’implique pas de négociation avec le demandeur d’asile ». De plus, le demandeur n’aurait pas eu besoin d’obtenir un visa de visiteur pour entrer au Canada. Il s’ensuit qu’un tel visa ne lui aurait été ni délivré, ni prolongé. Le demandeur n’a pas non plus été en mesure de produire le permis.
[67] Le défendeur fait également observer que l’interprète n’avait pas été assigné à témoigner par le demandeur. Le conseil du demandeur a expliqué que l’interprète ne voulait pas témoigner parce qu’il craignait que cela le place en conflit d’intérêts. Cette explication n’était pas raisonnable parce qu’on aurait pu le contraindre à comparaître et que son témoignage aurait fourni des éléments preuves substantiels. Le demandeur n’a produit aucune preuve objective pour étayer ses affirmations concernant ses rapports avec Dave, non plus que sur la façon dont il avait obtenu son permis de travail temporaire. Comme l’a fait remarquer le juge Near dans Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 412, au paragraphe 20, la lenteur à déposer une demande d’asile « peut, dans les cas appropriés, constituer un motif suffisant de rejet de la demande ».
[68] La présente Cour a reconnu que la SPR possède une expertise bien établie en matière d’évaluation de la crédibilité (voir les décisions R.K.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7; Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1800, au paragraphe 38; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, au paragraphe 13). Le juge Max Teitelbaum a déclaré au paragraphe 13 de Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052 : « Il ressort clairement de la jurisprudence que l’analyse que fait la Commission quant à la crédibilité d’un demandeur d’asile et à la vraisemblance de son récit est intimement liée à son rôle d’arbitre des faits et que, en conséquence, ses conclusions en la matière devraient bénéficier d’une retenue appréciable. »
[69] Le défendeur fait également observer que l’omission d’inclure dans un FRP des incidents pertinents et importants qui sont révélés à un stade ultérieur du processus de demande du statut de réfugié peut avoir un effet défavorable sur la crédibilité du demandeur si une explication raisonnable n’est pas fournie (voir Adewoyin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 905, au paragraphe 18; Santillan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1297, au paragraphe 29). Il n’est pas nécessaire que les ajouts au FRP constituent un fondement complètement nouveau de la demande d’asile pour que l’on puisse tirer une conclusion défavorable des omissions.
[70] Il était raisonnable que tous les facteurs précités aient entaché la crédibilité du demandeur. Sur ce point, la Cour d’appel fédérale a déclaré dans Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, [2008] ACF no 1685, au paragraphe 3 : « Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. » Dans la présente affaire, il n’y avait aucune « preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur »; par conséquent, la SPR était fondée à s’appuyer sur sa conclusion défavorable sur la crédibilité et la considérer comme suffisante pour rejeter la demande du demandeur (voir Alakozai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 266, aux paragraphes 36 et 37). Il était raisonnable de la part de la SPR de parvenir à la conclusion que le temps qu’il avait fallu pour présenter la demande d’asile démontrait une absence de crainte subjective et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles sur lesquels s’appuyer pour arriver à une conclusion favorable. Les arguments du demandeur ne sont rien de plus qu’un désaccord sur l’évaluation que fait la SPR de sa crédibilité. La Cour doit se garder de substituer sa propre opinion à celle de la SPR quant à la crédibilité (Ankrah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 385 (1re inst)) et, en l’espèce, la SPR n’a commis aucune erreur donnant lieu à une révision. La décision appartient aux issues possibles acceptables et ne doit pas être modifiée en appel.
ANALYSE
[71] La question déterminante dans la demande d’asile du demandeur était la crédibilité. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité et que la Cour doit faire preuve d’une retenue considérable à l’égard des décisions de la SPR sur les questions de crédibilité qui comportent des conclusions de fait et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire; voir l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 61. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que les conclusions de la SPR touchant la crédibilité sont centrales dans son rôle de juge des faits et que ce n’est pas le rôle de la Cour d’apprécier à nouveau la preuve; voir la décision Lin, précitée, au paragraphe 13. Malgré cette jurisprudence générale, le demandeur est d’avis qu’il s’agit de l’une de ces situations exceptionnelles où la Cour devrait intervenir et conclure qu’il y a eu une erreur donnant lieu à une révision.
[72] Avant tout, je tiens à préciser que la SPR était fondée à mettre en cause la crédibilité du demandeur compte tenu des différences importantes entre ses exposés circonstanciés du FRP. Comme le fait observer le défendeur, l’omission d’inclure des détails pertinents et importants dans un exposé de FRP, lesquels sont ensuite révélés à un stade ultérieur de la procédure, peut influer négativement sur la crédibilité si une explication raisonnable n’est pas fournie; voir, par exemple, la décision Santillan, précitée, au paragraphe 9.
[73] En l’espèce, le supplément au FRP du demandeur comportait sept incidents non divulgués antérieurement au cours desquels une arme à feu avait été pointée dans sa direction, de même que d’autres actes de violence. Il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’incidents importants qui se sont révélés être au cœur de sa demande d’asile. Inévitablement, la SPR a demandé une explication sur la raison pour laquelle ils avaient été omis de son exposé initial de FRP.
[74] Le demandeur n’a pas clairement expliqué la raison de ces omissions. Il ne pouvait se rappeler s’il en avait informé la travailleuse sociale qui l’avait aidé à remplir son premier FRP, mais il a poursuivi en spéculant que les nouveaux incidents lui étaient peut‑être revenus en mémoire à un stade ultérieur, ou que la blessure à la tête qu’il avait subie lors d’un accident de travail au Canada avait pu affecter sa mémoire.
[75] Le demandeur affirme maintenant qu’il est tout à fait plausible qu’une [traduction] « personne qui vient de subir une très grave blessure à la tête, est hospitalisée et est sous la menace d’être renvoyée dans ce même pays qu’elle craint pourrait ne pas mentionner chaque petit détail dans sa demande ». Or, cet argument a été dûment apprécié par la SPR dans sa décision.
[76] La preuve a été faite devant la SPR que le demandeur était perçu comme un patient non crédible par les médecins traitants et qu’aucune lésion neurologique liée aux symptômes du demandeur n’avait été constatée. Le fait que la SPR a conclu qu’il n’y avait [traduction] « pas de preuve que sa mémoire aurait été affectée au moment où il a déposé son premier FRP » est tout aussi important.
[77] Le demandeur affirme maintenant que la lettre de la thérapeute en santé mentale a confirmé qu’il souffrait de problèmes d’estime de soi, de troubles de l’humeur (dépression) et d’insomnie et qu’il vivait des périodes de désespoir. Toutefois, cela n’infirme en rien la conclusion de la SPR, à savoir que rien ne prouve que le demandeur souffrait de pertes de mémoire lorsqu’il a rempli son FRP initial. Le demandeur a demandé à la SPR de formuler l’hypothèse que ses blessures pouvaient avoir affecté sa mémoire et demande maintenant à la Cour d’intervenir au motif que la SPR aurait dû, raisonnablement, accepter une telle hypothèse sur la perte de mémoire comme explication des écarts entre ses exposés de FRP. Il n’y a rien de manifestement déraisonnable dans la conclusion de la SPR sur cette question. Pour reprendre les termes du critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir, la décision est justifiée et le processus décisionnel est transparent et intelligible, et la décision appartient par ailleurs « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
[78] Le fait qu’il soit possible de contester la décision de la SPR, comme le fait le demandeur, ou même que d’autres conclusions raisonnables favorables au demandeur aient pu être possibles au regard des faits n’est pas important. Les conclusions de la SPR appartiennent clairement aux issues possibles dont fait état l’arrêt Dunsmuir et la Cour ne peut intervenir sur cette base.
[79] Ces conclusions ne sont pas non plus rendues déraisonnables par le fait que la SPR a dit que le demandeur était représenté à ce moment‑là par un conseil qui aurait pu répondre à ses questions. On ne sait trop si, par « conseil » la SPR entendait la travailleuse sociale qui a aidé le demandeur à remplir son FRP initial ou un avocat, mais plus important encore, la décision en question est fondée non pas sur le fait que cette personne aurait été disponible, mais bien sur l’incapacité du demandeur à expliquer l’absence de détails importants dans son FRP initial et sur ses hypothèses non étayées sur la raison pour laquelle il avait omis d’inclure ces détails à l’origine, mais n’avait aucun mal à se les rappeler ultérieurement et à les ajouter à son exposé de FRP. L’appréciation générale de la SPR au sujet « des contradictions, des incohérences et des omissions dans [le] témoignage » du demandeur n’a aucune incidence sur cette conclusion. La justification de la décision ressort clairement des motifs. Comme la SPR le démontre clairement, et comme il ressort de la preuve, la travailleuse sociale a aidé le demandeur à remplir ses formulaires, lesquels donnent des instructions précises, au paragraphe 31, sur ce que doit contenir l’exposé circonstancié inclus au FRP. Comme le souligne la SPR, « [n]ul besoin d’être un expert en droit de l’immigration pour reconnaître que le fait d’avoir eu un revolver braqué sur soi lors d’un incident serait une information importante à indiquer dans une demande d’asile, à plus forte raison à sept occasions différentes ».
[80] Le deuxième argument d’importance du demandeur est que les conclusions de la SPR au sujet de ses rapports avec l’agent d’immigration sont déraisonnables. Encore là, le demandeur demande à la Cour de spéculer sur des explications possibles :
[traduction] De plus, nous soutenons respectueusement que le droit d’entrer au Canada accordé au demandeur par un agent d’immigration, sous réserve qu’il revienne au Canada, peut très bien être interprété par un citoyen étranger comme étant un « visa de visiteur ».
[81] Cet argument invite la Cour à substituer une autre interprétation de la situation à celle de la SPR. Or, il ressort clairement de la jurisprudence que la Cour ne peut tout simplement pas faire cela.
[82] Cet aspect de la décision touche au temps que le demandeur a laissé s’écouler avant de présenter sa demande d’asile après son arrivée au Canada. Cette tardiveté est un facteur bien connu susceptible d’être pris en considération par la SPR lorsque celle‑ci évalue la crainte subjective du demandeur; voir Davila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1116, au paragraphe 31, et Csonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1056, au paragraphe 62.
[83] Sur ce point, la SPR donne plusieurs motifs pour rejeter l’explication du demandeur :
a) Les agents d’immigration font le serment de faire respecter les lois du Canada et n’ont pas pour fonction d’offrir des services en matière de statut.
b) Le demandeur s’est vu demander de produire le soi‑disant visa de visiteur, mais n’a pas été en mesure de le faire.
c) Le demandeur n’avait pas besoin d’un visa de visiteur à ce moment‑là.
d) Le demandeur a omis de faire corroborer son récit en faisant appel à l’interprète qui était présent durant l’entrevue avec l’agent d’immigration.
[84] Encore une fois, il est possible de contester ces conclusions, et le demandeur invite encore la Cour à spéculer sur d’autres explications possibles qui pourraient servir à interpréter la situation à son avantage. Toutefois, selon le propre témoignage du demandeur, l’agent d’immigration l’a dissuadé de revendiquer le statut de réfugié et lui a plutôt délivré un visa de visiteur, visa que le demandeur n’a été en mesure ni de produire en preuve ni de faire corroborer son existence. Je trouve également éloquent que l’agent d’immigration lui‑même n’ait pas été cité à comparaître et qu’aucune explication n’ait été donnée à cet égard. Il y a justification, transparence et intelligibilité dans l’appréciation de ce point par la SPR, et les conclusions appartiennent à une issue acceptable. Même si d’autres conclusions étaient possibles, cela ne rendrait pas la décision déraisonnable. La Cour ne peut interférer sur cette base.
[85] À l’audition de la présente affaire, le demandeur a soulevé une autre erreur susceptible de révision concernant l’interprétation par la SPR de l’article 97 de la Loi. La SPR a conclu « [qu’]aucun élément de preuve tiré du témoignage de vive voix ou de la preuve documentaire ne permet d’établir que le demandeur d’asile était personnellement exposé à un risque aux termes du paragraphe 97(1) de la Loi ». Le demandeur fait référence à des éléments de preuve qui ont été négligés, à savoir son propre exposé circonstancié figurant dans le FRP, le rapport du 14 juin 2008 de la Croix‑Rouge mexicaine concernant les traitements médicaux qu’il a reçus et sa protestation du 29 août 2008 auprès de l’enquêteur public.
[86] Les propres preuves verbales du demandeur sont appréciées au regard de la conclusion générale de manque de crédibilité formulée par la SPR. Le rapport de la Croix‑Rouge se borne à confirmer les blessures et le traitement et ne dit rien sur la cause de ces blessures. Pour ce qui est des accusations contre Ernesto Cruz faites à l’enquêteur public de l’État de San Luis Potosí au sujet de supposées menaces et enlèvements, le conseil du demandeur a recommandé de ne pas y donner suite. Nous ne savons pas pourquoi. Le dépôt de la plainte ne confirme pas la véracité de ces allégations, et la SPR a estimé que le récit du demandeur n’était pas crédible. Par conséquent, je suis d’avis que le défaut de mentionner cet élément de preuve particulier ne rend pas les conclusions de la SPR déraisonnables eu égard aux dispositions de l’article 97.
[87] En définitive, cette décision repose sur les éléments de preuve dont disposait la SPR. Le résultat aurait pu être différent si, par exemple, la SPR avait entendu l’agent d’immigration, la travailleuse sociale ou l’interprète, mais la SPR ne peut agir que sur la base de la preuve qu’on lui soumet, laquelle, en l’espèce, était plutôt incomplète. Toutefois, le demandeur était représenté par son conseil à l’audience et il y a peut‑être de bonnes raisons, défavorables au demandeur, pour lesquelles ce conseil a choisi de ne pas présenter ces éléments de preuve supplémentaires.
[88] Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est d’accord.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
1. La demande est rejetée.
2. Il n’y a aucune question à certifier.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑993‑12
INTITULÉ : JOSE ISABEL MARQUEZ
LUGO c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Edmonton (Alberta)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 octobre 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE RUSSELL
DATE DES MOTIFS : Le 6 novembre 2012
COMPARUTIONS :
Nico Breed
|
POUR LE DEMANDEUR
|
James Elford
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stewart Sharma Harsanyi Avocats Calgary (Alberta)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Myles J. Kirvan Sous‑procureur général du Canada
|
POUR LE DÉFENDEUR
|