Date : 20120807
Dossier : IMM-9573-11
Référence : 2012 CF 971
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 7 août 2012
En présence de monsieur le juge Hughes
ENTRE :
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DUGLY MEDINA MOYA, CLAUDIA BENEVIDES GOMEZ, DUGLHY MEDINA ET MARILYN MEDINA, PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE CLAUDIA BENEVIDES GOMEZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
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défendeur
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision datée du 9 novembre 2011 par laquelle un agent principal de Citoyenneté et Immigration Canada a refusé aux demandeurs leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations humanitaires. Les demandeurs demandent à la Cour d’infirmer cette décision et de renvoyer l’affaire à un agent différent pour nouvelle décision. Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis d’accueillir la demande et de certifier une question.
[2] Les demandeurs sont les membres d’une même famille. Le père et la mère sont originaires de la Colombie. Ils se sont enfuis aux États-Unis lorsque leur premier enfant est né et ont été expulsés en Colombie, où leur deuxième enfant est né; ils sont retournés aux États-Unis, où leur troisième enfant est né, après quoi la famille est venue au Canada, où le quatrième enfant est né.
[3] La présente affaire repose sur la détermination de l’« intérêt supérieur de l’enfant » au sens de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, sous sa version modifiée (LIPR); il est donc important de souligner le statut de chaque enfant au moment où la décision visée par la présente demande de contrôle a été rendue :
§ Duglhy (fils) - citoyen à la fois de la Colombie et des États-Unis, il est âgé de 20 ans, vit chez ses parents, travaille à temps partiel et est inscrit au Humber College de Toronto;
§ Melanie (fille) - citoyenne de la Colombie âgée de 18 ans, elle vit chez ses parents et est inscrite à l’Université de Toronto;
§ Marilyn (fille) - citoyenne à la fois de la Colombie et des États-Unis, elle est âgée de 11 ans, vit chez ses parents et fréquente l’école;
§ Michelle (fille) - née au Canada, elle est âgée de moins d’un an et vit chez ses parents.
[4] Dans la partie [traduction] « Facteurs à prendre en compte » de la décision en cause, l’agent a souligné les éléments suivants au sujet de l’établissement au Canada :
[traduction]
-La famille a reçu des prestations d’aide sociale jusqu’à ce que le demandeur obtienne un emploi de concierge en novembre 2010.
-Le demandeur et son épouse ont suivi une formation linguistique et travaillé comme bénévoles dans une banque alimentaire.
-Tous les membres de la famille fréquentent une église, où ils font du bénévolat.
-Les enfants fréquentent l’école et obtiennent de bons résultats au Canada.
-Le fils débute ses études collégiales.
-La famille a des parents au Canada : le demi-frère du codemandeur et sa famille, ainsi que la belle-soeur de la demanderesse et ses enfants.
-Les demandeurs ont reçu des recommandations personnelles d’un professeur de langue, d’un pasteur, d’une organisation communautaire et d’une connaissance personnelle.
En ce qui a trait à l’« intérêt supérieur de l’enfant » (ISE), l’agent a souligné ce qui suit :
[traduction]
L’aîné de la famille a la double citoyenneté des États-Unis et de la Colombie, le deuxième est un citoyen de la Colombie et un réfugié au sens de la Convention au Canada. Le cas de ces deux demandeurs ne peut être considéré sous l’angle de l’ISE, parce que tous les deux étaient âgés de 18 ans lorsque la demande a été reçue. Le troisième enfant est un citoyen des États-Unis et de la Colombie qui est âgé de 11 ans et qui s’est bien adapté à la vie au Canada. Le quatrième enfant est un bébé né au Canada.
[5] L’agent a fourni des renseignements plus précis plus loin dans ses motifs. Je commenterai ces renseignements lorsque j’examinerai les questions en litige.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[6] Les arguments que les avocats de chaque partie ont présentés à l’audience portent principalement sur deux questions :
1. Qu’est-ce qu’un « enfant » aux fins de l’article 25 de la LIPR et l’agent a-t-il eu raison de ne pas tenir compte du fils Duglby (20) et de la fille Melanie (18) lorsqu’il a examiné l’article 25?
2. L’agent a-t-il commis une erreur en examinant l’« intérêt supérieur » des deux jeunes enfants au regard du critère des difficultés inhabituelles ou excessives?
Je commenterai ces questions à tour de rôle.
QUESTION no 1 : Qu’est-ce qu’un « enfant » aux fins de l’article 25 de la LIPR et l’agent a-t-il eu raison de ne pas tenir compte du fils Duglby (20) et de la fille Melanie (18) lorsqu’il a examiné l’article 25?
[7] Dans le sommaire de ses motifs concernant l’intérêt supérieur de l’enfant, qui ont été résumés plus haut, l’agent a formulé les remarques suivantes au sujet de Duglby (20) et de Melanie (18) :
[traduction]
Le cas de ces deux demandeurs ne peut être examiné sous l’angle de l’ISE, parce que tous les deux étaient âgés de plus de 18 ans lorsque la demande a été reçue.
[8] Dans les motifs plus détaillés, l’agent s’est exprimé comme suit :
[traduction]
Je souligne pour les besoins de la cause que Melanie, née le 17 novembre 1992, était âgée de 18 ans et que Duglhy, né le 5 décembre 1990, était âgé de 20 ans lorsque la présente demande a été reçue. L’âge que ces deux demandeurs avaient à l’époque m’empêche d’évaluer leur situation au regard du critère de l’ISE. J’ai évalué le cas de Marilyn, âgée de onze ans, et de Michelle, née au Canada cette année, sous l’angle des dispositions concernant l’ISE. Le cas de Duglhy est examiné au regard d'autres facteurs mentionnés dans la présente demande. Melanie est une personne protégée au Canada et n’est pas visée par la présente demande, mais sa situation concerne la réunification de la famille et sera examinée dans la partie de l’analyse concernant cet aspect.
[9] Cette position va de pair avec les lignes directrices publiées par Citoyenneté et Immigration Canada, IP 5, qui prévoient en partie ce qui suit :
5.12 Enfants – Intérêt supérieur de l’enfant
Dans l’étude du cas d’un étranger en vertu du L25(1), la LIPR introduit l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par une décision prise en vertu de ce paragraphe. Ainsi, la pratique ministérielle est codifiée dans la législation, ce qui élimine tout doute sur la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette norme s’applique aux enfants âgés de moins de 18 ans selon la Convention relative aux droits de l’enfant.
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Enfants âgés de 18 ans et plus
Il faut tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant pour toute demande impliquant un enfant âgé de moins de 18 ans au moment de la réception de la demande. Il peut toutefois arriver que la situation d’enfants plus âgés soit pertinente et doive être prise en considération dans l’examen d’une demande CH. Si, toutefois, l’enfant a plus de 18 ans, il ne s’agit pas d’un cas où l’intérêt supérieur de l’enfant entre en ligne de compte.
[10] Les lignes directrices sont, au mieux, des directives qui ont parfois a été appelées « directives non impératives ». Si elles ont été mal interprétées ou qu’elles énoncent une application erronée de la règle de droit, elles ne devraient pas être suivies. La question qui se pose en l’espèce est de savoir si la règle de droit est énoncée correctement dans les lignes directrices ou si l’agent a correctement suivi celles‑ci ou les a appliquées de manière raisonnable.
[11] Le mot « enfant » n’est pas défini dans la LIPR ou dans les règlements pris en application de celle-ci, que ce soit aux fins de l’article 25 ou pour d’autres fins. Je souligne qu’en 2001, le projet de loi C‑384, qui aurait eu pour effet de modifier un certain nombre de lois fédérales pour les rendre conformes à la Convention relative aux droits de l’enfant, notamment par l’ajout d’une disposition qui aurait défini un « enfant », à l’aide de la Loi d’interprétation, comme une personne âgée de moins de dix-huit ans (article 17 du projet de loi), a été présenté, mais n’a jamais été adopté. La Loi d’interprétation du Manitoba, CPLM, c 180, comporte toutefois une définition de cette nature. Dans un sens, chaque personne est un « enfant » de ses parents et l’est tout au long de sa vie. Cependant, il est raisonnable de donner au mot « enfant » figurant à l’article 25 un sens différent.
[12] L’avocat des demandeurs soutient que l’« enfant » visé à l’article 25 de la LIPR correspond à l’« enfant à charge » au sens du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR) (article 2), lequel englobe un enfant biologique qui est âgé de moins de 22 ans et n’a pas cessé de dépendre du soutien financier de ses parents. L’avocat souligne que tant le paragraphe 2(2) que l’article 25 de la LIPR énoncent que les définitions du Règlement peuvent s’appliquer à la Loi et être considérées comme des définitions incorporées dans celle-ci.
[13] La LIPR renvoie également à un « enfant mineur » (articles 30 et 60) sans donner de définition de cette expression. L’enfant « mineur » est-il autre chose qu’un « enfant »? Il n’existe pas de réponse claire à cette question.
[14] Dans Leobrera c Canada (MCI), 2010 CF 587, le juge Shore a récemment examiné en profondeur les règles de droit concernant le sens du mot « enfant » dans le contexte de l’« intérêt supérieur de l’enfant » dont il est fait mention à l’article 25 de la LIPR. Il a conclu que le mot « enfant » doit être examiné dans le contexte de la Convention relative aux droits de l’enfant; voici comment il s’est exprimé aux paragraphes 77 à 80 :
77 Les tribunaux ont un rôle précis à jouer dans le système canadien de la suprématie de la Constitution : ils doivent être conscients des rôles de l’autorité exécutive et de l’autorité législative et reconnaître que le rôle de la magistrature est d’interpréter la loi. Il incombe donc à la Cour fédérale de suivre l’interprétation de la loi établie par la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême.
78 La Cour est d’avis que la définition d’« enfant à charge » n’est pas déterminante quant à la question de savoir si une personne peut bénéficier d’une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. Se fondant sur l’intégralité de l’article 2 du RIPR, la Cour conclut que la définition d’« enfant à charge » ne devait pas s’appliquer à la LIPR.
79 Comme cela a été démontré, le terme « enfant » n’est pas défini dans la LIPR et il ressort clairement de la jurisprudence que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant a un lien particulier avec la Convention relative aux droits de l’enfant. Se fondant sur le raisonnement précité, la Cour est par conséquent d’avis que la jurisprudence antérieure sur cette question a indûment minimisé l’importance de la Convention relative aux droits de l’enfant.
80 La Cour comprend la position de la demanderesse, car, comme le reconnaît la Convention relative aux droits de l’enfant, la politique sous-jacente à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant repose en partie sur la vulnérabilité physique et intellectuelle des enfants; la Cour reconnaît aussi que les personnes handicapées peuvent également être vulnérables à divers degrés, mais elle ne peut convenir que la dépendance et la vulnérabilité constituent des caractéristiques qui définissent l’« enfance » pour l’application de l’article 25. Par conséquent, la Cour conclut que les adultes à charge ne doivent pas faire l’objet d’une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[15] L’article premier de la Convention relative aux droits de l’enfant est ainsi libellé :
Au sens de la présente Convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable.
[16] L’avocat des demandeurs fait d’abord valoir que les conclusions du juge Shore sont des remarques incidentes, puisqu’il appert clairement des paragraphes 74 et 83 des motifs de sa décision qu’il a tranché l’affaire en fonction du fait que l’agent avait retiré à tort des éléments de preuve du dossier et non en se fondant sur une définition du mot « enfant ». En deuxième lieu, l’avocat affirme que l’article 41 de la Convention permet une interprétation plus large du mot « enfant » selon les règles de droit d’un État adhérent comme le Canada. Il ajoute que les décisions comme Naredo c MCI (2000), ACF no 1250; Swartz c Canada (2002), ACF no 340; Ramsawak c MCI, [2009] ACF no 1387 et Yoo c Canada, 2009 CF 343, sont des exemples de cas où la Cour fédérale a examiné la situation de personnes âgées de plus de dix-huit ans dans le cadre de l’application de l’article 25 de la Loi, ce qui signifie que les règles de droit du Canada ont été élargies de manière à englober les enfants âgés de 18 ans lors de l’examen de l’intérêt supérieur d’un « enfant ».
[17] Cependant, je souscris plutôt au raisonnement que le juge Shore a suivi dans la décision Leobrera, susmentionnée, et je suis d’avis que l’« enfant » visé à l’article 25 de la LIPR est une personne âgée de moins de 18 ans.
[18] En ce qui concerne la QUESTION no 1, j’en arrive à la conclusion que l’agent a eu raison de ne pas tenir compte de la situation de Duglhy (20) et de Melanie (18) dans le cadre de l’examen de l’« intérêt supérieur de l’enfant » aux termes de l’article 25 de la LIPR.
QUESTION no 2 : L’agent a-t-il commis une erreur en examinant l’« intérêt supérieur » des deux jeunes enfants au regard du critère des difficultés inhabituelles ou excessives?
[19] L’agent a examiné la situation de Marilyn (11) et de Michelle (bébé) dans le cadre de l’analyse de l’« intérêt supérieur de l’enfant » au titre de l’article 25 de la LIPR. Il a fait part de ses réflexions dans la partie détaillée des motifs de sa décision dont je reproduis ci-après des extraits en utilisant le soulignement au besoin pour illustrer les aspects en litige :
[traduction]
Marilyn Medina est née aux États-Unis et n’est jamais allée en Colombie, bien qu’elle soit également citoyenne de ce pays (compte rendu de l’interrogatoire de Claudia Denevides Gomez, 16 septembre 2008). Étant donné que ses parents devaient suivre une formation ALS approfondie à leur arrivée au Canada, il est raisonnable de présumer qu’elle parle espagnol. En 2008, à l’âge de huit ans, elle a quitté les États-Unis pour s’établir au Canada. Bien que peu de renseignements m’aient été fournis au sujet de sa situation, j’accepte l’affirmation de l’avocat selon laquelle elle « fréquente l’école et obtient de très bons résultats », ainsi que ses autres frères et soeurs. Cette preuve permet de conclure que Marilyn s’est adaptée et pourrait probablement s’adapter à nouveau si elle devait déménager dans un pays qu’elle ne connaît pas, la Colombie. Bien que je n’écarte pas les difficultés auxquelles se heurterait une jeune fille forcée de s’établir dans un nouveau pays, je ne trouve guère d’éléments de preuve permettant de conclure que les difficultés spécifiques auxquelles Marilyn se heurterait lors du déménagement seraient particulièrement inhabituelles ou excessives.
En ce qui concerne l’intérêt supérieur de la petite Michelle, née récemment au Canada, il m’apparaît préférable qu’elle reste avec ses parents et il est probable qu’elle accompagnerait ceux-ci en Colombie s’ils étaient déboutés de la présente demande. Il est possible que les deux plus jeunes enfants de cette famille auraient accès à une éducation et à des soins de santé de meilleure qualité au Canada, mais je vois peu d’éléments de preuve, comme des préoccupations particulières liées à la santé, donnant à penser que les lacunes dans ces domaines en Colombie compromettraient sensiblement l’intérêt supérieur de ces enfants. Comme je l’ai déjà souligné, le demandeur principal, qui était un homme d’affaires en Colombie, est issu d’une famille d’entrepreneurs et a des parents ainsi que des frères et soeurs qui peuvent l’aider en Colombie. En conséquence, il y a peu de raisons de croire que les enfants deviendront indigents ou que leurs besoins fondamentaux en matière de santé et d’éducation ne seront pas comblés en Colombie.
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J’ai également tenu compte des difficultés auxquelles ces enfants, notamment Marilyn, seraient confrontés par suite de la rupture de l’unité familiale. Le refus de la présente demande aurait pour effet de la séparer de sa soeur aînée et fort probablement aussi de son frère, puisque celui-ci est un adulte qui possède la citoyenneté américaine et qui choisirait peut-être de retourner aux États-Unis plutôt que d’accompagner sa famille en Colombie. Ces séparations ne sont pas rares lorsque les enfants plus âgés d’une famille atteignent l’âge adulte, mais je sais que ces séparations se produisent habituellement de façon naturelle ou graduelle et qu’une séparation soudaine, qui pourrait être de longue durée, d’avec ses frère et soeurs aînés serait source de difficultés pour Marilyn. Ces difficultés émotives ont été prises en compte dans ma décision, mais je ne les considère pas comme des difficultés inhabituelles ou excessives justifiant l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire uniquement en fonction de l’intérêt supérieur des enfants touchés.
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J’ai examiné l’intérêt supérieur des deux enfants mineurs et j’en suis arrivé à la conclusion que, dans le cas de la troisième enfant, Marilyn, le déménagement vers un pays qui est essentiellement un pays étranger ainsi que la séparation d’avec sa soeur aînée, et peut‑être d’avec son frère, occasionneraient des difficultés pour elle. Cependant, je ne crois pas que ces difficultés seraient inhabituelles ou excessives, eu égard au fait que Marilyn a précédemment démontré qu’elle était en mesure de bien s’adapter à un changement similaire et au fait que ses frère et soeur aînés ont grandi et poursuivent maintenant des projets d’âge adulte qui entraîneront inévitablement des changements touchant leurs vies familiales actuelles et leurs relations avec leurs frère et soeurs, mais probablement pas une séparation aussi longue ou importante que ce qui pourrait se produire en l’espèce.
Dans le cadre de l’examen de la réunification de la famille, j’ai accordé une attention particulière aux difficultés émotives et pratiques auxquelles seraient confrontés les deux enfants d’âge adulte par suite d’une rupture des liens familiaux, étant donné que ces difficultés découleraient principalement des mesures prises par leurs parents et non de leur propre conduite. Cependant, la question qu’il faut se poser en l’espèce est de savoir si les difficultés occasionnées par la séparation seraient à la fois inhabituelles et injustifiées ou excessives. Après mûre réflexion, je réponds à cette question par la négative. Ces enfants ne sont plus des enfants en fait. Le fils est maintenant un adulte qui dispose de certaines options en matière d’éducation ou d’emploi aux États-Unis et en Colombie. La fille aînée est probablement jeune pour vivre très éloignée de ses parents, mais si elle résidait en Colombie et qu’elle avait la possibilité d’étudier dans une université canadienne, dans une ville où elle a des proches parents, j’estime qu’il est peu probable que sa famille la dissuaderait d’y aller parce qu’elle est trop jeune ou qu’elle serait exposée à des risques comme la drogue et la prostitution, ou encore parce que les difficultés inhérentes à la séparation d’avec sa famille seraient trop grandes. Je comprends que la séparation découlant d’un refus de la présente demande sera peut‑être plus longue que ce que vivrait normalement un jeune qui entreprend des études à l’étranger : je ne peux formuler d’hypothèse sur la façon dont la famille résoudrait les obstacles à sa réunification qui découlent des choix que le demandeur principal et la codemanderesse ont pris au fil des années, ni dire en combien de temps elle pourrait le faire.
J’ai examiné la situation de chacun des demandeurs sur une base tant individuelle que globale, ainsi que la situation des deux membres de la famille qui ne sont pas visés par la présente demande, en m’attardant explicitement à leur établissement, à l’intérêt supérieur des enfants touchés et aux difficultés qui découleraient de la rupture des liens familiaux. Même si je n’ai pas conclu à l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, j’ai relevé un certain nombre de facteurs de sympathie. À l’encontre de ces facteurs, j’ai soupesé les actes et omissions du demandeur principal et de son épouse qui ont conduit la famille à la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui.
[20] Il appert clairement des motifs précités que l’agent a examiné l’« intérêt supérieur des enfants » au regard du critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Aucun critère de cette nature n’est prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR, dont voici à nouveau le texte :
25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.
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25.1 (1) The Minister may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.
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[21] En revanche, l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, qui traite notamment de la « personne à protéger », renvoie à « une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Ce critère ne s’applique pas à l’article 25, qui porte sur des « considérations d’ordre humanitaire ». L’article 25 exige que l’agent étudie le cas d’un étranger en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.
[22] Dans Hawthorne c Canada (MCI), 2002 CAF 475, la Cour d’appel fédérale a expliqué comment l’agent doit déterminer l’intérêt supérieur d’un enfant dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et présentée en application de l’article 25 de la LIPR. Le juge Décary, qui s’exprimait au nom de la majorité, a formulé les remarques suivantes aux paragraphes 4 à 6 et au paragraphe 9 :
4 On détermine l’« intérêt supérieur de l’enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi de l’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d’une même médaille, celle-ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant.
5 L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent. À mon sens, l’examen de l’agente repose sur la prémisse – qu’elle n’a pas à exposer dans ses motifs – qu’elle constatera en bout de ligne, en l’absence de circonstances exceptionnelles, que le facteur de « l’intérêt supérieur de l’enfant » penchera en faveur du non-renvoi du parent. Outre cette prémisse que je qualifierais d’implicite, il faut se rappeler que l’agente est saisie d’un dossier particulier dans lequel un parent, un enfant ou les deux, comme en l’occurrence, allèguent des raisons précises quant à savoir pourquoi le non-renvoi du parent est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il va de soi que l’agente doit examiner attentivement ces raisons précises.
6 Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non-renvoi – c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.
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9 Quatrièmement, le terme « difficultés » n’est pas un terme technique. Conformément à l’article 6.1 du chapitre IP 5 du Guide de l’immigration (reproduit au par. 30 des motifs de mon collègue), les définitions administratives de « difficultés inhabituelles et injustifiées » et de « difficultés excessives » dans le Guide « ne constituent pas des règles strictes » et ont plutôt « pour but d’aider à exercer le pouvoir discrétionnaire ». Il va de soi, par exemple, que le concept de « difficultés injustifiées » n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés.
[23] Les lignes directrices IP 5 susmentionnées énoncent un certain nombre de facteurs qui, de façon générale, peuvent être pris en compte au cours de l’examen de l’« intérêt supérieur de l’enfant ». Il s’agit des facteurs suivants :
En général, les facteurs liés au bien-être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :
§ l’âge de l’enfant;
§ le degré de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH ou entre l’enfant et son répondant;
§ le degré d’établissement de l’enfant au Canada;
§ les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel la demande CH est examinée;
§ les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant;
§ les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant, le cas échéant;
§ les conséquences sur l’éducation de l’enfant;
§ les questions relatives au sexe de l’enfant.
[24] Ces lignes directrices ne donnent nullement à penser que des difficultés inhabituelles ou excessives doivent être infligées à un enfant avant qu’un facteur lié à « l’intérêt supérieur » de celui‑ci s’applique.
[25] Je suis conscient du jugement que la Cour suprême du Canada a récemment rendu dans Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, qui brouille quelque peu la distinction que cette même Cour avait établie dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au sujet de la norme de contrôle applicable. Dans Smith, le juge Fish, qui s’exprimait au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, a formulé les commentaires suivants au paragraphe 26 :
26 Selon l’arrêt Dunsmuir, les catégories énumérées ci-après sont susceptibles de contrôle judiciaire soit selon la norme de la décision correcte soit selon celle de la décision raisonnable. La norme de la décision correcte s’applique : (1) aux questions constitutionnelles; (2) aux questions de « droit générales [qui sont] "à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre" » (Dunsmuir, par. 60, citant l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77, par. 62); (3) aux questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents; (4) aux « question[s] touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité » (par. 58‑61). En revanche, c’est généralement la norme de la décision raisonnable qui s’applique dans les cas suivants : (1) la question se rapporte à l’interprétation de la loi habilitante (ou « constitutive ») du tribunal administratif ou à « une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (par. 54); (2) la question soulève à son tour des questions touchant les faits, le pouvoir discrétionnaire ou des considérations d’intérêt général; (3) la question soulève des questions de droit et de fait intimement liées (par. 51 et 53-54).
[26] J’utiliserais la norme de la décision raisonnable en ce qui a trait à l’application des lignes directrices susmentionnées; cependant, l’agent n’a pas appliqué ces lignes directrices lorsqu’il a adopté le critère des difficultés inhabituelles ou excessives dans le cadre de l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[27] La Cour fédérale a répété à maintes reprises, notamment dans Sinniah c Canada (MCI), 2011 CF 1285, et Mangru c Canada (MCI), 2011 CF 779, qu’il est déraisonnable et inapproprié de la part de l’agent d’examiner l’« intérêt supérieur de l’enfant » au regard du critère des difficultés inhabituelles ou excessives.
[28] En conséquence, dans la présente affaire, la demande doit être accueillie au motif que l’agent a appliqué le mauvais critère lors de l’examen de l’intérêt supérieur des enfants mineurs.
[29] Je me suis demandé s’il convenait de certifier une question dans la présente affaire. Dans le cas de la QUESTION no 1, une question sera certifiée. J’ai reçu des observations des avocats des deux parties à cet égard. J’accepterai une version plus simple de la question proposée par l’avocat des demandeurs : [traduction] « Le mot « enfant » employé à l’article 25 de la LIPR couvre-t-il seulement les personnes âgées de moins de 18 ans? »
[30] La QUESTION no 2 porte explicitement sur les faits dont l’agent a tenu compte dans la présente affaire et aucune question ne sera certifiée à son égard.
[31] Il n’y a pas de raisons spéciales pour accorder des dépens en l’espèce.
JUGEMENT
POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT :
LA COUR STATUE que :
1. La demande est accueillie;
2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;
3. La question suivante est certifiée :
« Le mot « enfant » employé à l’article 25 de la LIPR couvre-t-il uniquement les personnes âgées de moins de 18 ans? »
4. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.
« Roger T. Hughes »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-9573-11
INTITULÉ : DUGLY MEDINA MOYA, CLAUDIA BENEVIDES GOMEZ, DUGLHY MEDINA ET MARILYN MEDINA, PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE CLAUDIA BENEVIDES GOMEZ c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 26 juillet 2012
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE HUGHES
DATE DES MOTIFS : Le 7 août 2012
COMPARUTIONS :
Ronald Poulton |
POUR LES DEMANDEURS
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David Cranton |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Poulton Law Office Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
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