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Date : 20120615

Dossier : IMM‑7273‑11

Référence : 2012 CF 763

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2012

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

MANJOLA LUMAJ et MAXIMUS LUMAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision datée du 22 septembre 2011 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR), de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou celle de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

CONTEXTE

[2]               Âgée de 28 ans, la demanderesse principale est une citoyenne de l’Albanie. Le demandeur mineur est son fils, Maximus, âgé de deux ans, qui est un citoyen des États‑Unis. La demanderesse principale craint de subir un préjudice en Albanie en raison d’une vendetta.

[3]               Au début des années 2000, la demanderesse principale militait au sein de l’aile jeunesse du Parti démocrate, un parti politique opposé au gouvernement albanais. La demanderesse principale a été arrêtée et détenue deux fois en raison de ses activités politiques, le 1er septembre 2000 et le 22 juin 2001. Après sa seconde détention, elle a été convoquée à plusieurs reprises par la police pour être interrogée.

[4]               La demanderesse principale a été convoquée au poste de police de Lezhe, en Albanie, le 30 juin 2002. Un policier l’a escortée jusqu’à une cellule située au sous‑sol du poste. Il l’a empoignée, l’a traitée de [traduction] « salope démocratique » et l’a violée. Le policier a relâché la demanderesse principale après l’avoir retenue au poste pendant plusieurs heures. Après sa remise en liberté, la demanderesse principale est rentrée chez elle, auprès des siens. Même si les membres de sa famille étaient choqués par le viol, ils n’en ont parlé à personne parce qu’ils craignaient de détruire la réputation de la famille. Les membres de sa famille ont accompagné la demanderesse principale chez le médecin en suppliant ce dernier de ne parler à personne du viol.

[5]               En septembre 2002, des policiers se sont présentés à deux reprises au domicile de la demanderesse principale. Lors de leur seconde visite, ils ont ligoté les membres de sa famille et les ont menacés avec des armes. Après cet incident, la demanderesse principale s’est enfuie aux États‑Unis, où elle a demandé l’asile.

[6]               La demanderesse principale fondait sa demande d’asile aux États‑Unis sur la persécution dont elle avait été victime du fait de ses convictions politiques. Elle a relaté aux autorités américaines toutes ses arrestations et leur a parlé de l’incident au cours duquel des membres de sa famille avaient été ligotés et menacés. Elle ne leur a pas parlé du viol dont elle avait été victime en 2002. Elle a été déboutée de sa demande d’asile aux États‑Unis. Elle a interjeté appel devant la Commission d’appel de l’Immigration (la CAI), qui l’a également déboutée. Elle a ensuite interjeté appel devant la Cour d’appel des États‑Unis, sixième circuit (la Cour d’appel du sixième circuit).

[7]               En septembre 2006, la Cour d’appel du sixième circuit a confirmé la décision défavorable initiale qui avait été rendue par un juge de l’Immigration (le juge de l’Immigration). La Cour a confirmé la conclusion du juge de l’Immigration suivant laquelle la demande d’asile de la demanderesse principale avait été présentée après l’expiration des délais. Elle a également confirmé la conclusion de la CAI selon laquelle la demanderesse principale n’avait pas présenté d’éléments de preuve démontrant que les membres de sa famille ou elle étaient persécutés pour des motifs politiques. La Cour d’appel du sixième circuit a jugé que la demanderesse principale n’avait pas démontré que cette conclusion était erronée et a conclu que la demanderesse principale n’avait pas soumis des documents régulièrement authentifiés pour démontrer ses allégeances politiques.

[8]               En 2009, le frère de la demanderesse principale, Nogaj, s’est rendu dans un bar en Albanie où il a surpris le propriétaire du bar, Eduard Cini (Cini), en train de se venter d’avoir violé la demanderesse principale en 2002, à l’époque où il était policier. Mû par la vengeance, Nogaj a placé une bombe dans la voiture de Cini. La bombe n’a pas explosé et Nogaj a été arrêté avec ses deux complices. L’attentat a mis les membres de la famille de Cini en colère. Ils ont déclaré une vendetta contre la famille de la demanderesse principale. Même si les membres de la famille de la demanderesse principale ont demandé l’aide d’un négociateur pour mettre fin à la vendetta, la famille de Cini a refusé de renoncer à la vendetta. C’est la vendetta à laquelle la demanderesse principale craint d’être confrontée si elle retourne en Albanie.

[9]               Après avoir été déboutée de son appel à la Cour d’appel du sixième circuit, la demanderesse principale est arrivée au Canada le 8 mai 2010. Avec le demandeur mineur, elle a présenté une demande d’asile au Canada le 26 mai 2010. Le demandeur mineur fondait sa demande sur celle de sa mère. La SPR a joint les demandes d’asile en vertu du paragraphe 49(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228 (les Règles) et les a examinées ensemble le 19 août 2011.

[10]           À l’appui de sa demande d’asile, la demanderesse principale a soumis plusieurs documents à la SPR, dont un rapport du médecin qui l’avait examinée après son viol, en 2002 (le rapport du médecin). Ce rapport indique que la demanderesse principale avait été violée, qu’on lui avait prescrit des sédatifs et qu’on l’avait mise au repos complet.

[11]           La demanderesse principale a également produit une lettre du Comité de la réconciliation nationale albanais (le Comité de réconciliation), qui confirmait l’existence d’une vendetta entre la famille de la demanderesse principale et celle de Cini (la lettre du Comité de réconciliation). Elle a produit deux autres lettres, la première écrite par le chef de la commune de Balldre (la lettre de la commune) – la municipalité de l’Albanie où la famille de la demanderesse principale habitait – et la seconde, de Balldre i Ri (la lettre de Balldre) – le village où les membres de la famille de la demanderesse principale habitent. De plus, la demanderesse principale a soumis un article de Gazeta Shekulli, quotidien publié à Tirana, en Albanie (l’article du Shekulli). L’article du Shekulli relatait que Nogaj avait déposé trois kilos de trinitrotoluène – un explosif – dans un établissement appartenant à Cini.

[12]           Après l’audience, la SPR a examiné les demandes d’asile présentées par les demandeurs et a rendu sa décision le 22 septembre 2011. La SPR a rejeté les demandes d’asile et informé les demandeurs de sa décision le 30 septembre 2011.

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[13]           La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur mineur parce qu’il n’avait pas démontré pourquoi il ne pouvait retourner aux États‑Unis sans s’exposer à un risque grave de préjudice. Elle a rejeté la demande d’asile de la demanderesse principale parce qu’elle ne croyait pas qu’elle avait été violée.

La demanderesse principale n’a pas été violée

[14]           Après avoir examiné les allégations de la demanderesse principale, y compris sa conviction qu’elle risquait d’être victime d’une vendetta, la SPR a analysé le bien‑fondé de sa demande. Elle a conclu que la demanderesse principale n’avait pas été violée et qu’elle avait inventé cette histoire pour étayer sa demande.

[15]           La SPR a estimé que l’histoire du viol avait été inventée de toutes pièces parce que la demanderesse principale n’avait pas mentionné le viol aux autorités américaines lorsqu’elle avait demandé l’asile aux États‑Unis. La demanderesse principale a expliqué lors de l’audience devant la SPR qu’elle n’en avait pas parlé aux autorités américaines parce qu’il était difficile de parler de viol. Le viol est honteux en Albanie et elle n’avait pas le courage à l’époque d’en parler aux autorités américaines. La SPR a rejeté cette explication en rappelant que la demanderesse avait parlé du viol à ses parents et à son médecin et qu’elle aurait donc pu en parler aussi aux autorités américaines. Le viol constituait l’incident de persécution politique le plus important que la demanderesse principale avait vécu et il n’était donc pas logique qu’elle n’en fasse pas mention.

[16]           La SPR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible parce qu’elle n’avait pas mentionné le viol aux autorités américaines. Elle avait juré de dire toute la vérité devant le juge de l’Immigration américain, mais elle avait omis ce détail important. Comme la demanderesse principale n’avait pas dit toute la vérité, on ne pouvait donc pas la croire. La SPR a également conclu que le fait que la demanderesse principale avait caché son viol était incompatible avec sa demande d’asile au Canada.

[17]           La SPR a expliqué qu’elle avait tenu compte des directives données par le président de la Commission d’immigration et du statut de réfugié intitulées « Directive no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe). La SPR a conclu que la décision de la demanderesse principale de ne pas parler de son viol aux autorités américaines ne s’expliquait pas par la honte qu’elle éprouvait. Elle en avait déjà parlé à ses parents et à son médecin. La SPR n’a donc pas accepté qu’elle avait trop honte pour en parler à son avocat américain ou pour soulever la question dans sa demande d’asile aux États‑Unis. La SPR a également conclu que les démêlés de Nogaj avec Cini n’avaient rien à avoir avec une question de persécution fondée sur le sexe, de sorte que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ne s’appliquaient pas.

[18]           La SPR a également conclu que l’histoire racontée par la demanderesse principale au sujet de la vendetta n’était pas plausible. Il était invraisemblable que Nogaj ait découvert dans un bar l’identité de l’homme qui avait violé la demanderesse principale étant donné qu’il aurait fallu qu’il soit assis au bon endroit pour surprendre la conversation. Il était également invraisemblable que, dans le bar en question, Cini ait donné suffisamment de détails pour que Nogaj découvre que c’était lui qui avait violé la demanderesse principale. Même s’il était possible que l’un ou l’autre des faits que Nogaj devait connaître pour découvrir que Cini avait violé la demanderesse principale se soit effectivement produit, il était invraisemblable qu’ils se soient tous produits. Cette conclusion a amené la SPR à conclure que Nogaj ignorait qui avait violé la demanderesse principale.

[19]           La SPR a conclu que Nogaj avait participé à l’attentat à la bombe survenu au bar de Cini, mais que cet incident n’avait rien à avoir avec le viol. L’article du Shekulli ne mentionnait pas que Cini était un ancien policier et n’indiquait rien sur les mobiles de Nogaj, de sorte qu’aucun lien ne pouvait être établi entre l’attentat et le viol.

[20]           La SPR a fait observer qu’elle avait constaté que, dans bon nombre de demandes d’asile provenant de l’Albanie, il était facile pour les familles de laisser croire qu’une vendetta avait été déclarée entre deux familles. Les familles n’avaient qu’à dire au Comité de réconciliation qu’elles sont impliquées dans une vendetta pour obtenir une lettre attestant ce fait. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les familles peuvent vouloir laisser croire à l’existence d’une vendetta, notamment pour des raisons d’amitié, d’argent ou de crainte de préjudice. La SPR a rejeté la lettre du Comité de réconciliation parce que son auteur s’était fié aux déclarations de ses agents et qu’il ne possédait pas de renseignements de première main concernant la présumée vendetta. La lettre n’avait pas suffisamment de valeur pour dissiper les doutes de la SPR au sujet de la crédibilité.

Conclusion

[21]           La SPR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible et qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve indépendants permettant d’établir le bien‑fondé de sa demande. Elle a conclu que la demanderesse principale n’avait pas démontré qu’elle serait exposée à un risque grave de préjudice si elle retournait en Albanie. La SPR a par conséquent rejeté la demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi.

DISPOSITIONS LÉGALES

[22]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

[…]

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au  sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou  occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political

opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or


[…]

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning ¬ of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or  incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care

 

 

[…]

 

QUESTIONS EN LITIGE

[23]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes dans la présente demande :

a.                   Les conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité étaient‑elles raisonnables?

b.                  La SPR a‑t‑elle fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées?

c.                   La SPR a‑t‑elle ignoré les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe?

d.                  La SPR a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte du risque auquel la demanderesse principale serait exposée du fait de la vendetta?

e.                   La SPR a‑t‑elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

 

NORME DE CONTRÔLE

[24]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à la question qui lui est soumise est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. C’est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la cour de révision se livre à une analyse des quatre facteurs pertinents pour l’analyse relative à la norme de contrôle.

[25]           La norme de contrôle qui s’applique à la première question est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), la Cour d’appel fédérale a conclu que la norme de contrôle qui s’applique à une conclusion relative à la crédibilité est celle de la décision raisonnable. De plus, dans la décision Elmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 773, au paragraphe 21, le juge Max Teitelbaum a statué que les conclusions relatives à la crédibilité se situent au cœur même de la conclusion de fait que tire la SPR et qu’il y a donc lieu de les apprécier en fonction de la norme de la décision raisonnable. Enfin, dans la décision Wu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 929, le juge Michael Kelen déclare, au paragraphe 17, que la norme de contrôle à appliquer aux appréciations en matière de crédibilité est celle de la décision raisonnable.

[26]           Il est bien établi que les conclusions de fait de la SPR doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable (Emile c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1321, au paragraphe 22, et arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 53). La norme de contrôle applicable à la deuxième question est aussi celle de la décision raisonnable.

[27]           En ce qui concerne la troisième question, la Cour a jugé, dans la décision Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 106, au paragraphe 13, que lorsque les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe sont utilisées dans le cadre de l’appréciation de la crédibilité, leur application est subsumée dans l’examen des conclusions sur la crédibilité (Plaisimond c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 998, au paragraphe 32, et Higbogun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 445, au paragraphe 22). Comme la norme de contrôle qui s’applique aux conclusions relatives à la crédibilité est celle de la décision raisonnable, la norme de contrôle qui s’applique à la troisième question est donc aussi celle de la décision raisonnable.

[28]           Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que sur l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[29]           Le risque auquel la demanderesse principale affirme qu’elle serait exposée du fait de la vendetta est un risque de préjudice visé à l’article 97. La quatrième question soulevée par les demandeurs porte sur la question de savoir si la SPR a correctement examiné la demande présentée par la demanderesse principale en vertu de l’article 97. Dans la décision Bouaouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1211, le juge Edmond Blanchard écrit que « [l]a question de savoir si la Commission a valablement examiné les deux revendications [fondées respectivement sur l’article 96 et l’article 97] doit être tranchée […] en fonction des faits de l’espèce ». La juge Carolyn Layden‑Stevenson explique quant à elle, dans la décision Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 17, qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article 97 dans tous les cas. Ce n’est que lorsque la SPR disposait d’éléments de preuve à l’appui d’une analyse des risques visés à l’article 97 qu’il y a lieu de procéder à cette analyse.

[30]           En ce qui concerne la quatrième question, la Cour doit établir si la SPR disposait d’éléments de preuve qui justifiaient une analyse fondée sur l’article 97. Dans l’affirmative, la Cour doit alors déterminer si la SPR a effectivement procédé à une analyse fondée sur l’article 97. La Cour doit entreprendre sa propre analyse de la question (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 50). La norme de contrôle applicable à la quatrième question est celle de la décision correcte.

[31]           La norme de contrôle de la décision correcte est également celle qui s’applique à la cinquième question. Dans la décision Zaki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1066, la juge Snider a statué, au paragraphe 14, que le fait d’entraver l’exercice du pouvoir discrétionnaire est une question d’équité procédurale. Le juge Richard Mosley a tiré une conclusion semblable dans la décision Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, au paragraphe 133. Enfin, dans l’arrêt Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, la Cour d’appel fédérale a déclaré, au paragraphe 33, que la norme de contrôle qui s’applique à l’entrave du pouvoir discrétionnaire est celle de la décision correcte.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Les demandeurs

 

[32]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en rejetant la demande d’asile de la demanderesse principale simplement parce qu’elle ne croyait pas que cette dernière avait été violée en 2002. La demande d’asile était fondée sur la crainte de la demanderesse principale de subir un préjudice en raison de la vendetta. Le viol concernait accessoirement la vendetta, mais ne constituait pas la source de la crainte éprouvée par la demanderesse principale. La SPR n’a pas cherché à savoir à quels risques la demanderesse principale serait exposée en raison de la vendetta. Il y a donc lieu d’infirmer la décision de la SPR.

            La conclusion tirée au sujet du viol était déraisonnable

[33]           Pour conclure que la demanderesse principale n’avait pas été violée, la SPR a ignoré des éléments de preuve qui démontraient le contraire. Ainsi, elle n’a pas tenu compte du rapport du médecin. Suivant la décision Zapata c Canada (Solliciteur général), [1994] ACF no 1303, le défaut de la SPR de tenir compte d’un rapport médical peut constituer une erreur susceptible de révision. Si la SPR avait tenu compte du rapport du médecin, elle aurait peut‑être conclu que la demanderesse principale avait été violée même si elle n’en avait pas parlé aux autorités américaines.

[34]           La SPR n’a également pas tenu compte des incidences de sa conclusion suivant laquelle Nogaj était impliqué dans l’attentat à la bombe survenu au bar de Cini. La SPR a conclu que Nogaj était impliqué dans cet incident sans toutefois se rendre compte que Nogaj n’aurait pu commettre cet acte sans mobile. Nogaj était motivé à faire sauter le bar de Cini pour se venger du viol de la demanderesse principale, ce qui permet de conclure que la demanderesse principale a effectivement été violée.

Les conclusions tirées au sujet de la crédibilité étaient déraisonnables

            La SPR n’a pas tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[35]           La SPR a estimé que la demanderesse principale n’était pas crédible parce qu’elle n’avait pas révélé aux autorités américaines, lorsqu’elle avait demandé l’asile aux États‑Unis, qu’elle avait été violée. Cette conclusion était déraisonnable parce que la SPR n’a pas tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, suivant lesquelles :

Les femmes qui revendiquent le statut de réfugié font face à des problèmes particuliers lorsque vient le moment de démontrer que leur revendication est crédible et digne de foi. Certaines difficultés peuvent survenir à cause des différences culturelles. Ainsi,

 

1. Les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de « honte » pour elles‑mêmes et de ne pas déshonorer leur famille ou leur collectivité.

 

[36]           Suivant ces directives, la SPR doit faire preuve de prudence lorsqu’elle tire des conclusions au sujet de la crédibilité en se fondant sur une omission de divulguer un viol, surtout dans les pays où les tabous culturels rendent les victimes réticentes à en parler. La demanderesse principale a invoqué les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe à l’audience et expliqué qu’en Albanie, les victimes de viol ressentent de la honte. Elle a également expliqué qu’elle avait honte de parler à son mari du viol dont elle avait été victime en raison des normes culturelles albanaises. La SPR n’a toutefois pas compris l’importance des traditions culturelles et de la honte éprouvée par les victimes et n’a pas compris que ces facteurs dissuaderaient la demanderesse principale de parler de son viol. La SPR n’a également pas examiné la question de savoir comment le viol commis par un policier aurait pu rendre la demanderesse principale réticente à divulguer l’acte aux autorités américaines.

[37]           Bien que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’aient pas force de loi, la Cour a déclaré, dans la décision Khon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 143, au paragraphe 20, que l’omission de les examiner peut constituer une erreur susceptible de révision :

Les directives sont émises pour maintenir une certaine cohérence dans les décisions du tribunal. Comme l’indique le juge MacKay, lorsque le tribunal fait face à un cas où la demanderesse a présenté une revendication de persécution basée sur son appartenance à un groupe social particulier, c’est‑à‑dire celui des femmes victimes de violence, en toute justice, la revendication ne peut être examinée sans faire mention des directives.

 

                        Évaluation microscopique

[38]           Les conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité étaient également déraisonnables parce que la SPR a procédé à une analyse microscopique de la preuve. La SPR a estimé que la demanderesse principale n’était pas crédible parce qu’elle n’avait pas mentionné le viol dans sa demande d’asile aux États‑Unis. La SPR s’est toutefois concentrée sur ce seul détail sans tenir compte de l’ensemble de la preuve présentée par la demanderesse principale. Tous les détails qu’elle a communiqués aux autorités américaines étaient les mêmes que ceux qu’elle avait fournis à la SPR, à l’exception du viol. La SPR s’est accrochée à cette seule omission, laquelle s’expliquait par la honte et par des facteurs culturels. Cette analyse microscopique de la preuve rend la décision déraisonnable.

Preuve documentaire

[39]           La façon dont la SPR a traité la lettre du Comité de réconciliation était déraisonnable parce que la SPR s’est fondée sur des conjectures. La SPR a déclaré : « Comme je l’ai indiqué à de nombreuses reprises à des demandeurs d’asile provenant de l’Albanie, deux familles peuvent facilement laisser croire qu’une vendetta a été déclarée entre l’une et l’autre ». Si l’on fait abstraction de son expérience passée, la SPR n’avait aucune raison de conclure que la lettre du Comité de réconciliation était un faux. La SPR a écarté cette lettre parce qu’il existait un risque qu’il s’agisse d’un faux et non parce qu’elle avait des raisons de croire qu’il s’agissait d’un faux. Cette conclusion était déraisonnable.

[40]           La Cour a jugé que les lettres émanant du Comité de réconciliation constituent des éléments de preuve fiables quant à l’existence de vendettas (Murati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1324, aux paragraphes 37 et 44, et Precectaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 485, aux paragraphes 10 et 12). La SPR n’est pas un expert en matière d’authenticité de documents et elle ne peut donc conclure que des documents ne sont pas authentiques si elle ne dispose pas d’éléments de preuve le démontrant (Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 10). Le rejet, par la SPR, de la lettre du Comité de réconciliation, était déraisonnable. La SPR a par ailleurs omis de mentionner la lettre de la commune, ce qui démontre qu’elle a ignoré certains des éléments de preuve dont elle disposait.

La SPR a entravé son pouvoir discrétionnaire

[41]           Dans la décision G. (X.M.) (Re), [1994] DSSR no 280, la Section du statut de réfugié a estimé que le demandeur avait dit la vérité dans l’exposé circonstancié de son FRP et dans le témoignage qu’il avait donné devant la SRR, même s’il avait communiqué des renseignements contradictoires aux fonctionnaires de l’Immigration. La SRR a tenu compte de l’ensemble de la preuve et conclu que, malgré les renseignements contradictoires en question, le demandeur avait dit la vérité. Dans la présente affaire, la SPR n’a pas apprécié la crédibilité de la demanderesse principale en fonction de l’ensemble de la preuve. Elle a donc entravé son pouvoir discrétionnaire. Suivant la décision Yhap c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 1 CF 722, la SPR ne peut entraver son pouvoir discrétionnaire de cette façon.

La conclusion tirée au sujet de l’invraisemblance était déraisonnable

[42]           La SPR a également tiré une conclusion de fait qui était déraisonnable lorsqu’elle a jugé invraisemblable le récit donné par la demanderesse principale au sujet de la façon dont son frère avait découvert que Cini était l’homme qui l’avait violée. Dans la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, le juge Francis Muldoon a déclaré, au paragraphe 7 :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [renvois omis].

 

[43]           En concluant que la rencontre entre Nogaj et Cini au bar était invraisemblable, la SPR méconnaissait la présomption que le témoignage d’un demandeur d’asile est présumé véridique. La rencontre qui s’est produite au bar ne débordait pas le cadre de ce à quoi on pouvait logiquement s’attendre. De plus, la preuve documentaire soumise à la SPR ne démontrait pas que les faits relatés par la demanderesse principale n’auraient pas pu se produire.

Le défendeur

[44]           Le défendeur soutient que la décision était raisonnable parce qu’elle reposait sur l’ensemble de la preuve soumise à la SPR. La SPR a conclu de façon raisonnable que le récit que la demanderesse principale avait donné de la vendetta était invraisemblable et la SPR a examiné les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe pour jeter la demande d’asile. La demanderesse principale n’a pas démontré le bien‑fondé de sa demande en présentant d’autres éléments de preuve que son propre témoignage. Le résultat auquel la SPR est arrivée satisfait aux critères de l’arrêt Dunsmuir.

La SPR n’a pas ignoré d’éléments de preuve

[45]           Contrairement à l’affirmation des demandeurs suivant laquelle la SPR n’a pas tenu compte du rapport du médecin, le dossier démontre que la SPR a examiné et évalué ce document. La SPR a discuté du rapport du médecin avec la demanderesse principale à l’audience. À la page 293 du dossier certifié du Tribunal, la transcription révèle l’échange suivant, ce qui suffit pour démontrer aux demandeurs pourquoi la SPR a choisi de ne pas se fonder sur le rapport du médecin :

                        [traduction] 

SPR :                           Comment le dossier du médecin de la clinique médicale s’est‑il retrouvé ici?

 

Demanderesse :           Ma mère s’est présentée au cabinet du médecin, qui le lui a remis.

 

SPR :                           Et il était dans une enveloppe?

 

Demanderesse :           Oui.

 

SPR :                           Puis‑je voir l’enveloppe?

 

Demanderesse :           Oui.

 

SPR :                           Que savez‑vous de cette lettre que votre mère a obtenue?

 

Demanderesse :           Je sais qu’elle s’est rendue à la clinique et qu’elle a demandé la lettre relative à ma consultation.

 

SPR :                           Oui. Savez‑vous sur quoi était fondée cette lettre. Comment savait‑il ce qu’il fallait écrire?

 

Demanderesse :           C’est le médecin qui m’a examinée le jour où je me suis rendue à la clinique à la suite de mon viol.

 

SPR :                           Mais la lettre est écrite en 2011.

 

Demanderesse :           Je viens de l’obtenir, c’est vrai.

 

SPR :                           Quand le viol a‑t‑il eu lieu?

 

Demanderesse :           Le 30 juin 2002.

 

[46]           À la page 308 du dossier certifié du Tribunal, on trouve l’échange suivant au sujet du rapport du médecin :

                        [traduction] 

Conseil :                      Bon, en ce qui concerne le document médical [le rapport du médecin] qui a été obtenu […] comment avez‑vous réussi à obtenir ce document? […]

 

Demanderesse :           Ma mère s’est présentée à la clinique et a demandé au médecin de garde. Elle s’est rendue à la même clinique où je […] où je m’étais rendue pour ma consultation.

 

Conseil :                      Et comment le médecin serait‑il en mesure de se rappeler cet incident ou de fournir des détails à ce sujet selon vous?

 

Demanderesse :           Autant que je sache, c’est un médecin plus âgé qui travaille à cette clinique depuis longtemps. Ma mère lui a probablement mentionné à quand ma consultation remontait et j’imagine qu’il s’est fondé sur ses dossiers pour écrire cette lettre.

 

SPR :                           Les médecins en Albanie, ce n’est pas [...] si quelqu’un se présente à une clinique après avoir été blessé à la suite d’un acte criminel, les médecins sont‑ils obligés de par la loi d’appeler la police? Sauf erreur, ils ont cette obligation.

 

Demanderesse :           Pas que je sache, surtout à l’époque, je ne le savais pas.

 

SPR :                           J’ai entendu ce matin une affaire dans laquelle on m’a expliqué que, même si un blessé ne veut pas que la police soit prévenue, le médecin appelle quand même les policiers pour qu’ils viennent faire enquête.

 

Demanderesse :           Je ne suis pas au courant.

 

[47]           La SPR a examiné l’ensemble de la preuve et conclu qu’elle était insuffisante pour démontrer le bien‑fondé de la demande d’asile de la demanderesse principale. Il s’agissait là d’un motif raisonnable pour conclure que la demanderesse d’asile n’était pas crédible.

La SPR n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire

[48]           La SPR a procédé à une analyse complète de la demande d’asile présentée par la demanderesse principale et elle n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire. L’affaire G. (X.M.), précitée, portait sur des faits différents. Dans l’affaire G. (X.M.), la SPR disposait des notes prises au point d’entrée, mais elle n’avait pas évalué le témoignage du demandeur d’asile au regard des notes en question. En l’espèce, la SPR ne disposait d’aucune note prise au point d’entrée avec lesquelles elle pouvait comparer le témoignage de la demanderesse principale. La SPR a analysé le fait que le viol n’avait pas été mentionné dans la demande d’asile américaine présentée par la demanderesse principale sur la foi du serment qu’elle avait fait de dire la vérité et a raisonnablement conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible.

La conclusion tirée au sujet de la crédibilité était raisonnable

[49]           Bien que, suivant la décision Maldonado c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, le témoignage du demandeur d’asile est présumé véridique, cette présomption est réfutable. La SPR avait des raisons de douter du témoignage de la demanderesse principale et elle a énoncé ses conclusions sur la crédibilité de façon claire et non ambiguë. C’est la SPR qui est la mieux placée pour apprécier la crédibilité d’un demandeur d’asile et la Cour ne doit pas intervenir pour modifier ses conclusions sur cette question.

Omission de mentionner le viol

[50]           La conclusion de la SPR suivant laquelle la demanderesse n’était pas crédible parce qu’elle n’avait pas mentionné le viol dans sa demande d’asile américaine était raisonnable à la lumière du serment de dire la vérité qu’avait fait la demanderesse principale. Elle n’a pas respecté son serment en omettant ce détail et c’est de façon raisonnable que la SPR a écarté les explications qu’elle avait fournies pour justifier son omission de faire part de ces faits aux autorités américaines. Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure qu’il était peu probable que la demanderesse ait trop honte pour mentionner le viol compte tenu du fait qu’elle avait déclaré, lors de son témoignage, qu’elle en avait parlé à ses parents et à son médecin. La SPR a exprimé ses réserves à ce sujet à l’audience en déclarant ce qui suit :

[traduction] Et même en 2005, lorsque vous avez interjeté appel, vous n’aviez rien à perdre en divulguant ces faits et en déclarant à la police que vous aviez été violée en raison de vos activités pour le Parti démocrate avant de quitter l’Albanie. Vous aviez, vous auriez pu présenter le certificat médical de 2002 que vous nous soumettez aujourd’hui. Alors, il n’y a rien d’autre qui vous vient à l’esprit pour expliquer votre décision de ne pas souffler mot du viol aux États‑Unis?

 

[51]           Même si la SPR aurait pu conclure que la demanderesse principale était crédible sur le fondement des mêmes faits, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle a commis une erreur susceptible de révision.

            Invraisemblance de la vendetta

[52]           Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que, même en supposant que l’un ou l’autre des éléments dont Nogaj avait besoin pour découvrir que Cini avait violé la demanderesse principale s’était effectivement produit, il était peu probable qu’il ait été en présence de tous les faits requis au même moment. Il était loisible à la SPR de tirer des conclusions en se fondant sur le bon sens et la logique. Cette conclusion doit donc être confirmée.

[53]           À l’audience, la SPR a fait part de ses réserves à la demanderesse au sujet de l’article publié dans Shekulli. Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que cet article comportait d’importantes omissions, notamment en ce qui concerne le mobile qui avait poussé Nogaj à agir. L’article du Shekulli ne mentionnait pas non plus que Cini était un ancien policier. Les explications fournies au sujet de la façon dont Nogaj avait découvert que Cini était l’homme qui avait violé la demanderesse principale étaient invraisemblables et elles n’étaient pas corroborées par la preuve. Il était donc à la loisible à la SPR de conclure que l’attentat à la bombe au bar de Cini n’avait rien à voir avec le viol.

[54]           La façon dont la SPR a traité la lettre du Comité de réconciliation et la lettre de la commune était raisonnable. Ces lettres reposaient sur des renseignements provenant de tiers, ce qui a influé, à juste titre, sur la valeur que la SPR leur a accordée.

[55]           Le témoignage de la demanderesse était invraisemblable et n’était pas corroboré, ce qui permettait de douter de sa crédibilité.

Examen des directives concernant la persécution fondée sur le sexe

[56]           Il n’y a rien au dossier qui démontre que la demanderesse avait besoin d’autres accommodements pour l’aider à témoigner. La demanderesse a été en mesure de témoigner au sujet du viol à l’appui de sa demande d’asile canadienne. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe ne sont pas une panacée qui sert à compenser toutes les lacunes du témoignage d’une demandeure d’asile et elles ne sont d’aucune utilité dans le cas de la demanderesse principale en l’espèce.

ANALYSE

[57]           Une des principales conclusions de la SPR était la suivante : « Selon la prépondérance des probabilités, je suis convaincu que le fait que la demandeure d’asile ait caché aux autorités américaines le viol qu’elle a subi en 2002 ne correspond pas à ce qu’elle a déclaré dans la demande d’asile qu’elle a présentée au Canada ».

[58]           Les deux parties semblent considérer que cette conclusion a joué un rôle important dans la décision dans son ensemble et je suis du même avis. La SPR a poursuivi en examinant d’autres éléments de preuve relatifs à la vendetta et les a pondérés avec ce qu’elle a appelé « les doutes que j’ai relativement à la crédibilité ».

[59]           Je crois que ce que la SPR voulait dire par là, c’est que si elle avait accepté les explications fournies par la demanderesse principale pour justifier pourquoi elle n’avait pas soulevé la question du viol aux États‑Unis et qu’elle avait subi des sévices aussi horribles, la SPR aurait pu aborder sous un jour plus favorable les autres éléments de preuve présentés.

[60]           Pour évaluer cette question cruciale, la SPR a rejeté les explications fournies par les demandeurs pour la raison suivante :

Je n’accepte pas le fait que la demandeure d’asile n’ait pas informé son avocat ou les autorités américaines de l’incident le plus grave qu’elle ait subi en raison de ses activités politiques, car elle a parlé du viol à ses parents et à un médecin en Albanie en espérant que cet incident ne soit pas connu de tous. Selon la demandeure d’asile, il était essentiel pour sa sécurité que sa demande d’asile aux États‑Unis soit acceptée au moment où elle l’a présentée.

 

 

[61]           La SPR a conclu que le viol ne s’était pas produit et que « le récit relatif au viol a été forgé pour appuyer la demande d’asile que la demandeure d’asile a présentée au Canada. Ainsi, je rejette sa demande d’asile étant donné que le viol en constitue le fondement ». Pour en arriver à ses conclusions sur ce point, la SPR a affirmé, au paragraphe 23 de sa décision, qu’elle avait tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe :

J’ai tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe. Cependant, le récit des gestes posés par le frère de la demandeure d’asile en 2009 ne concerne pas du tout la persécution fondée sur le sexe. Le fait que la demandeure d’asile ait caché des renseignements concernant le viol survenu en 2002 aurait pu s’expliquer si elle n’avait pas volontairement parlé du viol à ses parents et à un médecin. Étant donné qu’elle en avait déjà parlé à un représentant de l’autorité en 2002, c’est‑à‑dire un médecin, je n’accepte pas la déclaration de la demandeure d’asile selon laquelle la honte qu’elle ressentait l’avait empêchée de parler du viol à son avocat aux É. U. en 2003.

 

 

[62]           J’en déduis que la SPR affirme qu’on ne peut invoquer la persécution fondée sur le sexe pour expliquer le refus de la demanderesse de parler du viol aux autorités américaines.

[63]           Le raisonnement suivi par la SPR à ce propos est, à mon avis, truffé d’erreurs.

[64]           Premièrement, il y a toute une différence entre le fait pour la demanderesse principale de parler de son viol à ses parents et à un médecin et le fait d’en parler en public. La demanderesse principale était très jeune au moment du viol et il ressort de la preuve qu’elle ne pouvait cacher l’incident à ses parents, qui l’ont d’ailleurs amenée voir un médecin. La SPR fait erreur lorsqu’elle laisse entendre que la demanderesse principale a délibérément et sans réserve relaté les faits de son viol à ses parents et au médecin. Certes, le médecin était une « personne en autorité », mais les médecins ne sont pas des tribunaux publics.

[65]           Deuxièmement, la SPR n’a pas tenu suffisamment compte du témoignage de la demanderesse principale suivant lequel, en Albanie, le viol est honteux et est perçu comme un déshonneur pour la famille de la victime. La demanderesse principale a également affirmé que sa famille avait supplié le docteur de ne parler à personne du viol. Pourtant, la SPR n’a pas tenu compte de cet élément de preuve non plus. À mon avis, la SPR n’a tenu compte que pour la forme des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, qui prévoient expressément ce qui suit :

Les femmes provenant de sociétés où la préservation de la virginité ou la dignité de l’épouse constitue la norme culturelle peuvent être réticentes à parler de la violence sexuelle dont elles ont été victimes afin de garder leur sentiment de « honte » pour elles‑mêmes et de ne pas déshonorer leur famille.

 

[66]           Il ne s’ensuit pas pour autant que la SPR ne pouvait conclure que le récit du viol n’était pas crédible. Elle était toutefois obligée d’examiner les explications de la demanderesse de façon plus approfondie et de le faire en renvoyant aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe (décision Khon, précitée, au paragraphe 20).

[67]           Mais surtout, pour parvenir à sa conclusion, la SPR a négligé de mentionner le rapport du médecin, dans lequel il était affirmé que la demanderesse principale avait été violée et avait subi [traduction] « des contusions localisées à divers endroits du corps ». Le docteur Sadik Isufaj a fondé son rapport [traduction] « sur le registre des patients, qui démontre que l’examen en question a eu lieu le 30 juin 2002 ».

[68]           Il me semble évident que le médecin traitant serait manifestement la personne tout indiquée pour fournir les renseignements tirés du registre des patients. Il ressort également à l’évidence du rapport du médecin que le docteur Sadik Isufaj fonde ses renseignements sur ceux que l’on trouvait dans le registre des patients.

[69]           La transcription de l’audience révèle que la SPR a exprimé les réserves suivantes au sujet de la lettre :

[traduction] La lettre du médecin [...] le médecin qu’elle a consulté en 2002 est le même qui a signé la lettre en 2011, ce qui est impossible. Mais je ne sais pas comment le médecin a obtenu ces renseignements, de quelle source il les tenait et s’il s’agit d’une lettre ou non.

 

 

[70]           La SPR mentionne le rapport du médecin, mais ne nous dit nulle part quelle valeur on devrait lui accorder ou s’il faut l’admettre en preuve ou l’écarter. Par ailleurs, cette lettre joue un rôle déterminant en ce qui concerne le récit donné par la demanderesse principale au sujet de son viol. Si elle était acceptée, la lettre contredit directement la conclusion de la SPR suivant laquelle « le récit relatif au viol a été forgé pour appuyer la demande d’asile ». Le rapport du médecin était à ce point crucial que la SPR avait l’obligation d’en tenir compte et de formuler des conclusions claires pour expliquer si elle l’acceptait ou non et quelle valeur il convenait de lui accorder. Le rapport du médecin constitue un aspect essentiel de la décision, et pourtant la SPR ne l’a pas abordé. Il s’agit d’une erreur susceptible de révision (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 15, et O.E.N.R. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1511, aux paragraphes 35 et 36).

[71]           Les avocats sont d’accord pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.

 


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.                  ACCUEILLE la demande, ANNULE la décision et RENVOIE l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué de la SPR;

2.                  DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑7273‑11

 

INTITULÉ :                                                  MANJOLA LUMAJ ET MAXIMUS LUMAJ

 

                                                                        - et -

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 avril 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 15 juin 2012

 

 

 

ONT COMPARU :

 

Christina M. Gural

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexis Singer

Aleksandra Lipska

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Christina M. Gural

Avocate

Vaughan (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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