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Date : 20120706

Dossier : IMM‑6056‑11

Référence : 2012 CF 860

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2012

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

R.S.

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 11 août 2008 de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission), par laquelle la Commission a conclu que le demandeur n’avait qualité ni de réfugié au sens de la Convention, ni de personne à protéger. Le demandeur est un citoyen israélien, qui refuse de faire son service militaire obligatoire en Israël parce qu’il croit que l’occupation des territoires palestiniens par Israël est condamnable, que l’État d’Israël commet des crimes de guerre et viole les droits de la personne de ses citoyens non juifs, et qu’il s’expose à la discrimination en Israël en raison de son appartenance ethnique, soit en tant que Juif mizrahim (ou sérafade). Devant la SPR, le demandeur a affirmé qu’il s’expose à une peine d’emprisonnement et à un traitement discriminatoire en prison en raison de ses croyances et, en conséquence, qu’il avait droit à la protection du Canada en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ch. 27 [la LIPR ou la Loi].

 

[2]               Dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle, la SPR a rejeté les revendications du demandeur pour trois motifs. Premièrement, elle a statué que l’objection du demandeur au service militaire obligatoire n’était pas fondée sur un motif de conscience authentique, mais s’expliquait plutôt par son aversion à accomplir le service militaire et que le demandeur ne pouvait en conséquence bénéficier de la protection offerte par l’article 96 de la LIPR. Deuxièmement, la SPR a déterminé que, de la même façon, la peine d’emprisonnement à laquelle s’exposerait vraisemblablement le demandeur s’il retournait en Israël et qu’il persistait dans son refus d’accomplir son service militaire obligatoire ne violait pas l’article 96 de la Loi parce rien ne permettait de conclure que les peines d’emprisonnement étaient plus longues ou le traitement reçu en prison plus sévère selon l’origine ethnique de l’individu. Cependant, la Commission n’a pas traité d’un élément fondamental de la demande d’asile fondée sur l’article 96 du demandeur, soit l’affirmation selon laquelle le demandeur, en tant qu’objecteur de conscience sélectif, en désaccord avec les positions prises par Israël, serait assujetti à un traitement plus sévère en prison que les déserteurs ou les individus qui refusent de faire leur service militaire pour d’autres motifs. Enfin, la SPR a statué que les conditions dans les prisons militaires et les établissements de détention en Israël satisfaisaient aux normes internationales et que le renvoi du demandeur en Israël, où il pourrait être emprisonné, ne l’exposerait donc pas à une menace à sa vie, à des traitements ou des peines cruels et inusités, ou au risque d’être torturé, et elle a donc déterminé que le demandeur ne pouvait bénéficier de la protection offerte par l’article 97 de la LIPR.

 

[3]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur, ne conteste pas la conclusion de la Commission relative à l’article 97 de la LIPR, mais il soutient que les conclusions qu’elle a tirées sous le régime de l’article 96 de la Loi devraient être annulées pour trois motifs :

1.      La Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne formulant pas des motifs suffisants.

2.      La Commission a commis une erreur de droit dans son interprétation de la signification de persécution à l’article 96 de la LIPR :

                                                              i.      en ne traitant pas de la question de savoir si la revendication du demandeur tombe sous le coup de l’exception prévue pour les déserteurs à l’article 171 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide de l’UNHCR];

                                                            ii.      en ne reconnaissant pas que la peine sanctionnant le refus d’accomplir le service militaire pour des motifs de conscience constitue de la persécution fondée sur les opinions politiques;

3.      La Commission a omis de prendre en compte des éléments de preuve substantiels et n’a donc pas considéré l’ensemble de la preuve.

 

[4]               Comme il en sera question plus à fond ci‑dessous, j’ai déterminé que les arguments ayant trait à l’allégation de manquement à l’équité procédurale dû à l’insuffisance des motifs de la Commission ne sont pas fondés. Ceci dit, j’ai par ailleurs déterminé que la présente demande de contrôle judiciaire devait être accueillie pour des motifs ayant trait aux deuxième et troisième points soulevés ci‑dessus parce que la Commission a tiré des conclusions factuelles importantes qui contredisent la preuve qui lui a été présentée. Ces conclusions contreviennent donc à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑C (la LCF). Enfin, malgré les nombreuses questions proposées par le demandeur, j’arrive à la conclusion que la présente affaire ne soulève aucune question méritant d’être certifiée en application de l’article 74 de la Loi, car la présente décision repose sur la conclusion que les conclusions de fait au cœur de la décision de la SPR ont été tirées de manière abusive et sans tenir compte de la preuve dont elle disposait.

 

Aucun manquement à l’obligation d’équité procédurale en raison de la formulation de motifs insuffisants

 

[5]               L’argument du demandeur selon lequel la SPR a manqué aux principes de justice naturelle en ne formulant pas des motifs suffisants peut être rejeté de manière sommaire, car la Cour suprême du Canada a récemment statué que l’insuffisance des motifs donnés par un tribunal ne constitue pas un manquement à la justice naturelle pour autant que des motifs soient fournis. À cet égard, dans Newfoundland and Labrador Nurses Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la juge Abella, rédigeant les motifs unanimes de la Cour, a déclaré aux paragraphes 20 et 22 :

La question de l’équité procédurale […] notre Cour peut la trancher aisément. L’arrêt Baker établit que, « dans certaines circonstances », l’obligation d’équité procédurale requiert « une forme quelconque de motifs écrits » à l’appui d’une décision (par. 43). Il n’y est pas affirmé que des motifs s’imposent dans tous les cas, ni que leur qualité relève de l’équité procédurale.

[…]

 

Il m’apparaît inutile d’expliciter l’arrêt Baker en indiquant que les lacunes ou les vices dont seraient entachés les motifs appartiennent à la catégorie des manquements à l’obligation d’équité procédurale et qu’ils sont soumis à la norme de la décision correcte.

[…]

 

Le manquement à une obligation d’équité procédurale constitue certes une erreur de droit. Or, en l’absence de motifs dans des circonstances où ils s’imposent, il n’y a rien à contrôler. Cependant, dans les cas où, comme en l’espèce, il y en a, on ne saurait conclure à un tel manquement. Le raisonnement qui sous‑tend la décision/le résultat ne peut donc être remis en question que dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable de celle‑ci.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[6]               Vu ce qui précède, le premier argument du demandeur tombe.

 

Des conclusions de fait erronées entraînent l’annulation de la décision

[7]               Les questions que soulèvent les deuxième et troisième motifs invoqués par le demandeur, par contre, justifient l’intervention de la Cour. Le demandeur a fourni un témoignage cohérent devant la SPR concernant ses raisons de refuser de servir dans l’armée israélienne, lesquelles découlaient de son profond désaccord avec les politiques d’Israël en ce qui a trait à l’occupation des territoires palestiniens, et du fait qu’il estime que l’État d’Israël commet des crimes de guerre et qu’il pratique la discrimination envers les Juifs mizrahim et les autres citoyens non juifs, notamment les Arabes. Il a déclaré qu’il n’était pas un pacifiste et qu’il se battrait pour des causes dans lesquelles il croit, mais qu’il ne pouvait pas, pour des raisons de conscience, combattre dans l’armée israélienne compte tenu des politiques actuelles d’Israël. Les extraits suivants de la transcription de l’audience tenue devant la SPR (le dossier certifié du tribunal à la page 804) reflètent le témoignage du demandeur dans son ensemble :

[traduction]

Q :       Si vous étiez en Israël et que vous étiez recruté dans l’armée, que feriez‑vous?

 

R :       Je refuserais de servir.

 

Q :       Pourquoi?

 

R :       Parce qu’Israël n’est pas un pays légitime à mes yeux […] Je refuserais de servir dans l’armée israélienne parce que je ne veux pas servir le gouvernement israélien ou l’armée de quelque façon que ce soit. Je ne veux pas être associé avec cet État prison. Je suis entièrement en désaccord avec les politiques, passées et présentes, d’Israël envers les premiers habitants de la terre, les Palestiniens, et envers ses propres citoyens – les Arabes israéliens et les Juifs mizrahim, deux groupes qui font encore aujourd’hui l’objet de discrimination. […]

 

            […] Je ne combattrai pas pour un pays qui s’est imposé, qui a massacré le peuple qui y vivait et qui continue encore aujourd’hui de le faire. Et je suis censé porter un uniforme qui représente cela.

            Et en même temps, il maltraite ses propres citoyens, ses propres citoyens parce qu’ils ont la mauvaise couleur ou les mauvais antécédents ou qu’ils parlent la mauvaise langue. […] ce serait pour moi la même chose que de servir la Gestapo ou quelque chose comme ça.

 

Q :       S’ils vous demandaient la raison pour laquelle vous avez refusé de servir –

 

R :       Je leur dirais sans détour. […] Je dirais — je ne suis pas d’accord avec ce que vous faites. Je dirais : « Quand vous sortirez des territoires palestiniens, quand vous présenterez vos excuses au peuple palestinien, quand vous présenterez vos excuses aux Arabes israéliens, quand vous présenterez vos excuses aux Juifs mizrahim, quand vous présenterez vos excuses pour le système de discrimination, d’oppression et de racisme que vous avez créé en Israël et pour l’oppression que vous causez autour d’Israël – quand vous arrêterez ces choses et que vous arrêterez de violer les droits de la personne, alors que je servirai ce pays ».

 

 

[8]               Le demandeur a fait plusieurs autres déclarations du même genre pendant son témoignage devant la Commission. Notamment, contrairement aux conclusions auxquelles la SPR est parvenue dans ses motifs, il n’a jamais déclaré qu’il n’était pas un objecteur de conscience. Il a plutôt affirmé qu’il n’avait pas présenté une demande pour être reconnu comme objecteur de conscience en Israël, parce que l’État israélien ne reconnaît pas les objecteurs de conscience sélectifs, qui refusent de servir dans l’armée parce qu’ils s’opposent pour des raisons de principe aux choix politiques faits par l’État d’Israël. Il a également déclaré ne pas être un pacifiste.

 

[9]               Le demandeur a non seulement expliqué plusieurs fois les raisons de principe de son refus d’accomplir le service militaire qui est obligatoire en Israël pour les citoyens juifs, mais aussi présenté à la SPR une preuve documentaire substantielle, selon laquelle il ne serait pas exempté de faire le service militaire actif en Israël et serait vraisemblablement emprisonné s’il était renvoyé en Israël et qu’il refusait de faire son service militaire. La preuve a établi que, selon le droit israélien, les objecteurs de conscience sélectifs qui ne sont pas d’accord avec les politiques d’Israël ne sont pas exemptés de faire le service militaire (contrairement aux pacifistes ou aux personnes dont les objections sont fondées sur des motifs religieux, qui peuvent avoir droit à une telle exemption).

 

[10]           Le demandeur a également présenté des éléments de preuve selon lesquels en Israël les objecteurs de conscience sélectifs sont assujettis à des peines d’emprisonnement répétitives et plus sévères que les déserteurs, et selon lesquels il est arrivé que des objecteurs de conscience sélectifs incarcérés soient privés de la lumière du jour, et qu’on leur ait refusé vêtements, eau chaude, papier, lecture, accès à un avocat, et visites de la famille. Certains rapports des médias, que le demandeur a mis en preuve, indiquent que cela est particulièrement le cas lorsque l’objecteur refuse de porter un uniforme militaire pendant qu’il est en prison, auquel cas, il arrive souvent, toujours selon les rapports en question, que l’individu soit placé en isolement et soumis à d’autres formes de mauvais traitement.

 

[11]           Le demandeur a en outre présenté une preuve documentaire provenant d’organisations non gouvernementales, comme Amnistie Internationale et Human Rights Watch, qui accusent l’armée israélienne de se livrer à des violations des droits de la personne et à des manquements au droit international humanitaire. De plus, il a déposé des articles de plusieurs journaux, qui étaient critiques de certaines actions de l’armée israélienne, ainsi que des rapports de mission d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les infractions au droit international commises par Israël. Le demandeur a déclaré que cette preuve démontrait que la communauté internationale condamnait certaines activités de l’armée israélienne.

 

[12]           Sur le fondement de cette preuve, le demandeur a soutenu qu’il satisfaisait à la définition de réfugié au sens de la Convention visée à l’article 96 de la LIPR, faisant remarquer que dans la jurisprudence canadienne et en droit international on tend maintenant à reconnaître le principe selon lequel les objecteurs de conscience sélectifs, qui s’opposent à des guerres particulières pour des raisons de principe, ont droit à la protection accordée aux réfugiés s’ils sont passibles d’emprisonnement advenant leur refus d’accomplir le service militaire et de combattre dans les cas où la guerre à laquelle ils s’opposent est condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite élémentaires ou au droit international. Le demandeur s’est appuyé à cet égard sur plusieurs arrêts canadiens, dont Zolfagharkhani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 540, 155 NR 311 (CA); Al‑Maisiri c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 642, 183 NR 234 (CA); Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, [2006] ACF no 521; confirmé par 2010 CAF 177, [2007] ACF no 584; Bakir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 70, [2004] ACF no 57; Tewelde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1103, [2007] ACF no 1426; Lebedev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 728, [2008] 2 FCR 585; Key c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 838, [2009] 2 FCR 625; et Vassey c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 899, [2011] ACF no 1120. Le demandeur soutient en outre que les articles 170 et 171 du Guide de l’UNHCR doivent être considérés comme faisant autorité et que ces articles prévoient que les personnes qui sont des objecteurs de conscience sélectifs et qui sont susceptibles d’être incarcérées pour leur refus de servir ont droit à l’asile. Ces articles prévoient ce qui suit :

170.     […] dans certains cas, la nécessité d’accomplir un service militaire peut être la seule raison invoquée à l’appui d’une demande du statut de réfugié, par exemple lorsqu’une personne peut démontrer que l’accomplissement du service militaire requiert sa participation à une action militaire contraire à ses convictions politiques, religieuses ou morales ou à des raisons de conscience valables.

 

171.     N’importe quelle conviction, aussi sincère soit‑elle, ne peut justifier une demande de reconnaissance du statut de réfugié après désertion ou après insoumission. Il ne suffit pas qu’une personne soit en désaccord avec son gouvernement quant à la justification politique d’une action militaire particulière. Toutefois, lorsque le type d’action militaire auquel l’individu en question ne veut pas s’associer est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion ou l’insoumission peut, compte tenu de toutes les autres exigences de la définition, être considérée en soi comme une persécution.

 

 

[13]           Comme il a été signalé, le premier motif pour lequel la SPR a rejeté la revendication du demandeur reposait principalement sur sa conclusion selon laquelle l’objection du demandeur au service militaire obligatoire n’était pas fondée sur un motif authentique de conscience, mais plutôt sur une aversion à servir dans l’armée. Les motifs de la Commission sur cette question figurent aux paragraphes 12 à 14 de la décision, lesquels sont rédigés comme suit :

[...] le tribunal estime que les motifs du demandeur d’asile pour refuser de servir dans l’armée israélienne ne suffisent pas à l’exempter du service de conscription, dont les fins prévues constituent une loi d’application générale. À l’audience, le demandeur d’asile a fait état, dans le cadre de son témoignage, de ses refus d’effectuer son service militaire obligatoire en Israël : il ne veut pas tuer quelqu’un; il ne veut pas avoir de sang sur les mains; il est d’avis qu’Israël n’est pas un pays légitime; il est d’avis qu’Israël est un État prison et qu’il ne veut pas servir dans une armée qui tue ses propres gens.

 

Par son témoignage, outre son opposition à la violence physique, à l’utilisation d’armes et au fait de tuer des gens, le demandeur d’asile n’a fourni aucun élément indiquant que ses refus de servir dans l’armée israélienne sont suffisamment importants et correspondent au refus des personnes qui sont de véritables objecteurs de conscience. En effet, selon le témoignage de vive voix du demandeur d’asile, lorsqu’il a été questionné à ce sujet pendant l’audience, il n’était pas un objecteur de conscience.

 

Le tribunal estime que, selon le témoignage du demandeur d’asile, le refus de ce dernier d’effectuer le service militaire obligatoire en Israël constitue une aversion de servir dans l’armée israélienne et non des questions de conscience réelles. En conséquence, le tribunal estime que l’aversion du demandeur d’asile pour commencer à effectuer son service militaire obligatoire en Israël n’est pas liée à l’un des cinq motifs mentionnés dans la définition de réfugié au sens de la Convention.

 

 

[14]           L’essentiel des motifs de la SPR est énoncé dans ces paragraphes, qui sont en eux‑mêmes contradictoires et qui sont incompatibles avec la preuve présentée à la Commission. Contrairement à ce que dit la Commission, le demandeur n’a jamais déclaré qu’il n’était pas un objecteur de conscience. En fait, comme son avocat le fait remarquer, le demandeur [traduction] « a constamment indiqué que son objection au service se fondait sur des motifs de conscience » (l’exposé des faits et du droit du demandeur au paragraphe 19). Le demandeur a de plus clairement indiqué qu’il n’était pas pacifiste, et il a déclaré que, dans certaines circonstances, il serait capable de tuer une autre personne, si cela s’avérait nécessaire pour défendre sa famille ou son foyer. Par conséquent, les conclusions de la SPR selon lesquelles le demandeur était « oppos[é] à la violence physique, à l’utilisation d’armes et au fait de tuer des gens » et qu’il « n’était pas un objecteur de conscience » sont directement contraires à la preuve qui lui a été présentée.

 

[15]           En outre, le passage susmentionné est en lui‑même contradictoire, car une personne qui s’oppose à la violence physique, à l’utilisation des armes et qui refuse de tuer des gens – autrement dit, un pacifiste – répond à la définition d’objecteur de conscience. De plus, la SPR s’est référée à quelques‑unes des raisons invoquées par le demandeur pour ne pas vouloir servir dans l’armée israélienne, notamment le fait qu’« il est d’avis qu’Israël n’est pas un pays légitime », qu’« Israël est un État prison » et qu’« il ne veut pas servir dans une armée qui tue ses propres gens ». Chacune de ces convictions est susceptible de constituer une raison d’être considéré comme un objecteur de conscience, au sens des articles 170 et 171 du Guide de l’UNHCR.

 

[16]           La Cour ne peut écarter une conclusion de fait de la SPR que si cette conclusion est déraisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 46 et 47, [2009] 1 RCS 339; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 40; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35, au paragraphe 14; Quiroa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 271, au paragraphe 6, [2005] ACF no 338; Gil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1418, au paragraphe 20). L’alinéa 18.1(4)d) de la LCF « précise la norme de contrôle de la raisonnabilité » applicable aux conclusions de fait (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 46, [2009] 1 RCS 339). L’alinéa 18.1(4)d) de la LCF prévoit que la Cour peut annuler une décision d’un tribunal si elle est convaincue que le tribunal « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

 

[17]           Le libellé de l’alinéa 18.1(4)d) requiert que la conclusion contestée satisfasse à trois critères pour qu’une réparation soit accordée : premièrement, la conclusion doit être véritablement et manifestement erronée, deuxièmement, elle doit avoir été tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve et, enfin, la décision du tribunal doit reposer sur une conclusion erronée (Rohm & Haas Canada Limited c Canada (Tribunal Anti‑Dumping), [1978] ACF no 522, 22 NR 175, au paragraphe 5 [Rohm & Haas]; Buttar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281, au paragraphe 12, [2006] ACF no 1607). Cela est difficile à démontrer et suivant la norme de contrôle applicable il convient donc de faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des conclusions de fait du tribunal.

 

[18]           Dans l’arrêt de principe interprétant l’alinéa 18(1)d) de la LCF, Rohm & Haas, le juge en chef Jacket donne le sens suivant au mot « abusif » : « avoir statué sciemment à l’opposé de la preuve » (au paragraphe 6). En ce qui concerne les conclusions qui sont formulées sans tenir compte de la preuve, la jurisprudence reconnaît qu’une conclusion non étayée par la preuve devant le tribunal sera annulée en vertu de l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF (voir Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380, au paragraphe 25, [2003] ACF no 1517; Isakova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 149, au paragraphe 44, [2008] ACF no 188; Girgis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 90, au paragraphe 24).

 

[19]           En dépit du degré élevé de déférence que commandent les conclusions de fait de la SPR, les conclusions contestées en l’espèce jouent un rôle tellement important dans la décision et sont tellement erronées qu’elles entraînent l’annulation de la décision de la Commission. À cet égard, comme il a été signalé, la décision de la Commission reposait sur sa conclusion erronée selon laquelle le demandeur n’était pas un objecteur de conscience et qu’il s’opposait plutôt au service militaire en raison de son « aversion ». Cette conclusion est contraire à la preuve non contredite du demandeur sur les raisons de son refus de faire son service. On peut en conséquence dire de celle‑ci qu’elle est « abusive » et « tirée […] sans tenir compte des éléments » dont [la SPR] disposait.

 

[20]           Il ressort de cette conclusion de fait erronée que la Commission n’a pas analysé l’argument du demandeur selon lequel ses motifs d’objection étaient prévus à l’article 96 de la LIPR. En conséquence, la SPR n’a pas déterminé si le demandeur s’exposerait à l’emprisonnement s’il retournait en Israël, si les actions de l’État d’Israël et de l’armée israélienne étaient contraires au droit international ou condamnées par la communauté internationale et si le fait d’être incarcéré pour le refus de combatte dans l’armée israélienne constituait une « persécution » au sens de l’article 96 de la Loi. Il était crucial que la SPR se penche sur ces questions pour statuer sur la demande d’asile du demandeur. En conséquence, les conclusions de fait erronées de la Commission ont joué un rôle clé dans la décision. Comme ces conclusions ont aussi été tirées de façon abusive et sans tenir compte de la preuve dont la Commission disposait, elles tombent sous le coup de l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF et entraînent l’annulation de la décision de la SPR.

 

Le défaut de considérer un argument clé constitue un motif supplémentaire justifiant l’annulation de la décision

 

[21]           Il existe un motif supplémentaire d’annuler la décision de la SPR. Comme je l’ai indiqué précédemment, le demandeur a présenté des éléments de preuve indiquant que, dans les prisons militaires israéliennes, on réserve un traitement plus sévère aux objecteurs de conscience sélectifs qu’aux personnes qui ont été emprisonnées pour avoir refusé de servir dans l’armée pour d’autres raisons et indiquant que les objecteurs de conscience sélectifs reçoivent des peines plus longues. Le demandeur a fait valoir que ce traitement différentiel constituait également une persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. La SPR, toutefois, n’a pas traité de cet argument. Elle a plutôt confondu les arguments du demandeur et s’est demandé si la preuve documentaire établissait que les personnes d’une autre appartenance ethnique étaient assujetties à des peines plus longues. Elle écrit à cet égard au paragraphe 18 de la décision :

Le demandeur d’asile doit établir que le préjudice qu’il craint est suffisamment grave pour constituer de la persécution. Selon la preuve documentaire dont dispose le tribunal, à son retour en Israël, le demandeur d’asile pourrait être emprisonné. Toutefois, le tribunal estime que les peines infligées aux ressortissants israéliens qui refusent d’effectuer leur service militaire obligatoire en Israël ne sont pas excessivement sévères ni trop sévères. Les peines d’emprisonnement sont des sanctions juridiques prévues dans une loi d’application générale en Israël, et ainsi, constituent des questions de poursuites judiciaires et non de persécution pour atteinte aux droits internationaux. Le tribunal est d’avis que la peine d’emprisonnement n’est pas disproportionnée par rapport à l’infraction commise et qu’elle ne constitue pas de la persécution. La peine est la même pour tout le monde; le tribunal ne dispose d’aucune preuve selon laquelle la peine serait plus sévère pour les immigrants de l’ancienne Union soviétique, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou juifs. En conséquence, le tribunal estime que la peine est d’application générale et résulte de sanctions autorisées par les lois d’Israël, ou est inhérente à celles‑ci, Israël étant un pays démocratique ayant la liberté de parole, des élections libres et un système judiciaire indépendant. Selon le tribunal, la peine ne sera pas infligée au mépris des normes internationales.

 

 

[22]           Le défaut de considérer l’argument du demandeur constitue un motif supplémentaire et indépendant justifiant l’annulation de la décision (voir Ghirmatsion c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 519, aux paragraphes 106 à 108; Dirar c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 246, au paragraphe 19, 385 FTR 133; Level c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 251, au paragraphe 64, [2011] 3 FCR 60; Ivachtchenko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 FCT 1291, 225 FTR 168, au paragraphe 23).

 

Question certifiée

[23]           L’avocat du demandeur a proposé que la question suivante soit certifiée en application de l’article 74 de la LIPR :

                    1.  Vu le caractère évolutif du droit international en ce qui a trait aux refus d’accomplir le service militaire pour cause d’objection de conscience ainsi que l’importance reconnue des principes directeurs énoncés à cet égard aux paragraphes 167 à 174 du Guide des procédures et des critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du UNHCR, la Section de la protection des réfugiés devrait‑elle être tenue d’analyser clairement une demande d’asile fondée sur l’objection de conscience au service militaire, en se reportant au Guide du UNHCR, notamment des paragraphes 169 à 174?

2.      S’il est conclu que le demandeur s’oppose, en raison d’une croyance religieuse, politique ou morale sincère, à faire le service militaire exigé, faut‑il considérer l’imposition d’une peine quelconque pour sanctionner le refus d’accomplir le service militaire en question comme de la persécution, selon les règles de droit international en matière d’objection de conscience au service militaire, qui sont en en constante évolution?

3.      Le refus d’accomplir le service militaire obligatoire en raison d’une opinion politique, constitue‑t‑il une opinion politique permettant de conclure à l’existence d’un lien avec un motif, prévu par la Convention, pour lequel une personne peut demander l’asile?

 

[24]           La Cour d’appel fédérale a indiqué qu’une question ne devrait être certifiée que lorsqu’il s’agit d’une question sérieuse de portée générale, qui serait décisoire dans un appel (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11, [2004] ACF no 368). Aucune telle question n’est soulevée en l’espèce, car la présente décision repose sur les erreurs factuelles commises par la SPR, qui rendent sa décision déraisonnable. Par conséquent, les questions formulées par l’avocat du demandeur, qui sont sans nul doute intéressantes, ne sont simplement pas soulevées par la présente espèce.

 

[25]           Par conséquent, pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande sera accueillie, sans dépens, et aucune question n’est certifiée en vertu de l’article 74 de la Loi.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La demande est renvoyée à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué de statue à nouveau sur l’affaire.

3.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

4.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6056‑11

 

INTITULÉ :                                                  R.S. c 
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 29 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 6 juillet 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Geraldine Sadoway

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jocelyn Espejo‑Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Geraldine Sadoway

Avocate

Parkdale Community Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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