[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Toronto (Ontario), le 23 mai 2012
En présence de monsieur le juge Shore
ENTRE :
|
|
|
|
|
|
et
|
|
|
ET DE L’IMMIGRATION
|
|
|
|
|
|
|
|
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Introduction
[1] Il est bien établi en droit que le juge des faits est le mieux placé pour apprécier tous les éléments de preuve présentés. Cette appréciation devrait tenir compte du contexte de l’affaire. Le juge des faits doit être attentif aux circonstances relatives à la demande d’asile dont il est saisi afin de déterminer la démarche et l’approche juridiques qui doivent être adoptées pour bien comprendre l’essentiel de la demande. Par conséquent, la preuve documentaire relative aux conditions existant dans le pays devrait être analysée en harmonie avec la crainte subjective qui émerge de la situation du demandeur d’asile.
II. L’instance
[2] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR], rendue le 6 octobre 2011, selon laquelle le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la LIPR.
III. Le contexte
[3] Le demandeur, M. Levani Kutaladze, est un citoyen de la Géorgie qui résidait dans le district de Sachakheri.
[4] Le demandeur possédait une entreprise de coupe du bois en Ossétie du Sud, plus précisément dans le district de Java. Après la guerre civile, en août 2008, l’armée russe s’est emparée de ce district. Le demandeur ne pouvait donc plus retourner à son lieu d’affaires, où tout l’équipement de son entreprise était cependant resté.
[5] Le demandeur allègue qu’il a essayé de récupérer son équipement en s’adressant à des représentants officiels locaux de l’industrie forestière et à un officier militaire russe.
[6] Le demandeur a allégué que deux hommes se présentant comme des agents des Services de sécurité [les SOD] l’ont abordé en février 2009. Ces hommes l’ont accusé d’être un espion et un traître au pays et l’ont averti de se tenir loin de la population de l’Ossétie.
[7] Le demandeur est retourné dans le district de Java en avril 2009. Il allègue qu’à son retour quatre hommes se sont présentés chez lui et l’ont battu pour ne pas s’être conformé à leur avertissement.
[8] Par la suite, deux hommes des SOD ont dit au demandeur que l’accusation d’espionnage déposée contre lui serait abandonnée s’il leur versait la somme de 30 000 laris. Le demandeur leur a remis seulement 5 000 laris. Il a néanmoins été battu et menacé.
[9] Le demandeur a vécu dans la clandestinité, puis il a quitté la Géorgie. Il est arrivé au Canada le 10 août 2009 et a demandé l’asile le 17 août suivant.
IV. La décision faisant l’objet du contrôle
[10] La Commission n’a pas explicitement exprimé de doutes au sujet de la crédibilité du demandeur. Sa décision défavorable était fondée sur deux conclusions : il n’existait aucun lien entre la crainte du demandeur et un motif prévu par la Convention suivant l’article 96 de la LIPR et il était possible d’obtenir la protection de l’État visée à l’article 97 de la LIPR.
[11] En ce qui concerne l’article 96 de la LIPR, la Commission a conclu que le demandeur avait tout simplement été victime d’extorsion après avoir été faussement accusé d’être un espion.
[12] Pour ce qui est de l’article 97 de la LIPR, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. Après avoir examiné la preuve documentaire, elle a conclu que la Géorgie est un État démocratique où les autorités prennent des mesures contre les criminels.
V. La question en litige
[13] La décision de la Commission est-elle raisonnable?
VI. Les dispositions législatives pertinentes
[14] Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes :
Définition de « réfugié »
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
Personne à protéger
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
Personne à protéger
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection. |
Convention refugee
96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,
(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or (b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.
Person in need of protection
97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally
(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or
(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if
(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,
(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,
(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and
(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.
Person in need of protection
(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection. |
VII. Les thèses des parties
[15] Le demandeur soutient que la Commission n’a pas donné de motifs à l’appui de sa conclusion selon laquelle sa situation n’avait aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés. Il affirme qu’il a été persécuté en raison de ses opinions politiques, ayant été accusé d’espionnage. La Commission n’a pas tenu compte de faits qu’elle avait jugés crédibles au début de sa décision, ni de la preuve documentaire pertinente. Le demandeur soutient en outre que, dans son analyse de la question de la protection de l’État, la Commission a commis une erreur en ne prenant pas en considération la véritable raison pour laquelle il avait été persécuté.
[16] Pour sa part, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas produit une preuve établissant un lien entre sa crainte d’être victime d’extorsion et un motif prévu par la Convention. Il soutient également que l’accusation d’espionnage était simplement un prétexte pour extorquer de l’argent au demandeur. En ce qui concerne l’article 97 de la LIPR, il fait valoir que le demandeur n’avait pas demandé la protection des autorités en Géorgie avant de quitter ce pays.
VIII. Analyse
[17] La principale question concerne la situation du demandeur au regard des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés. Comme il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, c’est la norme de contrôle de la raisonnabilité qui s’applique (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).
[18] Pour ce qui est des motifs prévus par la Convention, il ressort de sa décision que la Commission a rapidement tranché la question :
Lien
[14] Le fait que le demandeur d’asile craint les agents des SOD parce qu’il est incapable de payer les 30 000 laris qu’ils tentent de lui extorquer en l’accusant faussement d’être un espion ne permet pas d’établir un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. Il est question ici de criminalité pure et simple. Cette conclusion est étayée par de nombreuses décisions de la Cour fédérale selon lesquelles les victimes d’actes criminels, y compris les vendettas, ne peuvent généralement pas établir de lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. Par conséquent, la demande d’asile présentée en l’espèce au titre de l’article 96 est rejetée. [Non souligné dans l’original.]
[19] Le raisonnement suivi par la Cour dans Gonsalves c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 648, s’applique en l’espèce :
[29] La conclusion de la Commission est déraisonnable, car elle envisage la raison des attaques comme une question qui se répond par oui ou par non. Les criminels qui ont ciblé les demandeurs ont pu être motivés par une combinaison des statuts économique et racial des demandeurs. Le fait que la motivation ne soit pas uniquement économique est appuyé par les demandeurs qui mentionnent les insultes raciales lancées contre eux au cours des incidents qu’ils ont allégués. Le fait est de plus corroboré par d’autres éléments de preuve, notamment le témoignage donné par les demandeurs. Dans la décision Katwaru c. Canada, [2007] ACF no 822 (CF), la Cour a accepté la possibilité qu’on puisse établir un lien lorsqu’il existe au moins un motif prévu par la Convention qui est fondé. Dans cette affaire, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuve pour établir que la race était un motif et, conséquemment, elle a refusé de conclure à des motifs mixtes. Cependant, la Cour a accepté que la possibilité d’un lien puisse être établi lorsqu’il existe une preuve appuyant les deux motifs allégués. En l’espèce, il y avait certains éléments de preuve dont la Commission était saisie qui concernaient la possibilité de motifs mixtes et donc la Commission a erré en ne considérant pas s’il existait des motifs mixtes et, le cas échéant, si les motifs pouvaient constituer le lien exigé par la Convention. [Non souligné dans l’original.]
[20] Il importe de répéter que la Commission n’avait aucun doute au sujet de la crédibilité du demandeur. En outre, en raison de la preuve documentaire, de même que du témoignage, la Commission avait l’obligation d’analyser de manière plus approfondie l’allégation du demandeur selon laquelle il n’avait pas été ciblé uniquement à cause de sa fortune, mais plutôt en raison de ses opinions politiques. Les personnes qui l’avaient persécuté avaient peut‑être des motifs mixtes. En fait, les extraits suivants de la transcription révèlent que le demandeur avait été abordé par les SOD à deux reprises sans être victime d’extorsion :
[traduction]
LE DEMANDEUR D’ASILE : Ils m’ont dit : « Nous savons que tu es un espion. Nous savons que tu es allé en Ossétie. Nous avons écouté tes conversations téléphoniques. »
[…]
LE DEMANDEUR D’ASILE : Je leur ai dit que je n’étais pas un espion et que, s’ils avaient écouté… et je ne trahissais pas mon pays et, s’ils avaient écouté ma conversation, ils devaient savoir que je leur parlais au sujet de mon équipement que j’essayais de récupérer.
[…]
LE DEMANDEUR D’ASILE : Ils me demandaient de tout mettre par écrit, quel type de renseignement j’échangeais.
[…]
LE DEMANDEUR D’ASILE : Lorsque j’ai refusé d’avouer et que je leur ai dit que je n’avouerais pas une chose que je n’avais pas faite, ils ont commencé à me battre.
(Dossier du tribunal [DT], aux pages 266 et 271)
[21] Selon le rapport des États‑Unis portant sur les pratiques en matière de droits de la personne pour 2010, daté du 8 avril 2011 et intitulé « Department of State. Georgia » :
[traduction]
[…]
Les allégations faites en 2009 par le défenseur public de l’époque et par des ONG selon lesquelles des policiers ont dissimulé des preuves dans le but d’incriminer des personnes, se sont livrés à des traitements inhumains et dégradants, ont abusé de leur pouvoir et ont outrepassé les limites de celui‑ci n’étaient toujours pas réglées non plus à la fin de l’année. Des activistes de l’opposition non parlementaire soutenaient que des policiers commettaient de tels actes à leur endroit en particulier (voir le point 1.e.).
Selon le ministère des Affaires internes, son Service d’inspection général a pris plus de mesures disciplinaires à l’égard des agents d’application de la loi au cours de l’année que pendant les années précédentes. Des réprimandes, des rétrogradations et des licenciements ont notamment été infligés. Il y a eu 861 peines de ce genre, comparativement à 566 en 2009. Le ministère a signalé également que, pendant l’année, un plus grand nombre de policiers ont été arrêtés pour différents crimes – 46 comparativement à 29 en 2009. Parmi les crimes en question, mentionnons la corruption (18 cas), la possession ou la consommation de stupéfiants (deux), la fraude ou l’exercice d’un pouvoir excessif (12), l’abus de pouvoir (12) et le détournement de biens publics (deux).
Le Service de la protection des droits de la personne du Bureau du procureur général a fait régulièrement le point sur les affaires, les procès et les enquêtes en matière de violation des droits de la personne. Les ONG ont toutefois affirmé que le nombre de cas de violations était supérieur au nombre de cas faisant l’objet d’une enquête par le procureur général et que le fait de ne pas effectuer systématiquement des enquêtes et de ne pas intenter des poursuites contre tous les présumés auteurs de ces violations contribuait à une culture de l’impunité. Les ONG œuvrant dans le domaine des droits de la personne ont dit également qu’un grand nombre de violations n’étaient pas signalées par les victimes parce que celles‑ci craignaient de faire l’objet de représailles ou n’avaient pas confiance dans le système judiciaire.
[…]
La violence contre les prisonniers et les détenus, les piètres conditions existant dans les prisons et les arrestations et les détentions arbitraires font partie des principales violations des droits de la personne signalées au cours de l’année. Il y a eu aussi des cas d’application sélective de la loi – les enquêtes relatives à des crimes dont étaient soupçonnés des fonctionnaires ou des partisans du gouvernement se déroulaient lentement et restaient souvent en suspens, alors que les enquêtes relatives à des crimes qui auraient été commis par des personnes ou des organisations liées à l’opposition se déroulaient rapidement et menaient à toutes les poursuites permises par la loi. Ce déséquilibre a mené à des allégations d’impunité des fonctionnaires […]
(DT, aux pages 65, 66 et 53)
[22] Si la Commission avait pris en considération tous les éléments de preuve produits par le demandeur, son appréciation de la question de savoir si l’existence de motifs mixtes était suffisante pour établir un lien avec un motif prévu par la Convention aurait probablement été différente.
[23] Cette conclusion est suffisante en soi pour que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.
[24] En ce qui concerne la possibilité d’obtenir la protection de l’État, la Cour conclut que la conclusion de la Commission est entachée par le fait que celle‑ci n’a pas tenu compte des circonstances particulières du cas du demandeur et de la preuve dans son contexte.
IX. Conclusion
[25] Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’une nouvelle décision soit rendue.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Aucune question n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-7861-11
INTITULÉ : LEVANI KUTALADZE c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 22 mai 2012
DATE DES MOTIFS : Le 23 mai 2012
COMPARUTIONS :
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Laoura Christodoulides |
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
|