Ottawa (Ontario), le 10 avril 2012
En présence de madame la juge Tremblay-Lamer
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION PUBLIQUE
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (LIPR), à l’encontre d’une décision de l’agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) par laquelle il a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités, ni à un danger de torture advenant son retour au Salvador.
LES FAITS
[2] Le demandeur, citoyen du Salvador, arrive au Canada le 7 avril 1988. Il obtient la résidence permanente en mars 1992 dans le cadre du « Programme spécial de l’élimination des arriérés ».
[3] En 1995, il est condamné pour vol qualifié et voies de fait. Deux ans plus tard, en 1997, il est déclaré coupable de vol par effraction et complot. En 2005, il est condamné pour voies de fait et pour avoir proféré des menaces, et trois ans plus tard, il est déclaré coupable sous deux chefs d’accusation de complot et de possession en vue de trafic de crack, de cocaïne et de méthamphétamines. Il est alors condamné à une peine concurrente de deux ans d’emprisonnement et deux ans de probation.
[4] Le 19 juin 2009, le demandeur est assujetti à une mesure d’expulsion pour grande criminalité. Le 7 avril 2011, la Section d’appel de l’immigration rejette son appel contre cette mesure d’expulsion.
[5] Le 7 juin 2011, le demandeur fait défaut de se présenter à un rendez-vous avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et un mandat d’arrestation est alors émis à son égard. Le 18 août 2011, il prend connaissance d’un avis de recherche qui l’identifie comme étant un des criminels les plus recherchés par l’ASFC. Le lendemain, il se présente à la police et est détenu par l’ASFC.
[6] Le 16 septembre 2011, il dépose une demande ERAR, mais celle-ci est rejetée le 4 octobre 2011. Son départ vers le Salvador est alors fixé pour le 20 octobre 2011.
[7] Le 14 octobre 2011, le demandeur dépose la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de l’agent d’ERAR. Une journée avant son départ, cette Cour lui accorde un sursis d’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue de sa demande de contrôle judiciaire.
LA DÉCISION DE L’AGENT D’ERAR
[8] L’agent note que le demandeur a soumis une demande d’ERAR au motif qu’il serait exposé à un risque d’arrestation, d’emprisonnement arbitraire et de torture en raison de ses antécédents criminels et de son tatouage similaire à celui des Maras, une organisation criminelle au Salvador.
[9] Il souligne que l’asile ne peut être conféré au demandeur qu’en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR, tel qu’énoncé au paragraphe 112(3) de cette loi. L’agent examine alors s’il y a des motifs sérieux de croire que le demandeur serait soumis à la torture ou si, sur la prépondérance de la preuve, il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.
[10] Bien qu’il prenne connaissance des arrestations arbitraires et des actes de torture commises par les autorités policières dans le cadre de la politique « Super Mano Dura » ciblant les Maras, tels que reportés dans la preuve documentaire, et du fait qu’il existe encore de telles problèmes au Salvador, l’agent indique que la situation n’est plus la même depuis l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi. Maintenant, les autorités concentrent leurs efforts sur la tenue d’enquêtes exhaustives plutôt que procéder à de « vastes coups de filets ». Quant à la décision de la Cour d’appel des États- Unis soumise par le demandeur, il mentionne qu’il n’est pas lié par les décisions des tribunaux américains et qu’il préfère s’appuyer sur une documentation objective plus récente pour comprendre la situation au Salvador. À la lumière de ces changements, l’agent est d’avis qu’il n’est pas plus probable que le contraire que le demandeur soit arrêté et mis en détention, où la majorité des actes de torture ont lieu.
[11] Quant aux tatouages du demandeur, l’agent convient qu’ils peuvent attirer l’attention des autorités en raison du fait qu’ils sont historiquement associés aux Maras. Toutefois, il estime que ses tatouages ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour établir, sur la prépondérance de la preuve, que le demandeur serait arrêté et détenu en tant que membre des Maras. De plus, l’agent indique que les membres des Maras sont en moyenne âgés de 20 ans, alors que le demandeur, lui, a presque 34 ans.
[12] Enfin, l’agent souligne que contrairement aux autorités américaines, la documentation ne démontre pas que les autorités canadiennes dévoilent les antécédents criminels des individus qu’elles renvoient au Salvador. Il ne peut alors conclure, sur la prépondérance de la preuve, que le demandeur serait identifié comme ayant des antécédents criminels à son arrivée au Salvador. L’agent reconnaît cependant qu’il est probable que le demandeur, qui vit hors du Salvador depuis son enfance et porte des tatouages visibles, subisse certaines difficultés de réintégration lors de retour.
1. L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur de droit en appliquant le mauvais test en vertu de l’article 97 de la LIPR?
[13] D’une part, le demandeur prétend que l’agent a appliqué la mauvaise norme de preuve dans son évaluation des risques sous l’article 97 de la LIPR. Plus particulièrement, l’utilisation des mots « il n’est pas plus probable qu’improbable » signifie que l’agent est d’avis qu’il y a 50 p. 100 de risque qu’il soit arrêté et soumis à des actes de tortures. Les risques étant évalués à 50 p. 100, l’agent aurait dû alors conclure que le demandeur s’est déchargé de son fardeau de preuve car la norme de preuve de la prépondérance des probabilités a été satisfaite.
[14] D’autre part, le défendeur soumet que la norme de preuve applicable sous l’article 97 de la LIPR est celle de la prépondérance des probabilités : Li c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, 329 NR 346. En employant l’expression utilisée dans la jurisprudence, soit celle de « plus probable que le contraire », l’agent n’affirme pas que le demandeur a établi son niveau de risque à 50 p. 100. Il ne fait que dire que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau. Je suis de cet avis pour les motifs suivants.
[15] Dans l’affaire Li, susmentionnée, la Cour d’appel a clairement établi que la norme de preuve aux fins de l’article 97 est celle de la prépondérance des probabilités. Il se peut que les mots utilisés par l’agent à certains endroits de sa décision auraient pu être plus clairs et moins ambigus. Divers extraits des motifs de l’agent démontrent cependant qu’il connaissait la norme de preuve applicable sous l’article 97 de la LIPR, et qu’il l’a appliquée en l’espèce. Par exemple, à la page 7 de ses motifs, l’agent écrit : « je suis d’avis que les tatouages du demandeur ne sont pas suffisants en eux-mêmes pour établir, sur la prépondérance de la preuve, que le demandeur serait arrêté et détenu en tant que membre d’un groupe illégal. » Ensuite, à la page 8 des motifs, l’agent conclut « qu’il est improbable que le demandeur soit arrêté et détenu en tant que membre d’un groupe illégal ». Plus loin, à la même page, l’agent estime « qu’il est improbable qu’il subisse les traitements ou stigmatisation réservés aux déportés de gangs des États-Unis, décrits dans le rapport. »
[16] Cet argument est sans fondement.
2. Est-ce que la décision de l’agent d’ERAR est raisonnable compte tenu de la preuve?
[17] Le demandeur soutient principalement que l’agent a omis d’examiner l’ensemble de la preuve soumise, et a ignoré plusieurs éléments de preuve qui contredisent sa conclusion quant à l’application de la nouvelle loi et à l’étendue des changements apportés par celle-ci.
[18] Je partage cet avis, et ce, pour les raisons suivantes.
[19] Il est bien établi dans la jurisprudence que lorsqu’un décideur passe sous le silence un élément de preuve déposé au dossier, et que cette preuve contredit sa conclusion, il peut être plus facile d’inférer que le décideur n’a pas tenu compte de cette preuve contradictoire : Cepeda-Gutierrez c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF No 1425 (QL).
[20] Tout d’abord, le demandeur avait indiqué à l’agent que l’ASFC avait publié sa photo « sur son site et dans toute la presse du Canada », en tant qu’un des criminels les plus recherchés. Cette information à elle seule est contraire à la conclusion de l’agent selon laquelle les autorités canadiennes ne dévoilent pas les antécédents criminels des individus qu’elles renvoient au Salvador, et que les antécédents criminels du demandeur ne l’exposeraient pas à un risque particulier au Salvador. Il se peut bien que les autorités canadiennes ne partagent pas la raison du renvoi avec les autorités étrangères, mais les circonstances en l’espèce augmentent certainement la possibilité que le gouvernement salvadorien soit au courant des antécédents criminels du demandeur, surtout lorsque son visage est affiché sur Internet et dans les journaux partout au Canada. Quoiqu’il en soit, l’agent ne s’est pas penché sur la question dans son analyse.
[21] De plus, l’agent indique qu’il n’y a rien dans la preuve documentaire présentée par le demandeur qui démontre que les autorités salvadoriennes s’en remettent aux genres de pratiques typiques de la période « Super Mano Dura ». Spécifiquement, il écrit :
Malgré les inquiétudes exprimées au sujet de la mise en œuvre de cette nouvelle loi antigang, la documentation objective et accessible au public que j’ai consultée et la documentation fournie par le demandeur ne contredisent pas le fait que des arrestations et détentions de mararos s’effectuent maintenant suite à des enquêtes et des surveillances de suspects… En l’absence de preuve démontrant le contraire, je conclus que les autorités salvadoriennes favorisent les enquêtes et surveillance de suspects…
Toutefois, le document « Freedom in the World 2011 – El Salvador », en date du 17 juin 2011, exprime des doutes quant à l’état des lieux au Salvador depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi antigang. Un des passages pertinents révèle :
The previous ARENA governments, like others in Central America, used mano dura (firm hand) tactics to combat gang violence, including house-to-house sweeps by police and military. However, judges often refused to approve warrants for such wide searches. Unofficial death squads and vigilantes, allegedly linked to the police and army, have also emerged to combat gangs with extrajudicial killings. In November 2009, Funes authorized a six-month deployment of troops to high-crime communities to address public security issues. In May 2010, Funes extended the program – which granted the military greater power to conduct patrols and searches among civilians – for an additional year, signaling a return to ARENA-style mano dura practices. In an attempt to halt the development of organized crime in the penitentiary system, the military was also granted permission to patrol inside the country’s prisons.
[22] Selon le document « 2010 Human Rights Report: El Salvador », publié par le département d’État Américain :
The PNC is responsible for maintaining public security and the Ministry of Defense for maintaining national security. President Funes authorized the military to provide temporary support of indefinite duration for PNC patrols in rural and urban areas and gave support to law enforcement agencies for specific activities, including antinarcotics and antigang efforts. The Ministry of Public Security headed the antigang task force. In 2009 military personnel were deployed to join the police on patrols and antigang and other task forces, and in May military personnel were assigned to assist in guarding the prison system. As of December 3,676 military personnel were assigned to assist the PNC, 1,553 to the Prison Authority, and 694 to the border patrol. Military personnel do not have arrest authority. The government has not indicated a concluding date for the temporary assignment of the military to police duties.
[23] Dans l’affaire Anand c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 234, [2007] ACF no 298 (QL), Monsieur le juge de Montigny a expliqué qu’à moins d’une preuve contraire claire, un décideur administratif est réputé avoir tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve versés au dossier. Le décideur n’est ni tenu de citer chaque élément de preuve dont il tient compte, ni de faire une distinction entre la preuve sur laquelle il se fonde et les autres éléments de preuve du dossier.
[24] En l’espèce, les extraits cités ci-haut constituent clairement des éléments de preuve contraires à la conclusion de l’agent. Il se devait alors d’en discuter dans sa décision. Les mots de la Cour dans l’affaire Cepeda-Gutierrez, susmentionnée, valent la peine d’être reproduits :
17 Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.
[25] Enfin, je note également la réponse aux demandes d’information SLV101080.F, datée le 7 avril 2006, selon laquelle les membres des Maras ont en effet entre 11 et 40 ans. Ce document, que l’agent a passé sous le silence, contredit sa conclusion voulant que le demandeur, âgé de 33 ans, soit hors de la catégorie de gens qui appartiennent ordinairement aux Maras. Bien que les jeunes soient particulièrement ciblés par les Maras à des fins de recrutement, il n’y rien dans le document qui exclue la catégorie d’âge du demandeur.
[26] Pour ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée devant un autre décideur pour fin de réexamen.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE QUE :
1. La demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée devant un autre décideur pour fin de réexamen.
2. Aucune question n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-7145-11
INTITULÉ : WALTER ERNESTO GUZMAN
c
MSPPC
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : 4 avril 2012
ET JUGEMENT: Madame la juge Tremblay-Lamer
DATE DES MOTIFS : Le 10 avril 2012
COMPARUTIONS :
Me Marie-Pierre Labbé
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE |
Me Sébastien Dasylva
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Marie-Pierre Labbé 249 St-Jacques, Suite 300 Montréal, Québec H2Y 1M6
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE |
Me Sébastien Dasylva Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE |