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Date : 20120424

Dossier : IMM-6501-11

Référence : 2012 CF 478

 [TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 24 avril 2012

En présence de monsieur le juge Campbell

 

 

ENTRE :

DAJANA TALO
JURGEN TALO
QUAZIME TALO

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La présente demande de contrôle a trait à la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté les demandes d’asile de Dajana Talo, âgée de 16 ans, de sa mère Qazime Talo et de son frère Jurgen Talo, âgé de 9 ans, qui invoquent chacun une crainte subjective et objective d’un retour en Albanie. En l’espèce, l’accent est mis en particulier sur le rejet de la demande de Dajana.

 

[2]               Dajana craint de retourner en Albanie à cause du risque prospectif d’être victime d’enlèvement et de trafic. Les faits qu’elle a vécus dans le passé constituent un élément crucial de sa demande :

La demandeure d’asile a été approchée à maintes reprises sur le chemin du retour de l’école alors qu’elle était âgée de 12 ans, et aussi à l’âge de 13 ans. Les hommes qui l’ont abordée voulaient qu’elle les accompagne en Italie. En mars 2009, la demandeure d’asile a été emmenée de force dans une voiture, puis a été violée par deux hommes. Par la suite, la jeune fille a quitté l’école. Elle a dit à ses parents que des hommes la harcelaient, mais ne les a pas informés du viol. Les parents ont porté plainte à la police à plusieurs reprises en divulguant l’information dont ils disposaient. Comme le harcèlement se poursuivait, la mère est venue au Canada avec ses enfants et a présenté des demandes d’asile.

 

(Décision, paragraphe 7)

 

Dajana n’a divulgué le viol qu’à l’audience de la SPR.

 

[3]               À cause des incidents qui constituent le fondement de sa demande, Dajana souffre du syndrome de stress post-traumatique. La preuve à cet égard est celle du Dr Pilowsky :

[traduction]

 

Comme il a été indiqué, Dajana demeure très inhibée, surtout parce qu’elle fait très peu confiance aux autres, vu les sévices qu’elle a subis dans le passé, et elle se sent particulièrement vulnérable en présence d’adolescents ou d’adultes de sexe masculin. Elle semble s’inquiéter des perceptions que les autres ont d’elle, car, jusqu’à un certain point, elle se sent en partie responsable du fait d’avoir été ciblée pour être livrée à la prostitution, ce qui l’emplit d’un profond sentiment d’humiliation, au point de se sentir déshonorée et indigne.

 

(Dossier de demande, pages 77 et 78)

 

[4]               Le viol étant un crime fondé sur le sexe, et comme Dajana est jeune et très vulnérable, je conclus que la SPR était tenue d’apprécier sa demande d’asile avec le plus grand soin. En particulier, je souscris à l’argument qu’a invoqué l’avocat des demandeurs, à savoir que la SPR était tenue d’analyser de manière critique la preuve en fonction des Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, relativement aux questions cruciales qu’étaient le fait de savoir si Dajana aurait accès à une protection de l’État en Albanie si elle était obligée d’y retourner et, par-dessus tout, dans l’affirmative, si l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle en bénéficie.

 

[5]               Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la référence que fait la SPR aux Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe se limite à l’énoncé suivant :

Bien que d’importants éléments relatifs à la demande d’asile aient été omis dans l’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (FRP), versé à la pièce C‑1, j’accepte maintenant, conformément aux Directives du président concernant la persécution fondée sur le sexe, la version des faits présentée à l’audience.

 

(Décision, paragraphe 6)

 

 

En droit, il ne suffit pas de faire une simple mention de ces Directives sans en démontrer l’application (Evans c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 444; Yoon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1017). Selon l’avocat des demandeurs, une évaluation appropriée du risque que Dajana courrait en Albanie découlerait de l’application du concept énoncé dans les Directives no 4, à la partie 3 :

Au moment d’évaluer s’il est objectivement déraisonnable pour la revendicatrice de ne pas avoir sollicité la protection de l’État, le décideur doit tenir compte, parmi d’autres facteurs pertinents, du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la revendicatrice. Par exemple, si une femme a été victime de persécution fondée sur le sexe parce qu’elle a été violée, elle pouvait ne pas demander la protection de l’État de peur d’être ostracisée dans sa collectivité. Les décideurs doivent tenir compte de ce type d’information au moment de déterminer si la revendicatrice aurait dû raisonnablement demander la protection de l’État.

Pour déterminer si l’État veut ou peut assurer la protection à une femme qui craint d’être persécutée en raison de son sexe, les décideurs doivent tenir compte du fait que les éléments de preuve pouvant normalement être fournis par la revendicatrice comme une « preuve claire et convaincante » de l’incapacité de l’État d’assurer la protection ne seront pas toujours disponibles ou utiles dans les cas de persécution fondée sur le sexe.

 

[Souligné dans l’original.]

 

(Directives no 4 - Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, partie 3)

 

 

Je souscris à cet argument et je conclus que la décision de la SPR est entachée d’une erreur susceptible de contrôle, parce qu’elle ne reconnaît pas qu’il est important de procéder à cette évaluation critique.

 

[6]               À l’appui de leurs demandes d’asile, les demandeurs n’ont pas déposé de preuve documentaire sur la situation en Albanie, mais la SPR a néanmoins traité de la question de la disponibilité d’une protection de l’État dans ce pays en se fondant sur un document émanant de sa propre ressource publique :

La demandeure d’asile et sa famille habitaient à Triana, la capitale de l’Albanie. Le United States Department of State Report of 2009 [rapport du Département d’État des États‑Unis de 2009], pièce R/A‑1, point 2.1, indique que la discrimination faite à l’égard des femmes et des enfants constitue un problème et que le trafic de personnes demeure problématique. Dans la section intitulée [traduction] « Femmes », le viol est défini comme un crime, et la peine maximale infligée pour le viol d’un enfant est plus sévère que pour le viol d’un adulte. La section [traduction] « Rôle de la police et de l’appareil de sécurité » indique que la police locale relève du ministère de l’Intérieur. Il y a eu amélioration, mais, dans l’ensemble, l’application de la loi est demeurée insuffisante. Quoi qu’il en soit, la section [traduction] « Trafic de personnes » fait état du renvoi de 14 nouveaux cas de trafic au Bureau du procureur général en 2009. Le rapport montre que des personnes accusées de trafic de personnes ont été traduites en justice. Dans l’affaire Carrillo, la Cour fédérale statue clairement qu’il incombe au demandeur d’asile d’établir que la protection de l’État est insuffisante. Comme la demandeure d’asile n’a osé divulguer que récemment tous les détails de l’incident, nul ne peut savoir la façon dont les autorités procéderaient si la jeune femme venait à demander de l’aide ni même les mesures qui pourraient être prises maintenant, soit plus de trois ans après l’incident survenu en mars 2009.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Décision, paragraphe 9)

 

L’avocat des demandeurs fait valoir que le passage que cite la SPR a pour effet de réfuter la présomption selon laquelle Dajana bénéficierait d’une protection de l’État en Albanie. Il ajoute par ailleurs que la SPR, après avoir traité de la question de savoir s’il existait une protection de l’État, se devait de procéder à une analyse complète, équitable et équilibrée. À l’appui de cet argument, et au cours de l’audition de la présente demande, l’avocat des demandeurs a produit de manière régulière une preuve documentaire, émanant de la même ressource que la SPR avait utilisée, pour montrer qu’il n’y a pas eu d’analyse complète, équitable et équilibrée (voir : BMHS c Canada, 2011 CF 644, aux paragraphes 42 et 45).

 

[7]               Comme contrepoids, l’avocat des demandeurs invoque un document du département d’État des États-Unis intitulé Report for Albania 2010, où figure ce paragraphe pertinent :

[traduction]

 

Le gouvernement de l’Albanie ne se conforme pas tout à fait aux normes minimales en matière d’élimination du trafic de personnes; cependant, il fait d’importants efforts en ce sens. Le gouvernement a continué d’améliorer sa capacité à identifier, à protéger et à réintégrer les victimes de ce trafic. Il a aussi poursuivi avec succès un certain nombre de trafiquants du sexe, ce qui a mené à l’imposition à ces derniers de peines sévères au cours de la période visée par le rapport. En mars 2009, le gouvernement a approuvé une modification à la Loi sur l’assistance sociale, qui procurera aux victimes de trafic les mêmes avantages sociaux que ceux accordés à d’autres groupes à risque en Albanie et qui versera une aide financière de l’État aux refuges. Le gouvernement continue de suivre et d’analyser les tendances en matière de trafic à l’aide d’une base de données qui s’applique à l’ensemble du pays. Les autorités gouvernementales ont rehaussé l’attention du public à l’égard du trafic de personnes en Albanie. Cependant, la question de la protection des victimes qui témoignent contre leurs trafiquants suscite de vives préoccupations. Le gouvernement ne poursuit pas avec vigueur les trafiquants de travailleurs et ne s’attaque pas convenablement au problème de la complicité liée au trafic. Le manque de volonté politique et de collaboration au sein de certains organismes gouvernementaux clés entrave l’aptitude générale du gouvernement à poursuivre avec vigueur le trafic sous toutes ses formes.

 

[Souligné dans l’original.]

 

De plus, l’avocat des demandeurs se fonde également sur le passage suivant, extrait d’un document intitulé Réponses aux demandes d’information (RDI) sur l’Albanie :

En général, les Albaniennes ne signalent pas les incidents de violence conjugale aux autorités (OMCT avr. 2005, 69; GADC 13 juin 2006; AI 30 mars 2006, sect. 2) ou même à leur [sic] proches (ibid.). Ce silence s’explique de plusieurs façons : il est possible que les femmes ne connaissent pas leurs droits au regard de la loi (ibid.; HRDC 26 juin 2006); les policiers sont souvent insensibles aux plaintes des femmes (AI 30 mars 2006, sect. 4; É.-U. 8 mars 2006, sect. 4); d’après les normes sociales, les femmes doivent se soumettre aux hommes (professeur d’histoire 14 juin 2006; AI avr. 2006); les femmes craignent que leur plainte déshonore leur famille (ibid. 30 mars 2006, sect. 2); les croyances religieuses des femmes ou leur dépendance économique envers leur époux les empêche [sic] de déposer une plainte (OMCT avr. 2005, 69). AI a mentionné que de nombreuses femmes qui avaient signalé des incidents de violence conjugale ont, en fin de compte, retiré leur plainte par crainte de la réaction de leur époux (1er déc. 2005). Aucun incident précis de violence conjugale n’a pu être trouvé parmi les sources consultées par la Direction des recherches dans les délais prescrits.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[8]               Je conclus que la preuve que cite la SPR dans sa décision et celle que l’avocat des demandeurs a déposée amènent à douter sérieusement qu’il existe une protection de l’État pour les femmes vivant en Albanie.

 

[9]               En définitive, je conclus que la décision faisant l’objet du présent contrôle est entachée d’une erreur susceptible de contrôle, et ce, pour deux raisons : les Directives du président sur la persécution fondée sur le sexe n’ont pas été appliquées comme il faut, et les éléments de preuve disponibles n’ont pas été analysés de façon équitable.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision faisant l’objet du présent contrôle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée devant un tribunal différemment constitué pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire, mais en fonction des directives suivantes :

Du fait de sa vulnérabilité, Dajana ne devrait pas être mise dans la situation d’avoir à prouver son innocence et sa crédibilité une seconde fois; de ce fait, la nouvelle décision sera fondée à la fois sur le fait que la preuve produite dans le présent dossier est tenue pour crédible et sur une application des Directives du président sur la persécution fondée sur le sexe. Il sera loisible aux demandeurs de fournir des éléments de preuve et des arguments additionnels sur la question de la protection de l’État en Albanie.

 

 

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6501-11

 

INTITULÉ :                                      QZAIME TALO, JURGEN TALO et DAJANA TALO

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 17 AVRIL 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 24 AVRIL 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Diego S. Cariaga-Lema

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jocelyn Espejo-Clarke

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anton Brunga

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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