[traduction française certifiÉe, non rÉvisÉe]
ENTRE :
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une affaire de couverture d’assurance maritime. Les demanderesses cherchent à obtenir une indemnité des assureurs défendeurs, aux termes de polices souscrites en 1970, au titre de sommes versées au gouvernement canadien en 2000, dans le cadre du règlement d’une action relative au coût de renflouement du chaland-citerne Irving Whale et de sa cargaison en 1996, des coûts liés à la défense à cette action et de frais de conservation et de prévention qui auraient été engagés pour le compte des assureurs. Les assureurs défendeurs nient toute responsabilité. Ils disent que les demanderesses n’étaient pas responsables ou que, si elles l’étaient, leur responsabilité n’était pas couverte par les polices.
[2] Dans les présents motifs, je désignerai collectivement les demanderesses par l’expression « le groupe Irving » (sauf indication contraire) et le gouvernement canadien par l’expression « la Couronne ».
[3] Le 7 septembre 1970, l’Irving Whale, tiré par le remorqueur Irving Maple, quittait Halifax, en Nouvelle-Écosse, à destination de Bathurst, au Nouveau-Brunswick, où il devait livrer sa cargaison de 4 270 tonnes métriques de combustible de soute C. Il ne s’est jamais rendu. Il a coulé le jour même dans le Golfe du St-Laurent, où il est resté à 67 mètres de la surface pendant 26 ans, jusqu’à ce que la Couronne le renfloue.
[4] Quelque temps après son engloutissement, une partie de sa cargaison s’est échappée et s’est retrouvée sur les côtes des îles de la Madeleine et, dans une moindre mesure, sur celles de l’Île-du-Prince-Édouard et de l’île du Cap‑Breton. La Couronne a suivi la situation au fil des ans et elle a pris de temps à autre des mesures conservatoires et préventives, par exemple en bouchant les évents d’où du combustible s’échappait. Néanmoins, des fuites ont été observées. Dans les années 1990, à la lumière de conseils obtenus à l’interne et de rapports externes qu’elle avait commandés, la Couronne a finalement pris conscience que l’Irving Whale était une bombe à retardement. Plus tôt que tard, le navire rouillerait et se disloquerait, et il laisserait alors s’échapper bien plus de 3000 tonnes métriques de carburant qui causeraient de sérieux préjudices à l’habitat marin, aux côtes et à ceux qui dépendent de la mer et du littoral. Dans la présente instance, le bien‑fondé de la décision de la Couronne n’a pas été remise en cause, mais on lui a reproché le choix du moment de son intervention. Les défendeurs soutiennent, à juste titre selon moi, que le gouvernement de l’époque agissait pour des motifs d’ordre politique. C’était après la catastrophe de l’Exxon Valdez, et le principe du « pollueur payeur » était à la mode. Cependant, bien que le moment précis du renflouement ait pu être dicté par des considérations politiques, le fait demeure que l’Irving Whale se serait disloqué, probablement plus tôt que tard.
[5] Le groupe Irving a été averti à l’avance qu’on lui imputerait le coût du renflouement de l’Irving Whale et de la neutralisation du navire et de sa cargaison. D’ailleurs, on lui a fourni une copie de rapports qui indiquaient que le coût s’élèverait à plusieurs millions de dollars, certainement plus de 5 000 000 $, un montant important, puisqu’il s’agissait de la limite de l’assurance de responsabilité fournie par les défendeurs.
[6] Le groupe Irving, dont un ou plusieurs des membres étaient propriétaires, affréteurs et exploitants du remorqueur ainsi que propriétaires du carburant, ont offert de collaborer en offrant, sans frais, à moins qu’il y ait un déversement en cours de renflouage, de déployer des navires à proximité du site durant l’opération pour venir en aide en cas de besoin, puis de prendre l’Irving Whale en charge, de le nettoyer et d’éliminer les polluants qu’il contenait, soit la cargaison de combustible ainsi que les biphényles polychlorés (BPC) qui faisaient partie du système de chauffage de l’Irving Whale et l’amiante.
[7] Le renflouement devait se faire en 1995. Le projet a avorté cette année-là, après que le juge Richard (tel était alors son titre) eut émis une injonction dans l’affaire Société pour vaincre la pollution Inc c Canada (Ministre de l’Environnement), 57 ACWS (3d) 397, [1995] ACF no 1129 (QL). Il a ordonné un sursis à l’exécution de la décision en attendant qu’il soit statué sur une demande de contrôle judiciaire. La question sérieuse à trancher était de savoir si un déversement accidentel de BPC pourrait avoir de graves conséquences environnementales.
[8] Cependant, l’opération a été menée avec succès en 1996 sans grandes conséquences environnementales. Le groupe Irving a pris en charge l’Irving Whale et sa cargaison au chantier maritime d’Halifax et il a nettoyé le navire et vu à la destruction des BPC et du carburant contaminé par des BPC. Il a vendu le carburant qui n’avait pas été contaminé, et le produit de cette vente a été détenu en un premier temps par la Couronne.
L’ACTION EN RECOUVREMENT DE LA COURONNE
[9] Comme on s’y attendait, en 1997, la Couronne a intenté une action contre le groupe Irving et contre l'administrateur de la Caisse d'indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires et le Fonds international d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures de 1971, ces deux derniers étant parties par application de la loi. Contre le groupe Irving, l’action étant fondée sur la responsabilité légale découlant de la Loi sur la marine marchande du Canada et du Règlement sur la prévention de la pollution par les hydrocarbures pris en application de cette loi, ainsi que sur la négligence et la nuisance en common law. Le montant réclamé dépassait 42 000 000,00 $.
[10] Le groupe Irving était représenté au départ par le cabinet Osler, Hoskin & Harcourt, qui avait produit une défense et demande reconventionnelle visant à obtenir qu’il soit déclaré qu’en cas de condamnation, le groupe Irving aurait le droit de limiter sa responsabilité en conformité avec les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada. Cependant, en raison d’un conflit d’intérêts, ce cabinet avait ensuite été remplacé par Ogilvy Renault. Ce changement de procureurs figure au premier plan dans la partie de la présente demande qui concerne les frais de défense.
[11] Le groupe Irving a présenté une requête en rejet de l’action contre lui alléguant que celle-ci était prescrite. Dans Canada c JD Irving, Ltd,[1999] 2 CF 346, 159 FTR 282, le juge Hugessen a accueilli cette requête en partie. Il a statué que, dans la mesure où la demande était fondée sur les dispositions relatives à la pollution de la Loi sur la marine marchande du Canada et du règlement pris en application de cette loi, le recours était prescrit. Cependant, il a également statué qu’il ne disposait pas des faits nécessaires pour rejeter l’action fondée sur les délits de négligence et de nuisance, qui pouvaient tous deux être de nature continue. L’action contre les autres défendeurs a également été rejetée.
[12] Plus tard en cours d’instance, avant la fin des interrogatoires préalables de représentants de la Couronne et le début des interrogatoires préalables du groupe Irving, les parties ont conclu une entente de règlement prévoyant le paiement d’un montant de 5 000 000,00 $. Le groupe Irving a payé 4 709 501,86 $ et a accepté que la Couronne conserve le produit de la vente du carburant propre récupéré de l’Irving Whale, qui s’élevait à 290 498,14 $. Le groupe Irving a également pu conserver l’Irving Whale, qui est encore exploité aujourd’hui comme chaland à copeaux.
LA COUVERTURE D’ASSURANCE
[13] La relation entre le groupe Irving et les assureurs défendeurs est un peu particulière en ce qu’à l’époque où le groupe Irving a pris des dispositions avec la Couronne pour fournir des services auxiliaires puis prendre en charge l’Irving Whale et sa cargaison, il ne possédait aucun détail quant à sa couverture d’assurance. En août 1995, Bruce Drost, avocat interne de J.D. Irving, Limited, écrivait à Reed Stenhouse Limited pour dire qu’il avait cru comprendre que cette dernière était la maison de courtage qui avait vu à la souscription de différentes assurances dont une assurance de coque et machines et une assurance de responsabilité civile (de première ligne et complémentaire). La lettre avait pour objet d’aviser Reed Stenhouse Limited que la Couronne avait attribué un marché de renflouement du chaland et de l’aviser de réclamations éventuelles.
[14] Me Drost, qui s’est seulement joint à J.D. Irving, Limited en 1978, a dit qu’il n’avait pas pu retrouver de copie des polices en question, mais qu’il avait obtenu des numéros de police d’un rapport d’expert établi après l’engloutissement en 1970. Les assureurs ont eu de la difficulté à retrouver les polices, et ce n’est qu’en avril 1997 que Reed Stenhouse en a transmis des copies à Me Drost. Reed Stenhouse soulignait également que trois des assureurs, soit Orion Insurance Co. Ltd., Andrew Weir Ins. Co. Ltd. et English & American Ins. Co. Ltd. étaient sous le contrôle d’un liquidateur.
[15] Bien que les assureurs aient été avisés non seulement d’une réclamation éventuelle, mais aussi de la réclamation ultérieure même, de l’action et du règlement, ils n’ont engagé aucun dialogue, puisqu’ils avaient l’impression que le groupe Irving avait accepté d’assumer les honoraires d’avocat d’Ogilvy Renault dans tous les cas et qu’il était peu probable que l’action de la Couronne soit accueillie.
[16] À l’époque du sinistre en 1970, le groupe Irving avait diverses polices d’assurance en vigueur. La présente action concerne uniquement l’assurance de responsabilité civile complémentaire. La police de première ligne avait été souscrite auprès d’une société d’assurance mutuelle (une mutuelle), la London Steamship Owners’ Mutual Insurance Association Limited, gérée par A. Bilbrough & Co., Ltd. Sa couverture était limitée à 200 000 $ par accident ou sinistre, y compris en cas de pollution. La « mutuelle » a initialement versé quelques milliers de dollars en 1971, et elle a versé le solde des 200 000 $ en 2001. Cette décision, peu importe sur quels motifs elle était fondée, ne lie pas les défendeurs en l’espèce. Le défaut du groupe Irving de demander et obtenir l’approbation préalable du règlement n’a pas vraiment été expliqué. Peut-être que le groupe Irving pensait, comme le stipule la police de la mutuelle, que la clause type de la mutuelle relative à la pollution par les hydrocarbures était en vigueur. Cette clause est ainsi rédigée : [traduction] « À moins qu’elle soit limitée aux présentes à une somme inférieure, la responsabilité de la Mutuelle est limitée à 14 400 000 $US à l’égard des réclamations relatives à la pollution par les hydrocarbures autres que les réclamations visées par l’Accord volontaire entre armateurs de navires-citernes relatif à la responsabilité due à la pollution des hydrocarbures (par navire et par accident ou sinistre). » Évidemment, en l’espèce, la responsabilité de la mutuelle était limitée à un montant inférieur.
[17] L’assurance dont il est ici question est une assurance de responsabilité civile complémentaire qui était répartie entre plusieurs consortiums de la Lloyd’s of London et sociétés de l’Institute of London Underwriters; 71,36 p. 100 auprès de la Lloyd’s et 28,24 p. 100 auprès des sociétés. Les deux polices stipulent que les assureurs s’engagent chacun pour sa propre part, et non l’un pour l’autre, ou, autrement dit, leur responsabilité est conjointe, et non solidaire. Ce détail est pertinent dans la mesure où les défenderesses Orion Insurance Co. Ltd., English & American Ins. Co. Ltd. et Andrew Weir Ins. Co. Ltd., à qui l’action a été signifiée, n’ont jamais comparu. Selon les avocats des autres assureurs, cela découle du fait qu’au moment où la présente instance a été instituée, ces défenderesses étaient insolvables. De plus, les avocats m’ont informé qu’une des sociétés qu’ils représentent, l’Economic Insurance Co. Ltd., est apparemment devenue insolvable elle aussi. Cependant, les avocats n’ont pas demandé de cesser d’occuper pour Economic. Quoi qu’il en soit, tous ces renseignements sont purement anecdotiques et n’ont aucune incidence sur les présents motifs. Aux termes de l’article 184 des Règles des Cours fédérales, le groupe Irving doit tout de même établir le bien-fondé de ses prétentions. Dans la mesure où il obtient un jugement, il aura peut-être de la difficulté à le faire exécuter en Angleterre contre les défenderesses insolvables, sauf dans la mesure où il a pu recevoir des dividendes.
[18] Les assurées sont [traduction] « J.D. Irving, Limited et al. et/ou ses sociétés filiales et/ou affiliées et/ou associées. » L’ensemble du groupe Irving cadre avec cette description. Pendant la durée de la police, du 1er février 1970 au 1er février 1971, tous les membres du groupe appartenaient entièrement à K.C. Irving.
[19] Cependant, l’assurance était censée :
[traduction]
[...] garantir contre la responsabilité légale et/ou contractuelle de l’assurée pour toute perte ou dépense résultant de la responsabilité légale et/ou contractuelle de l’assurée et/ou de ses employés et/ou de ses mandataires et/ou de navires appartenant à l’assurée ou que celle‑ci affrète ou exploite, au titre de pertes, de dommages et/ou de dépenses occasionnés à autrui – provenant ou résultant de la propriété, de l’utilisation ou de l’exploitation de navires dont l’assurée est propriétaire ou qu’elle affrète ou exploite [...]
[20] Le remorqueur Irving Maple appartenait à Universal Sales, Limited et était affrété coque nue à Atlantic Towing Limited. J.D. Irving, Limited était propriétaire de l’Irving Whale, qui, lui aussi, était affrété coque nue à Atlantic Towing. Irving Oil Company, Limited était propriétaire de la cargaison. Irving Oil Limited est l’ayant droit de cette dernière société.
[21] Le plafond de la garantie contre la responsabilité était de 5 000 000 $, au-delà des 200 000 $ garantis par la mutuelle, sous réserve d’une franchise de 1 000 $.
[22] Les assureurs n’avaient aucune obligation contractuelle d’assumer la défense de l’assurée, mais la police comportait une clause relative aux mesures conservatoires et préventives, dont le passage pertinent est ainsi rédigé :
[traduction]
[...] Il sera loisible à l’assurée de prendre des mesures conservatoires et préventives pour se défendre contre toute demande ou poursuite ou contester tout appel de tout jugement, étant entendu et convenu que les coûts et les dépenses liés à la minimisation ou à l’établissement de la responsabilité de l’assurée ou à sa défense contre toute poursuite dirigée contre l’assurée sur le fondement de toute responsabilité ou responsabilité alléguée de l’assurée garantie aux termes de la présente assurance seront payables par les présents assureurs.
[Non souligné dans l’original.]
[23] Les polices étaient assujetties au droit anglais. Cependant, il n’a pas été plaidé comme question de fait que la teneur de ce droit différait de celle du droit maritime canadien. D’ailleurs, à une exception mineure près, le Marine Insurance Act (R.-U.) de 1906 et notre Loi sur l’assurance maritime, LC 1993, ch 22, sont identiques. À l’époque de l’engloutissement en 1970, il n’existait aucune loi fédérale sur l’assurance maritime. Néanmoins, selon l’arrêt Ultramar Canada Inc c Mutual Marine Office Inc, [1995] 1 CF 341, 1994 AMC 2409, [1994] ACF no 1306 (QL), la loi anglaise faisait partie de la lex non scripta du droit maritime canadien.
[24] J’analyserai la réclamation telle que ventilée par le groupe Irving en trois composantes : les mesures conservatoires et préventives, la responsabilité et les frais de défense. Les montants réclamés, légèrement reformulés au procès, sont les suivants :
a) Mesures conservatoires et préventives : 3 602 458,83 $;
b) Responsabilité : 4 705 792,67 $;
c) Frais de défense : 1 800 000 $ (environ).
[25] Le calcul du montant réclamé au titre de la responsabilité comporte peut-être une erreur. Le montant payé dans le cadre du règlement, à l’exclusion du produit net de la vente du carburant récupéré appartenant à Irving Oil, qui, comme je l’expliquerai, n’était pas garanti, était de 4 709 501,86 $. De plus, toutefois, il faut porter au crédit des assureurs ayant assumé le risque les 200 000 $ payés par la mutuelle et la franchise de 1 000 $. Par conséquent, il semblerait que le montant réclamé au titre de la responsabilité soit de 4 508 501,86 $.
[26] Je dis que les frais de défense sont d’environ 1 800 000 $ parce qu’une petite partie de ces frais est exprimée soit en dollars américains ou en livres sterling, non convertis.
LES MESURES CONSERVATOIRES ET PRÉVENTIVES
[27] Les articles 79 et 80 de notre Loi sur l’assurance maritime prévoient que si une police d’assurance maritime comporte une clause sur les mesures conservatoires et préventives, il y a en fait une assurance supplémentaire, de telle sorte que l’assuré peut recouvrer les dépenses légitimement engagées même si l’assureur a réglé la perte totale de la chose assurée. L’assuré a l’obligation de prendre « les mesures raisonnables pour éviter ou atténuer les pertes visées par la police maritime ».
[28] L’insertion d’une clause sur les mesures conservatoires et préventives est donc à l’avantage des assureurs. La contrepartie est que l’assuré sera indemnisé de dépenses raisonnablement engagées qui étaient susceptibles de profiter à l’assureur : voir George R. Strathy (aujourd’hui juge) et George C. Moore, Law & Practice of Marine Insurance in Canada (Markham, Ontario : LexisNexis Canada, 2003), aux pages 179 et 180.
[29] Le groupe a commencé à engager des dépenses relatives à des mesures conservatoires et préventives en 1995. À cette époque, le groupe savait que la Couronne avait attribué un marché de 12,8 millions de dollars à Donjon Marine, et la Couronne avait communiqué au groupe un rapport établi en 1992 par Marex International Limited dans lequel celle-ci estimait que le coût global des mesures préventives et de l’extraction de la cargaison dépasserait 21 000 000 $. Par conséquent, il est impossible que les dépenses que le groupe Irving a engagées en 1995 et 1996 relativement à des mesures conservatoires et préventives aient profité aux assureurs, puisque la responsabilité de ces derniers, le cas échéant, était plafonnée à 5 000 000 $. Cela ne veut pas dire que le groupe Irving a agi déraisonnablement lorsqu’il a engagé ces dépenses. Comme l’a affirmé George Hill, vice‑président retraité d’Atlantic Towing, le groupe Irving était d’avis qu’il était le meilleur. Il s’est tenu à proximité pour atténuer sa responsabilité, qui, s’il en était une, dépassait déjà largement les 5 000 000 $, au cas où un déversement surviendrait en cours de renflouage et pour s’assurer que la remise en état de l’Irving Whale et de sa cargaison se ferait correctement. Il ne fait aucun doute que le groupe était également sensible au concept d’une société se comportant en bon citoyen.
[30] Par conséquent, la partie de la réclamation qui concerne des mesures conservatoires et préventives sera rejetée en entier. Le fait que, dans le cadre des dispositions prises aux fins de l’exécution de ces mesures, le groupe Irving ait pu garder l’Irving Whale n’est donc pas pertinent.
LES PRÉTENTIONS DES ASSUREURS
[31] En résumé, quant à la responsabilité, les assureurs soutiennent que le groupe Irving n’était pas responsable envers la Couronne ou que, s’il l’était, il a trop payé. Dans tous les cas, si sa responsabilité a été engagée, cette responsabilité n’est pas visée par les polices. Plus précisément, le groupe Irving n’était pas responsable envers la Couronne pour les motifs suivants :
a) il n’y a eu aucune négligence;
i. il n’a jamais été établi que l’un quelconque des membres du groupe Irving ou des particuliers dont il devait répondre des actes avait été négligent;
b) la nuisance publique ne s’applique pas, puisque des mesures visant à faire cesser la nuisance auraient dû être prises immédiatement, et certainement pas 25 ans plus tard;
c) le groupe Irving a fait un paiement à titre gratuit pour rehausser son image auprès du public;
d) la perte n’est pas survenue durant la période visée par la police.
[32] Si le groupe Irving était responsable, il a trop payé, puisqu’il avait le droit de limiter sa responsabilité, étant donné que la perte était survenue sans sa « faute personnelle » (« actual fault or privity »).
[33] Si le groupe Irving était responsable, les assureurs affirment également qu’il n’a pas droit à une indemnité pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
a) des réclamations qui ont jadis été visées sont maintenant prescrites;
b) le groupe Irving a réglé des réclamations qui étaient visées et d’autres qui ne l’étaient pas. Puisque les montants réclamés sous les différents chefs de réclamation n’ont pas été déterminés convenablement, le groupe Irving n’a pas le droit de recouvrer quoi que ce soit.
L’ENTENTE DE RÈGLEMENT CONCLU AVEC LA COURONNE
[34] Après que le juge Hugessen eut radié les allégations de responsabilité légale pour pollution par des hydrocarbures, ce qui subsistait de la demande était fondé sur les délits de négligence et de nuisance. La Couronne a par la suite été autorisée à modifier sa demande de manière à alléguer également que le groupe Irving avait manqué à un devoir de signaler la présence de BPC dans le système de chauffage de l’Irving Whale.
[35] Si l’affaire avait été instruite, j’estime qu’il aurait été improbable que la responsabilité de l’un quelconque des membres du groupe Irving ait été retenue pour avoir omis de signaler la présence de BPC. Il est acquis aux débats en l’espèce qu’à toutes les époques pertinentes, la Couronne possédait une copie des plans de l’Irving Whale qui montraient le système de chauffage. En outre, le rapport Marex, précité, identifiait le fluide de chauffage comme étant du fluide Monsanto MGS 295S. La Couronne savait ou aurait dû savoir que le fluide de cette marque était composé principalement de BPC, couramment utilisés dans des systèmes de chauffage à l’époque. Selon la déclaration de la Couronne, plus de 18 millions de dollars du montant de plus de 42 millions de dollars réclamé sont reliés à la tentative avortée de renflouement en 1995, qui a avorté par suite de l’injonction. Cela ramène le montant de la réclamation de la Couronne aux alentours de 24 millions de dollars.
[36] Il n’est pas nécessaire d’examiner la négligence, puisque je suis convaincu qu’un ou plusieurs des membres du groupe Irving, à l’exception d’Irving Oil Company, Limited, et son ayant droit Irving Oil Limited, auraient été déclarés responsables de nuisance publique et condamnés à payer un montant supérieur à 5 millions de dollars. Peut-être auraient-ils pu limiter leur responsabilité à 2 500 000 $, ou moins, et peut-être que non.
[37] Cette responsabilité est fondée sur la nuisance publique créée par les pollueurs. Il y a des nuisances interdites par la loi et des nuisances de common law, de même que des nuisances privées et des nuisances publiques. L’on pourrait certainement dire que les dispositions pertinentes de la Loi sur la marine marchande du Canada et de ses règlements d’application, que le juge Hugessen a jugées inapplicables pour cause de prescription, créaient une nuisance interdite par la loi. Cependant, la Loi n’a pas aboli la nuisance de common law qui en est une qui, indépendamment de toute loi, viole les principes reconnus en droit pour la protection du public et des particuliers dans l’exercice et la jouissance de leurs droits.
[38] Il y a ensuite la distinction entre nuisance publique et nuisance privée. Ici, il est question de nuisance publique, soit d’une nuisance qui cause des dommages, un préjudice ou des inconvénients à tous les sujets de Sa Majesté, ou aux membres du groupe qui est exposé à ses effets : voir Halsbury’s Laws of England, 5e éd, vol 78 (Markham, Ontario : LexisNexis Canada, 2010) « Nuisance », aux pages 99 et suivantes.
[39] Lord Denning a clairement énoncé le droit de la nuisance publique dans deux affaires dans les années 1950. Dans Attorney General c PYA Quarries Ltd, [1957] 1 All ER 894, [1957] 2 QB 169, il a dit aux pages 908 et 191 respectivement :
[traduction]
[...] une nuisance publique est une nuisance dont la portée est si étendue ou dont les effets sont si aveugles qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne intente un recours sous sa propre responsabilité afin de faire cesser cette nuisance, mais qu’un tel recours devrait être intenté sous la responsabilité de la collectivité en général.
Dans une remarque incidente, dans Southport Corporation c Esso Petroleum Co, Ltd, [1954] 2 QB 182 , [1954] 1 Lloyd’s Rep 446, infirmé pour d’autres motifs par la Chambre des Lords à [1956] AC 218, [1955] 2 Lloyd’s Rep 655, [1955] 3 All ER 864, lord Denning a traité de la pollution par les hydrocarbures en tant que nuisance publique à la page 196 : [traduction] « Qu’il suffise de dire que le rejet d’une substance délétère de telle manière qu’elle soit susceptible de nuire au confort et à la sécurité des sujets de Sa Majesté en général est une nuisance publique. » Il a poursuivi à la page suivante : [traduction] « Si l’on applique les vieilles décisions aux instances modernes, le déversement d’hydrocarbures dans la mer dans des circonstances où ils sont susceptibles d’être transportés jusque sur les rives et les plages de notre pays et de causer ainsi un préjudice et de l’inconfort aux sujets de Sa Majesté constitue, à mon avis, une nuisance publique. »
[40] Une des principales différences entre une action fondée sur la nuisance publique et une action fondée sur la négligence tient au fardeau de preuve. Dans Southport, précité, lord Denning poursuivait à la page 197 :
[traduction]
Dans une action fondée sur la nuisance publique, après qu’une nuisance a été prouvée et qu’il a été établi que le défendeur l’avait causée, il incombe alors au défendeur de se justifier ou de s’excuser. S’il ne réussit pas à le faire, il est tenu responsable, tandis que dans une action fondée sur la négligence le fardeau légal incombe dans la plupart des cas au demandeur tout au long de l’instance.
En l’espèce, aucune excuse n’a été fournie.
[41] Bien que les assureurs ne semblent pas s’opposer au fait que la Couronne a retiré l’Irving Whale et sa cargaison aux frais des contribuables, ils soutiennent qu’il n’y a aucun droit d’action contre l’Irving Whale, parce que la réduction de la pollution est une mesure d’exécution extrajudiciaire exceptionnelle qui ne peut être prise qu’en cas d’urgence. Selon les assureurs, à titre de condition préalable, il aurait fallu que la Couronne demande au groupe Irving de retirer l’Irving Whale lui-même et que celui-ci ait refusé de la faire, et il aurait fallu à tout le moins qu’une requête soit présentée à la Cour pour qu’il soit ordonné au groupe Irving de retirer la source de pollution. Je ne vois pas les choses ainsi. Bien que les tribunaux découragent les mesures d’exécution extrajudiciaires, en l’espèce, c’est la collectivité en général, par l’entremise de la Couronne, qui a pris les mesures nécessaires pour retirer la nuisance. À un moment ou un autre, il y aurait eu une urgence, et il était nettement préférable de renflouer l’Irving Whale avant qu’il ne se disloque. Mis à part les délais, la présente affaire n’est pas sans faire penser à l’affaire La Reine c Le navire Sun Diamond, [1984] 1 CF 3.
[42] À mon avis, les assureurs élèvent la forme au-dessus de la substance. Comme lord Denning l’a déclaré dans Letang c Cooper, [1964] 2 Lloyd’s Rep 339, [1964] 2 All ER 929 à la page 932 :
[traduction]
Je dois refuser par conséquent de revenir aux anciennes formes d'action pour interpréter ce texte législatif. Je sais que, durant le siècle dernier, MAITLAND disait : [traduction] « nous avons enterré les formes d'action, mais elles nous régissent encore depuis leurs tombes. » Mais au cours de ce siècle, nous nous sommes débarrassés de leurs entraves. Ces formes d'action ont fait leur temps. Elles constituaient autrefois un guide des droits matériels; mais elles ont cessé de le faire. Lord Atkin nous a dit quoi en faire :
[traduction]
Quand ces fantômes du passé se tiennent sur le chemin de la justice, faisant cliqueter leurs chaînes médiévales, la voie à suivre pour le juge est de passer son chemin comme si de rien n'était. Voir l'arrêt United Australia, Ltd c Barclays Bank Ltd, [1940] 4 All E.R. 20, à la page 37.
[43] En outre, si nécessaire (et je n’en vois pas la nécessité), si la demande ne relève pas du droit maritime canadien dans son état actuel, il serait admissible de le modifier graduellement de manière à affirmer que la Couronne peut retarder la réduction d’une nuisance publique, sans demander à l’auteur de cette nuisance de la retirer : voir Cie des chemins de fer nationaux du Canada c Norsk Pacific Steamship Co, [1992] 1 RCS 1021, [1992] ACS no 40 (QL); London Drugs Ltd c Kuehne & Nagel International Ltd, [1992] 3 RCS 299, [1992] ACS no 84 (QL); Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd c Saint John Shipbuilding Ltd, [1997] 3 RCS 1210, [1997] ACS no 111 (QL); Ordon Estate c Grail, [1998] 3 RCS 437, [1998] ACS no 84 (QL); Fraser River Pile & Dredge Ltd c Can-Dive Services Ltd, [1999] 3 RCS 108, [1999] ACS no 48 (QL).
LA DEMANDE D’INDEMNISATION CONTRE LES ASSUREURS
[44] Les assureurs avaient convenu d’indemniser le groupe Irving relativement aux accidents survenant durant la période débutant le 1er février 1970 et de se terminant le 1er février 1971. Le long délai entre l’accident en 1970 et les dépenses engagées par la Couronne en 1995 et 1996 soulève évidemment des difficultés. Bien que le groupe Irving ait finalement réglé, il n’a jamais admis aucune responsabilité, que ce soit au titre de la négligence, d’une nuisance ou autrement.
[45] Les polices comportaient une clause de coopération à l’égard des réclamations qui prévoyait que les assureurs ne pouvaient pas être appelés à assurer la défense de l’assurée, mais qu’ils s’étaient réservé le droit à ce que la possibilité leur soit donnée de s’associer à l’assurée pour contester et contrôler toute réclamation, poursuite ou procédure qui, de l’avis des assureurs, était susceptible de faire jouer la couverture d’assurance. Cette clause n’est pas pertinente en ce que les assureurs ont été tenus informés, qu’ils n’ont jamais demandé d’avoir la possibilité de participer à la contestation et au contrôle de la procédure et, en tout état de cause, qu’ils étaient d’avis que la réclamation n’était pas susceptible de faire jouer la couverture d’assurance.
[46] La Cour est appelée à déterminer si l’un quelconque des membres du groupe Irving était responsable envers la Couronne, si cette responsabilité était couverte par les polices et si cette responsabilité aurait dépassé 5 000 000 $. Par voie d’élimination, je suis d’avis qu’Irving Oil Company, Limited, et son ayant droit Irving Oil Limited n’étaient pas couvertes par la police. Bien qu’elles cadrent avec la définition d’assurées, elles n’utilisaient pas l’Irving Whale ni l’Irving Maple. Leur cargaison y était simplement à bord. Elles n’étaient ni les propriétaires ni les affréteurs ni les utilisateurs du remorqueur ou du chaland remorqué.
[47] À mon avis, les 4 709 501,86 $ payés à la Couronne ne couvraient aucune responsabilité de la part d’Irving Oil. Irving Oil n’était pas le pollueur. Irving Oil n’a pas créé la nuisance. Sa responsabilité éventuelle envers la Couronne fédérale est trop éloignée. Si le combustible de soute C avait gagné les côtes, la responsabilité d’Irving Oil aurait été engagée à ce moment au titre des lois environnementales provinciales. Sa remise du produit de la vente du combustible à la Couronne fédérale couvre amplement toute responsabilité qu’elle aurait pu avoir envers la Couronne.
[48] Quant à savoir lequel des membres du groupe Irving aurait été déclaré responsable, on n’a qu’à se tourner vers Atlantic Towing, l’affréteur coque nue de l’Irving Whale. Elle était le pollueur. Elle a créé la nuisance publique.
[49] À supposer que la responsabilité du groupe Irving, le cas échéant, ait dépassé largement 5 millions de dollars, les assureurs soutiennent que le montant du règlement devrait être réparti entre la partie assurée et la partie non assurée de la réclamation. Selon cette hypothèse, si l’on prend, à titre d’exemple, un risque de responsabilité réaliste de 20 millions de dollars et une couverture de 5 millions de dollars, les assureurs seraient responsables de seulement 25 p. 100 du montant du règlement ou 1 250 000 $.
[50] Ce raisonnement est boiteux. Il est fondé sur le principe de sous-assurance qui s’applique aux biens, et non à la responsabilité. L’article 88 de la Loi sur l’assurance maritime prévoit que, si l’assurance est inférieure à la valeur de la chose assurée, l’assuré est réputé être son propre assureur pour la partie non assurée. Ainsi, si une police sur corps prévoit une garantie de 5 millions de dollars pour un navire qui vaut 10 millions de dollars, dans l’éventualité d’un dommage de 2 millions de dollars, l’assuré est réputé être son propre assureur pour 50 p. 100, et les assureurs paieront seulement 1 million de dollars.
[51] Ce principe ne s’applique pas à une police d’assurance de responsabilité civile. Si la responsabilité était de 2,5 millions de dollars, les assureurs paieraient l’intégralité de ce montant. Si la responsabilité était de 5 millions, les assureurs paieraient l’intégralité de ce montant. Si la responsabilité était de 25 millions, les assureurs paieraient 5 millions de dollars et l’assuré paierait la différence : voir Howard Bennett, The Law of Marine Insurance, 2e éd (Oxford : Oxford University Press, 2006) à la page 23.51.
[52] Subsidiairement en quelque sorte, les assureurs soutiennent que le paiement a été fait en totalité ou en partie à titre gratuit. Je ne partage pas cet avis.
[53] La nuisance a continué, de sorte que l’action n’était pas prescrite sous ce chef. Le délai de prescription de six ans prévu à l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’applique pas, puisque aucune partie de la réclamation de la Couronne ne se rapportait à des dommages subis plus de six ans avant le renflouement (Robert c Portage la Prairie (City), [1971] RCS 481, [1971] ACS no 53 (QL)).
[54] Il ne fait aucun doute que le groupe Irving était conscient de son image auprès du public. Cependant, à mon avis, aucune partie du paiement au titre du règlement ne devrait être considérée comme ayant été versée à titre gratuit. Le groupe avait fait auparavant une offre de règlement conditionnelle de 10 millions de dollars. Parmi les conditions principales de cette offre, le groupe Irving aurait contribué à financer ou aurait participé à divers projets au Canada atlantique auxquels sont nom aurait été associé au premier plan. Cependant, il n’est pas nécessaire d’examiner cette offre, puisqu’elle a été refusée. À la suite du règlement de 5 millions de dollars, la Couronne et le groupe Irving ont tous deux émis des communiqués de presse. Le groupe a souligné sa coopération et le fait que les deux parties avaient estimé indiqué de mettre un terme à un long litige contentieux et coûteux, en bonne partie aux frais des contribuables. Bien qu’elle ait pu en tirer une publicité favorable, Irving s’acquittait de sa responsabilité, ni plus, ni moins.
[55] Les parties en sont arrivées à un règlement lors d’une rencontre aux bureaux de J.D. Irving à St-Jean le 7 juillet 2000. Les participants du côté d’Irving comprenaient James Kenneth Irving, le président de J.D. Irving, Limited, David Jamieson, vice-président exécutif et secrétaire de J,D. Irving et secrétaire de Universal Sales Atlantic Towing, et l’avocate‑conseil Johanne Gauthier (aujourd’hui juge de la Cour d’appel fédérale). Comme c’est si souvent le cas lors de négociations semblables faites sous réserve, en vue d’un règlement, personne ne se souvient du fondement précis du montant de 5 millions de dollars. M. Irving se souvient qu’il a agi suivant les recommandations de Me Jamieson, qui est lui-même avocat. Me Jamieson se souvient que le point de départ était une offre qui était encore valable lorsque la réunion avait commencé. Suivant une recommandation faite par Me Gauthier, l’offre alors en vigueur au moment de débuter la réunion prévoyait un montant de 2,5 millions de dollars en capital et intérêts, plus les frais. Si elle n’était pas acceptée, l’offre devait demeurer en vigueur avec intérêts sur le montant en capital composé semi‑annuellement au taux bancaire préférentiel. Me Gauthier n’avait certainement pas la limite de la couverture d’assurance à l’esprit, puisqu’on ne lui avait fourni aucun détail au sujet des polices.
[56] La justification de l’offre de 2,5 millions de dollars est exposée dans une note de Me Gauthier à Chris MacDonald, avocat interne chez J.D. Irving, Limited, datée du 23 mai 2000. Comme l’expliquait Me Gauthier :
[traduction]
Un montant de 2,5 millions de dollars + les frais calculés selon le tarif B des Règles des Cours fédérales jusqu’à la date d’acceptation de l’offre, c’-à-d. disons le 30 juin 2000.
[...]
Le montant de 2,5 millions de dollars est composé de 1 540 000 $ ± en capital plus 660 000 $ ± en interêts (7 p. 100 composé pendant 5 ans/parce que le premier déboursé important a été fait à l’été de 1995, c.‑à‑d. 12,8 millions de dollars à DonJon). Les 300 000 $ additionnels sont ajoutés pour couvrir/vous protéger contre le taux fluctuant des DTS.
[57] Durant le procès, Me Gauthier a dit qu’elle avait calculé les 1 540 000 $ en se fondant sur le fonds consigné général et le fonds consigné relatif à la pollution pour le chaland et sur le fonds consigné normal pour le remorqueur. Elle n’a pas été contre-interrogée sur ce point, de sorte que nous ne savons pas précisément quels calculs elle a utilisés. Les 660 000 $ en intérêts ont été calculés au taux de 7 p. 100 composé pendant 5 ans. Les 300 000 $ additionnels visaient à offrir une protection contre le taux fluctuant des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international. La création d’un fonds consigné était considérée comme une question de procédure, et les droits de tirage spéciaux étaient censés être convertis en dollars canadiens à la date où le fonds avait été établi, ou à la date à laquelle il avait été ordonné qu’il soit établi. Il y avait un risque réel de chute du dollar canadien.
[58] Dans sa note, Me Gauthier avait estimé approximativement que les frais de la Couronne se situaient quelque part entre 350 000 $ et 500 000 $. Lors de son interrogatoire, durant le procès, elle a exprimé l’avis qu’il en aurait coûté encore 2 à 3 millions de dollars au groupe Irving pour faire instruire l’affaire.
[59] Me Gauthier était soucieuse du fait qu’aux termes du droit en vigueur à cette époque, le fardeau d’établir le droit de limiter sa responsabilité incombait au groupe Irving. Celui-ci devait démontrer que l’accident était survenu sans la « faute personnelle » d’une âme dirigeante des sociétés. Les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada relatives à la « faute personnelle » étaient fondées sur la Convention sur la limitation de la responsabilité de 1957. Bien qu’elle ait été remplacée au Canada avant le règlement par la Convention de 1976 et le Protocole de 1996, l’application de dispositions transitoires avait comme résultat que l’ancienne loi s’appliquait encore à la présente affaire. Selon la jurisprudence, il était relativement facile de modifier la limitation (pour une analyse, voir Rhône (Le) c Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 RCS 497, 101 DLR (4th) 188, et Société Telus Communications c Peracomo Inc, 2011 FC 494, [2011] ACF no 602 (QL), actuellement en appel).
[60] J’estime que le règlement est raisonnable et qu’il a été conclu en considérant que Universal Sales, Limited, J.D. Irving, Limited ou Atlantic Towing Limited ou plusieurs d’entre elles auraient probablement été déclarées responsables et condamnées à payer un montant supérieur à celui prévu par le règlement si l’affaire avait été instruite.
[61] L’adjudication des dépens aurait été quelque peu problématique. Bien que les dépens suivent généralement le sort de la cause, la Cour dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire. Le groupe Irving avait fait une offre ouverte de 2,5 millions de dollars plus les frais. Aux termes des Règles des Cours fédérales, dans leur libellé en vigueur en l’an 2000, si l’offre était demeurée ouverte tout au long du procès, et si un jugement avait été rendu pour un montant inférieur à ce montant, le groupe Irving aurait pu s’attendre à se voir adjuger des doubles dépens à compter de la date de l’offre. Puisque je suis d’avis que la responsabilité du groupe Irving aurait été retenue à hauteur d’un montant supérieur à ce montant, l’offre aurait seulement été pertinente si la demande reconventionnelle du groupe Irving avait été accueillie de telle sorte que celui-ci obtienne une déclaration de limitation de responsabilité. Cependant, la règle normale, mais non invariable, dans les actions en limitation veut que la partie qui cherche à limiter sa responsabilité paie les dépens de l’autre partie, même si elle obtient gain de cause : voir Edward C. Mayers, Admiralty Law and Practice in Canada, 1e éd (Toronto : The Carswell Company, Ltd, 1916), aux pages 272 et 273; Kenneth C. McGuffie, PAGES A. Fugeman et PAGES V. Gray, British Shipping Laws, vol 1, Admiralty Practice (London : Stevens and Sons, 1964), au paragraphe 1224.
[62] Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas besoin d’examiner la prétention des assureurs selon laquelle, puisque le règlement visait indistinctement des réclamations assurées et des réclamations non assurées, le groupe n’a pas le droit de recouvrer quoi que ce soit des assureurs. Cette prétention est fondée sur la décision de la Commercial Court anglaise dans Lumberman’s Mutual Casualty Co c Bovis Land Lease Ltd, [2004] EWHC 2197, [2005] 1 Lloyd’s Rep 494. Dans cette décision, il avait été statué qu’en droit, un assuré qui s’appuyait sur un règlement global n’avait aucun moyen de déterminer qu’il avait engagé une responsabilité visée par la police. Je ne suis pas d’accord avec ce raisonnement. En pareil cas, il incombe à la Cour, compte tenu des éléments de preuve, de procéder à la division. La décision précitée ne me lie évidemment pas, et, quoi qu’il en soit, elle a connu peu de succès en Angleterre : voir Enterprise Oil Ltd c Strand Insurance Co Ltd, [2006] EWHC 58, [2007] Lloyd’s Rep IR 186, et Omega Proteins Ltd c Aspen Insurance U.K. Ltd, [2010] EWHC 2280, [2011] Lloyd’s Rep IR 183.
[63] Les assureurs soutiennent également que la réclamation n’est pas visée par les polices. Cela découle de l’idée que la nuisance peut être – et elle le fut à mon avis en l’espèce – un délit continu. Dans l’arrêt Portage la Prairie, précité, la Cour suprême, sous la plume du juge Martland, a statué que la continuation d’une nuisance créait une nouvelle cause d’action. Il a dit, aux pages 491 et 492, en parlant d’une nuisance privée :
Je fais mienne la proposition de droit énoncée dans Salmond on Torts, 15e éd., page 791.
[traduction] Lorsque l’acte du défendeur constitue un préjudice qui se continue, cette continuation après la date de la première action est une nouvelle cause d’action permettant d’instituer une deuxième action, et ainsi de suite, à l’occasion, jusqu’à ce que le préjudice cesse. On dit d’un préjudice qu’il se continue aussi longtemps qu’il est en train d’être commis et n’a pas entièrement pris fin. Ainsi, la violation d’un droit découlant d’un emprisonnement arbitraire se continue aussi longtemps que le demandeur est détenu; une nuisance persiste aussi longtemps que le défendeur permet que l’état de choses qui la cause subsiste sur sa propriété; et une violation de propriété (trepass) persiste aussi longtemps que le défendeur reste présent sur la propriété du demandeur. Dans le cas d’un préjudice qui se continue, des poursuites peuvent s’engager tant qu’il persiste, mais les dommages ne sont dus que jusqu’à la date de leur évaluation dans l’action.
[64] Il s’ensuit, selon les assureurs, que la Couronne formule une réclamation au titre de dépenses engagées en 1995 et 1996, sur le fondement d’une nouvelle cause d’action, qui n’est pas née durant la période où les polices étaient en vigueur, c.-à-d. en 1970.
[65] Cependant, les polices ne traitent pas de la création de causes d’action, elles traitent d’accidents ou d’événements. L’accident ou l’événement a été l’engloutissement de l’Irving Whale durant l’année visée par les polices. Il est indifférent que le dommage ait seulement été subi plusieurs années plus tard.
[66] D’ailleurs, c’est pour cette raison que de nombreuses polices récentes sont établies « sur la base des réclamations » plutôt que « sur la base des événements ».La justification a été exposée par la juge McLachlin (tel était alors son titre), dans l’arrêt Reid Crowther & Partners Ltd c Simcoe & Erie General Insurance Co, [1993] 1 RCS 252, aux pages 262 et 263; 147 NR 44. Bien que les polices d’assurance de responsabilité civile « sur la base des événements » fonctionnent relativement bien, il y a des exceptions :
[…] Toutefois, dans le cas d'assurés qui sont des professionnels comme les médecins, les avocats, les ingénieurs et autres, les dommages peuvent se produire (ou être découverts) de nombreuses années après l'acte négligent. Cela est d'autant plus vrai pour les fabricants et les autres types d'assurés qui peuvent causer des dommages en produisant des produits dangereux ou des déchets toxiques. Par conséquent, pour chacun de ces types d'assurés, les assureurs se portent garants d'un nombre inconnu de réclamations susceptibles d'être présentées longtemps après l'expiration d'une police particulière d'assurance responsabilité «sur la base des événements».
L'évolution du droit et de la science est venue accroître l'incertitude que ces risques à long terme créent pour les assureurs. L'avancement de la science entraînant l'amélioration, tant quantitative que qualitative, de la preuve scientifique de la cause du préjudice, l'évolution du droit en matière de responsabilité juridique (par exemple, les mesures législatives concernant l'établissement d'un fonds de dépollution) et les modifications apportées au droit relativement au montant des dommages‑intérêts n'ont fait qu'intensifier l'incertitude des assureurs quant au nombre de réclamations susceptibles d'être présentées contre leurs assurés et au montant probable des dommages par réclamation relativement auxquels un assureur devra verser une indemnité.
[67] C’est exactement ce qui s’est produit en l’espèce.
LES FRAIS DE DÉFENSE
[68] Bien que, d’une part, les assureurs n’aient eu aucune obligation contractuelle de défendre, d’autre part, il était convenu qu’il était loisible à l’assurée de prendre des mesures conservatoires et préventives, et de contester toute réclamation, et que les assureurs devraient payer les coûts et dépenses liées à l’atténuation ou à l’établissement de la responsabilité de l’assurée ou à la contestation de toute poursuite fondée sur toute responsabilité ou responsabilité alléguée couverte par les polices.
[69] Bien que les frais de défense soient mentionnés du même souffle que les frais liés à des mesures conservatoires et préventives, il y a une distinction en ce qu’à mon avis, les dépenses réclamées au titre de mesures conservatoires et préventives n’auraient pas pu profiter aux assureurs, tandis que les frais de défense, pourvu que la réclamation soit visée par la police, sont recouvrables. Puisque je suis d’avis que le groupe Irving était responsable envers la Couronne et qu’il était assuré jusqu’à concurrence d’une limite contractuelle de 5 millions de dollars, la question qui se pose est de savoir si les frais de défense devraient être répartis, et comment, le cas échéant.
[70] Le montant total réclamé est de 1 691 427,07 $CAN, 42 835,78 $US et 11 165,30 livres sterling, que j’ai arrondi à 1 800 000,00 $. De ce montant, 1 681 959,67 $ correspondent à des honoraires d’avocats. Le reste concerne les frais de transcription d’interrogatoires au préalable et les coûts d’avis obtenus d’experts.
[71] Les assureurs admettent que tous ces comptes ont été payés, mais ils n’admettent pas que les honoraires aient été raisonnables. Cependant, ils n’ont produit aucun élément de preuve pour démontrer en quoi ces honoraires étaient déraisonnables. Les assureurs ont toutefois démontré que certaines dépenses avaient été engagées inutilement ou ne devraient pas leur être attribuées. Suivant les indications du juge Létourneau dans l’arrêt Remo Imports Ltd c Jaguar Cars Ltd, 2007 CAF 258, 367 NR 177, au paragraphe 20, je ne suis pas prêt à jouer les détectives et à commencer à analyser les feuilles de temps des avocats de manière à y déceler des éléments de preuve susceptibles d’étayer la non-admission des assureurs.
[72] Le poste principal des frais de défense correspond aux honoraires et débours payés à Ogilvy Renault, soit 1 168 242,67 $. Les assureurs soutiennent que le groupe Irving avait convenu d’assumer ces frais quoi qu’il arrive. Je ne suis pas d’accord. Voici ce qui a mené à cette situation.
[73] Lorsque le cabinet Osler, Hoskin & Harcourt a dû se retirer du dossier à cause d’un conflit d’intérêts, il a recommandé Ogilvy Renault, et plus particulièrement Yves Fortier, c.r., un avocat plaidant canadien bien connu qui avait été, entre autres choses, président de l’Association du Barreau canadien et ambassadeur du Canada aux Nations Unies. La Couronne se montrait extrêmement entreprenante, et le groupe Irving voulait un [traduction] « gros canon ». Cependant, à l’époque où Me Fortier a été approché, un de ses associés, Me Pierre Côté, avait un mandat de surveillance des assureurs, défendeurs dans la présente action. Il s’est ensuivi des discussions quant à savoir si des mesures pouvaient être prises pour éliminer ce conflit potentiel. Me Côté a écrit aux assureurs pour faire valoir qu’il pourrait être à leur avantage d’accepter que Me Fortier défende les intérêts du groupe Irving, puisque Me Fortier était un formidable avocat plaidant, et Me Côté était convaincu que Me Fortier ferait rejeter la demande de la Couronne et qu’en conséquence, la question de l’assurance ne se poserait jamais, en particulier parce qu’il faudrait qu’il soit convenu que tous les honoraires, frais et débours engagés pour contester la demande de la Couronne seraient assumés uniquement par Irving. Cependant, si la Couronne obtenait gain de cause, et si Irving cherchait à être indemnisée de sa responsabilité, elle engagerait d’autres avocats, laissant à Me Côté [traduction] « et Ogilvy Renault toute latitude pour contester férocement la demande contre les assureurs complémentaires […] » Naturellement, il faudrait qu’une « muraille de Chine » soit érigée.
[74] Les assureurs principaux ont accepté. Alan Cairns, qui a témoigné au procès, et qui travaillait à l’époque pour Equitas, qui traitait toutes les demandes de primes et de risques de la Lloyd’s pour l’année 1992 et les années antérieures, a écrit pour dire qu’une confirmation écrite du groupe Irving était requise.
[75] À ce stade, la muraille de Chine avait été érigée. Les avocats principaux du côté des assureurs étaient Mes Pierre Côté et Richard Desgagnés, et ceux du côté d’Irving étaient Mes Yves Fortier et Johanne Gauthier. Malheureusement, pour différentes raisons, Mes Côté et Fortier allaient et venaient sans cesse du bureau montréalais d’Ogilvy Renault, et les communications ont été rompues.
[76] Le 15 janvier 1998, Me Côté a dicté une note de service à Me Fortier indiquant, entre autres choses, que les assureurs seraient consentants à la condition que les honoraires d’Ogilvy Renault soient défrayés par le groupe Irving, sans aucune contribution de la part des assureurs. Me Fortier n’a pas de souvenir précis de cette note de service.
[77] Richard Desgagnés, qui a signé la note de service pour le compte de Me Côté, se souvient d’avoir fait un suivi en parlant ultérieurement par téléphone à Me Fortier, qui était apparemment dans un aéroport quelque part. Me Fortier lui avait dit que tout était bien. Me Fortier n’a aucun souvenir de cette conversation. Je conclus qu’une telle conversation a bel et bien eu lieu. Bien qu’il y ait eu une certaine controverse au sujet de la tendance à préférer le témoignage de celui qui a un souvenir positif au témoignage de celui qui a un souvenir négatif (Lefeunteum c Beaudoin (1897), 28 RCS 89, [1897] ACS No 68 (QL), World Marine & General Insurance Co c Leger, [1952] 2 RCS 3, [1951] ACS No 46 (QL), Borthwick c Johnson, [1997] BCJ No 652 (QL)), en l’espèce, il n’y a aucune contradiction. Me Fortier ne nie pas que la conversation ait eu lieu. Il ne s’en souvient tout simplement pas. Quoi qu’il en soit, cette conversation précise n’est pas déterminante.
[78] Plusieurs conversations ont eu lieu entre Me Fortier et David Jamieson. Tous deux soutiennent fermement qu’il n’a jamais été demandé au groupe Irving de renoncer à un tel droit, puisqu’il se pouvait qu’il doive réclamer une indemnité aux termes des polices d’assurance relativement aux honoraires d’Ogilvy Renault. Johanne Gauthier, qui a assisté à une de ces conversations téléphoniques, se souvient que les honoraires avaient été mentionnés en ce sens que le cabinet Ogilvy Renault voulait être payé directement par le groupe Irving, plutôt que de soumettre ses factures à des assureurs par l’entremise des courtiers. Dans le cadre de polices de coassurance, d’après l’expérience de Me Gauthier, en pareil cas, ils seraient payés au compte-gouttes sur une longue période. Il n’a certainement jamais été question de renonciation à une indemnité.
[79] J’admets ces éléments de preuve. Chose plus révélatrice encore, Me Jamieson a effectivement écrit, comme il le lui avait été demandé, le 29 janvier 1998. Il a confirmé à Me Fortier que, si la défense d’Irving était rejetée et si elle demandait une indemnité des assureurs, Irving acceptait de renoncer à invoquer le conflit d’intérêts et elle engagerait d’autres avocats qu’Ogilvy Renault, et Ogilvy Renault, par l’entremise de Me Côté et d’autres avocats de ce cabinet, autres que ceux qui auraient travaillé dans le dossier Irving, pourrait représenter les assureurs. Me Jamieson demandait aussi qu’on lui confirme qu’une muraille de Chine avait été érigée. La lettre ne disait nulle part qu’Irving assumerait le coût des honoraires.
[80] Cette lettre a été transmise à Me Côté, qui l’a ensuite fait suivre aux assureurs. Il a déclaré :
[traduction]
À la suite de nos récentes conversations et d’une lettre de Roland Birch du 14 janvier 1995, nous joignons aux présentes une copie d’une lettre émanant d’Irving confirmant que, si le gouvernement du Canada obtient gain de cause et si Irving choisit de demander une indemnité aux termes des polices d’assurance applicables, Ogilvy Renault et Pierre G. Côté seront libres de continuer à agir pour le compte des assureurs complémentaires et de contester vigoureusement la demande d’Irving.
La lettre a été montrée à Me Desgagnés. Ni Me Côté ni les assureurs ne sont jamais revenus sur le sujet pour se plaindre qu’Irving n’avait pas expressément accepté une des conditions qu’ils avaient imposées. Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Le groupe Irving n’a pas renoncé à un tel droit, puisqu’il se pouvait qu’il doive réclamer les honoraires et débours d’Ogilvy Renault à titre de frais de défense visés par les polices.
[81] De légers ajustements devraient être apportés aux honoraires et autres dépenses. Il y a eu un certain recoupement lorsqu’Ogilvy Renault a hérité du dossier. Aucuns frais de défense n’ont été réclamés des assureurs de première ligne, la mutuelle, avec sa limite de 200 000 $. Cependant, je trouve du réconfort dans les paroles de lord Winn, dans Doyle c Olby (Ironmongers) Ltd, [1969] EWCA Civ 2, [1969] 2 All ER 119, à la page 124 :
[traduction]
Je crois que la Cour dispose déjà d’éléments de preuve suffisants pour lui permettre de faire une évaluation en chiffres ronds. Il serait inopportun de s’engager dans un examen minutieux d’articles particuliers à l’égard desquels il faut trouver un juste équilibre, et cet exercice constituerait un emploi inacceptable du temps du tribunal et de l’argent des parties.
Grosso modo, j’estime indiqué de déduire 50 000 $ des frais de défense, et je fixe donc ce montant à 1 750 000 $.
[82] La question plus délicate tient à ce que le groupe Irving contestait une action de plus 42 millions de dollars. Est-il raisonnable que les assureurs en assument la totalité du coût? Les parties ne m’ont pas présenté de précédent jurisprudentiel directement applicable à cette question. Je suis d’avis qu’il y a lieu de procéder à une répartition, et il est indifférent qu’elle soit fondée sur une analogie avec la sous-assurance ou à la contestation de réclamations dont certaines étaient assurées et d’autres, non, l’excédent au-delà de 5 000 000 $ n’étant pas assuré. La décision de la Cour d’appel anglaise dans Royal Boskalis Westminster NV c Mountain, [1997] EWCA Civ 1140, [1997] 2 All ER 929, est instructive. Les demandeurs exploitaient une flotte de dragage en Irak. Leurs biens ont été saisis à la suite de l’invasion du Koweït. À une époque où une menace pesait aussi bien sur leur personnel que sur leur flotte, ils ont négocié, sous la contrainte, un prix unique pour la sécurité des deux. Ils bénéficiaient d’une couverture d’assurance de biens. En première instance, le juge Rix, tout en notant qu’il était impossible d’attribuer une valeur financière à la sécurité du personnel, a attribué des montants égaux aux intérêts assurés et aux intérêts non assurés. Sa décision a été infirmée en appel, parce que, puisque aucun prix ne pouvait être attribué aux vies des membres du personnel, l’intégralité du coût de la conclusion de l’accord aurait dû être recouvrée à titre de mesure conservatoire et préventive. En l’espèce, il n’est nullement question de la sécurité de vies humaines, mais seulement de la répartition d’argent.
[83] Comme je l’ai indiqué précédemment dans les présents motifs, je suis d’avis que l’action de la Couronne en recouvrement des coûts qu’elle avait engagés en 1995 n’aurait pas été accueillie. Cela laissait une réclamation d’environ 24 millions de dollars. Le quantum n’a pas été analysé dans la présente action. S’il y avait des squelettes dans le placard d’Irving, c’est-à-dire le risque d’une faute ou d’une complicité, je présume qu’il y avait également certains squelettes dans le placard de la Couronne. Celle-ci refusait de produire certains documents, en s’appuyant sur l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada (renseignements confidentiels du Conseil privé), et elle avait attendu 25 ans avant de prendre des mesures correctives complètes.
[84] Quelque peu arbitrairement, je fixe la réclamation à 20 millions de dollars pour les besoins de la défense. Il s’ensuit que les assureurs devraient payer 25 p. 100, et le groupe Irving devrait assumer 75 p. 100. Sur ce fondement, en prenant quelques libertés avec les taux de change, je fixe la responsabilité des assureurs au titre des frais de défense à 437 500 $ (25 p. 100 de 1 750 000 $). Il aurait été utile pour la Cour d’obtenir l’avis d’un expert répartiteur. Ces professionnels traitent quotidiennement de questions comme des pertes étalées sur plusieurs années et visées par plusieurs polices, des avaries communes, des avaries particulières, des frais spéciaux, des franchises, des mesures conservatoires et préventives, de la sous-assurance, de l’assurance complémentaire, de la pluralité d’assurances et de la réassurance. Dans Pointe Levy, précité, sept experts répartiteurs ont témoigné. En l’espèce, cependant, comme Me Jamieson l’a affirmé dans son témoignage, aucune répartition n’a été faite.
[85] En somme, le montant en capital de la responsabilité des assureurs complémentaires envers Universal Sales, Limited, Atlantic Towing Limited et J.D. Irving, Limited est de 4 946 001,86 $ (4 508 501,86 $ en capital, plus 437 500 $ en frais de défense), et cette responsabilité est conjointe, mais non solidaire.
[86] La responsabilité des sociétés qui ne se sont pas défendues est la suivante :
Sociétés |
Pourcentage |
Orion Insurance Co. Ltd. |
3,49 |
English & American Ins. Co. Ltd. |
2,055 |
Andrew Weir Ins. Co. Ltd. |
2,05 |
TOTAL |
7,595 |
Autrement dit : 7,595 p. 100 de 4 946 001,86 $, ou 375 648,84 $.
[87] La responsabilité des assureurs défendeurs est la suivante :
Sociétés |
Pourcentage |
Edinburgh Assurance Co. Ltd. |
6,57 |
British Law Insurance Co. Ltd. |
2,67 |
Economic Insurance Co. Ltd. |
2,055 |
Insurance Co. of North America |
1,54 |
London & Edinburgh General Ins. Co. Ltd. |
0,62 |
Ocean Marine Ins. Co. Ltd. 33 1/3 % de |
3,08 |
Royal Exchange Assurance 33 1/3 % de |
|
Sun Insurance Office Ltd. 33 1/3 % de |
|
Sphere Insurance Co. Ltd. 60 % de |
2,46 |
Drake Insurance Co. Ltd. 40 % de |
|
Eagle Star Insurance Co. Ltd. |
2,05 |
Sous-total – Sociétés |
21,045 % |
Consortium de la Lloyd’s no |
Pourcentage |
Consortium de la Lloyd’s no |
Pourcentage |
615 |
15,40 |
573 |
1,13 |
616 |
1,03 |
128 |
3,08 |
617 |
4,52 |
368 |
2,05 |
277 |
9,85 |
483 |
0,82 |
418 |
9,45 |
274 |
0,62 |
65 |
4,11 |
590 |
0,41 |
108 |
0,62 |
299 |
3,08 |
764 |
2,05 |
206 |
3,08 |
720 |
1,24 |
632 |
0,74 |
335 |
0,82 |
633 |
0,90 |
406 |
5,54 |
114 |
0,82 |
Sous-total – Consortiums de la Lloyd’s |
71,36 % |
Autrement dit : les défenderesses qui ont comparu sont responsables à hauteur de 92,405 p. 100 (21,045 p. 100 plus 71,36 p. 100) de 4 946 001,86 $, ou 4 570 353,02 $.
LES INTÉRÊTS ET LES DÉPENS
[88] Les parties ont demandé à ce qu’une décision concernant les intérêts et les dépens dans la présente action soit reportée à un moment ultérieur au prononcé des présents motifs. Ainsi soit-il. L’action a été intentée en 2001. Il faudra expliquer à la Cour pourquoi il a fallu attendre 11 ans pour qu’elle soit instruite.
« Sean Harrington »
Montréal (Québec)
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
Juriste-traducteur et traducteur-conseil
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1148-01
INTITULÉ : UNIVERSAL SALES, LIMITED ET AUTRES c
EDINBURGH ASSURANCE CO LTD ET AUTRES
LIEU DE L’AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATES DE L’AUDIENCE : DU 20 AU 24 FÉVRIER ET DU 27 AU 29 FÉVRIER 2012
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : LE 12 AVRIL 2012
COMPARUTIONS :
Mary Paterson
|
POUR LES DEMANDERESSES |
Peter Cullen Matthew Liben |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats Toronto (Ontario)
|
|
Stikeman Elliott s.e.n.c.r.l. Avocats Montréal (Québec)
|
POUR LES DÉFENDEURS |