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Date : 20120306


Dossier : T-356-11

Référence : 2012 CF 291

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 mars 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

DAVID BAGSHAW

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, David Bagshaw, conteste une lettre du 10 février 2011 du sous‑commissaire principal du Service correctionnel du Canada (SCC) indiquant que le directeur de l’Établissement de Millhaven détenait toujours le pouvoir de décision concernant l’attribution d’une cote de sécurité, autre qu’une cote de sécurité maximale, à un délinquant reconnu coupable de meurtre, ainsi qu’il est énoncé au paragraphe 12 de la directive du commissaire DC 705-7. Il allègue que la délégation du pouvoir de décision était irrégulière et que des motifs n’ont pas été fournis.

 

[2]               Ayant examiné les observations présentées par les deux parties relativement à ces questions, je rejette la demande pour les motifs exposés ci-dessous.

 

I.          Contexte

 

[3]               Le demandeur a été déclaré coupable de meurtre au premier degré en 2009. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pendant dix ans.

 

[4]               Initialement, il purgeait cette peine d’emprisonnement dans un établissement à sécurité maximale pour les jeunes, soit Sprucedale Youth Centre. Le jour de ses vingt-et-un ans, le 5 janvier 2011, il a été amené à l’unité d’évaluation de Millhaven en vue que soient déterminés la cote de sécurité et le placement avant l’entrée au sein du système pénitentiaire fédéral pour adultes.

 

[5]               Lorsque des délinquants reconnus coupables de meurtre se retrouvent sous garde fédérale, la politique du SCC consiste à les placer dans un établissement à sécurité maximale pendant au moins les deux premières années de leur incarcération au sein d’un établissement fédéral. Le paragraphe 12 de la DC 705-7 prévoit une dérogation à cette politique, à la discrétion du commissaire adjoint des Opérations et des programmes correctionnels.

 

[6]               En prévision du transfert prochain du demandeur, son avocat, John Hill, a demandé dans une lettre en date du 10 décembre 2010, que le commissaire adjoint, Chris Price, autorise une dérogation à la politique concernant le placement pendant deux ans dans un établissement à sécurité maximale, en vertu du paragraphe 12. Maître Hill a insisté sur le fait qu’une dérogation était la réparation qui convenait pour le demandeur, qui avait déjà purgé sa peine dans un établissement à sécurité maximale et faisait l’objet d’un transfert dans un établissement de détention fédéral. En guise de conclusion à sa lettre, il a déclaré que puisque le demandeur [traduction] « demeure immature sur le plan émotif malgré son âge, le placement dans un établissement à sécurité maximale aurait un effet perturbateur sur les gains qu’il a réalisés à Sprucedale ».

 

[7]               Le commissaire adjoint a répondu dans une lettre en date du 5 janvier 2011, soulignant que le dossier doit être préparé par l’unité d’évaluation initiale avant que ne soit rendue une décision relativement à la dérogation. Il a déclaré que la lettre de Me Hill serait acheminée à l’unité d’évaluation de Millhaven, à des fins de renseignements et d’examen lors du processus de placement pénitentiaire.

 

[8]               Le 18 janvier 2011, une agente de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale a complété une Échelle de classement par niveau sécuritaire (ECNS) pour le demandeur. Un pointage de 118 lui a été accordé pour l’adaptation à l’établissement et un pointage de 169 pour le risque en matière de sécurité, soit un pointage global correspondant à la cote de sécurité maximale. Dans le cadre de son Évaluation en vue d’une décision (EVD), l’agente de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale a fait mention de la participation du demandeur à des actes de violence et de nature belligérante pendant sa garde à l’établissement pour les jeunes, de son immaturité, ainsi que de la nécessité [traduction] « d’un milieu hautement structuré au sein duquel l’interaction individuelle ou en groupe fait l’objet d’une surveillance constante et directe ». Elle a recommandé son placement dans un établissement à sécurité maximale. Aucune recommandation n’a été formulée quant au fait d’accorder une dérogation.

 

[9]               Le comité chargé du placement pénitentiaire a examiné l’évaluation de l’agente de libération conditionnelle et a aussi recommandé, le 20 janvier 2011, le placement à l’établissement à sécurité maximale de Millhaven.

 

[10]           Le 25 janvier 2011, dans une seconde lettre envoyée au commissaire adjoint, Me Hill a réitéré les préoccupations quant à l’immaturité du demandeur sur le plan émotif et il a demandé que soit exercé un pouvoir discrétionnaire afin de placer celui-ci dans un établissement à sécurité moyenne.

 

[11]           Dans une lettre de suivi en date du 8 février 2011, Me Hill a cherché à savoir la raison pour laquelle le demandeur faisait l’objet d’un placement dans l’Unité J de l’Établissement de Millhaven; sa réponse n’a pas été acceptée. Il a renvoyé à la demande qu’il avait présentée plus tôt afin que le commissaire adjoint intervienne dans ce dossier exceptionnel au moyen d’une dérogation fondée sur le paragraphe 12. Il a posé la question suivante : [traduction] « Si vous décidez de ne pas intervenir, auriez-vous l’obligeance de me fournir les raisons pour lesquelles vous refusez la dérogation? »

 

[12]           Le 10 février 2010, Me Hill a reçu une réponse par télécopieur à sa deuxième lettre du 25 janvier, venant cette fois-ci du sous-commissaire principal, Marc-Arthur Hyppolite. Bien que les préoccupations soulevées par Me Hill relativement au placement du demandeur aient été reconnues, voici ce que le sous-commissaire a dit :

[Traduction]

Conformément à la directive du commissaire (DC) 705-7 – Cote de sécurité et placement pénitentiaire, c’est le directeur qui détient toujours le pouvoir de décision concernant l’attribution d’une cote de sécurité à un délinquant et son placement. À ce titre, je fais parvenir au directeur visé des copies de votre correspondance et de mes réponses, à des fins d’examen dans des décisions ultérieures. J’aimerais aussi souligner que l’établissement fournit, par écrit, à un délinquant les motifs du placement proposé deux jours avant la décision finale; le délinquant a donc la possibilité de présenter des observations dont le décideur doit tenir compte. Par ailleurs, si le délinquant ne souscrit pas à la décision finale, il peut interjeter appel de la décision en recourant au processus de règlement des griefs.

 

[13]           Il importe de souligner qu’à la suite de cette décision rendue le 20 mars 2011 le demandeur a été impliqué dans une agression à coups de couteau perpétrée sur un codétenu à l’Établissement de Millhaven, et qu’il a été accusé de tentative de meurtre. Il prétend avoir été intimidé et contraint d’approcher le détenu. Les gardiens du SCC ont utilisé la force pour régler l’incident, et le demandeur se rétablit d’une blessure par balle à l’estomac.

 

II.         Cadre législatif et administratif

 

[14]           L’article 30 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20 (la Loi) confère au SCC le pouvoir d’assigner une cote de sécurité aux détenus en établissement fédéral. Cet article dispose :

Assignation

 

30. (1) Le Service assigne une cote de sécurité selon les catégories dites maximale, moyenne et minimale à chaque détenu conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96z.6).

 

 

Motifs

 

(2) Le Service doit donner, par écrit, à chaque détenu les motifs à l’appui de l’assignation d’une cote de sécurité ou du changement de celle-ci.

 

Service to classify each inmate

 

30. (1) The Service shall assign a security classification of maximum, medium or minimum to each inmate in accordance with the regulations made under paragraph 96(z.6).

 

 

Service to give reasons

 

(2) The Service shall give each inmate reasons, in writing, for assigning a particular security classification or for changing that classification.

 

 

[15]           Conformément à l’alinéa 96z.6) de la Loi, le gouverneur en conseil a le pouvoir de prendre des règlements énonçant les critères de détermination de cette cote par le SCC. Le gouverneur en conseil a exercé ce pouvoir en adoptant les articles 17 et 18 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement).

 

[16]           Ni la Loi ni le Règlement n’abordent expressément la règle des deux années initiales dans un établissement à sécurité maximale ou la dérogation prévue à la DC 705-7, lesquelles font partie des politiques administratives du SCC à l’interne. Voici le texte du paragraphe 11 de la DC 705-7 :

11. Les directeurs d’établissement et les directeurs de district sont chargés d’autoriser la cote de sécurité attribuée au délinquant. Ce pouvoir peut être délégué au sous-directeur de l’établissement ou au directeur de secteur, sauf dans le cas d’un délinquant déclaré dangereux ou lorsque la décision concernant la cote de sécurité est reliée à un transfèrement et/ou que le délinquant en cause purge une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au premier ou au deuxième degré ou a été reconnu coupable d’une infraction de terrorisme passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité.

 

11. Institutional Heads and District Directors are responsible for authorizing an offender’s security classification. This authority may be delegated to the Deputy Warden or Area Director except for an offender who is subject to a dangerous offender designation, or in those cases where the security classification is related to a transfer decision and/or involves an offender serving a life sentence for first or second degree murder, or an offender convicted of a terrorism offence punishable by life.

 

 

[17]           Selon le paragraphe 12, la dérogation demandée par le demandeur en l’espèce peut être accordée comme suit :

12. Le commissaire adjoint des Opérations et des programmes correctionnels a le pouvoir de décision concernant l’attribution d’une cote initiale autre qu’une cote de sécurité maximale à un délinquant reconnu coupable de meurtre au premier ou au deuxième degré.

12. The decision-making authority for initial classification to other than maximum security for an offender convicted of first or second degree murder is the Assistant Commissioner, Correctional Operations and Programs.

 

[18]           En 2007, le commissaire adjoint Ross Toller a publié une note de service intitulée [traduction] « Placement pénitentiaire initial – délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au second degré » (également appelé la note de service de M. Toller), portant sur la procédure à suivre pour évaluer les cas spéciaux sur le fondement du paragraphe 12 :

[Traduction]

1)         L’agent de libération conditionnelle de l’établissement prépare une Évaluation en vue d’une décision;

2)         Le directeur responsable de l’évaluation examine si une dérogation est justifiée, et il achemine ensuite la recommandation à son SCR [sous‑commissaire régional];

3)         Le SCR s’assure du contrôle qualité et de la conformité relativement à tous les aspects politiques, puis achemine la recommandation aux fins d’une « dérogation » et la documentation pertinente au CAOPC [commissaire adjoint] à des fins d’examen et de décision;

4)         Le CAOPC avise le SCR des résultats de la décision.

 

III.       Questions en litige

 

[19]           La Cour doit trancher les questions suivantes :

 

a)         Le SCC a-t-il subdélégué le pouvoir de décision de manière irrégulière ou manqué à son devoir d’agir équitablement lors de l’attribution d’une cote de sécurité et du placement pénitentiaire du demandeur compte tenu de la DC‑705-7?

 

b)         La présente demande est-elle théorique à la suite de l’incident du 20 mars 2011 et des accusations de tentative de meurtre?

 

IV.       La norme de contrôle

 

[20]           La tâche principale de la Cour consiste à examiner les exigences exposées dans la DC‑705‑7 et la question connexe de la portée du devoir d’agir équitablement dans la présente affaire.

 

[21]           Examinant la norme de contrôle applicable aux décisions sur les griefs des détenus, la Cour d’appel fédérale a conclu au paragraphe 24 de l’arrêt McDougall c Canada (Procureur général), 2011 CAF 184, [2011] ACF no 841 que « la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit, lesquelles comprennent l’interprétation de la Loi, de ses règlements et des directives du commissaire, ainsi qu’aux questions d’équité procédurale ». Ce raisonnement est tout aussi valable pour la décision du SCC concernant l’attribution d’une cote de sécurité au demandeur et son placement pénitentiaire.

 

[22]           De plus, cette approche concorde avec les arrêts de principe Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 50, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, aux paragraphes 43 et 44, lesquels confirment la norme de la décision correcte pour les questions de droit et d’équité procédurale.

 


V.        Analyse

 

A.        Le SCC a-t-il subdélégué le pouvoir de décision de manière irrégulière ou manqué à son devoir d’agir équitablement lors de l’attribution d’une cote de sécurité et du placement pénitentiaire du demandeur compte tenu de la DC‑705-7?

 

[23]           Afin de bien examiner cette question, je dois prendre en considération les quatre préoccupations suivantes soulevées dans le cadre de la présente demande : (i) les décisions prises par le SCC sont-elles conformes à la DC-705-7; (ii) le principe selon lequel le délégué ne peut pas déléguer s’applique-t-il; (iii) la présentation des observations du demandeur a-t-elle fait en sorte que la SCC a le devoir de rendre une décision sur la dérogation et de fournir des motifs; et (iv) le demandeur n’avait-il pas épuisé les recours internes?

 

(i)         Décision conforme à la DC-705-7

 

[24]           Bien que le paragraphe 11 de la DC-705-7 prévoie que les directeurs d’établissement et les directeurs de district sont normalement chargés d’autoriser la cote de sécurité attribuée à un délinquant, le commissaire adjoint a le pouvoir de décision concernant la dérogation prévue au paragraphe 12 lorsqu’il s’agit de délinquants reconnus coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré.

 

[25]           Dans sa note de service interne sur le placement pénitentiaire initial (la note de service de M. Toller), le commissaire adjoint a établi un processus en quatre étapes qui lui permet d’examiner les dossiers exceptionnels où il serait justifié d’attribuer une cote de sécurité et un placement pénitentiaire autres que la sécurité maximale. Le processus débute avec une évaluation en vue d’une décision effectuée par l’agent de libération conditionnelle, puis fait appel au directeur de l’établissement et au sous‑commissaire régional, puis passe à la quatrième et dernière étape où le commissaire adjoint avise le détenu de la décision.

 

[26]           Ce processus administratif interne facilite l’identification des dossiers exceptionnels qu’il convient de porter à l’attention du commissaire adjoint. Il ne s’agit pas d’une subdélégation irrégulière du pouvoir de décision, mais d’une élaboration plus détaillée du processus prévu au paragraphe 12 de la DC-705-7, qui vise à assurer l’attribution de la cote de sécurité qui convient à chaque détenu. Conformément à la Directive, le commissaire adjoint demeure le décideur principal et de dernière instance dans ce processus.

 

[27]           La réponse du commissaire adjoint en date du 5 janvier 2011 (faisant suite aux observations initiales de M. Hill à l’appui de la demande de dérogation) était également conforme à ce processus interne. Il a signalé que [traduction] « [l]orsqu’on examine la possibilité de placer un délinquant reconnu coupable de meurtre au premier ou au deuxième degré ailleurs que dans un établissement à sécurité maximale, le décisionnaire est, comme vous l’avez signalé, le commissaire adjoint des Opérations et des programmes correctionnels. Toutefois, avant que cette décision ne soit rendue, l’unité d’évaluation initiale doit préparer le dossier. »

 

[28]           D’après le défendeur, aucune décision n’a été prise à l’égard de la dérogation, car l’agente de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale n’a pas formulé de recommandation en ce sens. Elle a appuyé un placement en sécurité maximale à l’établissement de Millhaven. Ni le commissaire adjoint, ni le directeur de l’établissement de Millhaven n’avaient à rendre une décision à cet égard. La lettre du sous‑commissaire principal en date du 10 février 2011 n’était pas une subdélégation irrégulière de son pouvoir de décision au directeur de l’établissement, mais la reconnaissance qu’on avait attribué une cote de sécurité initiale au demandeur et qu’elle était désormais du ressort du directeur de l’établissement.

 

[29]           Je suis disposé à admettre qu’aucune décision officielle n’a été rendue concernant la dérogation et qu’il n’y a pas eu de subdélégation irrégulière du pouvoir de décision. Le sous‑commissaire principal aurait pu expliquer plus clairement pourquoi la décision incombait désormais au directeur de l’établissement de Millhaven, mais l’approche du SCC était dans l’ensemble conforme à ses politiques internes.

 

[30]           Toutefois, il est à mon avis quelque peu préoccupant que, dans le cadre du processus en place, la décision d’un agent de libération conditionnelle chargé de l’évaluation initiale de ne pas recommander une dérogation puisse mettre fin à l’affaire. Cette approche confère à l’agent de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale une part importante de la responsabilité eu égard à la décision qui sera finalement rendue sur la demande de dérogation. L’interprétation du défendeur laisse croire qu’il ne peut y avoir de décision sans la présentation d’une recommandation initiale. Étant donné qu’il s’agit de la politique adoptée par le SCC relativement aux demandes de dérogation, à mon avis, la formulation de la note de service de M. Toller pourrait être clarifiée à cet égard; autrement dit, si l’agent de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale ne présente pas de recommandation au terme de la première étape, le commissaire adjoint n’a pas de décision à prendre.

 

(ii)        Doctrine selon laquelle le délégué ne peut pas déléguer

 

[31]           À l’appui de sa position, le demandeur a fait valoir la doctrine selon laquelle le délégué ne peut pas déléguer. D’après ce principe de l’interprétation des lois, lorsqu’un agent désigné est chargé de rendre une décision, il ne peut pas déléguer à nouveau cette responsabilité. Le demandeur se fonde sur l’analyse de ce principe aux paragraphes 16 à 23 de Kindratsky c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1531, [2006] ACF no 1955 (il convient toutefois de signaler que le juge Robert Hughes a rejeté l’argument selon lequel le règlement était invalide en raison de cette doctrine, étant donné qu’il y avait eu « une délégation raisonnable et nécessaire à une personne compétente d’un certain pouvoir »).

 

[32]           Comme l’a clairement fait valoir le défendeur, le principe ne s’applique pas en l’espèce. Les directives du commissaire « ne sont rien de plus que des instructions relatives à l’exécution de leurs fonctions dans l’institution où ils travaillent », par opposition à des instruments législatifs (voir Martineau et al. c. Le Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1RCS 118, à la page 129).

 

[33]           Surtout, alors que les pouvoirs législatifs et judiciaires délégués doivent être exercés par la personne à qui ces pouvoirs ont été confiés, les pouvoirs administratifs peuvent être subdélégués à d’autres et constituent une exception à ce principe (voir, par exemple, Northeast Bottle Depot Ltd c. Alberta (Beverage Container Management Board), 2000 ABQB 572, [2000] AJ no 980, aux paragraphes 44, 50 à 58). Étant donné que les pouvoirs délégués aux termes de la DC-705-7 sont de nature administrative, ils sont visés par l’exception au principe portant que le délégué ne peut pas déléguer.

 

(iii)       Obligation de rendre une décision et de donner des motifs

 

[34]           Le demandeur soutient que la demande présentée au commissaire adjoint pour qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire a entraîné une obligation, de la part du SCC, d’examiner la demande et de fournir des motifs quant au refus. Il se fonde sur la décision Jamieson c Canada (Commissaire aux Services correctionnels) (1986), 2 FTR 146, [1986] ACF no 171, dans laquelle il a été considéré qu’il y avait manquement à l’équité procédurale lorsque des motifs précis du transfèrement projeté d’un prisonnier ne lui étaient pas fournis; il n’était pas non plus clairement établi si un décideur adéquat avait tenu compte des observations du prisonnier avant de rendre une décision finale, et celui-ci n’a pas été informé de cette décision finale. Il a également renvoyé aux exigences de fournir des motifs, que « [l]es motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents » (voir la décision Via Rail Canada Inc c Office national des transports, [2001] 2 CF 25, (2000) 193 DLR (4th) 357, au paragraphe 22).

 

[35]           Le défendeur prétend que le demandeur fait erreur en affirmant qu’il fallait tenir compte de la demande. Les directives du commissaire ne créent pas un droit exécutoire pour un détenu (voir par exemple la décision Bouchard c Canada (Procureur général), 2006 CF 775, [2006] ACF no 963 aux paragraphes 73 et 74). La DC 705-7 et le paragraphe 12 en particulier ne font nulle mention d’observations présentées par le détenu afin de demander qu’une décision soit prise relativement à la dérogation. La directive ne fait nulle mention quant au moment où le commissaire adjoint pourra accorder une dérogation à la règle des deux années, ni de quelle manière, ou dans quelles circonstances.

 

[36]           Avec égards, il m’est impossible d’accepter l’allégation du demandeur voulant que la décision Jamieson, ci-dessus, crée une obligation de rendre, en l’espèce, une décision fondée sur les observations présentées au SCC. Il n’existe aucun processus en place permettant au demandeur de demander une dérogation, mais il doit, semble-t-il, contester des décisions rendues à son égard au sujet de l’attribution d’une cote et du placement, par l’entremise du processus de règlement des griefs, que ces décisions aient été prises dans le cadre du processus normal ou qu’elles soient attribuables au refus du commissaire adjoint d’exercer son pouvoir discrétionnaire.

 

[37]           Quoi qu’il en soit, la réponse initiale du commissaire adjoint, selon laquelle il [traduction] « a demandé que la correspondance soit acheminée à l’unité d’évaluation de Millhaven, à des fins de renseignements et d’examen lors du processus de placement pénitentiaire », laissait sous‑entendre que les observations seraient prises en considération. Bien qu’il soit fait mention, dans l’Évaluation en vue d’une décision préparée par l’agente de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale, de l’immaturité du demandeur sur le plan émotif, il n’est pas clairement établi que la demande de dérogation avait été prise en compte lors de cette étape initiale. Il est légitime pour le demandeur, après s’être fait dire que la demande était acheminée à des fins de renseignements et d’examen, de demander pourquoi il n’en a été fait nulle autre mention. Sur la base de ce motif restreint, le demandeur peut avoir soulevé des préoccupations valides en matière d’équité procédurale.

 

[38]           J’estime toutefois que la Cour ne peut aider le demandeur à cet égard, puisqu’il n’a pas épuisé les recours internes à sa portée en recourant au processus de règlement des griefs.

 

(iv)       Omission d’épuiser les recours internes

 

[39]           Voici ce que souligne la Cour fédérale au paragraphe 10 de la décision Marachelian c Canada (Procureur général), [2001] 1 CF 17, [2000] ACF no 1128 :

[10]      Les considérations de principe justifiant que l’on exige des demandeurs qu’ils épuisent leurs recours internes sont déterminantes. Conclure autrement signifierait miner la légitimité de ces autres recours en leur attribuant un rôle secondaire alors qu’il existe de nombreuses raisons pour lesquelles ils doivent jouer un rôle de premier plan dans le règlement des litiges. Dans le contexte des établissements de détention, on peut mentionner la rapidité, la connaissance d’un environnement unique, les mesures adéquates de protection procédurale et l’économie comme motifs pour lesquels les recours internes devraient être épuisés avant qu’une demande ne soit faite auprès de la Cour. Il y a toutefois des cas où les recours internes ne sont pas adéquats. […]

 

[40]           Bien que la Cour ait conclu en l’espèce qu’il y avait une exception à la règle générale, le raisonnement demeure pertinent.

 

[41]           Dans un même ordre d’idées, voici ce que le juge Michael Phelan a déclaré au paragraphe 26 de la décision Gates c Canada (Procureur général), 2007 CF 1058, [2007] ACF no 1359 :

[26]      À mon avis, la Cour ne devrait pas intervenir à la légère dans la procédure de plainte. Il existe des raisons solides, de principe et légales, pour exiger des détenus qu’ils emploient cette procédure. Seules des circonstances contraignantes, par exemple un préjudice physique ou mental réel ou une nette insuffisance de la procédure, peuvent justifier qu’on mette de côté la procédure de plainte (il ne s’agit pas d’une liste exhaustive des circonstances justifiant l’abandon de la procédure habituelle).

 

[42]           Au paragraphe 28, il a déclaré que « [c]et article est en conformité avec l’économie du Règlement, qui veut qu’en présence de questions de fond urgentes et d’une inadaptation manifeste des procédures internes, la Cour soit habilitée à examiner la question des mesures de réparation ».

 

[43]           Le demandeur prétend qu’il s’agit ici d’un cas où les procédures internes sont inadéquates pour justifier une intervention de la Cour, comme le suggère la décision Gates, ci‑dessus.

 

[44]           Bien qu’un délinquant doive être informé du processus de règlement de griefs concernant l’attribution d’une cote et le placement, conformément au paragraphe 17 de la DC 705-7, « [l]orsque le commissaire adjoint des Opérations et des programmes correctionnels ou le sous‑commissaire principal détient le pouvoir de décision concernant l’attribution de la cote de sécurité, tout grief ayant trait à cette décision sera soumis directement au troisième palier ». Le demandeur soutient qu’il s’est vu empêcher de soumettre un grief au troisième palier d’une décision rendue par le commissaire adjoint, et qu’aucun motif ne lui a été fourni pour lui permettre de présenter des observations convaincantes.

 

[45]           Or, il n’a pas été privé de recourir au processus de règlement des griefs en ce qui concerne l’attribution de sa cote de sécurité et son placement de manière plus générale. Bien que le commissaire adjoint n’était pas tenu de rendre une décision quant à la dérogation, le demandeur peut toujours déposer un grief - selon le processus normal à trois paliers - en ce qui concerne la décision du placement en général et les motifs fournis par l’agente de libération conditionnelle chargée de l’évaluation initiale. Il a donc la possibilité de faire valoir ses préoccupations en matière d’équité procédurale, telle que l’omission d’examiner ses observations quant à la possibilité d’une dérogation, comme l’avait laissé sous-entendre le commissaire adjoint dans sa réponse initiale. La préoccupation formulée par le demandeur selon laquelle il ne bénéficiera pas immédiatement d’un examen de son grief par un palier supérieur ne justifie pas actuellement l’intervention de la Cour.

 

B.         La présente demande est-elle théorique à la suite de l’incident du 20 mars 2011 et des accusations de tentative de meurtre?

 

[46]           Le défendeur a en outre affirmé que la présente demande est devenue théorique en raison de l’incident survenu le 20 mars 2001 et des accusations de tentative de meurtre qui s’y rattachent. Conformément à l’article 17 du Règlement, les facteurs à prendre en considération pour établir la cote de sécurité à assigner à un détenu comportent « toute accusation en instance contre lui », « son rendement et sa conduite pendant qu’il purge sa peine » et « sa propension à la violence. » Aux dires du défendeur, l’ECNS du demandeur indiquerait sans doute aujourd’hui un pointage plus élevé, soit 35 points de plus que ce qu’elle indiquait lors du processus de l’évaluation initiale.

 

[47]           Voici ce qui est énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, [1989] ACS no 14, au paragraphe 15 :

[15]      […] Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.  Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire.  Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision.  En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.[…]

 

[48]           Compte tenu de mon analyse en ce qui a trait à la question A, il n’est pas nécessaire que j’examine en détail la question de savoir si la demande est théorique. Je laisse le soin au demandeur de présenter un grief au sujet de son placement initial et au SCC la tâche d’examiner la question de savoir de quelle manière l’incident du 20 mars 2011 aura une incidence sur toute attribution future d’une cote.

 

VI.       Conclusion

 

[49]           Puisque la lettre du sous-commissaire principal était conforme à la DC 705-7 ainsi qu’aux politiques internes du SCC, et que le demandeur peut recourir au processus de règlement des griefs pour faire valoir toute autre préoccupation au sujet de son placement, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-356-11

 

INTITULÉ :                                       BAGSHAW c. AGC

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 janvier 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 mars 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John L. Hill

 

POUR LE DEMANDEUR

Michael J. Sims

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John L. Hill

Avocat

Cobourg (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Michael J. Sims

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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