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Date : 20120202


Dossier : IMM-3018-11

Référence : 2012 CF 138

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

JAVIER CAMARGO VIVERO
ANTONIA FLORIDO MARTINEZ
MIGUEL CAMARGO FLORIDO

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 23 mars 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] RT Can no 6) ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

 

[2]               La question dont est saisie la Cour est de savoir si la Commission a commis une erreur dans son analyse du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. Une deuxième question concerne les conclusions de la Commission sur la protection de l’État; cependant, comme il était raisonnable qu’elle considère que les demandeurs ne s’exposaient à aucun risque qui ne soit couru par d’autres personnes au Mexique, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de la protection de l’État. Le troisième motif de contrôle, touchant un manquement aux principes de justice naturelle, a été abandonné par les demandeurs au début de leur argumentation.

 

Les faits

[3]               Le demandeur principal, Javier Camargo Vivero (le demandeur), son épouse et leur enfant mineur sont originaires de Cordoba, dans l’État de Veracruz, au Mexique. Le demandeur était un mécanicien automobile indépendant et sa femme travaillait à son compte comme graphiste. Le 12 novembre 2008, M. Vivero a été enlevé, agressé et détenu par « Los Zetas » (les Zetas), un gang criminel au Mexique qui réclamait une rançon d’un million de pesos. Sa femme a amassé près de la moitié de cette somme pour obtenir sa libération. Les Zetas ont alors ordonné au demandeur de verser 20 000 pesos par mois pour mettre sa famille et lui-même hors de danger. On lui a interdit d’aller voir la police et indiqué que sa ligne téléphonique serait sur écoute et qu’il serait surveillé. Le demandeur a déclaré que sa personne et son domicile avaient été sous surveillance à l’occasion.

 

[4]               Le demandeur a évoqué la situation avec certains de ses clients policiers. Ces derniers lui auraient expliqué qu’il n’y avait rien à faire, sinon de payer la rançon ou de fermer boutique et de partir ailleurs. Il n’a donc pas signalé l’enlèvement, l’agression ou les menaces d’extorsion à la police. En juillet 2009, les Zetas ont fait passer le montant de leur racket mensuel à 25 000 pesos. Le demandeur a déclaré qu’il avait envisagé de déménager ailleurs au Mexique, mais qu’il craignait que les Zetas ne le punissent d’avoir fermé boutique et cherché à leur échapper. Aux petites heures du 15 janvier 2010, les demandeurs ont laissé derrière eux leur maison et la plupart de leurs possessions, et se sont rendus à l’aéroport en voiture. Ils ont présenté une demande d’asile le jour de leur arrivée au Canada.

 

[5]               La Commission a rejeté les demandes d’asile le 23 mars 2011, le jour même de l’audience, et rendu sa décision écrite le 11 avril suivant; elle concluait :

[…] je n’ai trouvé aucun lien avec l’un des motifs énoncés dans la Convention, c’est-à-dire que vous ne craignez pas le gang criminel Los Zetas en raison de votre nationalité, de votre race, de votre religion ou de vos opinions politiques. J’estime que votre crainte de Los Zetas n’est pas non plus [due] à votre appartenance à un groupe social. Vous avez été victimes d’enlèvement, d’agression, de menaces de mort et d’extorsion. En d’autres mots, vous êtes des victimes de la criminalité au Mexique. À lui seul, ce statut de victime ne fait pas de vous les membres d’un groupe social. Par ailleurs, je ne considère pas que la qualité d’homme d’affaires prospère au Mexique, qui est celui du demandeur d’asile principal, corresponde à un groupe social.

 

[6]               La Commission a approfondi ce raisonnement, et ajouté :

Je ne dispose d’aucun élément de preuve qui démontre que vous avez été pris pour cible par Los Zetas pour une raison autre que votre richesse apparente. Les membres de Los Zetas étaient à la recherche d’une personne qui pourrait les payer. Leur motivation à votre égard était purement financière, et votre richesse apparente en était la cause probable. Ainsi, votre crainte découle de la criminalité, ce qui ne constitue pas une crainte de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention, tel qu’il a été établi dans les décisions Larenas et Vikram de la Cour fédérale.

 

[7]               Ayant conclu que le bien-fondé de la demande au titre de l’article 96 n’avait pas été établi, la Commission a ensuite examiné la question de savoir si le critère relatif à l’article 97 de la LIPR avait été rempli. Elle a déclaré :

[…] je dois évaluer vos demandes d’asile suivant le paragraphe 97(1) de la Loi et selon la prépondérance des probabilités. Je constate qu’aucun élément de preuve n’indique que les membres de ce gang posent un risque ou une menace continus. Même si vous croyez qu’il y aurait de graves conséquences si les membres de Los Zetas vous trouvaient au Mexique, aucun élément de preuve n’indique qu’ils vous recherchent toujours activement. Cela confirme ma conclusion selon laquelle leur principal intérêt à votre égard était l’argent. Même si j’admets que vous puissiez continuer à craindre ceux qui vous ont enlevé et extorqué, j’estime que le risque auquel vous êtes exposé est malheureusement généralisé. Dans un pays où le taux de criminalité est élevé, la sécurité de tous les citoyens est minée. La situation des demandeurs d’asile doit être distincte pour satisfaire aux exigences du paragraphe 97(1) de la Loi. En d’autres mots, vous devez être exposés à un risque de façon plus personnelle que les autres Mexicains, y compris les autres familles et propriétaires de petites entreprises. Même si j’ai conclu que votre richesse apparente vous expose à un plus grand risque que les personnes à revenu moins élevé, votre situation n’en est pas pour autant distincte.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               Après avoir aussi estimé que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État par une preuve claire et convaincante, la Commission a conclu qu’ils ne tombaient pas sous le coup de l’article 97 de la LIPR.

 

Aperçu

[9]               La question dont était saisie la Cour était de savoir si la jurisprudence se rapportant à l’article 97, reproduit à l’annexe A du présent jugement, est divisée.

 

[10]           En substance, l’argument du demandeur est qu’il existe deux courants jurisprudentiels divergents à l’égard du sous-alinéa 97(1)b)(ii) et de la portée ou de l’étendue de la disposition selon laquelle « […] d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne […] sont généralement pas » exposées au risque. On a fait valoir que, suivant les décisions invoquées, les actes de criminalité ordinaires peuvent satisfaire ou non au second volet du critère.

 

[11]           À mon avis, la jurisprudence n’est pas contradictoire; les différentes issues des affaires ayant trait à l’article 97 résultent de la nécessité de procéder à une enquête individualisée dans chaque cas. La Commission doit établir à chaque fois si toutes les exigences de l’article 97 sont remplies, et doit notamment déterminer si le demandeur d’asile serait personnellement exposé à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, et si ce risque concerne généralement d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent. Ce serait donc une erreur que de ne pas se poser la question de savoir si le demandeur d’asile fait face à un risque personnel, ou d’assimiler cette question à celle de savoir si le risque est généralisé. On se tromperait également en amalgamant le risque à son fondement; ainsi, le fait que celui-ci découle d’une activité criminelle n’est pas en soi pertinent eu égard à la question de savoir si les exigences de l’article 97 sont remplies.

 

[12]           En l’espèce, toutefois, la Commission a conclu, à l’issue d’une enquête individualisée, que les demandeurs ne s’exposaient pas à un risque qui ne soit couru par d’autres personnes au Mexique. Il était raisonnablement loisible à la Commission de parvenir à cette conclusion, et la demande doit donc être rejetée.

 

Analyse

[13]           La Cour a, dans de nombreuses décisions, confirmé des conclusions voulant que les demandeurs d’asile ne soient exposés qu’à un risque général couru par d’autres personnes se trouvant dans leur pays. Par exemple, dans la décision Carias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602, le juge John O’Keefe a déclaré ce qui suit, au paragraphe 25 :

 

Les demandeurs sont membres d’un vaste groupe de personnes qui risquent d’être visés par des crimes économiques au Honduras parce qu’ils sont considérés comme riches. Ils font valoir que la Commission a commis une erreur en imposant une norme de contrôle trop stricte et en exigeant qu’ils fassent la preuve qu’ils seraient exposés personnellement à un risque. Compte tenu de la formulation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, les demandeurs devaient convaincre la Commission qu’ils risquaient d’être personnellement exposés à un risque non partagé par les autres habitants du Honduras.

 

[14]           Carias a été citée en termes favorables peu après par la juge Danièle Tremblay-Lamer dans la décision Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, où elle déclarait au paragraphe 23 :

 

Compte tenu de la jurisprudence récente de la Cour, je suis d’avis que le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d’Haïti. Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.

 

[15]           La Cour a également adopté ce raisonnement dans des décisions telles que Marshall c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 946; Cius c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1; Acosta c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213; Paz Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182. Un extrait de la décision Acosta s’avère particulièrement instructif. La juge Johanne Gauthier (à présent juge de la Cour d’appel) écrivait au paragraphe 16 :

Le demandeur a renvoyé au passage de la preuve documentaire qui confirme que les personnes chargées de la perception du prix des billets d’autobus font souvent l’objet d’extorsion de la part du gang. Toutefois, la Commission a examiné ce document d’information sur le pays et a conclu qu’il fait clairement état du caractère généralisé de la violence liée aux gangs dans plusieurs régions. Il n’est pas plus déraisonnable de conclure qu’un groupe particulier, que ce soit les personnes chargées de la perception du prix des billets d’autobus ou d’autres victimes d’extorsion qui ne payent pas, est exposé à de la violence généralisée que de tirer la même conclusion à l’égard des riches hommes d’affaires en Haïti qui, selon ce qu’on a clairement conclu, sont exposés à un risque plus important de violence que celle qui sévit dans ce pays.

 

[16]           L’approche qualifiée de divergente, eu égard au sous-alinéa 97(1)b)(ii), trouve son origine dans la décision Martinez Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365. Dans cette affaire, le demandeur avait été menacé à plusieurs reprises chez lui et à l’université par des membres armés du gang Maras Salvatruchas. Écartant la décision de la Commission, le juge Yves de Montigny déclarait aux paragraphes 13 et 15 :

Bref, le risque auquel un demandeur se dit exposé ne doit pas être un risque aléatoire et généralisé encouru indistinctement par toute personne vivant dans le pays où il risque d’être renvoyé. En l’occurrence, le demandeur a soutenu dans son Formulaire de renseignement personnel (FRP) qu’il avait été personnellement exposé au danger; pourtant, la SPR n’en a pas tenu compte et a plutôt mis l’accent sur le fait que M. Pineda a déclaré dans son témoignage que les Maras Salvatruchas recrutent à la grandeur du pays et visent toutes les couches de la société, peu importe l’âge des personnes visées.

 

[…]

 

Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable. On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.

 

[17]           Dans la décision ultérieure Surajnarain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1165, la juge Eleanor Dawson (aujourd’hui juge à la Cour d’appel) s’est livrée à une analyse du sous-alinéa 97(1)b)(ii) et de ses objectifs sous-jacents. Elle notait que l’idée enchâssée dans cette disposition n’était pas nouvelle, mais qu’elle avait un antécédent dans la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c‑2, et dans le Règlement qui imposait au demandeur d’établir qu’il s’exposait « en tout lieu de ce pays, à l’un des risques […], objectivement identifiable, auxquels ne sont pas généralement exposés d’autres personnes provenant de ce pays ou s’y trouvant. » La juge Dawson s’est ensuite penchée, au paragraphe 17, sur les lignes directrices publiées par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration pour éclairer l’interprétation de divers éléments contenus dans la définition de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (DNRSRC) :

Le ministère de la Citoyenneté et de l’immigration avait publié des lignes directrices pour aider les agents dans l’interprétation des divers éléments contenus dans la définition de la catégorie des DNRSRC. En ce qui concerne l’exigence voulant que le risque soit un risque « auquel ne sont pas généralement exposés d’autres individus », les lignes directrices donnaient les instructions suivantes aux agents :

 

Il ne s’agit pas seulement d’un risque que pourrait courir un individu dans un cas particulier, il s’agit d’un risque que pourraient aussi courir d’autres individus qui se trouveraient dans une situation semblable. Les risques ne se limitent pas à des considérations ethniques, politiques, religieuses ou sociales comme pour les motifs de persécution dans la définition de réfugié au sens de la Convention. Cet élément s’applique, que le risque soit relié ou non à un motif prévu par la « Convention ». Cependant, sous réserve de ce qui précède, il faut tenir compte de la limite qu’impose la définition de DNRSRC dans l’expression « à l’un des risques suivants, […] auxquels ne sont généralement pas exposés d’autres individus ». Ainsi, une décision favorable ne peut être prise aux termes de cette disposition réglementaire dans le cas d’un risque auquel sont exposés tous les résidents et citoyens du pays d’origine. [Non souligné dans l’original.]

 

[Souligné dans l’original.]

[18]           La juge Dawson a conclu son analyse en indiquant que la Commission devait établir si toutes les personnes vivant dans le pays en cause sont généralement exposées au risque.

 

[19]           Dix ans plus tôt, la juge Donna McGillis, au paragraphe 37 de la décision Sinnappu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 CF 791, se référait également à ces lignes directrices pour tenter de définir la portée de l’exigence prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) actuel :

Plus précisément, les lignes directrices indiquent que les critères du paragraphe 2(1) du Règlement ne se limitent pas à un « risque que pourrait courir un individu dans un cas particulier », mais comprennent un risque qui pourraient aussi courir d’autres individus qui se trouveraient dans une situation semblable. De plus, d’après les lignes directrices, les mots du Règlement « auquel ne sont pas généralement exposés d’autres individus » signifient qu’une décision favorable pourrait être rendue dans le cas d’un risque auquel sont exposés tous les résidents et citoyens de ce pays. Effectivement, au cours de son contre-interrogatoire, Gilbert Troutet, spécialiste des demandes d’établissement fondées sur l’appartenance à la catégorie DNRSRC, a mentionné que l’exclusion s’appliquerait uniquement [traduction] « dans les situations extrêmes comme une catastrophe généralisée qui toucherait tous les habitants d’un pays donné. En pareil cas, elle [l’intimée] peut appliquer des programmes spécifiques pour couvrir ce genre de situation. »

 

[Renvoi omis.]

[20]           Dans la décision Aguilar Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62, le juge Simon Noël a conclu, au paragraphe 17, que la Commission avait commis une erreur, parce qu’elle n’avait pas examiné la question de savoir si le risque auquel le demandeur était exposé se distinguait du risque général lié aux activités criminelles ordinaires :

Comme c’était le cas dans Martinez Pineda, la Commission a commis une erreur dans sa décision : elle s’était concentrée sur la menace généralisée à laquelle était exposée la population du Guatemala, en omettant toutefois de prendre en compte la situation particulière du demandeur. Parce que la crédibilité du demandeur n’était pas en cause, il incombait à la Commission d’apprécier rigoureusement le risque personnel auquel le demandeur était exposé afin de procéder à une analyse complète de sa demande d’asile au titre de l’article 97 de la LIPR. Il semble que le demandeur n’avait pas été pris pour cible de la même manière que n’importe quel autre marchand : il était menacé de représailles parce qu’il avait collaboré avec les autorités, qu’il avait refusé de se plier à la volonté du gang et qu’il connaissait les circonstances du décès de M. Vicente.

 

[21]           Je déduis d’Aguilar Zacarias que la Commission est tenue à la fois de s’interroger sur la présence d’un risque personnel et de se demander si ce risque n’est pas généralement couru par d’autres personnes se trouvant dans le pays.

 

[22]           Pour terminer, dans la décision Corado Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, le juge Russel Zinn faisait remarquer, au paragraphe 27, que la Commission et la Cour avaient tenu des raisonnements déroutants sur cette question dans de nombreuses décisions; il a formulé plusieurs commentaires utiles sur l’analyse qu’il convient d’entreprendre pour statuer sur une demande d’asile au titre de l’article 97 :

La majorité des affaires dépendent de la question de savoir si la dernière condition est remplie, c’est-à-dire si d’autres personnes qui se trouvent dans le pays sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile. J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que la SPR et la Cour restent malheureusement trop souvent vagues à cet égard. Je l’ai moi-même fait. En particulier, un grand nombre de décisions indiquent ou laissent entendre qu’un risque généralisé n’est pas un risque personnel. Cela signifie habituellement que d’autres personnes sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile et que ce dernier ne satisfait donc pas aux exigences de la Loi. Cela ne signifie pas que le demandeur d’asile ne court personnellement aucun risque. Il est important qu’un décideur conclue qu’un demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque parce que, si aucun risque personnel n’existe, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse de la demande; il n’existe tout simplement aucun risque. Ce n’est qu’après avoir conclu que le demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque que le décideur doit déterminer si la population est généralement exposée au même risque.

 

[23]           Le juge Zinn notait également que les décideurs sont souvent imprécis au sujet du risque lui-même; ainsi, il arrive parfois que la Commission ne définisse pas le risque, ou qu’elle l’assimile à son fondement, ce qui est une erreur dans les deux cas. Le juge déclarait au paragraphe 29 :

La décision faisant l’objet du présent contrôle est un exemple du type de décision dont je parle. Dans l’affaire qui nous concerne, la décideuse s’est contentée de dire, au sujet du risque auquel le demandeur était exposé : « [L]e préjudice craint par le demandeur d’asile, c’est-à-dire la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) […] » Or, il ne s’agit pas du risque auquel le demandeur était exposé, et même dans le cas contraire, la décideuse n’a pas expliqué de quelle façon ce risque satisfaisait au critère prévu au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Tout au plus, le risque décrit fait partie du fondement de la menace à la vie du demandeur. Or, il ne faut pas, pour effectuer correctement l’examen personnalisé de la demande qui est exigé par l’article 97, amalgamer ce fondement et le risque lui-même

 

[24]           Le défendeur affirme que le risque de violence découlant d’activités criminelles est un risque auquel sont généralement exposées les personnes qui se trouvent au Mexique, et qu’il ne peut donc fonder une demande d’asile au titre de l’article 97. Cependant, d’après Corado Guerrero, précitée, ce raisonnement va à l’encontre de l’exigence d’une enquête individualisée dans chaque cas et de la série de décisions précitées ayant établi qu’un risque personnel pouvait découler d’activités criminelles de gangs : Martinez Pineda; Aguilar Zacarias; Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403; Alvarez Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724.

 

[25]           Je souscris aux motifs du juge Zinn reproduits dans les paragraphes précédents. Le fait que le risque auquel un demandeur est exposé découle d’activités criminelles ne signifie pas en soi qu’il concerne généralement les autres personnes qui se trouvent dans ce pays. Il faut plutôt apprécier chaque affaire selon ses propres faits pour savoir si les exigences de l’article 97 sont remplies, car certains risques liés à des activités criminelles constituent des risques généraux, et d’autres non.

 

[26]           En l’espèce, la Commission a conclu, après s’être livrée à une enquête individualisée, que le risque prospectif touchant les demandeurs ne serait pas plus important que le risque général couru par d’autres personnes au Mexique. La Commission a fondé cette conclusion sur le fait que les Zetas avaient, semble-t-il, cessé de rechercher le demandeur, et qu’ils ne représentaient donc pas une menace continue :

[…] Je constate qu’aucun élément de preuve n’indique que les membres de ce gang posent un risque ou une menace continus. Même si vous croyez qu’il y aurait de graves conséquences si les membres de Los Zetas vous trouvaient au Mexique, aucun élément de preuve n’indique qu’ils vous recherchent toujours activement. Cela confirme ma conclusion selon laquelle leur principal intérêt à votre égard était l’argent. Même si j’admets que vous puissiez continuer à craindre ceux qui vous ont enlevé et extorqué, j’estime que le risque auquel vous êtes exposé est malheureusement généralisé. Dans un pays où le taux de criminalité est élevé, la sécurité de tous les citoyens est minée. La situation des demandeurs d’asile doit être distincte pour satisfaire aux exigences du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

[Non souligné dans l’original.]

[27]           Comme elle n’a pas accepté la preuve selon laquelle les Zetas continueraient à poursuivre le demandeur, la Commission a conclu que le risque futur auquel s’exposent les demandeurs n’était pas supérieur au risque général de violence découlant d’activités criminelles auquel était exposé l’ensemble des Mexicains. Ces conclusions se rapportaient spécifiquement à la situation des demandeurs, et il était raisonnablement loisible à la Commission d’y parvenir. Par conséquent, la Cour n’a aucune raison d’intervenir.

 

Conclusion

[28]           Nous devons nous rappeler que le législateur est présumé ne pas avoir adopté de législation dénuée de substance; ainsi, l’interprétation de l’article 97 fréquemment préconisée par la Section de la protection des réfugiés ne peut être confirmée : par exemple, les personnes victimes de désastres naturels seraient privées de protection, car ceux-ci frappent tout le monde, et il en irait de même des victimes d’actes criminels, puisque la menace d’extorsion est collective. L’article 97 ne servirait donc qu’à protéger les personnes victimes d’actes criminels dans des pays où le risque de criminalité n’est ni courant ni répandu. Dans ce cas, en toute logique, la protection de l’État est probablement disponible. Par conséquent, l’article 97 serait vidé de sa teneur et dénué de sens, et ne serait plus qu’une disposition législative en mal de signification.

 

[29]           Comme nous l’avons déjà indiqué, la position du défendeur découle d’une insistance déplacée sur le fondement du risque – la question n’est pas de savoir si le risque auquel le demandeur d’asile fait face découle d’activités criminelles, mais plutôt si ce dernier est exposé personnellement à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, et si d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas. Si la Commission ne se livre pas à une enquête individualisée pour trancher ces questions, la Cour pourra intervenir.

 

[30]           En l’espèce, la décision de la Commission peut être confirmée, mais pas parce que les citoyens du Mexique sont exposés à un risque général de violence lié aux activités criminelles – une demande d’asile au titre de l’article 97 pourrait aboutir sur la base d’un risque découlant de la violence des gangs au Mexique, suivant les circonstances. Cependant, en l’espèce, la situation des demandeurs a été prise en compte, et la Commission a raisonnablement conclu qu’ils ne s’exposaient à aucun risque autre que celui qui concerne d’autres personnes au Mexique. Par conséquent, la demande est rejetée.

 

[31]           Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et aucune ne se pose.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

 

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


ANNEXE A

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3018-11

 

INTITULÉ :                                       JAVIER CAMARGO VIVERO, ANTONIA FLORIDO MARTINEZ, MIGUEL CAMARGO FLORIDO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 17 NOVEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                              LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 2 FÉVRIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ralph Dzegniuk

POUR LES DEMANDEURS

 

Jane Stewart

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ralph Dzegniuk
Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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