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[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]
Dossier : IMM-2293-11
Ottawa (Ontario), ce 6e jour de janvier 2012
En présence de monsieur le juge Pinard
ENTRE :
et
KAUR, Manjit
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le 6 avril 2011, Balkar Singh Multani (le demandeur principal) et son épouse Manjit Kaur (ensemble les demandeurs) ont déposé, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), la présente demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par Me Paule Robitalle, une commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission a conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi. La Commission a plus précisément conclu que le demandeur principal était visé par l’exclusion prévue aux alinéas Fa) et c) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) parce qu’il s’est rendu complice de crimes contre l’humanité (article 98 de la Loi).
[2] Les demandeurs sont des citoyens de l’Inde. Le demandeur principal a été membre du Service de police de la réserve centrale (le CRPF) en Inde de 1980 à 2005. Les demandeurs ont demandé l’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi parce qu’ils craignaient d’être persécutés par la police en Inde, parce que la police les aurait soupçonnés d’entretenir des liens avec des terroristes sikhs. En outre, le demandeur principal allègue craindre Sukhdev Singh, un militant extrémiste. Singh voudrait s’en prendre au demandeur principal parce ce dernier affirme avoir fait de l’épouse de Singh sa conjointe de fait afin qu’elle puisse lui donner des enfants parce que l’épouse du demandeur principal, Manjit, serait incapable d’avoir des enfants.
[3] Le 27 avril 2007, les demandeurs ont quitté l’Inde avec l’aide d’un agent. Après leur arrivée au Canada, ils ont présenté leur demande d’asile à Montréal le 31 juillet 2007.
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[4] Dans sa décision, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Loi. Le demandeur principal était visé par l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi et aux alinéas Fa) et c) de l’article premier de la Convention : il y avait des « raisons sérieuses » de croire que le demandeur principal s’était rendu complice de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre ou bien s’était rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies parce qu’il appartenait au CRPF, l’organisation qui a commis ces crimes. En outre, la Commission a estimé que l’allégation des demandeurs n’était pas crédible : elle n’a pas cru le récit au cœur de leur persécution alléguée.
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[5] La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission d’exclure le demandeur principal de la définition de réfugié en application des alinéas Fa) et c) de l’article premier de la Convention est la raisonnabilité (Ryivuze c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 134, paragraphe 15 (Ryivuze); Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 302 N.R. 178 (Harb)).
[6] L’application par la Commission du critère relatif à la complicité à la présente affaire est une question de fait et de droit, et la norme de contrôle applicable est donc la raisonnabilité (Ezokola c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CAF 224, paragraphe 39 (Ezokola); Bouasla c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 930, paragraphe 132). Par conséquent, les conclusions de la Commission doivent appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 47) (Dunsmuir)).
[7] La norme de la raisonnabilité s’applique aussi aux conclusions de fait de la Commission (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339; Alonso c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 683, paragraphe 5; Harb, paragraphe 14).
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[8] Les demandeurs ne contestent pas les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission, ni l’application du critère de la participation personnelle et consciente cerné par la Commission. Le demandeur principal a admis lors de l’audience que le CRPF avait commis des crimes contre l’humanité et qu’il était au courant de la perpétration de ces crimes. Cependant, il a insisté sur le fait qu’il n’avait jamais personnellement commis de tels crimes. Les demandeurs soutiennent que les conclusions de fait tirées par la Commission n’appuient pas une conclusion de complicité. La question est donc de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que, parce que le demandeur principal avait personnellement et consciemment participé aux activités du CRPF, il avait collaboré avec le CRPF.
[9] Les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en ne mentionnant pas clairement si elle estimait que le CRPF était une organisation qui visait des fins limitées et brutales. De façon semblable, les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur parce qu’elle n’a pas considéré le rôle du demandeur principal au sein du CRPF comme étant celui d’un officier ou d’un soldat. Une telle conclusion serait des plus importantes dans l’analyse relative à la complicité. Par conséquent, le silence de la Commission et le fait qu’elle n’a pas tiré ces deux conclusions constitueraient des erreurs importantes qui justifieraient l’intervention de la Cour. Vu ces omissions, la décision de la Commission ne serait pas justifiée. Les faits révèlent plutôt que le demandeur principal était simplement présent et ne s’est donc pas rendu complice des crimes commis par le CRPF alors qu’il en était membre. La connaissance ne suffit pas non plus pour que soit appliquée l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi. Par conséquent, la Commission aurait commis une autre erreur en concluant que le demandeur principal partageait avec le CRPF l’intention commune nécessaire pour établir sa complicité. Il est allégué que la Commission a tiré cette conclusion en faisant complètement fi de la preuve : le demandeur principal a affirmé dans son témoignage qu’il s’était opposé à ces crimes contre l’humanité et qu’il avait parlé avec des victimes.
[10] Pour sa part, le défendeur soutient que la conclusion de complicité tirée par la Commission est raisonnable au vu de la preuve. En outre, il allègue que, pour pouvoir tirer une conclusion de complicité, il n’est pas nécessaire que le CRPF soit considéré comme étant une organisation visant des fins limitées et brutales ni que le poste du demandeur principal soit précisément considéré comme étant celui d’un officier ou d’un soldat.
I. Les crimes contre l’humanité
[11] À mon avis, la Commission n’a pas commis une erreur en concluant que le demandeur principal partageait avec le CRPF l’intention commune nécessaire pour établir sa complicité. La Commission a correctement commencé sa décision en décrivant les crimes contre l’humanité commis par le CRFP, lesquels ne sont pas contestés par les demandeurs. La Commission a résumé la preuve documentaire, qui révèle que le CRPF avait commis des violations des droits de la personne et avait perpétré de façon constante des actes de violence dans le cadre de ses activités courantes pendant l’insurrection en Inde, contrairement à l’opinion des demandeurs selon laquelle la Commission avait estimé que le CRPF était une organisation légitime qui ne commettait des crimes contre l’humanité qu’à l’occasion. La Commission a par la suite expliqué comment le demandeur principal avait participé à la perpétration de ces crimes contre l’humanité en résumant la propre description des tâches du demandeur principal.
II. L’appartenance au CRPF
[12] La Commission n’était pas tenue de considérer le CRPF comme étant une organisation visant des fins limitées et brutales pour qu’elle puisse tirer une conclusion de complicité, contrairement à l’allégation des demandeurs. Parce qu’elle n’a pas conclu que le CRPF était une organisation visant des fins limitées et brutales, la Commission a plutôt expliqué comment le demandeur principal avait personnellement et consciemment participé à la perpétration de crimes contre l’humanité (voir Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.F.), [1992] 2 C.F. 306). La Commission n’a pas appliqué la présomption de connaissance, elle n’était donc pas tenue de tirer une conclusion portant sur le type précis d’organisation qu’était le CRPF.
III. La participation personnelle et consciente
[13] En outre, la Commission ne s’est pas uniquement fondée sur la présence du demandeur principal au Pendjab, où l’insurrection avait principalement eu lieu, pour appuyer sa conclusion de complicité. Selon la Commission, à la présence du demandeur principal s’ajoutait une intention commune, et il était alors loisible à la Commission de tirer une conclusion de complicité. Les tâches exécutées par le demandeur principal ne constituaient pas simplement un acquiescement passif, contrairement aux allégations des demandeurs. La Commission a résumé les tâches exécutées par le demandeur principal comme étant celles d’un patrouilleur, comme ce dernier l’avait mentionné dans son récit circonstancié et dans son témoignage. Par conséquent, lorsque le demandeur principal a obtempéré aux ordres, a conduit des pelotons à leur destination, a patrouillé dans les villages, a travaillé au poste de police alors que des personnes y étaient torturées et a aidé ses collègues à « faire leur travail », il n’était pas seulement présent lorsque des crimes contre l’humanité ont été commis, ses actions ont plutôt facilité la perpétration de tels crimes, ce qui constitue une forme de soutien actif : il a admis avoir aidé ses collègues à « faire leur travail » (voir Penate c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.F., 1re inst.), [1994] 2 C.F. 79 (Penate), et Ryivuze).
[14] En outre, le demandeur principal a admis être au courant des atrocités commises par le CRPF. Il affirme cependant qu’il ne pouvait pas, sans danger, se dissocier de l’organisation ni protester contre la perpétration de crimes contre l’humanité. La Commission a rejeté ces allégations et a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles. Les demandeurs n’ont jamais contesté les conclusions de fait et les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission, ni dans leur mémoire ni lors de l’audience devant la Cour. Il convient néanmoins de noter qu’il faut faire preuve d’une grande retenue envers les conclusions de fait de la Commission. Ces conclusions sont raisonnables : la Commission les a expliquées dans sa décision et elles étaient fondées sur la preuve dont la Commission disposait. La Commission a donc conclu que le demandeur principal n’avait jamais essayé de se dissocier du CRPF, qu’il s’était battu pour être rétabli dans ses fonctions et qu’il avait quitté le CRPF lorsqu’il avait pris sa retraite après 25 ans de service. En outre, il était loisible à la Commission de ne pas croire l’allégation du demandeur principal selon laquelle il avait protesté contre la perpétration de ces crimes et avait consolé des victimes. Par conséquent, la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur principal appartenait à un groupe qui commettait des actes de persécution, soit le CRPF, qu’il était au courant des crimes perpétrés par ce groupe et qu’il n’avait pas essayé d’empêcher leur perpétration ni de s’en dissocier. Il a plutôt soutenu activement le CRPF en s’acquittant de ses tâches, lesquelles ont facilité la perpétration de crimes contre l’humanité par le CRPF. Selon la jurisprudence, le demandeur principal partageait donc une intention commune avec le CRPF, puisque ces crimes ne constituaient pas des incidents isolés, mais faisaient plutôt partie des activités courantes du CRPF pendant l’insurrection (Penate et Ryivuze). Par conséquent, la Commission a raisonnablement conclu que le demandeur principal s’était rendu complice de crimes parce qu’il partageait avec le CRPF l’intention commune nécessaire pour établir sa complicité, ce qui témoignait de sa participation personnelle et consciente aux activités du CRPF (Ezokola).
IV. Les facteurs établissant la complicité
[15] En outre, la Commission a examiné les facteurs énoncés dans la décision Ryivuze pour établir la complicité et les a interprétés dans leur ensemble (Ezokola). Le demandeur a, de son plein gré, adhéré à une organisation qui, bien qu’elle n’ait pas visé des fins limitées et brutales, a régulièrement commis des crimes contre l’humanité pendant l’insurrection en Inde, soit pendant la période où le demandeur principal a été membre du CRPF. Il a admis être au courant de la perpétration de ces crimes, et il est resté membre de l’organisation pendant 25 ans, soit jusqu’à sa retraite, et ce, sans jamais essayer de quitter l’organisation; il s’est plutôt battu pour conserver son titre de membre. La Commission a accepté le fait que le demandeur occupait le poste de patrouilleur au sein du CRPF, comme il l’avait mentionné. Elle n’a pas affirmé que le demandeur principal avait occupé un poste de commandant ou d’officier, et elle n’a pas estimé qu’il tenait un poste de dirigeant, et c’est pourquoi la Commission n’a pas appliqué la présomption de connaissance supplémentaire. La Commission a plutôt tenu compte des facteurs dans leur ensemble.
[16] Par conséquent, contrairement aux allégations des demandeurs, la Commission ne s’est pas simplement fondée sur la connaissance du demandeur principal pour tirer sa conclusion de complicité : la Commission a raisonnablement conclu, au vu de la preuve dont elle était saisie, que le demandeur principal partageait une intention commune avec le CRPF. La décision de la Commission était justifiée et intelligible et appartenait aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47).
V. L’absence de crédibilité
[17] Les demandeurs ne contestent pas les conclusions de fait ni les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission, lesquelles étaient au cœur de la décision. Puisque la Commission n’a pas cru le récit des demandeurs, leur demande aurait été rejetée, et ce, peu importe que l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi ait été appliquée ou non.
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[18] Pour les motifs exposés cidessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[19] Je suis d’accord avec les avocats des parties pour affirmer que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, selon laquelle les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, est rejetée.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2293-11
INTITULÉ : MULTANI, Balkar Singh et KAUR, Manjit c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 7 décembre 2011
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le juge Pinard
DATE DES MOTIFS : Le 6 janvier 2012
COMPARUTIONS :
Jean-François Bertrand POUR LES DEMANDEURS
Michel Pepin POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bertrand, Deslauriers POUR LES DEMANDEURS
Montréal (Québec)
Myles J. Kirvan POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada