[Traduction française certifiée, non révisée]
Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2011
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU
ENTRE :
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DAVID WILLIAM SHORTREED ET RICHARD (« RICK ») SUEN
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Les demandeurs, MM. Jeffrey William Rose, David William Shortreed et Richard Suen, sont des détenus présentement incarcérés à l’établissement Warkworth de Brighton, en Ontario. Ils se représentent eux-mêmes et sollicitent, par la présente demande, le contrôle judiciaire de la décision du Comité des programmes de leur pénitencier (le Comité des programmes) de les suspendre de leur poste de commis aux achats des détenus à l’établissement Warkworth, puis de mettre fin à leur emploi.
[2] Le défendeur sollicite le rejet de la présente demande au motif qu’elle est prématurée étant donné que les demandeurs n’ont pas épuisé tous les recours qui leur étaient ouverts en vertu de la procédure interne relative au règlement des griefs des délinquants.
REMARQUES PRÉLIMINAIRES
[3] Le 15 novembre 2011, les demandeurs ont présenté une requête en vue d’être autorisés à soumettre des éléments de preuve complémentaires à la Cour (en l’occurrence, des affidavits ainsi qu’un dossier supplémentaire) en vue de démontrer que la procédure de règlement des griefs présente des lacunes en raison des délais qu’elle comporte et du nombre de paliers qu’elle compte (à toutes fins utiles, quatre). Vu l’accord intervenu entre les parties à l’audience au sujet de cette question préliminaire, la Cour accepte l’affidavit supplémentaire des demandeurs ainsi que la contre-réplique du défendeur qui ont été soumis à l’appui de leurs allégations respectives.
[4] Je signale en passant que le défendeur a déposé le [traduction] « dossier du tribunal » du Comité des programmes sous forme d’affidavit souscrit par Mme Diane Dyke, assistante juridique au ministère de la Justice. Les demandeurs ont soulevé une objection préliminaire, faisant valoir qu’en agissant de la sorte, le défendeur les empêchait de contre-interroger le directeur des programmes, M. Viens, comme ils avaient l’intention de le faire. En fait, un affidavit de trois paragraphes signé par le directeur des programmes indique que le Comité des programmes est composé d’un seul membre lorsqu’il s’agit d’examiner la possibilité de suspendre un détenu de son emploi. Cet affidavit précise également que, dans le cas des demandeurs, M. Viens était le seul membre du comité qui a ordonné qu’il soit mis fin à leur participation au programme. Après que les demandeurs eurent présenté une demande en vue de contre-interroger le directeur des programmes, Mme Dyke a soumis un affidavit supplémentaire dans lequel elle déclarait que le ministère de la Justice ne s’était pas renseigné sur la disponibilité du directeur des programmes. Il n’est pas essentiel, pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire, de décider si, en tentant de contre-interroger le directeur des programmes qui avait pris la décision au nom du comité, les demandeurs auraient pu réclamer qu’on leur communique au préalable d’autres éléments pertinents que ceux qui se trouvaient déjà dans le dossier du tribunal. Le défendeur affirme néanmoins que l’article 318 des Règles sur les Cours fédérales (DORS/98‑106) n’oblige pas un tribunal administratif à transmettre lui-même son dossier certifié sous forme d’affidavit. Le défendeur ajoute que les Règles ne confèrent pas aux demandeurs le droit de contre-interroger le représentant du tribunal administratif qui produit un dossier certifié. La Cour abonde dans le sens du défendeur.
[5] Enfin, je tiens à faire observer à titre préliminaire que le défendeur a pris un risque calculé dans la présente demande de contrôle judiciaire en ne plaidant pas sur le fond de l’affaire. Il convient toutefois de rappeler que « le refus d’entendre une demande de contrôle judiciaire au motif que le demandeur n’a pas épuisé la procédure de grief et qu’il aurait dû d’abord s’adresser au Commissaire, relève de la discrétion de la Cour » (Poulin c Canada (Procureur général), 2005 CF 1293, au paragraphe 7, [2005] ACF 1574 [Poulin]; voir également l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, aux paragraphes 30 à 32 [Bande indienne de Matsqui]). Comme nous le verrons plus loin, ni la jurisprudence de notre Cour ni celle de la Cour suprême du Canada ne préconisent une application mécanique du principe général suivant lequel l’intéressé doit d’abord avoir épuisé tous les recours dont il dispose dans le cadre de la procédure de règlement des griefs. Heureusement pour le défendeur, je suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée.
LES FAITS
[6] Les personnes détenues dans les établissements correctionnels fédéraux sont encouragées à participer à des affectations aux programmes rémunérés, lesquelles comprennent des emplois et des programmes de formation scolaire ou professionnelle approuvés par le Comité des programmes (voir la Directive du commissaire no 730 – Affectation aux programmes et paiements aux détenus [la DC 730]).
[7] Dans le cadre de leur affectation, les demandeurs ont été engagés comme commis aux achats des détenus à l’établissement Warkworth et, suivant le dossier soumis à la Cour, ils ont tous les trois fait l’objet d’excellentes évaluations de rendement pendant toute la durée de leur emploi au Service correctionnel du Canada (le SCC).
[8] Pourtant, les choses ont mal tourné pour les demandeurs lorsque, le 6 octobre 2010, un technicien en technologie de l’information a constaté qu’un ordinateur qui appartenait au SCC et qui était assigné au bureau d’achats des détenus où travaillaient les demandeurs avait disparu et avait été remplacé par un ordinateur appartenant à un détenu et exploitant des programmes interdits (en l’occurrence Windows 98 et Office 97, suivant le rapport du technicien soumis à M. Mario Viens, directeur des programmes à l’établissement Warkworth et à M. Jim Francis, superviseur des programmes).
[9] Le défendeur affirme qu’un marché noir de matériel informatique de contrebande s’est développé à l’intérieur des murs des établissements correctionnels depuis octobre 2002, époque à laquelle remonte l’interdiction faite aux détenus de posséder leur propre ordinateur. En fait, les détenus ne sont plus autorisés à avoir des ordinateurs personnels dans leur cellule à l’exception des ordinateurs qui sont antérieurs à l’interdiction et qui ont depuis fait l’objet de certains ajustements techniques.
[10] Après avoir examiné le rapport du technicien, le directeur des programmes a immédiatement ordonné que les demandeurs soient suspendus de leur poste à compter du 12 octobre 2010 et les demandeurs ont par conséquent été suspendus par le superviseur des programmes. L’avis de suspension adressé aux demandeurs était ainsi libellé : [traduction] « […] au cours du récent confinement aux cellules, on a découvert qu’un ordinateur avait disparu du bureau et qu’on ne pouvait le retrouver. Compte tenu de cette disparition et de votre incapacité à retrouver l’ordinateur manquant, vous êtes suspendus de votre poste ».
[11] Aux termes du paragraphe 104(1) de la Loi sur le système correctionnel et la libération conditionnelle, LC 1992, c 20 [la Loi], les « motifs de suspension » prévus au formulaire de suspension des détenus du SCC sont de deux ordres : « Vous avez quitté le lieu de votre affectation sans autorisation » ou « par votre conduite, vous avez refusé manifestement de participer au programme auquel vous étiez affecté ». C’est ce dernier motif qui a été coché sur le formulaire des demandeurs.
[12] Le 20 octobre 2010, le directeur des programmes a finalement ordonné qu’il soit mis fin à l’emploi des demandeurs après la présumée découverte d’autres composantes d’ordinateur dans le bureau des achats à la suite de recherches plus approfondies.
[13]
Le 20 octobre 2010, les
demandeurs ont déposé une plainte collective contre le Comité des programmes.
Le 25 octobre 2010, la directrice adjointe, Interventions, Nancy
Pearson, a accusé réception de la plainte des demandeurs, dont l’examen a été
suspendu en vertu de l’article 81 du Règlement sur le système
correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 [le Règlement] en attendant que soit
jugée la présente demande de contrôle judiciaire. Elle a également informé les
demandeurs par écrit qu’elle prévoyait leur communiquer sa réponse définitive à
leur grief au plus tard le 26 novembre 2011.
[14] Les demandeurs n’ont toutefois pas attendu l’issue du processus de règlement des griefs pas plus qu’ils n’ont attendu la réponse de la directrice adjointe à leur plainte. Ils ont plutôt décidé, le 4 novembre 2010, de déposer un avis de demande de contrôle judiciaire des décisions prises par le directeur des programmes.
ARGUMENTS DES PARTIES
[15] Les demandeurs s’opposent à la décision de les suspendre et de mettre ensuite fin à leur emploi pour les deux motifs qui suivent.
[16] En premier lieu, les demandeurs font valoir qu’on leur a infligé des sanctions disciplinaires détournées qui n’étaient permises ni par l’alinéa a) ni par l’alinéa b) du paragraphe 104(1) de la Loi, étant donné qu’ils n’ont jamais cessé ou refusé de participer, sans excuse valable ou pour quelque autre motif, au programme pour lequel ils étaient rétribués. Le directeur des programmes a par conséquent outrepassé sa compétence en suspendant leur participation au programme et en y mettant fin.
[17] En d’autres termes, les demandeurs affirment qu’à défaut d’autres motifs qui auraient justifié, dans les circonstances de l’espèce, qu’on leur inflige une sanction prévue par la Loi ou par le Règlement, la décision de suspendre leur participation au programme et d’y mettre fin était une décision de nature disciplinaire qui devait par conséquent être prise conformément au régime disciplinaire prévu aux articles 39 à 44 de la Loi.
[18] En fait, les demandeurs affirment qu’ils ont été arbitrairement privés des protections procédurales accordées aux détenus à qui des sanctions disciplinaires sont infligées en vertu de la Loi. La décision de les suspendre et de mettre fin à leur participation au programme a plutôt été prise sur la foi de renseignements incomplets et sans qu’ils aient été régulièrement entendus. Les demandeurs affirment que le Comité des programmes leur a imposé la mesure la plus sévère qui soit parmi celles dont il disposait, et ce, sans tenir compte de leurs antécédents professionnels et sans leur avoir donné la possibilité d’expliquer qu’ils n’avaient rien à voir avec la disparition de l’ordinateur du SCC de leur lieu de travail.
[19] En second lieu, les demandeurs affirment que le directeur des programmes était à la fois juge et partie lorsqu’il a décidé par la suite, en tant que président du comité, de confirmer leur suspension et d’ordonner qu’il soit mis fin à leur participation au programme, ce qui soulève une crainte de partialité ou une crainte raisonnable de partialité de sa part.
[20] Les demandeurs affirment également que leur droit à un tribunal impartial ¾ droit qui fait partie intégrante de l’obligation d’agir avec équité ¾ a été violé parce que le directeur des programmes n’a pas jugé l’affaire de façon impartiale en confirmant sa propre décision.
[21] Le défendeur a choisi de ne plaider au fond sur aucune des allégations des demandeurs, se contentant d’affirmer que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée et qu’on devrait obliger les demandeurs à épuiser tous les recours qui leur sont ouverts en vertu de la procédure interne de règlement des griefs avant de pouvoir saisir la Cour d’une demande de contrôle judiciaire (Giesbrecht c Canada, [1998] ACF 621; Condo c Canada (Procureur général), 2003 CAF 99, au paragraphe 5; McMaster c Canada (Procureur général), 2008 CF 647, aux paragraphes 23 à 27 [McMaster]; Marachelian c Canada (Procureur général), [2000] ACF 1128, au paragraphe 10).
PROCÉDURE DE RÈGLEMENT DES GRIEFS
[22] L’article 90 de la Loi prévoit l’établissement d’une procédure officielle de règlement des griefs qui garantit un règlement juste et expéditif des griefs des délinquants :
90. Est établie, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96u), une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire. |
90. There shall be a procedure for fairly and expeditiously resolving offenders’ grievances on matters within the jurisdiction of the Commissioner, and the procedure shall operate in accordance with the regulations made under paragraph 96(u).
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[23] La procédure de règlement des griefs est établie par les articles 74 à 82 de la Loi. Ces dispositions prévoient que le délinquant qui est insatisfait d’une action ou d’une décision d’un agent correctionnel peut présenter par écrit une plainte au supérieur de cet agent. Lorsque le supérieur refuse d’examiner sa plainte ou rend une décision qui ne satisfait pas le délinquant, celui‑ci peut ensuite présenter un grief par écrit qui a pour effet de déclencher le processus de règlement des griefs. Au premier palier, le grief est examiné par le directeur du pénitencier. Si le délinquant n’est pas satisfait de la suite donnée à sa plainte, il peut ensuite porter son grief au second palier (régional), puis au troisième palier (national) :
[24] De plus, les articles 38 à 44 de la Loi établissent un régime disciplinaire interne qui définit en quoi consistent une infraction disciplinaire et une sanction disciplinaire. Le régime disciplinaire offre des protections procédurales aux détenus, sous réserve des accusations disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet, et précise que seules les dispositions en question sont à prendre en compte en matière de discipline.
[25] Compte tenu du régime prévu par la Loi et par le Règlement, nous sommes maintenant en bonne position pour bien comprendre et analyser les arguments préliminaires formulés par les parties au sujet de l’objection formulée par le défendeur en ce qui a trait au caractère prématuré de la présente demande de contrôle judiciaire.
OBJECTION PRÉLIMINAIRE
[26] Les demandeurs reconnaissent que la procédure de règlement des griefs du SCC constitue habituellement une condition préalable à l’introduction de toute demande de contrôle judiciaire. Ils souhaitent toutefois exercer un recours en contrôle judiciaire non seulement parce qu’ils affirment que la procédure de règlement des griefs n’est ni juste ni expéditive et qu’elle ne constitue donc pas une solution de rechange acceptable pour eux, mais également parce qu’ils se disent victimes de partialité institutionnelle ou d’une crainte raisonnable de partialité en raison du fait que les personnes chargées de prendre des décisions au nom du SCC sont fréquemment à la fois juges et parties et se contentent souvent de confirmer la décision prise par l’auteur de la décision précédente. À mon sens, cette objection soulève deux questions : en premier lieu, la viabilité du recours administratif subsidiaire dont disposent les demandeurs et, en second lieu, la question de savoir si, vu les faits particuliers de la présente affaire, ainsi que le préjudice subi et la réparation réclamée par les demandeurs, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à examiner la demande sur le fond avant la fin de la procédure de règlement des griefs.
[27] Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour doit tenir compte d’une foule de facteurs pour déterminer s’il y a lieu d’autoriser le contrôle judiciaire ou s’il y a plutôt lieu d’obliger les demandeurs à suivre la procédure prévue par la loi pour contester les décisions en question. Ainsi qu’il a été déclaré dans l’arrêt Bande indienne Matsqui, précité, au paragraphe 37 :
[…] les cours de justice doivent considérer divers facteurs pour déterminer si elles doivent entreprendre le contrôle judiciaire ou si elles devraient plutôt exiger que le requérant se prévale d’une procédure d’appel prescrite par la loi. Parmi ces facteurs figurent : la commodité de l’autre recours, la nature de l’erreur et la nature de la juridiction d’appel (c.‑à‑d. sa capacité de mener une enquête, de rendre une décision et d’offrir un redressement). Je ne crois pas qu’il faille limiter la liste des facteurs à prendre en considération, car il appartient aux cours de justice, dans des circonstances particulières, de cerner et de soupeser les facteurs pertinents.
Pas de retards excessifs dans le cas des demandeurs
[28] Les demandeurs ont présenté des éléments de preuve tendant à démontrer que la procédure de règlement des griefs est excessivement longue. J’ai attentivement examiné le premier et le second affidavit déposés par les demandeurs ainsi que les annexes qui y sont jointes. Bien que la Cour estime que ces éléments de preuve sont plus ou moins convaincants, elle ne peut présumer que la procédure de règlement des griefs comporte de prime abord des lacunes ou est inefficace alors que les demandeurs n’ont même pas voulu attendre de connaître la réponse à leur plainte. En fait, la procédure de règlement des griefs comme telle n’a même pas été entamée dans leur cas. Les demandeurs ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire le 4 novembre 2010, soit moins de 10 jours après que la directrice adjointe eut accusé réception de leur plainte du 20 octobre 2010, qu’ils avaient soumise, de leur propre aveu, simplement [traduction] « pour que cela soit consigné dans le dossier » de la Cour.
[29] Les demandeurs invoquent des extraits du rapport annuel 2007-2008 du Bureau de l’enquêteur correctionnel, suivant lesquels la procédure de règlement des griefs est inadéquate et ne permet pas de répondre à toutes les plaintes et à tous les griefs en temps opportun et de manière efficace. En bref, ce rapport passe en revue l’historique de la procédure de règlement des griefs des délinquants et porte une attention spéciale à la question des délais. Se fondant sur le rapport Arbour de 1986 de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, ainsi que sur des rapports et des recommandations antérieures émanant de l’enquêteur correctionnel, les auteurs du rapport se sont penchés sur la question de la réinstauration de délais de réponse à l’échelle nationale. Ils ont également recommandé que l’on offre aux délinquants une aide extérieure pour assurer un règlement équitable et en temps utile des griefs de troisième palier.
[30] Bien que la question des retards excessifs revienne de façon récurrente dans les rapports annuels successifs de l’enquêteur correctionnel, il ne s’agit pas là d’une preuve suffisante pour justifier la décision des détenus de contourner le régime de règlement des griefs créé par la loi.
[31] Les demandeurs citent également un rapport de vérification ponctuelle effectuée par le Comité de bienfaisance des détenus de l’établissement Warkworth qui faisait état de divers délais constatés dans le traitement de cinquante plaintes de détenus et de griefs de premier niveau choisis au hasard entre janvier 2009 et janvier 2010. Les délais signalés variaient entre cinq et 313 jours, alors que l’article 18 de la Directive no 081 du commissaire prévoit un délai de 25 jours ouvrables à compter de la réception de la plainte par le coordonnateur des griefs, dans le cas des plaintes prioritaires normales et des griefs de premier palier auxquels la personne chargée de prendre une décision doit répondre. Ce délai est ramené à 15 jours ouvrables pour les cas présentant une priorité élevée.
[32] Aux dires du défendeur, les délais signalés seraient attribuables à un retard accumulé dans le traitement des griefs institutionnels. La directrice par intérim Ann Anderson (qui était la directrice adjointe en poste à l’époque où les décisions contestées ont été prises par le directeur des programmes) affirme dans son affidavit du 30 novembre 2011 que la direction de l’établissement Warkworth a récemment réussi à ramener le nombre de griefs en retard de 340 à 20. Elle confirme par ailleurs que des mesures ont récemment été prises dans la foulée du rapport annuel 2010-2011 de l’enquêteur correctionnel pour encourager les détenus à recourir au processus de règlement informel des différends en vue de régler leurs plaintes au premier palier.
[33] Le second affidavit des demandeurs fait état de décisions rendues au premier, deuxième et troisième paliers de règlement des griefs dans des affaires concernant d’autres détenus de l’établissement Warkworth, et notamment des décisions du Comité des programmes, pour illustrer les longs délais inhérents à la procédure de règlement des griefs des délinquants.
[34] Toutefois, le fait que les plaintes et les griefs sur lesquels les demandeurs appellent l’attention de la Cour ont fait l’objet de délais excessifs ou ont finalement été rejetés eu égard à leurs faits spécifiques se complique du fait que le recours judiciaire lui-même est sujet à des délais (dans le cas qui nous occupe, environ 13 mois) et que la juridiction de révision n’est pas autorisée à rendre la décision qui aurait dû être rendue au départ et ce, à quelque palier que ce soit du processus de règlement des griefs. Bien que le dossier de preuve démontre que certains cas accusaient de toute évidence des retards excessifs, ces éléments de preuve statistiques anecdotiques ne suffisent tout simplement pas, de l’avis de la Cour, pour justifier une déclaration générale englobant tous les cas suivant lesquels la procédure de règlement des griefs accuse systématiquement des retards et ne constitue donc pas une solution de rechange appropriée au contrôle judiciaire, y compris dans le cas des demandeurs. Il ne s’ensuit pas pour autant que, dans une autre situation, avec un dossier de preuve conséquent, la Cour en arriverait nécessairement à la même conclusion.
Absence de circonstances exceptionnelles
[35] Suivant la jurisprudence, le pouvoir discrétionnaire de la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire dans laquelle il est démontré qu’il existe une autre réparation appropriée, est assujetti à la question de savoir s’il existe des circonstances exceptionnelles telles qu’un cas d’urgence, une irrégularité manifeste entachant la procédure ou l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel causé à un détenu (Ewert c Canada (Procureur général), 2009 CF 971, au paragraphe 34 [Ewert]; Spidel c Canada (Procureur général), 2010 CF 1028, au paragraphe 12; Gates c Canada (Procureur général), 2007 CF 1058, au paragraphe 26 [Gates]).
[36] Premièrement, en ce qui concerne la question des délais, il est de jurisprudence constante que lorsque, à la suite de multiples prorogations de délai, un grief accuse un retard excessif qui a pour effet de rendre le processus injuste et non expéditif, la Cour peut examiner la demande de contrôle judiciaire sur le fond même s’il existe un autre recours approprié (Caruana c Canada (Procureur général), 2006 CF 1355, aux paragraphes 40 à 46). J’ai déjà conclu que ce n’est pas le cas des demandeurs, qui ont refusé de soumettre un grief ou d’attendre que leur plainte soit jugée.
[37] En second lieu, les demandeurs affirment que le fait que le directeur des programmes exerçait des fonctions qui se chevauchaient lorsqu’il a suspendu les demandeurs et qu’il a par la suite mis fin à leur participation au programme suscite une crainte raisonnable de partialité de sa part. À l’audience, l’avocat du défendeur a affirmé que cette allégation était susceptible de soulever une question d’équité procédurale, mais qu’elle ne pouvait servir à appuyer l’allégation formulée par les demandeurs au sujet du caractère inadéquat de la procédure de règlement des griefs.
[38] Les articles 38 à 42 de la DC 730 énoncent les règles régissant la suspension des affectations au programme des détenus. En fait, le superviseur du programme a le pouvoir de suspendre un détenu dans certaines circonstances. Après avoir consulté le surveillant du programme et après avoir tenu compte des observations écrites du détenu, le Comité des programmes examine la décision dans les cinq jours ouvrables, après quoi il peut annuler la suspension, réduire la période de suspension, confirmer la suspension pour une période additionnelle ou maintenir la suspension. Dans ce dernier cas, le Comité des programmes peut mettre fin à l’affectation au programme et communiquer par écrit au détenu sa décision et les motifs de celle‑ci dans un délai de deux jours ouvrables.
[39] La question de savoir si les demandeurs ont raison de craindre un parti pris lorsque le directeur des programmes qui a donné l’ordre de les suspendre est celui qui décide par la suite, au nom du Comité des programmes, de mettre fin à leur affectation est, à mon avis, une question de fait et de droit qui oblige à tirer des conclusions de fait, notamment quant à la question de savoir s’il y a eu confusion entre les fonctions d’enquête et les fonctions décisionnelles de l’intéressé. Qui plus est, la question de la partialité institutionnelle ou du manque d’indépendance institutionnelle ¾ du moins au niveau de la décision finale du processus de règlement des griefs ¾ notamment à la lumière des droits conférés aux personnes physiques par la Déclaration canadienne des droits et par la Charte canadienne des droits et libertés, ne saurait être tranchée par la Cour dans un vide factuel. En conséquence, il convient de n’exprimer aucune opinion sur la question.
[40] Pour revenir aux exceptions reconnues par la jurisprudence, rappelons que dans le jugement Gates, précité, au paragraphe 26, la Cour déclare : « […] des circonstances contraignantes, par exemple un préjudice physique ou mental réel ou une nette insuffisance de la procédure, peuvent justifier qu’on mette de côté la procédure de plainte ». La Cour a également précisé qu’il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive des circonstances justifiant l’abandon de la procédure habituelle. J’estime toutefois que le préjudice subi par les demandeurs par suite de la cessation de leur affectation au programme n’équivaut pas à ce que la jurisprudence de notre Cour considère en règle générale comme une circonstance urgente ou exceptionnelle et pressante. Par exemple, dans l’affaire Poulin, dans laquelle la discrimination fondée sur la déficience physique du demandeur était en cause, notre Cour n’a pas hésité à examiner la demande sur le fond malgré le fait que le demandeur n’avait pas exercé de recours interne de règlement des griefs au‑delà du premier palier.
[41] Troisièmement, les demandeurs soulèvent la question de savoir si les sanctions qui leur ont été infligées sont de nature disciplinaire ou s’il s’agit plutôt de décisions administratives. Ils font valoir que les décisions contestées devraient être annulées parce qu’elles n’ont pas été prises en conformité avec le régime disciplinaire établi par la Loi. Ils affirment que cette question est une question de droit qui devrait par conséquent être tranchée par la Cour et qui ne relève pas de la procédure de règlement des griefs.
[42] Le défendeur cite le jugement Ewert, précité, au paragraphe 36 à l’appui de son argument que, lorsqu’une affaire soulève à la fois des questions de droit et des questions administratives, celles‑ci doivent être abordées ensemble comme un tout lors dans le cadre de la procédure de règlement des griefs.
[43] De fait, renvoyant implicitement au paragraphe 104(1) de la Loi, le paragraphe 38 de la DC 730 prévoit que « le surveillant de programme peut suspendre un détenu qui quitte le lieu de son affectation sans autorisation ou qui, par sa conduite, refuse manifestement de participer au programme auquel il est affecté ». Il ajoute : « cela comprend tout comportement négatif ou toute action qui oblige le surveillant à renvoyer le détenu du programme ». À mon avis, la question de savoir si la disparition d’un ordinateur qui était la propriété du SCC du lieu de travail des demandeurs constitue un comportement négatif ou une action de leur part qui nécessitait leur suspension ne soulève pas une question difficile; il s’agit plutôt d’une question à laquelle le directeur de l’établissement et, au besoin, les organismes d’appel prévus par la procédure de règlement des griefs, peuvent mieux répondre.
[44] Dans l’arrêt Gallant c Canada (Sous-commissaire du service correctionnel du Canada), [1989] 3 CF 329, au paragraphe 28, la Cour d’appel a établi une distinction entre les décisions administratives et les décisions disciplinaires prises par les agents du SCC :
Dans le cas d’une décision visant à imposer une sanction ou une punition à la suite d’une infraction, les règles d’équité exigent que la personne accusée dispose de tous les détails connus de l’infraction. Il n’en est pas de même dans le cas d’une décision de transfèrement rendue pour le bon fonctionnement de l’établissement et fondée sur la croyance que le détenu ne devrait pas rester où il est, compte tenu des questions que soulève son comportement. Dans un tel cas, il n’y a pas de raison d’exiger que le détenu dispose d’autant de détails relatifs aux actes répréhensibles dont on le soupçonne. En effet, dans le premier cas, ce qu’il faut vérifier est la commission même de l’infraction et la personne visée devrait avoir la possibilité d’établir son innocence; dans le second cas, c’est uniquement le caractère raisonnable et sérieux des motifs sur lesquels la décision est fondée, et la participation de la personne visée doit être rendue pleinement significative pour cela, mais rien de plus.
La présente affaire soulève donc des questions de fait et de droit qui exigent un examen des faits particuliers de l’affaire. C’est là une fonction qui relève effectivement de la procédure interne de règlement des griefs.
[45]
La commodité
de l’autre recours et les redressements offerts par la procédure de règlement des
griefs justifient également cette solution. Je suis d’accord avec le défendeur
pour dire que, compte tenu du fait que la réparation demandée consiste en l’annulation
des décisions contestée et en la réintégration immédiate des demandeurs dans
leur affectation de programme respective, le régime de règlement interne des
griefs est mieux adapté que la Cour pour accorder une telle réparation aux
demandeurs. Il vaut également la peine de signaler que la nature de la
procédure de règlement des griefs des délinquants permet à chacune des
personnes successivement appelées à rendre une décision de procéder à un nouvel
examen et de rendre une décision différente de celle du décideur précédent (Lewis c Canada (Service correctionnel), 2011 CF 1233, au
paragraphe 30).
[46] Les demandeurs invoquent également l’arrêt May c Établissement de Ferndale, 2005 CSS 82 [May], pour affirmer qu’on devrait leur permettre de soumettre directement leur cas au contrôle judiciaire. Dans cette affaire, la question était toutefois celle de savoir si les juridictions supérieures provinciales devaient décliner leur compétence en matière d’habeas corpus en ce qui concerne les décisions du SCC portant sur la liberté résiduelle des détenus simplement en raison de l’existence d’un autre recours leur paraissant tout aussi commode. La Cour suprême du Canada a estimé que les cours de justice ne seraient tenues de décliner leur compétence que si le législateur avait mis en place une « procédure complète et exhaustive d’examen des décisions administratives », comme le régime créé en matière d’immigration, concluant que ce n’était pas le cas de la procédure de règlement des griefs des délinquants.
[47] Plus particulièrement, la Cour suprême du Canada a estimé, dans l’arrêt May, que le libellé de la Loi et de son règlement d’application démontrait à l’évidence que le législateur fédéral n’avait pas l’intention d’empêcher les détenus fédéraux d’avoir recours à l’habeas corpus. En conséquence, une surveillance judiciaire exercée en temps opportun par laquelle les juridictions supérieures provinciales sont appelées à exercer leur compétence en matière d’habeas corpus était toujours nécessaire pour protéger les droits de la personne et les libertés civiles des détenus et pour s’assurer que le principe de la primauté du droit s’applique à l’intérieur des murs des pénitenciers.
[48] Les demandeurs admettent que l’arrêt May ne permet pas de penser que la procédure de règlement des griefs des détenus ne constitue pas une autre réparation appropriée pas plus qu’elle ne dispense les détenus d’exercer les recours prévus par la procédure de règlement des griefs internes avant de solliciter une réparation discrétionnaire sous forme de contrôle judiciaire (McMaster, précité, au paragraphe 29). La Cour tient à ajouter que la nature des sanctions contestées, en l’occurrence la suspension des demandeurs et la cessation de leur participation à une affectation de programme pour lequel ils demeurent admissibles à présenter une demande d’inscription, ne leur permet pas d’invoquer l’arrêt May.
[49] Les demandeurs soutiennent finalement que l’arrêt Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, [2010] 3 RCS 585, les autorise à demander le contrôle judiciaire de la décision du directeur des programmes plutôt que de la contester par la procédure de règlement des griefs, étant donné qu’il leur appartient de choisir la procédure à suivre et que « le recours judiciaire supplante la procédure de grief ». L’arrêt Telezone n’appuie pas une telle proposition. Il indique plutôt que le contrôle judiciaire ne constitue plus une étape préliminaire qui doit être franchie lorsqu’une action en dommages-intérêts est intentée contre la Couronne fédérale devant une cour supérieure provinciale.
[50] Compte tenu des motifs qui ont été exposés, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et compte tenu de tous les facteurs pertinents, y compris du motif limité pour lequel la présente demande est rejetée par la Cour et du fait que le défendeur n’a pas abordé le fond de l’affaire dans son mémoire, les parties supporteront toutes leurs propres dépens.
JUGEMENT
LA COUR REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire. Aucuns dépens ne sont adjugés.
Traduction certifiée conforme
Édith Malo, LL.B.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1839-10
INTITULÉ : JEFFREY WILLIAM ROSE,
DAVID WILLIAM SHORTREED
et RICHARD (« RICK ») SUEN et
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 7 décembre 2011
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE MARTINEAU
DATE DES MOTIFS : Le 19 décembre 2011
COMPARUTIONS :
David William Shortreed Richard (« Rick ») Suen
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LES DEMANDEURS (POUR LEUR PROPRE COMPTE) |
Me Michael J. Sims |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David William Shortreed Richard (« Rick ») Suen
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LES DEMANDEURS (POUR LEUR PROPRE COMPTE) |
Myles J. Kirvan, Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |