[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2011
EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE DE MONTIGNY
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire de la décision du 4 mars 2011 par laquelle la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé la demande formulée par la demanderesse en vue d'obtenir une décision immédiate sur l'applicabilité de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R.‑U.) (la Charte) en l'espèce. La commissaire a expliqué qu'elle attendrait, pour se prononcer sur les questions relatives à la Charte, d'avoir entendu l'ensemble de la preuve et des arguments au sujet de l'enquête dont la demanderesse faisait l'objet en vertu de l'alinéa 34(1)f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que la présente demande devrait être rejetée, essentiellement parce qu’il appartient à la Section de l'immigration de décider les questions relatives à la Charte soulevées par la demanderesse avant que notre Cour puisse être appelée à examiner cette décision.
1. Les faits
[3] La demanderesse, Amparo Torres Victoria, est une citoyenne de la Colombie. Elle est née le 21 juin 1955 à Cali. Elle affirme être une militante syndicale et une défenseure des droits de la personne, en plus d'être un des membres fondateurs de l’Unión Patriótica, un mouvement politique qui regroupait vraisemblablement les partis politiques de gauche en Colombie. La principale guérilla colombienne, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC), a entamé des pourparlers de paix avec le gouvernement de la Colombie en 1985. Dans le cadre de ces pourparlers de paix, les FARC ont accepté de devenir un mouvement politique reconnu par la loi et ils se sont joints à l’Unión Patriótica jusqu'en 1987, année où elles ont décidé d'abandonner le processus de paix.
[4] En raison de ses activités, la demanderesse a fait l'objet de nombreuses menaces de mort. Elle a également été kidnappée, battue, agressée et détenue pendant plusieurs mois, vraisemblablement par des paramilitaires, en raison de ses activités au sein de l’Unión Patriótica et parce qu'elle était associée aux FARC. Elle a quitté la Colombie après avoir recouvré sa liberté en février 1993, en compagnie de son conjoint de fait et de leurs trois enfants. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à Mexico lui a reconnu le statut de réfugiée et elle a choisi d'immigrer au Canada avec deux de ses fils. Son mari a décidé de demeurer au Mexique, de se joindre aux FARC dont il est devenu un porte-parole international.
[5] Le frère aîné de la demanderesse fait partie des FARC et l'une de ses sœurs a été enlevée puis assassinée par des paramilitaires en raison du rôle joué par son frère au sein de cette organisation. Ces deux autres sœurs et sa mère ont quitté le Mexique et ont demandé l'asile après l'enlèvement de l'autre sœur de la demanderesse.
[6] Après s'être vue reconnaître le statut de réfugiée au sens de la Convention, la demanderesse est arrivée au Canada le 10 décembre 1996 à titre de résidente permanente. Elle a ensuite demandé la citoyenneté le 13 juin 2000.
[7] Ce n'est que par la suite que le défendeur a été mis au courant du rôle joué par la demanderesse au sein des FARC. Le ministre défendeur a alors déféré l’affaire à la Section de l'immigration, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, au motif que la demanderesse était interdite de territoire au sens de l'alinéa 34(1)f) en raison de son appartenance à une organisation terroriste. Pour formuler cette allégation, le ministre s'est fondé sur des éléments de preuve confidentiels dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale du Canada.
[8] Il s'agit de la seconde instance mettant la demanderesse en cause devant la Section de l'immigration. Lors de la première instance, le commissaire a décidé de statuer au fond sur l'allégation présentée en vertu de l'alinéa 34(1)f) avant de se prononcer sur le moyen tiré de la Charte par la demanderesse pour contester les dispositions de la LIPR relatives au caractère confidentiel de la preuve dans le cadre d'une enquête. Le commissaire avait entendu l'ensemble de la preuve et avait ajourné l'audience afin de pouvoir préparer sa décision. Malheureusement, il a par la suite expliqué qu'il ne serait pas en mesure de rendre sa décision avant l'expiration du délai dans lequel il avait compétence en vertu de la LIPR.
[9] En février 2007, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l'affaire Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350 (Charkaoui no 1]0). Dans cette décision, la Cour a notamment déclaré que la LIPR ne protégeait pas suffisamment le droit à une audience équitable des personnes désignées dans les certificats de sécurité et elle a par conséquent déclaré inconstitutionnels les articles 33 et 77 à 85 de la LIPR au motif qu'ils portaient atteinte à l'article 7 de la Charte. Se fondant sur cet arrêt, l'avocat de la demanderesse a présenté une requête au premier commissaire de la Section de l'immigration saisi du dossier de la demanderesse dans laquelle il a fait valoir que le même raisonnement valait pour l’interdiction, prévue à l'article 86 de la LIPR, de divulguer des renseignements dans le cadre de l’enquête.
[10] Au moment où la seconde instance introduite devant la Section de l'immigration débutait, le législateur avait adopté le projet de loi C‑3. Ce projet de loi, qui est entré en vigueur le 22 février 2008, se voulait une réponse à la déclaration d’invalidité prononcée dans l'arrêt Charkaoui no 1. En un mot, les modifications apportées à la LIPR par ce projet de loi avaient pour effet de créer un régime d'avocats spéciaux suivant lequel un juge désigné nomme, en vertu de l'alinéa 83(1)b), un avocat spécial dont le nom doit figurer sur la liste dressée par le ministre de la Justice. L'avocat spécial a pour rôle de « défendre les intérêts » de la personne désignée lors de toute audience tenue à huis clos (paragraphe 85.1(1) de la LIPR). Il importe de souligner en l'espèce que les modifications apportées à la LIPR ont eu pour effet d'étendre le rôle des avocats spéciaux à l'ensemble des instances introduites devant la Section de l'immigration portant sur des éléments de preuve confidentiels, y compris les enquêtes (article 86 de la LIPR).
[11] En juin 2008, à la demande de la demanderesse, la Section de l'immigration a désigné Me Waldman pour agir comme avocat spécial pour la demanderesse. En juillet 2008, le ministre a communiqué à la demanderesse les éléments de preuve de sources ouvertes sur lesquels il avait l'intention de se fonder pour démontrer le bien-fondé de l'allégation relative à l'alinéa 34(1)f). En septembre 2008, la commissaire Funston a été chargée de statuer au fond sur l'allégation tirée de l'alinéa 34(1)f). En octobre 2008, la demanderesse a présenté plusieurs requêtes, y compris une demande de décision déclarant que l'article 7 de la Charte s’appliquait en l’espèce. En octobre 2008, la commissaire Funston a rejeté cette requête.
[12] D'autres renseignements de sources ouvertes ont été soumis en août 2009. En novembre 2009, à la suite de la demande formulée par Me Waldman et par la demanderesse, Me Dadour a été désigné comme second avocat spécial. En décembre 2009, Me Dadour a reçu communication de copies de la correspondance antérieure, ainsi que des décisions et d'une transcription de la conférence préparatoire à l’audience. Me Dadour a eu accès à ces éléments de preuve confidentiels en février 2010.
[13] Les avocats spéciaux ont déposé deux requêtes à la fin de mars 2010. Des audiences à huis clos ont eu lieu en juin et en juillet 2010 au sujet de la première requête, qui portait sur le déroulement de l'instance. En septembre 2010, la Section de l'immigration a jugé que l'avocat de la demanderesse devait intervenir dans la première requête des avocats spéciaux et formuler ses observations à ce sujet pour le compte de la demanderesse. On a remis à l'avocat une copie des arguments des avocats spéciaux et du ministre au sujet du déroulement de l'instance.
[14] Le 4 mars 2011, la commissaire a déclaré que l'audience à huis clos devait se tenir avant l'audience publique pour permettre à la demanderesse d'être le plus éclairée possible au sujet des questions en litige et des éléments de preuve la concernant. Dans l'hypothèse où le ministre présenterait ses éléments de preuve confidentiels en premier lieu et que les avocats spéciaux se verraient ensuite accorder la possibilité de contester ces éléments de preuve et de contre-interroger des témoins, la demanderesse recevrait alors communication du plus grand nombre possible d'éléments de preuve lors de cette instance ainsi que des résumés complémentaires de la preuve. Ceci étant dit, la commissaire n'a pas écarté la possibilité d'ordonner à nouveau le huis clos à la suite de l'audience publique pour analyser les éléments de preuve confidentiels du ministre advenant le cas où de nouveaux éléments de preuve surgiraient lors de l'audience publique et que ces éléments de preuve incitent les avocats spéciaux à contester la pertinence, la fiabilité et la suffisance de tout aspect de la preuve confidentielle du ministre. Cet aspect de la décision de la Commission n'est pas contesté dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[15] Au début de 2011, la demanderesse a demandé à la Section de l'immigration de rendre une décision immédiate sur la question de savoir si les droits que lui reconnaît l'article 7 de la Charte trouvaient application dans l'instance introduite contre elle devant la Section de l'immigration. Dans sa décision du 4 mars 2011, la commissaire a reconnu que les questions d'équité, ainsi que les principes de justice fondamentale et les droits garantis par la Charte entraient en jeu pendant tout le déroulement de la présente instance. Elle a également reconnu que tant les avocats publics que les avocats spéciaux avaient soutenu que les droits reconnus à la demanderesse par l'article 7 de la Charte s'appliquaient, étant donné que la demanderesse faisait l'objet d'une instance qui pouvait se solder par son renvoi du Canada et l’exposer par la suite à des persécutions. La commissaire a néanmoins refusé de statuer immédiatement sur la question, expliquant qu'elle ne se prononcerait sur les questions relatives à la Charte qu'après avoir entendu l'ensemble de la, preuve et des arguments au sujet de l'enquête dont la demanderesse faisait l'objet :
À mon avis, il est trop tôt pour se prononcer sur les conséquences que pourrait entraîner une enquête sur les droits d’une personne protégée par la Charte étant donné qu’il est possible que cette affaire se règle sans que soit jamais prise de mesure de renvoi.
[16] C'est cette décision qui est contestée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, laquelle a été introduite le 22 mars 2011.
[17] À la suite de cette décision, la Section de l'immigration a rendu une autre décision le 12 mai 2011 qui revêt une certaine importance dans le cas qui nous occupe. Les avocats spéciaux ont déposé plusieurs requêtes préliminaires, à compter du 11 septembre 2009, en vue d'obtenir la communication intégrale de toutes les pièces concernant la demanderesse, y compris le contenu intégral du dossier du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). Ces requêtes se sont traduites par la divulgation d'autres documents par le ministre, qui a accepté de plein gré de communiquer d'autres pièces aux avocats spéciaux, tout d'abord le 11 décembre 2009, puis le 23 décembre 2010. Après avoir examiné les nouvelles pièces en question, les avocats spéciaux ont toutefois renouvelé leur demande de communication intégrale le 21 février 2011.
[18] La requête des avocats spéciaux repose sur l'applicabilité de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Charkaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 RCS 326 (Charkaoui no 2), aux circonstances de la présente affaire. Dans cette décision, on s'en souviendra, il a été jugé qu’afin de respecter le droit à l'équité procédurale des personnes visées par un certificat de sécurité, le SCRS est tenu de conserver et de divulguer la totalité de ses notes opérationnelles aux ministres lors de la délivrance d’un certificat de sécurité, puis lors de l’évaluation du caractère raisonnable du certificat ainsi que de la nécessité de détenir la personne désignée. Aux termes du paragraphe 85.4(1) de la LIPR, qui a été inséré dans la Loi par le projet de loi C‑3, il incombe au ministre de fournir aux avocats spéciaux copie de tous les renseignements et autres éléments de preuve qui ont été fournis au juge.
[19] Les avocats spéciaux affirment que leur demande de communication intégrale est conforme aux obligations de divulgation énoncées dans l'arrêt Charkaoui no 2, avec les principes fondamentaux d'équité procédurale et de justice naturelle reconnus en droit administratif, ainsi qu’avec les droits qui sont reconnus à la demanderesse par l'article 7 de la Charte. Ils sont d'avis que l'enquête qui se déroule devant la Section de l'immigration et qui porte sur une demande d'interdiction de divulgation s'apparente à une instance relative à un certificat de sécurité. Les deux types d'instance impliquent l'interdiction de communiquer les éléments de preuve à la personne visée par l'instance, elles exigent toutes les deux que l'on trouve une autre façon sensiblement équivalente d'informer l'intéressé, et les conséquences pour la personne visée par un certificat de sécurité sont les mêmes que celles auxquelles est exposée la personne qui fait l’objet d’une enquête, en l'occurrence, comme en l'espèce, un éventuel renvoi en Colombie.
[20] La Section de l'immigration a fait droit à la requête en divulgation. Ce faisant, la commissaire Funston démontrait sa compréhension du principe posé par l'arrêt Charkaoui no 2 suivant lequel, pour qu'une instance portant sur un certificat de sécurité soit conforme aux principes de justice fondamentale, les documents se trouvant en la possession du SCRS et qui se rapportent à la personne désignée doivent être communiqués. La commissaire a estimé que les protections procédurales exigées par l'arrêt Charkaoui no 2 s'appliqueraient aussi à l'instance introduite devant la Section de l'immigration au sujet de la demanderesse. Tout comme l'instance portant sur un certificat de sécurité, l'audience relative à une allégation fondée sur l'alinéa 34(1)f) peut se solder par une mesure d'expulsion. L'instance introduite devant la Section de l'immigration est assujettie, selon la commissaire, au même régime de protection des renseignements (prévu par la LIPR) que celui qui s'applique aux certificats de sécurité. Elle s'est par conséquent dite d'accord avec les avocats spéciaux pour affirmer qu'il n'y a pas de véritable différence entre les conséquences que comporte un certificat de sécurité et celles qu’entraîne une instance se déroulant devant la Section de l'immigration en vertu de l'alinéa 34(1)f).
[21] Par mesure de précaution, la Section de l'immigration a souligné qu’il existe une véritable différence entre les affaires portant sur des certificats de sécurité et l’instance prévue à l'article 86 dans le contexte d'une enquête. Ainsi que la commissaire l'a fait observer, dans le cas d'un certificat de sécurité, la mesure d'expulsion est d'abord prise par le ministre. La pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements du ministre sont ensuite contestées par les avocats spéciaux dans le cadre d'une audience à huis clos. Dans le cas d'une enquête, la mesure est annulée lorsque la pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements du ministre sont contestées par les avocats spéciaux au cours de l’audience à huis clos où la partie de l’enquête porte sur une demande de divulgation de renseignements présentée en vertu de l'article 86. Cette étape survient avant le prononcé d'une décision définitive sur l'interdiction de territoire de l'intéressé et sur l'opportunité de prononcer une mesure d'expulsion contre lui. Ceci étant dit, la Section de l'immigration a conclu que la distinction était sans importance, puisque la décision définitive rendue par la Cour fédérale lorsqu'elle est saisie d'une instance portant sur un certificat de sécurité et celle que rend la Section de l'immigration dans le cadre d'une enquête sont susceptibles de produire le même résultat, en l’occurrence une décision déclarant ou non l’intéressé interdit de territoire par application de l'article 34 de la LIPR. Qui plus est, il se produit pratiquement la même chose lors des audiences à huis clos et des audiences publiques de la Cour fédérale et de la Section d'immigration.
[22] Malgré ces similitudes, le ministre a soutenu que, comme la présente affaire ne porte pas sur un certificat de sécurité, ni la Charte, ni les exigences en matière de divulgation énoncées dans l'arrêt Charkaoui no 2 ne s'appliquaient lors d'une enquête de la Section de l'immigration. Se fondant sur l'article 3 des Règles de la Section de l'immigration, DORS/2002‑229 (les Règles), qui l’oblige à transmettre « tout renseignement ou document pertinent en sa possession », le ministre a fait valoir qu'il n'était pas tenu de communiquer des renseignements ou des documents qui ne sont pas pertinents et qu'il n'est pas non plus tenu de divulguer aux avocats spéciaux plus d'éléments de preuve ou de renseignements que ceux qui seraient communiqués à l'intéressé.
[23] La Section de l'immigration a rejeté les arguments du ministre et a conclu que la situation de la demanderesse n’avait rien à voir avec une enquête typique, et ce, pour deux raisons. En premier lieu, la demanderesse s'est vu reconnaître le statut de réfugiée au sens de la Convention au motif qu’elle craignait avec raison d'être persécutée en Colombie. En second lieu, elle faisait l’objet d’une enquête au cours de laquelle le ministre avait présenté une demande d'interdiction de divulguer des renseignements en vertu de l'article 86 de la LIPR. Par conséquent, la commissaire a estimé que ces caractéristiques faisaient en sorte que la situation de la demanderesse était comparable à celle d'une instance portant sur un certificat de sécurité et que les mêmes protections procédurales que la justice fondamentale exigerait en pareil cas s'appliquaient aussi à l’instance prévue à l'alinéa 34(1)f) :
[traduction]
[33] Les deux instances visent l’interdiction de territoire pour des motifs de sécurité, les deux comportent des renseignements protégés qui ne sont pas divulgués à l’intéressé, les deux sont régies par les mêmes dispositions législatives relatives à la protection des renseignements, les deux font intervenir les avocats spéciaux dont le rôle et les responsabilités sont identiques dans les deux instances. Les deux instances comportent, à mon avis, beaucoup plus de similitudes que de différences.
[34] J’estime que les caractéristiques susmentionnées démontrent la justesse de la comparaison avec les instances portant sur un certificat de sécurité. Madame Torres risque, dans le cadre d’une instance fondée sur l’article 86, de se voir privée du droit de connaître toute la preuve qui pèse contre elle. Les arguments que les avocats spéciaux ont présentés dans le cadre de leurs observations selon lesquels le dossier de Mme Torres s’apparente davantage aux dossiers portant sur les certificats de sécurité me convainquent davantage parce qu’il n’y a essentiellement aucune différence entre les deux instances. Comme les protections procédurales garanties par l’article 7 de la Charte s’appliquent aux instances en matière de certificats de sécurité, il y a donc lieu d’appliquer les mêmes protections en l’espèce.
2. Questions en litige
[24] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions. La première est celle de savoir si la demande est devenue théorique, compte tenu de la décision rendue par la Section de l'immigration le 12 mai 2011. La seconde est celle de savoir si la Cour devrait refuser de statuer sur la présente demande parce qu'il serait prématuré de le faire.
3. Analyse
a) Caractère théorique
[25] L'avocat du ministre soutient que la présente demande de contrôle judiciaire est devenue théorique par suite de la décision rendue par la Section de l'immigration le 12 mai 2011. Il affirme qu'au départ, la demanderesse reprochait à la Section de l'immigration d'avoir tardé à se prononcer sur la question de savoir si les droits que lui reconnaît l'article 7 de la Charte entraient en jeu en l'espèce. Comme la commissaire Funston a depuis conclu que les droits reconnus à la demanderesse par l'article 7 de la Charte trouvaient application dans l'instance introduite en vertu de l'alinéa 34(1)f) et que l'arrêt Charkaoui no 2 s'appliquait aux circonstances de l'espèce, l'avocat du ministre affirme que la Section de l'immigration s'est déjà prononcée sur la question de savoir si les droits garantis par la Charte s'appliquent et que cette question est par conséquent théorique à toutes fins utiles.
[26] Évidemment, il est toujours loisible à une cour de justice d'instruire une affaire même si le différend concret et tangible a disparu et que les questions en litige sont devenues purement théoriques (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, aux pages 358 et suivantes (Borowski)). Toutefois, suivant le défendeur, la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à statuer sur une demande de contrôle judiciaire théorique, étant donné que la question en litige est propre au demandeur en pareil cas et qu'elle n'est pas d'intérêt public. Le défendeur soutient que la question en litige en l'espèce n'est que rarement soulevée et qu'on ne peut dire qu’elle est de courte durée et qu’elle échappe au contrôle judiciaire.
[27] Je ne puis souscrire à la thèse du défendeur. Il est vrai que, jusqu'à un certain point, la décision la plus récente de la Section de l'immigration répond à la prétention de la demanderesse suivant laquelle l'enquête dont elle fait l'objet fait entrer en jeu les droits que lui reconnaît l'article 7. L'argument qu'elle formule se situe toutefois à un niveau plus fondamental. La thèse de la demanderesse est, non seulement que la Charte s'applique à sa situation et qu'elle a droit à certaines garanties procédurales ― thèse que les avocats spéciaux semblent également avoir adoptée pour réclamer la communication intégrale conformément à l'arrêt Charkaoui no 2 ―, mais aussi ― et c’est là l’essentiel de sa thèse ― que l'instance au complet viole la Charte parce qu'il n'y a aucun fondement valide permettant d'invoquer des éléments de preuve confidentiels au cours de l'enquête dont elle fait l'objet.
[28] La principale thèse de la demanderesse est que le fait se fonder sur des éléments de preuve confidentiels dans le cadre d'une enquête de la Section de l'immigration porte atteinte à son droit à une défense pleine et entière et viole les droits que lui reconnaît l'article 7 de la Charte. Elle soutient en outre que le régime des avocats spéciaux aurait été adopté comme moyen possible de réparer cette violation de la Charte dans l'arrêt Charkaoui no 1, étant donné que la Cour suprême a accepté que la protection de la sécurité nationale du Canada et des sources connexes en matière de renseignements constituaient assurément un objectif urgent et réel. C'est dans ce contexte que la Cour suprême était disposée à accepter que la désignation d’avocats spéciaux chargés de défendre les intérêts de personnes désignées permette de trouver un meilleur équilibre entre la protection de renseignements délicats et les droits procéduraux des intéressés. En d'autres termes, un régime remanié en matière de certificats de sécurité qui prévoyait la désignation d’avocats spéciaux pouvait être considéré comme constituant une atteinte minimale aux droits de la personne désignée. À défaut de menace à la sécurité, soutient la demanderesse, l'atteinte à son droit à une défense pleine entière ne peut être sauvegardée en vertu de l'article premier, même si elle est représentée par des avocats spéciaux lors de l'audience à huis clos.
[29] Il n'est pas nécessaire d'évaluer la solidité de cet argument, et encore moins de statuer sur ce dernier, pour déterminer si la décision rendue le 12 mai 2011 par la Commission tranche complètement l'argument avancé par la demanderesse. De toute évidence, ce n'est pas le cas. La commissaire a accepté que les droits garantis à la demanderesse par l'article 7 entraient en jeu en raison du fait qu'elle risquait d'être renvoyée dans un pays où il a été démontré qu'elle a raison de craindre d'être persécutée. La commissaire était également disposée à accepter que le fait pour la demanderesse d'être privée de son droit d’être mise au courant de la totalité de la preuve qu'elle devait réfuter porte atteinte aux principes de justice fondamentale tout comme dans le cas d'un certificat de sécurité. Elle n'est de toute évidence pas allée jusqu'à dire que l'utilisation d'éléments de preuve confidentiels lors d'une enquête portait irrémédiablement atteinte aux droits que lui confère la Charte d'une manière qui ne pourrait être justifiée en vertu de l'article premier, indépendamment des garanties procédurales que l'on trouve dans la LIPR et dans les Règles et qui peuvent être imposées par la Section de l'immigration.
[30] On ne peut pas dire que la question soulevée au départ par la demanderesse est devenue théorique ou que le différend concret et tangible entre les parties a disparu. Il existe encore un litige entre la demanderesse et le défendeur au sujet de la question fondamentale qui se situe au cœur de la thèse de la demanderesse. La décision la plus récente de la Section de l'immigration a eu pour effet de répondre en partie à l'argument de la demanderesse, mais la Section de l’immigration n’a toutefois pas tiré de l'application de l'article 7 toutes les conséquences que la demanderesse aurait souhaitées, c'est‑à‑dire que toute l'enquête viole les droits que lui reconnaît la Constitution, compte tenu de sa situation particulière, et ce, indépendamment des garanties procédurales dont elle peut par ailleurs jouir.
[31] Avant de clore le débat sur ce sujet, il vaut la peine de citer l'extrait suivant de l'arrêt Borowski, précité, à la page 358, dans lequel la Cour suprême explique la raison d'être du concept du caractère théorique :
La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal puisse refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique.
[32] Ainsi que je l'ai démontré, malgré la décision rendue par la Section de l'immigration le 12 mai 2011, il existe toujours un litige entre les parties. La question de savoir si l’enquête est conforme de manière générale aux valeurs consacrées par la Charte se pose encore avec acuité. Par conséquent, le caractère théorique ne constitue pas une raison valable que notre Cour pourrait invoquer pour refuser de statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire.
b) Prématurité
[33] L'avocat de la demanderesse affirme depuis le début de l'instance introduite devant la Section de l'immigration que l'instance en question contrevient à l'article 7 de la Charte et qu'on doit y mettre fin sur-le-champ. On peut mieux comprendre l'essentiel de cet argument en citant les moyens suivants invoqués dans la présente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire :
[traduction]
2. Dans l'arrêt Charkaoui, la Cour suprême du Canada a jugé que le fait de se fonder sur des éléments de preuve non divulgués dans le cadre d'une instance relative à un certificat de sécurité introduite devant la Cour fédérale contrevenait à l'article 7 de la Charte et que cette procédure spécifique ne pouvait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte. Dans sa rédaction actuelle, l'article 86 de la LIPR permet à la Section de l'immigration d'invoquer les mêmes pouvoirs que ceux dont la Cour fédérale est investie en vertu de l'article 83 de la LIPR au cours de l'enquête dont la demanderesse fait l'objet. On demande à la Cour de déclarer que l'article 86 contrevient à la Charte au motif que l'instance introduite devant la Section de l'immigration viole les droits que l'article 7 de la Charte confère à la demanderesse et que cette violation ne peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.
3. Le droit à la sécurité de sa personne garanti à la demanderesse par l'article 7 de la Charte est en cause lors de l'enquête. La Cour suprême a jugé, dans l'arrêt Singh, que le droit à la sécurité de sa personne est en jeu dans une audience portant sur la reconnaissance du statut de réfugié. Comme la commissaire pouvait en fin de compte ordonner le renvoi dans son pays d’origine de la demanderesse, qui est une réfugiée au sens de la Convention et une résidente permanente, la sécurité de la demanderesse est également en jeu lors de l'enquête. De plus, dans le cas d'une victime de torture à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu, le risque d'expulsion constitue un stress psychologique sérieux infligé par l'État.
4. Il n'est pas allégué que la demanderesse constitue une menace à la sécurité de l'État. Le refus d'appliquer l'article 7 de la Charte dans le cadre de l'enquête dont la demanderesse fait l'objet ne saurait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte.
5. Les articles 86 et 83 de la LIPR ne permettent pas à la demanderesse de présenter une défense pleine et entière. La présence d'un avocat spécial ne saurait remplacer le droit de la demanderesse à une défense pleine et entière. Comme son droit à la sécurité de sa personne est en jeu et qu'une restriction de ses droits ne saurait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte, on ne doit pas priver la demanderesse de son droit à une défense pleine et entière.
[34] L'avocat de la demanderesse faisait également valoir au départ qu'il existait une autre importante distinction entre une enquête et un certificat de sécurité du fait que, dans le cas de l’enquête, l'arbitre n'est pas nécessairement un avocat ou un diplômé en droit. Il s'ensuit naturellement qu'une décision rendue par un membre de la Section de l'immigration qui n'a aucune formation juridique violerait le droit de la demanderesse à la justice naturelle. L'avocat a depuis laissé tomber cet argument.
[35] Comme nous l'avons déjà mentionné, la commissaire a refusé de se prononcer sur cette vaste question dans sa décision du 4 mars 2011, préférant attendre d'avoir pris connaissance de l'ensemble de la preuve et des arguments portant sur l'interdiction de territoire de la demanderesse avant de se prononcer.
[36] L'avocat de la demanderesse a soutenu énergiquement devant notre Cour qu'il n'y a aucune raison d'attendre plus longtemps avant de trancher cette question. Il affirme que la demanderesse est aux prises depuis six ans avec un litige qui traîne devant les tribunaux, qu'elle a dû endurer l'énorme stress que lui cause cette situation et que son bien-être psychologique sera profondément affecté advenant le cas où elle ferait l’objet d’une décision la privant de la protection du Canada, l'étiquetant comme « terroriste » et l'exposant à un éventuel renvoi. L'avocat de la demanderesse soutient également que sa cliente a épuisé toutes les ressources dont elle disposait pour payer ses frais de justice, ajoutant que le fait de procéder à l'enquête si jamais la commissaire ou la Cour donnait finalement gain de cause à la demanderesse constituerait un gaspillage d'énergie et de ressources.
[37] Bien que la Cour soit sensible à la situation difficile dans laquelle se retrouve la demanderesse et en dépit de l'habile argumentation de son avocat, il n'y a rien en droit qui justifierait notre Cour d'intervenir à cette étape de l'instance qui se déroule devant la Section de l'immigration. Force m'est de convenir avec le défendeur que la décision du 4 mars 2011 de la Commission constitue une décision interlocutoire qui n'est pas susceptible de contrôle judiciaire (voir, par exemple, le jugement CB Powell Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CF 61, au paragraphe 31, [2011] 2 RCF 332).
[38] La Section de l'immigration possède incontestablement la compétence à la fois de trancher les questions soulevées par la demanderesse en vertu de la Charte et d'accorder une réparation si elle estime que les droits de la demanderesse ont été violés. Non seulement la Section de l'immigration constitue‑t‑elle un tribunal compétent au sens du paragraphe 24(1) de la Charte, mais en plus, le paragraphe 162(1) de la LIPR confère à chacune des sections de la Commission compétence exclusive pour connaître des questions de droit et de fait – y compris en matière de compétence – dans le cadre des affaires dont elle est saisie. De plus, l'article 47 des Règles traite expressément de la procédure à suivre pour contester la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, de toute disposition législative de la LIPR. La Section de l'immigration est de toute évidence habilitée à statuer sur les moyens tirés de la Charte que la demanderesse a soulevés, compte tenu des arrêts de principe rendus en la matière par la Cour suprême (Cuddy Chicks Ltd c Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 RCS 5; Douglas/Kwantlen Faculty Assn c Douglas College, [1990] 3 RCS 570, et Tétreault-Gadoury c Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 RCS 22). Suivant ces arrêts, les tribunaux administratifs qui sont investis du pouvoir de trancher des questions de droit ont compétence pour résoudre des questions constitutionnelles qui sont inextricablement liées aux questions dont ils sont régulièrement saisis, à moins que ces questions aient été explicitement soustraites à leur compétence.
[39] Récemment saisi de la même question, j'ai jugé qu'il était préférable, en principe, que notre Cour ne se prononce sur les questions relatives à la Charte que si elle dispose d’un dossier de preuve complet et d’une décision éclairée rendue par le tribunal administratif chargé de tirer des conclusions de fait et de droit (Stables c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1319). Je répète ce que j'ai alors dit à ce propos :
[traduction]
[27] La Cour suprême a jugé que les tribunaux administratifs qui possèdent l'expertise et la compétence nécessaires pour décider des questions de droit sont les mieux placés pour se prononcer sur la constitutionnalité de leurs propres dispositions législatives et qu'ils devraient jouer un rôle essentiel lorsqu'il s'agit de juger des questions relatives à la Charte relevant de leur compétence. Écrivant pour les juges majoritaires dans l'arrêt Cuddy Chicks Ltd. c Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 RCS 5, au paragraphe 16, le juge LaForest a bien saisi l'utilité et la valeur des conclusions de fait que tire un tribunal administratif chargé d’examiner une question constitutionnelle :
Il faut souligner que le processus consistant à rendre des décisions à la lumière de la Charte ne se limite pas à des ruminations abstraites sur la théorie constitutionnelle. Lorsque des questions relatives à la Charte sont soulevées dans un contexte de réglementation donné, la capacité du décisionnaire d’analyser des considérations de principe opposées est fondamentale. [. . .] Le point de vue éclairé de la Commission, qui se traduit par l’attention qu’elle accorde aux faits pertinents et sa capacité de compiler un dossier convaincant, est aussi d’une aide inestimable.
(Passage repris à son compte par le juge Gonthier, au nom d'une Cour suprême unanime, dans l'arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c Martin, 2003 CSC 54, au paragraphe 30, [2003] 2 RCS 504).
[40] Ce raisonnement s'applique d'autant plus dans le cas d'une demande de contrôle judiciaire dans laquelle la mission de la Cour consiste à évaluer le bien-fondé de la décision rendue par la Section de l'immigration sur les questions qu'elle a tranchées. Il serait contraire à la raison d'être du contrôle judiciaire qu'une cour de justice se prononce sur une question avant que le tribunal administratif n'ait eu la possibilité de l'examiner.
[41] La décision du 4 mars 2011 est une décision interlocutoire par laquelle la Section de l'immigration ne prétendait pas se prononcer de façon définitive sur le bien-fondé de l'allégation relative à l'alinéa 34(1)f) pas plus que sur la question de l'applicabilité de la Charte à cette instance. Qui plus est, il n'existe en l'espèce aucune circonstance spéciale qui justifierait le contrôle judiciaire immédiat de cette décision interlocutoire. Notre refus d'intervenir ne cause à la demanderesse aucun préjudice immédiat qui ne pourrait être corrigé plus tard par le tribunal administratif compétent ou par notre Cour, advenant le cas où elle serait saisie d'une demande de contrôle judiciaire de la décision définitive.
[42] Il est par ailleurs de jurisprudence constante que les cours de justice doivent s'abstenir de trancher des questions constitutionnelles lorsque cette mesure n'est pas strictement nécessaire pour pouvoir disposer de l'affaire (voir, par exemple, les arrêts Borowski, précités, aux pages 363 à 365; Moysa c Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 RCS 1572, aux pages 1579 et 1580, Danson c Ontario (Procureur général), [1990] 2 RCS 1086, aux pages 1099 à 1102). Non seulement les cours de justice devraient-elles éviter de se prononcer sur des allégations de violation de la Charte dans un vide factuel, mais la décision finale sur le fond peut fort bien rendre inutile l'examen des questions relatives à la Charte.
[43] C'est précisément la démarche que notre Cour a suivie dans le contexte comparable de l'examen du certificat de sécurité. Ainsi que l'avocat du défendeur l'a souligné, notre Cour a refusé de statuer sur des moyens tirés de l'article 7 de la Charte alors qu'elle ne disposait pas de suffisamment de faits pour pouvoir les évaluer correctement. Dans l'affaire Almrei, 2008 CF 1216, [2009] 3 RCF 497, le juge en chef Lutfy a conclu qu'il serait prématuré de statuer sur une requête contestant la règle exigeant que les communications entre les avocats spéciaux et d'autres personnes soient autorisées par le juge au motif que cette exigence n'était pas conforme à la Charte. Après avoir annulé le certificat de sécurité, le juge Mosley a finalement conclu qu'il n'était pas nécessaire d'examiner la question (Re Almrei, 2009 CF 1263, [2011] CF 1241). Dans l'affaire Harkat (Re), 2010 CF 1242, 380 FTR 163, le juge Noël a suivi le même raisonnement et ne s'est prononcé sur la question relative à la Charte qu'après s'être prononcé sur le bien-fondé du certificat de sécurité (Harkat (Re), 2010 CF 1241, 380 FTR 61 (Harkat (Re))).
[44] Vu ce qui précède, la commissaire de la Section de l'immigration était pareillement justifiée d'attendre, pour se prononcer sur la vaste question relative à la Charte, de disposer du fondement factuel nécessaire pour être en mesure de se prononcer. Elle n'a pas écarté la possibilité d'examiner cet argument, mais elle en a tout simplement retardé l'examen jusqu'au dénouement de l’enquête dont la demanderesse faisait l’objet. Cette façon de procéder était tout à fait légitime et logique. L'article 85.4 de la LIPR accorde au commissaire une certaine souplesse en ce qui concerne l'administration du régime d'interdiction de divulgation et ce n'est qu'une fois achevé le processus exigé par l'article 83 qu'il sera possible de se demander si le droit de la demanderesse à une audience équitable a été compromis. Statuer dans l'abstrait sur la constitutionnalité du régime ferait en sorte qu’une requête interlocutoire prendrait trop d’importance, ce qui pourrait s'avérer totalement inutile et injustifié advenant le cas où la Section de l'immigration rejetterait sur le fond l'allégation avancée par le ministre.
[45] Enfin, il vaut la peine de mentionner que la demanderesse consacre la plus grande partie de son argumentation à l'applicabilité de l'article 7. La demanderesse est fort peu loquace sur l'utilisation du régime d'interdiction de divulgation prévu à l'article 86 de la LIPR dans le contexte d'une audience et sur les raisons pour lesquelles cette utilisation porterait atteinte aux principes de justice fondamentale. Hormis le fait qu'il affirme énergiquement que la Cour suprême du Canada a, dans l'arrêt Charkaoui no 2, précité, accepté de restreindre le droit à une défense pleine et entière dans le contexte des certificats de sécurité lorsqu'il existe une menace pour la sécurité, l'avocat de la demanderesse offre très peu d'explications quant aux raisons pour lesquelles le régime d'interdiction de divulgation que le législateur a remanié dans la foulée de cet arrêt et qui a été jugé conforme à la Charte dans l'arrêt Harkat (Re), précité, et dans le jugement Jaballah, 2010 CF 79, [2011] 2 RCF 145, irait à l'encontre des principes de justice fondamentale dans le cas d’une enquête. Sans préjuger la question, on ne peut écarter le moyen subsidiaire que le défendeur a avancé – à savoir que la nécessité de protéger les renseignements délicats constitue l'objectif urgent de l'article 86 – et qui pourrait éventuellement justifier une atteinte au droit à une défense pleine et entière. Le défendeur n'a soumis aucun élément de preuve au sujet de l'article premier de la Charte, étant donné qu'aucune atteinte à l'article 7 n'a encore été constatée. Notre Cour devrait donc s'abstenir de se prononcer sur cette question, et ce, même si le jugement déclaratoire sollicité par la demanderesse ne vaut que pour sa situation factuelle spécifique.
[46] La présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.
[47] Ainsi qu'il a été convenu à l'audience, les parties sont invitées à soumettre des questions graves de portée générale à certifier. Elles auront quinze (15) jours pour le faire et cinq (5) jours pour formuler leurs observations au sujet des questions qui pourraient être soumises.
[48] En ce qui concerne la demande de confirmation de l'ordonnance d'interdiction de publication de ma collègue la juge MacTavish, le défendeur ne s'est pas opposé à la demande de la demanderesse. Je vais donc y faire droit. Par conséquent, les pages suivantes du dossier certifié du tribunal ne seront pas publiées :
1547-1551 1561-1584 1599-1600 1609-1620 1648 1654 1656 1699-1717 2061-2063 2078-2084 |
2272-2275 2317-2323 2325 2396-2399 2666-2687 2688-2689 2698-2699 2703-2714 2724-2725 2728-2758 |
2766-2776 2805-2811 2830-2832 3197-3241 3366-3381 3788-4004 4340-4356 4369-4373 4751-4769 |
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Les parties auront quinze (15) jours pour soumettre des questions graves de portée générale à certifier, à la suite de quoi elles auront cinq (5) jours pour formuler leurs observations au sujet des questions qui pourraient être soumises.
LA COUR ORDONNE ÉGALEMENT QUE les pages suivantes du dossier certifié du tribunal ne soient pas publiées :
1547-1551 1561-1584 1599-1600 1609-1620 1648 1654 1656 1699-1717 2061-2063 2078-2084 |
2272-2275 2317-2323 2325 2396-2399 2666-2687 2688-2689 2698-2699 2703-2714 2724-2725 2728-2758
|
2766-2776 2805-2811 2830-2832 3197-3241 3366-3381 3788-4004 4340-4356 4369-4373 4751-4769 |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1862-11
INTITULÉ : AMPARO TORRES VICTORIA c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 20 septembre 2011
ET JUGEMENT : Le juge de MONTIGNY
DATE DES MOTIFS : Le 30 novembre 2011
COMPARUTIONS :
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POUR LA DEMANDERESSE
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Martin Anderson |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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POUR LA DEMANDERESSE |
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
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